Chapter Text
-Papa Otomaï ! Ogrest va jouer dehors ! pépia joyeusement le petit monstre alors qu’il se faufilait hors de chez lui.
-D’accord, mais ne rentre pas trop tard ! lui répondit son père adoptif, le nez plongé dans une énième expérience dont lui seul avait le secret.
Malheureusement, cela faisait déjà plusieurs semaines qu’il planchait sur ce projet, et il n’avançait absolument pas, soit à cause de la distraction apportée par Ogrest, soit par manque de matériaux convenables.
Avec un soupir agacé, l’alchimiste repoussa ses fioles et autres ustensiles loin de lui, avant de se frotter les yeux.
-C’est sans espoir, je n’ai clairement pas ce qu’il faut pour terminer ça, marmonna le grand homme alors qu’il se décidait enfin à quitter le confort de son fauteuil, juste le temps de s’étirer.
Son dos craqua douloureusement, et il grimaça. Depuis combien de temps était-il assis là, plié en deux ?
Il n’en avait aucune idée, mais son corps lui faisait savoir que sa limite était largement atteinte, et qu’il avait tout intérêt à sortir se dégourdir un peu. Alors, malgré ses réticences, le Feca céda à ses instincts, et se glissa à son tour à l’extérieur de sa petite hutte.
Il n’était pas particulièrement inquiet pour son fils, mais lui laissa tout de même un petit mot épinglé sur la porte, au cas où le bambin rentrerait avant lui. Puis, une fois sûr que sa missive était bien en évidence, l’alchimiste se changea une fois de plus en oiseau, et s’élança dans les airs, loin, très loin au-dessus des maisons du village.
L’air de l’après-midi était chaud, et était telle une caresse contre ses plumes. Il se laissa porter avec bonheur, puis commença à dériver paisiblement dans le ciel estival, perdu dans ses pensées.
Voler lui faisait un bien fou, surtout lorsqu’il n’avait qu’à se laisser planer de la sorte, ne battant des ailes que de façon occasionnelle.
Alors il savoura cet instant au maximum, les courants ascendants l’emmenant de ci de là, sans qu’il se soucie de sa destination. Il dût voler une bonne heure ainsi avant de finalement se décider à remettre les pieds sur terre (pas littéralement). Le Feca baissa donc la tête pour essayer de se situer, et remarqua qu’il s’était bien plus éloigné de chez lui qu'il ne le pensait.
Jamais il ne s’était laissé aller de la sorte à ses rêveries, surtout pas pendant un vol. Et pourtant, le voilà, à dériver au-dessus d’un minuscule bout de terre, perdu au milieu des flots.
Je ne connais pas cet endroit-là, songea Otomaï, juste avant que sa curiosité ne prenne le dessus sur sa prudence et ne le pousse à se laisser tomber jusqu’à sa trouvaille.
Il y arriva en moins d’une minute, et se posa au sommet de l’un des rares arbres qui occupaient l’endroit. Il s’agissait d’un ridicule morceaux de caillasses et de graviers, où nulle âme ne vivait. En observant les alentours, le Feca réalisa que l’endroit semblait avoir été révélé par le chaos d’Ogrest, et se dit qu’un petit tour d’inspection s’imposait.
Qui sait, peut-être tomberait-il sur quelque artéfact des plus passionnants ?
Alors il se lança dans une courte exploration des lieux, survolant les quelques reliefs de l’endroit, sans succès. L’île était vide, et inintéressante au possible.
-Dommage, soupira l’alchimiste en secouant la tête, déçu.
Mais, alors qu’il commençait à se dire qu’il était temps de rentrer, il trébucha sur une grosse pierre, et manqua de se fracasser le nez sur le sol.
-Qu’est-ce que… Oh ?? s’étonna l’homme alors qu’il se retournait pour observer l’objet qui avait failli causer sa chute.
Ce qu’il avait d’abord pris pour une pierre semblait en vérité fait de métal, la poussière qui le recouvrait délogée par le frottement du pied d’Otomaï. Un léger éclat doré lui parvenait, et il se hâta de venir essuyer davantage le petit monticule, impatient de découvrir de quoi il s’agissait.
Un genre de mécanisme se révéla bientôt à lui, et il essaya de le déloger du sol, en vain. La saleté semblait ancrée quelque part sous terre, et le Feca se retrouva rapidement à creuser à mains nues, mû par un étrange instinct qu’il ne comprenait pas lui-même.
Il finit par abandonner, comprenant que l’objet de ses convoitises était trop profondément enfoui, mais se promit de revenir le lendemain avec le matériel nécessaire.
-En espérant que personne ne te trouve avant que je ne sois de retour, marmonna Otomaï alors qu’il essuyait ses mains sur un bout de ses vêtements.
Après un rapide regard pour l’océan, il se dit qu’il y avait tout de même peu de chances que quelqu’un d’autre débarque ici. Néanmoins, il prit le soin de dissimuler sa trouvaille sous quelques branches trouvées pas loin, et griffonna l’emplacement de l’îlot sur un morceau de parchemin, à partir des quelques souvenirs qu’il avait de son trajet de tantôt.
Une fois certain que tout était en place, l’alchimiste se transforma à nouveau, et s’envola sans attendre. La nuit était tombée depuis un moment, et il put se repérer grâce aux étoiles pour rentrer chez lui.
Quand il se posa devant sa maison, Ogrest était assis devant la porte, une moue boudeuse plaquée sur son petit visage.
-Désolé mon grand, je me suis un peu perdu, s’excusa Otomaï avec un sourire gêné, tandis qu’il attrapait son fils pour le serrer contre lui. Que dirais-tu d’une bonne blanquette de bouftou ?
Le bambin retrouva aussitôt le sourire, et hocha vivement la tête. Son père sourit, et rentra paisiblement chez lui.
Le lendemain, Otomaï retourna sur la petite île, équipé de pelles et de pioches. Une fois son trésor retrouvé, il se mit au travail. Son chantier dura toute la journée, ainsi que celle d’après, et celle d’encore après.
Au total, il lui fallut près d’une semaine pour libérer la totalité de l’engin du sol, et il resta pantois face à sa découverte, une fois que celle-ci fut déterrée.
Il s’agissait là de la carcasse d’une quelconque créature, faite entièrement d’acier et de mécanismes en tous genres. La bête avait bien dû faire une vingtaine de mètres de haut du temps où elle foulait le Monde des Douze, et Otomaï devait bien avouer qu’il n’avait jamais vu pareil engin.
Fasciné, le Feca passa le reste de la journée à étudier la machine, notant tout ce qu’il pouvait dans un de ses nombreux carnets de notes. Il finit même par ramener Ogrest, sachant pertinemment que son fils était doué d’un talent rare pour trouver toutes sortes de choses intéressantes.
Le bambin confirma d’ailleurs ce fait, et, moins d’une heure après son arrivée sur l’îlot, il accourut vers son père, ses longues oreilles battant dans son dos alors qu’il tendait une grosse boule couleur cuivre dans sa direction.
-Papa Otomaï ! piailla l’enfant tandis qu’il rejoignait le Feca, un immense sourire plaqué sur le visage. Ogrest a trouvé ça ! C’est tout brillant, et ça chauffe !
Le grand homme haussa un sourcil sceptique, et s’accroupit pour prendre la trouvaille de son fils et l’étudier de près. Il s’agissait en effet d’une sphère de la taille d’un ballon de boufbowl, lisse mais décorée de nombreux arabesques délicats. Le tout irradiait d’une douce chaleur qui se propageait dans les mains d’Otomaï comme un courant électrique.
L’alchimiste en fut plus que surpris, et étudia l’engin sous tous les angles, avant de hocher la tête.
-Ca c’est une sacrée découverte Ogrest, bravo ! s’enthousiasma-t-il alors qu’il caressait gentiment le haut du crâne de son petit.
Ce dernier émit un gloussement embarrassé, les joues toute roses.
Otomaï rangea donc leur découverte dans son sac, décortiqua encore un peu plus le robot, et conclut finalement qu’ils n’avaient plus rien d’intéressant à trouver ici. Le Feca prit tout de même le temps de camoufler de nouveau les quelques pièces et rouages restants, juste au cas où, puis se décida enfin à quitter son chantier.
Il récupéra leurs affaires, se changea en oiseau, et retourna sur son île, Ogrest bien calé sur son dos, sa petite frimousse enfouie dans son plumage.
Malheureusement, si les jours qui suivirent furent riches en expériences fructueuses et infructueuses, la sphère restait un parfait mystère. Otomaï avait beau s’épuiser des heures durant dessus, il ne parvenait pas à comprendre d’où venait la chaleur, ni comment le mécanisme pouvait encore fonctionner après tant de temps.
Oh bien sûr, il avait fini par comprendre qu’elle devait être l’équivalent d’un cœur pour la créature métallique, mais ses découvertes sur le sujet s’arrêtaient là, à son plus grand désarroi.
Avec un grognement résigné, le savant repoussa l’objet loin de lui, et lui lança un regard mauvais. Trois semaines s’étaient écoulées depuis qu’il avait abandonné l’île, et toujours rien. Pas un progrès n’avait été fait de ce côté-là, et il commençait sincèrement à en avoir marre.
-Papa Otomaï est en colère ? demanda la petite voix curieuse d’Ogrest, alors qu’il venait se planter à côté de son père pour l’observer.
-Hm… Cette chose est incompréhensible. Quoique je fasse, je ne la comprends pas, soupira l’alchimiste en jouant avec la boule du bout des doigts.
Ogrest leva la tête vers son établit, avant de lui grimper sur les jambes pour pouvoir accéder à la sphère. Il l’attrapa dans ses petites mains d’enfant, et la rapprocha de son visage, l’air infiniment concentré.
-Et si Ogrest pleurait dessus ? questionna-t-il au bout d’un moment, alors qu’il levait le nez vers son père.
-Comment ça ? marmonna Otomaï, dont la fatigue grandissait de minute en minute, et qui avait par conséquent de plus en plus de mal à rester concentré.
-Comme avec le cœur de Dathura ! explicita Ogrest, et la simple mention de la poupée Sadida suffit à embuer ses yeux, mais il retint vaillamment ses larmes.
Son père grimaça, et secoua la tête.
-Je ne pense pas que ça suffira, finit-il par soupirer, alors qu’il se relevait.
Il déposa Ogrest sur le sol et, après avoir poussé un bâillement digne d’un ogre adulte, s’éloigna de son fils.
-Je crois que j’ai besoin de dormir un peu. Tu seras sage en mon absence ?
-Papa Otomaï peut avoir confiance ! répondit Ogrest avec un grand sourire, tandis que son papa d’adoption lui adressait un regard affectueux, juste avant de regagner sa chambre.
Quand le grand homme fut hors de sa vue, le bambin réescalada le plan de travail pour s’emparer à nouveau de la sphère.
-Papa Otomaï peut avoir confiance, répéta-t-il sur le ton de la confidence, alors qu’il commençait à manipuler le cœur mécanique.
Il n’en tira rien, évidemment, et finit par revenir à son idée de départ : que se passerait-il s’il pleurait dessus ? Ca avait bien marché avec le cœur de saphir de Dathura…
Peut-être que ses larmes étaient faites pour soigner les cœurs brisés, au fond !
Bien décidé à venir en aide à son père, le petit ogre se fit un devoir de trouver comment verser juste une seule petite larme inoffensive sur la sphère.
Otomaï dormait du sommeil du juste, comme rarement auparavant. Pour une fois, il ne souffrait ni d’insomnies, ni de cauchemars, chose qui n’arrivait pratiquement jamais.
Et malheureusement, ce petit miracle n’était pas fait pour durer. Alors qu’il s’apprêtait à mordre dans un énorme brownie au chocolat créé par son esprit, un hurlement strident vint troubler son rêve. Il lui fallut un long moment pour réaliser que ledit hurlement n’était pas dans son imagination, mais bien dans la réalité.
Le Feca ouvrit aussitôt les yeux, soudain bien conscient qu’il y avait un problème.
-Ogrest ?! s’entendit-il crier, alors qu’un éclair bleu venait frapper le plafond juste au-dessus de son lit.
Il en bondit aussitôt, et se précipita au bord de sa mezzanine. De son perchoir, il avait une vue imprenable sur la scène qui se déroulait en ce moment-même dans son atelier : une espèce de boule d’un bleu électrique flottait au beau milieu de la pièce, et lançait des éclairs un peu partout aux alentours. Les murs tremblaient, la maison tout entière semblait saturée en wakfu, et Otomaï mit un moment avant de localiser son fils : ce dernier était recroquevillé dans un coin, les mains sur les oreilles et visiblement terrifié.
-Ogrest ! appela-t-il, alors qu’il descendait l’échelle menant à la pièce principale en urgence.
Son petit ne sembla pas l’entendre, focalisé qu’il était sur la source du chaos qui ravageait actuellement la maison de l’alchimiste. Pas comme si ce n’était pas devenu une habitude, à force…
Le Feca s’apprêtait à contourner la sphère lorsqu’un éclair particulièrement violent vint le frapper en pleine poitrine, et il retomba en arrière, le souffle coupé, tout le corps agité de spasmes.
Ogrest sembla enfin le remarquer, et lui lança un regard horrifié. Il amorça un geste pour le rejoindre, mais un autre éclair éclata à ses pieds, et il battit aussitôt en retraite pour se cacher derrière une malle.
-Papa Otomaï ! brailla-t-il, au comble de l’horreur, alors que la violence dont faisait preuve la sphère semblait augmenter un peu plus à chaque seconde.
Le Feca grimaça, et se redressa difficilement sur ses coudes. Il eut à peine le temps de se mettre à l’abri que le cœur électrique laissait échapper une nouvelle salve d’éclairs. Une énorme explosion ébranla soudain toute la maison, puis un silence de mort s’abattit autour d’eux, comme si l’on eut déposé une chape de plombs sur leur tête.
Otomaï mit un moment avant de se décider à sortir de sa cachette, et ce fut seulement pour découvrir la silhouette menaçante d’un homme penchée au-dessus de son tout petit. Sans réfléchir, il saisit le premier objet à sa portée et se jeta sur l’inconnu.
Un coup de poêle plus tard et ce dernier se retrouvait étendu au sol, inconscient. L’alchimiste, dont le cœur semblait prêt à sortir de sa poitrine à tout instant, enregistra à peine que son fils venait de s’agripper à sa jambe, et qu’il semblait prêt à être victime d’une nouvelle crise de larmes.
Toute son attention était focalisée sur leur invité imprévu.
Bien que vautré sur le ventre, le visage caché par une tignasse sauvage et emmêlée au possible, Otomaï n’eut aucun doute quant à son identité, surtout à la vue de l’étrange bonnet blanc à oreilles que l’inconnu portait.
Soudain très conscient du danger qu’il venait (provisoirement) de neutraliser, le grand homme se laissa glisser au sol, à genoux, incapable de tenir debout plus longtemps.
Par Feca.
Venait-il vraiment d’assommer Qilby, le traitre Eliatrope qui avait failli détruire leur monde, avec une maudite poêle ?
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D'accord, le premier réflexe d’Otomaï n’aurait peut-être pas dû être d’installer Qilby dans son lit. Le second n’aurait pas non plus dû être de lui retirer son bonnet pour bander sa tête et vérifier qu’il n’ait aucune autre blessure (sans compter son bras manquant, bien évidemment).
Et le troisième n’aurait absolument et définitivement pas dû être de préparer du thé et de s’installer près du blessé pour le veiller.
-Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? baragouina le Feca alors qu’il enfouissait son visage dans ses mains.
Ogrest, assis à côté de lui, lui lança un regard curieux, le cœur mécanique serré contre son ventre. D’après ce qu’Otomaï avait compris, le bambin avait vraiment mis son plan à exécution, et ses larmes avaient en effet activé le mécanisme. L’alchimiste se promit d’étudier davantage les propriétés de l’ogrine à l’avenir, ça devenait urgent pour le Monde des Douze que quelqu’un soit au courant de ce genre de choses…
-Papa Otomaï est fâché après Ogrest ? demanda son fils avec inquiétude, mais le plus âgé secoua la tête.
-Tu voulais m’aider à faire évoluer mes recherches… Et en un sens tu as réussi, alors je devrais plutôt te remercier… Mais est-ce que tu sais qui est cette personne ?
Ogrest secoua négativement la tête. Le pauvre était en train de pleurer tout en haut d’une montagne lorsque Qilby était apparu la première fois dans leur monde, évidemment qu’il ignorait qui il était…
-Il s’agit d’un Eliatrope, commença Otomaï, et son fils tiqua immédiatement.
-Comme Yugo ?
-Oui, comme Yugo.
-Alors Yugo aussi a des drôles d’ailes sur la tête ? s’enquit le petit ogre, profondément curieux.
Otomaï haussa les épaules. En effet, cette particularité faisait sans doute partie intégrante du peuple Eliatrope, mais il s’était refusé à la notifier lorsqu’il avait ôté le bonnet de Qilby. En fait, il s’était même senti un peu coupable. Après avoir discuté avec Adamaï du grand secret que renfermait le couvre-chef de son frère, il avait découvert que ce détail dépassait le concept d’intimité au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer. En réalité, même les dragons ne voyaient jamais ce que cachaient leurs frères et sœurs sous ces drôles de chapeaux.
L’alchimiste en avait donc conclu que si les Eliatropes dissimulaient si jalousement leurs ailes, ce n’était pas pour qu’un parfait inconnu comme lui s’amuse à le crier sur tous les toits sous prétexte d’avoir fait une fantastique découverte.
Même un monstre comme Qilby ne méritait pas d’être ainsi montré à nu devant l’entièreté du Monde des Douze.
-Papa Otomaï est encore perdu dans ses pensées, lui fit soudain remarquer Ogrest, et le savant dût cligner plusieurs fois des yeux avant de revenir à la réalité.
-Désolé.
Son fils haussa les épaules à son tour, puis désigna l’homme qui dormait actuellement dans le lit de son père.
-Papa Otomaï le connait ?
-Seulement de réputation, murmura Otomaï, dont la dernière envie était bien d’effrayer son fils quant à la créature qu’il venait de faire apparaître chez eux.
Bon sang, mais qu’est-ce qui n’allait pas chez lui pour qu’il n’ait pas directement appelé Yugo afin qu’il renvoie Qilby dans la Dimension Blanche fissa ?
Avec un énième soupir, le vieil homme leva un regard las en direction de son lit. Son cœur sombra dans sa poitrine lorsqu’il remarqua que son invité imprévu avait les yeux ouverts, et pire encore, qu’il le fixait directement.
Que Feca lui vienne en aide, l’autre allait sûrement devenir hostile d’un instant à l’autre, l’attaquer, prendre Ogrest en otage, essayer de détruire le Monde des Douze une nouvelle fois…
-Où suis-je ? chuchota plutôt l’Eliatrope d’une voix tremblante, sans lâcher Otomaï des yeux.
L’alchimiste se fit la désagréable réflexion que les iris de l’autre n’étaient remplis d’aucune intention malveillante comme il s’y était pourtant attendu. Le traitre espérait-il lui faire baisser sa garde en ayant l’air gentil ?
Une fois mais pas deux, songea le Feca en fronçant les sourcils.
-Vous vous êtes suffisamment reposé, grogna-t-il sans répondre à la question précédente de l’Eliatrope. Maintenant, je vais prévenir Yugo, et il va venir vous chercher.
-Yugo ? demanda son aîné, l’air sincèrement perplexe. Qui est-ce ?
-Ne me prenez pas pour un Iop! siffla l’alchimiste. Ce petit tour ne marchera plus sur quiconque !
-Quel tour ? De quoi parlez-vous ? questionna Qilby, et il semblait tout doucement plonger dans une intense détresse, si Otomaï en croyait ses yeux écarquillés et les oreilles de son bonnet plaquées en arrière sur sa tête, tandis qu’il se redressait en position assise.
-Arrêtez ce petit jeu, ce n’est pas… commença l’alchimiste en se levant de sa chaise.
-Où est-ce que je suis ?! s’emporta soudain l’Eliatrope, alors qu’il regardait autour de lui, tremblant comme une feuille. Je ne comprends rien à ce que vous me racontez, mais s’il vous plait, laissez-moi partir !
-Papa Otomaï, les interrompit Ogrest alors qu’il tirait sur la jambe du pantalon de son père, une moue sérieuse barrant son petit visage.
-Ce n’est pas le moment, gronda le vieil homme, mais il jeta tout de même un coup d’œil à son fils.
-Papa Otomaï a frappé très fort le drôle de monsieur… à la tête… Peut-être que le drôle de monsieur a tout oublié, comme Mme Yanna quand elle est tombée du pommier et s’est cogné le front, poursuivit le petit garçon en ignorant l'avertissement de son créateur.
L’alchimiste sentit tout son sang quitter son visage à ces paroles. Oh non, il n’avait quand même pas frappé si fort… ou alors si?
Quelques examens et une bonne tasse de thé au miel plus tard (une pour chacun d’entre eux, même Qilby, qui continua de le regarder d’un air terrifié jursqu’à ce qu’Otomaï lui donne la boisson avec la plus grande délicatesse du monde) révélèrent que si, il avait frappé très, très fort.
L’Eliatrope souffrait d’amnésie sévère par sa faute.
En fait, c’est comme si Otomaï avait rayé la vie entière de cet homme rien qu’avec un ustencile de cuisine. Qilby ne se souvenait de rien, pas même de son prénom. Dans d'autres circonstances, l'ironie et le ridicule de la situation aurait sans doute provoqué une hilarité monstre chez Otomaï. Qu'un minuscule coup de poële réussisse là où des siècles de tentatives toutes plus désespérées les unes que les autres avaient échoué relevait du miracle.
-Mais qu’est-ce que j’ai fait ?! se lamenta l’alchimiste, qui n'avait vraiment, mais alors vraiment pas le coeur à rire.
Pendant ce temps, le type qui avait tenté de détruire son monde sept ans plus tôt et Ogrest le regardaient avec curiosité, assis tous deux sur le lit d’Otomaï, occupés à siroter leur thé. Le Feca se fit la réflexion qu’il avait un don pour attirer les catastrophes ambulantes.
Et même s’il n’aimait pas voir son fils aussi près de cet homme, il le savait parfaitement inoffensif, du moins tant qu'il était dans cet état. Qui sait ce qu'il se passerait s'il venait à retrouver la mémoire un jour...
-Je pourrai difficilement vous éclairer à ce sujet, commenta Qilby, tandis qu’il soufflait doucement sur son thé. Même si j’en serais ravi, croyez-moi.
-Hmm, grogna Otomaï en réponse, désespéré.
Devait-il encore appeler Yugo ? Le petit Eliatrope renverrait sûrement son aîné dans une autre dimension avant que quiconque ait pu lui expliquer la situation… Le Feca avait beau lui faire confiance, l’enfant commençait sérieusement à l’inquiéter.
De plus, Qilby était en convalescence, et n’était sans doute pas en état d’assurer son procès si jamais les grands de ce monde venaient à s’en mêler. Et Otomaï ne doutait pas qu’ils le feraient, vu comme ils s’étaient impliqués dans le retour d’Ogrest parmi eux.
Son côté ermite reprenait lentement le dessus sur son bon sens, mais il ne trouva pas le courage de le retenir, surtout pas en pensant que si quelqu’un apprenait la venue de l’Eliatrope dans leur monde, la sphère lui serait confisquée, ainsi que tous ses travaux sur le sujet, et sa tranquillité serait définitivement brisée. En fait, avec son passif, il risquait même d'être placé sous surveillance, voire pire.
Non, clairement, il ne pouvait pas laisser cela se produire. Ni pour lui, ni pour Ogrest.
-Alors ? Vous compter me raconter, ou je vais devoir rester dans le flou encore longtemps ? questionna Qilby, qui ne l’avait toujours pas quitté des yeux.
-C’est que je ne sais pas vraiment par où commencer…
-Me dire votre nom serait un bon début. Vous connaissez déjà le mien, après tout.
Le Feca sentit le rose lui monter aux joues. Où étaient donc passées ses bonnes manières ?
-Désolé, tout ça est tellement perturbant… Je m’appelle Otomaï, et cet enfant se nomme Ogrest, c’est mon fils.
-Votre fils ? interrogea l’Eliatrope avec un regard sceptique en direction du bambin assis à côté de lui. Sans vouloir vous vexer, il ne vous ressemble pas énormément...
-C’est compliqué.
-Je veux bien vous croire.
Les deux hommes s’échangèrent un regard tendu, évaluant la situation. Qilby fut le premier à rompre le contact visuel, seulement pour se frotter les yeux avec ses doigts. Sa tasse vide était maintenant posée entre ses jambes, qu’il avait croisées en tailleur.
Otomaï profita de ce petit instant de calme pour étudier son interlocuteur avec plus d’attention. L’Eliatrope était grand, sûrement aussi grand que lui, et, même s’il l’avait trouvé menaçant lorsqu’il l’avait vu penché au-dessus de son fils, à présent, il ne voyait rien d’autre que l’image d’un gentil monsieur peut-être un peu bizarre, mais rien de bien méchant.
Avec ses grands yeux chocolat, ses longs cheveux et son visage fin et serein, Qilby ne ressemblait en rien au monstre que tout le monde avait décrit à l’alchimiste. En fait, Otomaï s’attendait même plutôt à le voir serrer Ogrest contre lui pour lui raconter une légende antique de son peuple.
-Vous êtes si différent de ce à quoi je m’attendais, avoua le Feca au bout d’un moment.
L’autre lui adressa un sourire sans joie, visiblement fatigué de tout ceci.
-Un coup de poêle, ça vous change un homme, marmonna-t-il en retour.
Le plus jeune grimaça, les oreilles tombantes.
-Désolé, mais si vous saviez ce que vous avez fait…
-Justement, je ne sais rien de ce que j’ai fait, rétorqua Qilby avec humeur.
Il commençait visiblement à s’impatienter, et Otomaï dût concéder qu’il n’avait que trop tourné autour du pot. Résigné, il hocha la tête, et rapprocha son siège du lit.
-Je vais tout vous dire, si vous vous sentez suffisamment en forme pour ça.
-Il y a tant à raconter ?
-Vous n’imaginez même pas, souffla Otomaï. Ogrest, va nous refaire du thé s’il te plait, on en aura besoin.
Le petit détala aussi sec, et le Feca entama son récit.
Ils y passèrent la nuit, et Qilby fit un étonnamment bon spectateur. Il n’interrompit que rarement Otomaï, pour demander plus de précisions sur telle ou telle chose, mais sinon, il se contenta d’écouter tout du long, sa tasse de thé pendue aux lèvres.
L’alchimiste fut rassuré de le voir blêmir et grimacer la plupart du temps, preuve que l’autre homme n’était pas juste un fou furieux, et que même lui pouvait reconnaître ses torts. D’aucuns auraient pu trouver qu’Otomaï était cruel, sinon inconscient, de lui raconter toute l’histoire dans les moindres détails, après tout, tout ceci pourrait déclencher une nouvelle crise de folie destructrice chez l’Eliatrope, mais le Feca ne voyait pas l’intérêt de mentir.
En fait, il estimait même que ceci serait plus dangereux qu’autre chose. Que se passerait-il s’il cachait des informations à l’autre, et que ce dernier le découvrait ?
Il n’y aurait sans doute pas pires conditions pour retrouver la mémoire, et Otomaï ne se sentait pas de taille à gérer un Eliatrope dans cet état. Alors tant pis, autant crever l’abcès tout de suite, et prier pour que tout se passe à peu près bien.
-Je crois que je vais vomir, balbutia Qilby quand il eut terminé son récit.
Otomaï lui offrit un sourire nerveux, et lui tapota maladroitement l’épaule.
-Au moins, vous réalisez que ce que vous avez fait était affreux…
-Plus qu’affreux, répondit le plus vieux, dont le visage était désormais plus blanc que son bonnet. J’ai voulu éradiquer mon propre peuple ! Des milliers de familles innocentes ! Comment… Pourquoi…
-Parce que personne n’a voulu prendre votre douleur en compte, soupira le Feca, alors qu’il achevait leur stock de thé en le versant une nouvelle fois dans la tasse de son interlocuteur.
Ce dernier but machinalement une gorgée, comme s’il n’était même pas conscient de son geste. Ses yeux étaient éteints, et il respirait par à-coups. Otomaï se demanda un instant s’il allait vraiment rendre tout le thé qu’il venait d’avaler, mais l’Eliatrope sembla réussir à rester maitre de son estomac.
-Ca va aller ?
-Vous vous inquiétez vraiment pour moi ? souffla Qilby, qui parut reprendre ses esprits en entendant l’autre lui parler.
-Il semblerait, oui.
-Pourquoi ?
Otomaï haussa les épaules. Il ne savait pas d’où lui venait cet instinct qui le poussait à s’en faire pour tout le monde en permanence, alors que devait-il répondre à l’Eliatrope ?
Sans compter que lui aussi avait commis des actes plus que répréhensibles, du temps où il faisait partie de la Fratrie des Oubliés. Il serait malvenu de reprocher à Qilby des choses qu’il avait lui-même faites.
-Je l’ignore, avoua-t-il.
-Vous êtes étrange.
-En ce cas nous sommes deux.
Ils s’adressèrent un regard entendu, juste avant qu’un bâillement ne se fraie un chemin hors de la bouche d’Otomaï. Après un rapide regard vers sa fenêtre, il remarqua que l’aube se levait. Ils avaient parlé toute la nuit… Pas étonnant qu’Ogrest dorme à point fermé dans un coin du lit.
-Je pense que vous avez subi suffisamment de chocs émotionnels pour le moment, annonça le Feca en se relevant, avant d’aller jeter leurs tasses dans l’évier. Essayez de dormir un peu, nous aviserons le reste plus tard.
Qilby acquiesça, visiblement vaincu par la fatigue. Il se coucha sans faire d’histoires, pendant qu’Otomaï allait border Ogrest dans son propre lit et préparer un futon pour lui-même.
Il ferma ensuite les volets, et se glissa sous ses draps, bien décidé à grapiller quelques heures de sommeil. Mais, alors qu’il commençait à dériver doucement dans le monde des songes, un hoquet bref et étranglé lui parvint. Ahuri, il rouvrit les yeux, guettant le bruit.
Ce dernier se répéta, et il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre ce qu’il se passait.
-Est-ce que vous pleurez ? chuchota-t-il en coulant un regard vers son lit, où il devinait une masse sombre roulée en boule.
-Comment voulez-vous que je ne pleure pas ? renifla Qilby en retour, tandis qu’il se recroquevillait davantage sur lui-même. Je suis un monstre… Et le pire dans tout ça, c’est que je ne m’en rappelle même pas !
-En quoi est-ce pire ? demanda Otomaï, sincèrement surpris.
L’autre aurait dû être heureux de gagner une seconde chance aussi gracieusement offerte, non ?
-J’ai détruit mon peuple, provoqué la mort de milliers de personnes et pourtant… Je ne me souviens de rien. Alors qu’eux porteront à jamais les stigmates de mes crimes ! C’est tellement injuste… tellement cruel…
Le dernier mot fut prononcé si bas qu’Otomaï douta de l’avoir entendu. Il comprenait ce que ressentait Qilby, en un sens. Lui aussi avait voulu oublier les horreurs qu’il avait commises. Mais il s’était ravisé. Pourquoi lui, un criminel, aurait le droit d’oublier, de recommencer à zéro, quand d’autres souffriraient à jamais de ses erreurs ? Eux n’oublieraient pas, et sa repentance devait commencer dans le souvenir aussi.
Alors, sans un mot, le Feca déplaça son futon pour le caler près de son lit, et tapota doucement le dos de Qilby. Ce dernier tourna la tête vers lui, les yeux baignés de larmes.
Pour un être si vieux et si puissant, il avait l’air plus vulnérable qu’un nourrisson en ce moment, et l’alchimiste sentit son cœur se serrer douloureusement dans sa poitrine.
-Peut-être… que vous retrouverez la mémoire ? suggéra-t-il, mais il le regretta si tôt qu’il vit Qilby se mettre à trembler.
-Je ne veux pas me souvenir, bégaya le plus âgé, au comble de l’horreur. Si je me souviens, tout recommencera. Et je ne veux plus provoquer tant de violences…
-Si vous réagissez comme ça maintenant, alors tout espoir n’est pas perdu.
-Comment pouvez-vous penser cela ?
-J’ai mes raisons.
Et puis, avec la douceur d’une mère qui consolerait son enfant, Otomaï glissa sa main sur celle de Qilby. L’autre homme le laissa faire sans broncher, mais suivit tout de même le mouvement des yeux. Ses tremblements cessèrent assez vite, et le Feca lui adressa un pauvre sourire.
-Je pense que les Dieux ont leurs raisons pour vous avoir offert cette nouvelle chance, annonça le plus jeune, alors qu’il pressait doucement la main de son aîné.
-Laquelle ?
-Alors là… Le saurons-nous jamais ?
-Vous allez me dénoncer ? demanda Qilby sans répondre à sa précédente question.
Otomaï secoua négativement la tête.
-Pourquoi ?
-Pour les mêmes raisons que j’ai caché l’existence d’Ogrest au monde entier, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Je suis un éternel optimiste qui tient trop à sa tranquillité, murmura l’alchimiste, ayant lui aussi les yeux humides à présent.
Qilby hocha la tête. Les deux hommes séchèrent leurs larmes en silence, puis fermèrent les yeux. La position dans laquelle se trouvait Otomaï n’était pas très confortable, avec un bras tendu loin au-dessus de sa tête, mais il ne lâcha pas la main de son aîné de toute la nuit.
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Le réveil fut un poil embarrassant. Qilby avait été plus rapide à se lever et, après avoir tourné en rond une bonne demi-heure sans oser toucher quoi que ce soit dans la maison, il avait fini par revenir essayer de réveiller Otomaï.
Ce dernier eut d’ailleurs un instant de choc en ouvrant les yeux et en voyant l’Eliatrope penché au-dessus de lui, mais les évènements de la veille lui revinrent en mémoire avant qu’il ait le mauvais réflexe de donner un autre coup de poêle à son étrange colocataire.
-Qu’est-ce qu’il y a ? marmonna le Feca alors qu’il se frottait les yeux, le temps de se réveiller tout à fait.
-Eh bien… Disons que j’ai faim, et froid aussi, répondit Qilby, visiblement gêné.
L’alchimiste se redressa aussi sec, honteux. C’est vrai qu’il n’avait rien donné à manger à l’Eliatrope la veille, ni même pensé à lui fournir d’autres vêtements que son vieux pantalon élimé et son bonnet qui ne tenait clairement plus que par miracle sur sa tête.
-Quel Iop je fais ! Désolé, je vais arranger ça tout de suite ! bégaya le métamorphe avant de se propulser hors de son lit pour aller fouiller dans ses placards.
Il en revint avec une pile de vêtements propres, qu'il confia à l’Eliatrope.
-Changez-vous pendant que je vais nous préparer le déjeuner. Pour votre bonnet, je vous en ferai un autre tout à l’heure.
Qilby hocha bêtement la tête, et attendit que son hôte ait disparu de son champ de vision pour enfiler ses nouveaux vêtements. L’autre avait pensé à lui donner un gilet à manches longues, qui cachaient parfaitement la blessure la plus flagrante de l’Eliatrope, ce dont ce dernier lui fut reconnaissant. Certes, c'était un peu trop serré, étant donné qu'il était bien plus musclé que le véritable propriétaire de ces habits, mais dans sa condition, il ne songea même pas à émettre une plainte.
Enfin présentable, il se dirigea vers le bord de la mezzanine, et descendit prudemment l’échelle menant à l’établi.
Ogrest était déjà attablé, et Otomaï trainait encore à droite à gauche pour finir de préparer leur repas.
-Bonjour ! salua joyeusement l’enfant quand il repéra l’Eliatrope.
Ce dernier lui rendit un vague geste de la main, un peu gêné quand même.
-Bonjour… euh… Ogrest c’est ça ?
-C’est ça ! confirma le bambin dans un gloussement.
Qilby hocha la tête, et vint s’asseoir en face du petit. Un instant plus tard, Otomaï les rejoignit et leur servit à tous les deux une belle part d’omelette aux pommes de terre. Puis il s’installa à côté de son fils, et leur souhaita un bon appétit.
Le déjeuner se passa dans un silence relatif, seulement interrompu par les babillages intempestifs d’Ogrest, auxquels répondait son père quand il n’était pas occupé à pelleter des quantités d’œuf non négligeables dans sa bouche. L’Eliatrope, pour sa part, était muré dans le silence, les yeux obstinément fixés sur la table.
La domesticité de la scène avait de quoi le mettre mal à l’aise. C’est vrai quoi, la veille, il débarquait ici rempli de pulsions meurtrières, et aujourd’hui, il partageait leur repas comme s’il était un vieil ami de la famille.
C’était trop tordu, surtout pour lui qui ne se souvenait d'absolument rien.
Et, alors qu’il relevait la tête, en quête de son verre d’eau, son regard accrocha celui d’Otomaï. Les deux adultes se fixèrent un moment, puis l’alchimiste baissa à nouveau les yeux sur son assiette, visiblement mortifié.
-Je devrais prévenir Yugo… soupira-t-il au bout d’un moment.
-Ce serait peut-être préférable, en effet, répondit Qilby avec autant de douceur que possible.
L’autre lui jeta un regard surpris.
-Quoi ?
-Je ne suis pas en position de vous dire quoi faire, ni d’essayer de négocier ma place en ce monde, expliqua l’Eliatrope. Je serai sans doute mieux enfermé, sous surveillance…
-Vous ne vous souvenez même plus du nom de votre propre sœur ! Ce serait totalement injuste de vous jeter en prison pour des crimes dont vous ne vous rappelez pas ! s'indigna le Feca.
-Et pour ceux qui s’en rappellent ? Ce serait encore plus injuste de voir le monstre qui a failli détruire leur monde se promener librement, vous ne pensez pas ?
Otomaï se figea, et sembla reconsidérer la question, les yeux rivés sur le reste de son omelette. Son aîné, lui, repoussa son assiette, et se leva.
-Merci pour le repas.
-Où allez-vous ?
-Juste prendre l’air. Je n’essaierai pas de m’enfuir, vous avez ma parole.
Et il s’en fut, sans rien dire de plus. Le Feca ne bougea pas pendant les cinq minutes suivantes, jusqu’à ce qu’Ogrest le secoue par le bras, en fait.
-Papa Otomaï va bien ?
-Pas vraiment…
-C’est à cause d’Ogrest ?
-Non, ça n’a rien à voir avec toi, soupira le grand homme en caressant la tête de son fils. Ce sont des histoires d’adultes, c’est compliqué…
Un silence.
Puis une nouvelle question:
-Le gentil monsieur va aller en prison ?
-Je l’ignore Ogrest, je l’ignore sincèrement.
-Ogrest ne veut pas qu’il aille en prison ! Ogrest veut qu’il soit heureux ! claironna soudain le petit avant de bondir de sa chaise et détaler dehors.
-Ogrest ! rappela Otomaï, sans succès.
Il poussa un énième soupir, et débarrassa la table avant de sortir à son tour.
Fidèle à sa promesse, Qilby ne s’était pas enfui. En fait, il ne s’était même pas vraiment éloigné. Il était juste assis là, à une dizaine de mètres de la maison, à même le sol. Ogrest se tenait debout près de lui, tout son petit visage éclairé par l’excitation. En voyant les petits éclairs bleus qui surgissait de temps à autre devant l’Eliatrope, l’alchimiste en conclut qu’il s’amusait avec ses portails.
Il les rejoignit sans faire de bruit, et observa Qilby, qui utilisait en effet ses pouvoirs pour faire voler une feuille sans qu’elle ne touche jamais le sol. Ogrest semblait totalement fasciné par ce bête tour de passe-passe, mais Qilby observait ses portails d’un air las.
-Vous vous souvenez comment faire, alors, chuchota Otomaï, qui ne savait pas vraiment s’il devait s’inquiéter ou être rassuré de voir l’Eliatrope retrouver ses vieux réflexes.
-Mon corps se souvient, lui. Moi… pas tellement, lui apprit le plus vieux, sans le regarder. Ce pouvoir est le mien, je le sais, mais... c'est comme s'il appartenait à quelqu'un d'autre en même temps.
Il arrêta de faire des portails, et la feuille retomba sur le sol dans un bruit feutré. Ogrest la ramassa aussitôt, et Otomaï devina qu’il allait l’ajouter à sa collection de babioles.
-Rien ne vous revient en mémoire ?
-En quelque sorte, si. Mais ce ne sont pas des images, ou des sons… plutôt comme des sensations.
-Des sensations ?
-Hm. Tout ça… être assis au soleil comme ça, sentir le vent me caresser les joues, admirer les couleurs de ce monde… mon corps n’a pas ressenti tout ça depuis des siècles. C’est possible, n’est-ce pas ?
-Eh bien, étant donné que vous avez été prisonnier de la Dimension Blanche très, très longtemps… Je pense que ça l’est, en effet.
-Quel est cet endroit exactement ? interrogea l’Eliatrope. Vous m’en avez parlé hier, mais sans entrer dans les détails…
-Je ne suis pas le plus calé dans le domaine il faut dire, répondit Otomaï, occupé à chercher ses mots avec soin. D’après ce que j’ai compris, c’est un endroit où il n’y a absolument rien.
-Rien ? s’étonna Qilby.
-Hm. Ni plantes, ni humains, ni temps, ni ciel, ni terre. C’est juste… blanc. Un monde de blanc, à perte de vue, sans le moindre repère spatio-temporel.
-Et on m’a enfermé dans cet enfer ? balbutia l’Eliatrope, visiblement horrifié. N’est-ce pas contreproductif d’envoyer quelqu’un qui se plaint de n’avoir rien à découvrir dans un tel lieu ?
Otomaï acquiesça, et vint s'asseoir près de lui. Leurs jambes de frôlèrent, mais ni Qilby ni l'alchimiste ne se décala. En fait, l'un et l'autre devaient bien avouer qu'un peu de chaleur humaine était agréable, après des années à vivre en ermite ou en exilé.
-J’avoue que vu comme ça… murmura le Feca.
-Et comment voulez-vous le voir autrement ?! grogna le plus vieux, soudain passablement énervé.
-Du point de vue d’un enfant paniqué qui ne savait pas quoi faire pour neutraliser une menace comme vous, le réprimanda Otomaï, et il regretta aussitôt ses paroles. Je... Désolé.
-Ne vous excusez pas, souffla Qilby, dont la colère était déjà retombée. Ce n’est pas à vous de le faire, et vous avez tout à fait raison. Si ce que vous dites est vrai, et je ne doute pas que ça le soit, ce garçon… Yugo, c’est ça ? n’avait effectivement pas beaucoup d’autres options.
-Il aurait pu vous y enfermer temporairement tout de même, raisonna l’alchimiste, qui commençait réellement à craindre le petit roi Eliatrope.
Même amnésique, Qilby lui faisait l’effet d’un trésor brisé, perdu à jamais. L’entendre dire qu’il n’avait pas vu le soleil depuis des siècles faisait l’effet d’un électrochoc au plus jeune. Qui serait assez cruel pour priver qui que ce soit d’un plaisir aussi simple ?
Non décidément, plus il en apprenait, moins il se sentait capable de faire confiance à Yugo. Aurait-il aussi enfermé Ogrest contre sa volonté si Otomaï n’avait pas plaidé en sa faveur ?
Après tout, dans ce cas-là aussi, un être innocent avait été rendu fou par un facteur extérieur qu’il était incapable de contrôler. Pourquoi épargner Ogrest, et détruire Qilby ?
-Tout va bien ? lui parvint soudain la voix de l’Eliatrope, et il cligna plusieurs fois des yeux avant de hocher la tête.
-Désolé, j’ai tendance à me perdre dans mes pensées.
-Comme j’aimerais pouvoir faire la même chose.
-Vous pouvez…
-J’ai trop peur de ce que je pourrais y découvrir, le coupa le plus vieux, avant de se relever. Au fait, je n’ai même pas pensé à vous demander où nous étions, ni comment je suis arrivé là. Et je m’interroge aussi sur Ogrest, je dois bien l’avouer…
-Oh… Eh bien c’est une histoire plutôt amusante, en fait ! nota Otomaï alors qu’il adressait un sourire à son nouveau colocataire.
-Est-elle longue ?
-Presque autant que la vôtre.
-Allons en parler à l’intérieur dans ce cas. J’ai un bonnet à recoudre.
L’alchimiste acquiesça, et lui emboita le pas. Encore une fois, il essaya de ne pas trop penser au fait que Qilby semblait déjà parfaitement à sa place ici, comme s'i y avait toujours été.
Ils se réinstallèrent donc à table, après qu’Otomaï soit allé chercher tout le nécessaire pour préparer un nouveau couvre-chef, et il commença à raconter l’histoire de son fils.
Il finissait de coudre le pompon quand il entama le récit du retour de Qilby en ce monde, et ce dernier le regarda faire avec attention, la tête appuyée sur son unique main disponible.
-Un mécanisme extradouzien vous dites ? marmonna l’Eliatrope, les yeux mi-clos. C’est amusant, ça évoque quelque chose en moi…
-Une autre sensation ?
-Hm hm… Plutôt un pressentiment. Cette chose est en lieu sûr j’espère ? Elle a l’air terriblement puissante…
-Euh… Il est possible que je l’aie laissée à Ogrest.
-…Vous aimez attirer les problèmes en fait.
-Il faut croire ! s’esclaffa le Feca, tandis qu’il achevait la conception du bonnet. Tenez, voyez s’il est à votre taille.
L’autre le prit et l’étudia un instant du regard, avant de fixer Otomaï. Un silence s’abattit sur eux, et l’Eliatrope finit par faire les gros yeux à son hôte.
Ce dernier comprit au bout d’un instant, et vira à l’écarlate.
-Désolé ! J’oubliais… vos ailes, baragouina-t-il en se retournant.
-Vous êtes au courant ? questionna Qilby, visiblement outré par cette idée.
Le Feca se fit la réflexion que même si l'autre était amnésique, l'idée de savoir ses ailes dévoilées à autrui le scandalisait purement et simplement. S'agissait-il d'un instinct primitif propre aux Eliatropes? Est-ce que même les bébés étaient aussi pudiques à ce sujet? Ils savaient si peu de choses sur ce peuple fascinant... Otomaï se fit la promesse de questionner Yugo ou Adamaï la prochaine fois qu'il les croiserait.
Un bruissement de tissu lui apprit que Qilby venait de retirer son ancien bonnet, et il se retint à grand peine de jeter un coup d’œil dans sa direction.
-Après le coup que je vous ai donné hier, il fallait bien que je vérifie que les dégâts n’étaient pas trop graves…
-A part l’amnésie vous voulez dire, grommela l’Eliatrope alors qu’il enfilait son nouveau chapeau.
Ses ailes se glissèrent sans mal dans les oreilles de tissu, et il s’amusa à les bouger de haut en bas pour vérifier la souplesse de l’objet.
-Je voulais juste protéger mon petit…
-Je comprends, ne vous en faites pas. Mais ce n’est pas pour autant que j’apprécie d’être ainsi privé de ma mémoire.
-Vous noterez l’ironie de la situation.
-…Je n’y avais même pas pensé. Peut-être que cela me sera bénéfique, en fait ! s’exclama l’Eliatrope, soudain amusé.
Otomaï en fut un peu surpris, ne s’étant pas attendu à ce changement d’humeur aussi subit qu’inattendu, mais il ne fit aucun commentaire. L’autre devait être en pleine tourmente émotionnelle, il n'y avait donc rien d’étonnant à ce qu’il alterne entre divers comportements en moins d’une minute.
-Ca, je pense que seul le temps nous le dira, trancha l’alchimiste avant de se relever pour ranger ses affaires.
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Contre toute attente, Qilby s’acclimata extrêmement vite à sa vie chez Otomaï. En fait, l’alchimiste finit par avoir l’impression qu’il avait toujours vécu ici, avec eux. Même Ogrest semblait maintenant tout à fait à l’aise avec l’Eliatrope.
-Déjà un mois que vous êtes là, vous y croyez vous ? questionna un jour le Feca, occupé à finaliser la toiture de l’annexe construite exprès pour son invité.
-Seulement à moitié, répondit Qilby, assis à proximité, le nez plongé dans un livre de botanique.
Avec son bras manquant, le grand homme ne servait pas à grand-chose pour les travaux manuels, mais ses pouvoirs étaient plus qu’utiles pour déplacer les matériaux nécessaires à la construction de son nouvel abri.
-Qilby ne va plus vivre avec nous alors ? demanda Ogrest, qui cavalait dans tous les sens pour essayer d’aider son père.
Il échouait la plupart du temps, mais les deux adultes trouvaient ses tentatives bien trop adorables pour oser lui dire quoi que ce soit. Alors ils laissaient couler, même quand le bambin manqua de mettre le feu à l’un des murs tout juste bâtis.
-Bien sûr que si Ogrest, ma maison est juste à côté de la vôtre, tu vois bien, le rassura le vieil homme. Mais je ne pouvais pas indéfiniment voler le lit de ton père, aussi confortable soit-il. Et même s’il est bien assez grand pour deux, je doute qu’Otomaï accepte de le partager…
L’Eliatrope coula un regard narquois en direction de son hôte, dont les joues avaient viré au cramoisi, et qui essayait maintenant de cacher son visage avec ses cheveux. S’il y avait bien une chose à laquelle il ne s’était pas attendu de la part de son aîné, c’est bien qu’il se mette à flirter avec lui du jour au lendemain.
Tuer son fils, tenter de détruire le monde, invoquer une nouvelle horde de Shushus… ça oui.
Mais lui faire des avances ?
Jamais de la vie !
Et, à son plus grand malheur, il se rendait compte qu’il n’était pas indifférent à ce genre de choses. Vivre reclus de tout contact humain avait des conséquences, et il se serait bien passé de savoir lesquelles…
Mais se retrouver à partager la vie et l’espace intime d’un autre homme pendant un mois tout entier avait visiblement réveillé son besoin d’affection. Quelle blague ! Il était censé surveiller et soigner Qilby, pas se découvrir une soudaine attirance à l’égard de l’autre homme !
-Je vous taquine Otomaï, détendez-vous, gloussa le plus âgé, comme s’il lisait dans ses pensées.
Il releva les yeux de son livre, réussit à trouver ceux de son compagnon, et lui offrit un sourire des plus charmants, ce qui ne fit qu’embarrasser davantage le Feca. Ce dernier se hâta donc de retourner à son bricolage, et essaya d’ignorer le regard insistant de l’Eliatrope qu’il sentait posé sur son dos.
-Les adultes sont bizarres parfois, ronchonna Ogrest de son côté, avant de repartir chercher plus de planches quand il vit que la réserve de son père s’épuisait.
Manque de chance, il trébucha sur ses oreilles pendant le chemin du retour, et s’étala par terre avec un cri de surprise et de douleur mêlées.
-Ogrest ! s’écria aussitôt Otomaï en lâchant ses outils, mais Qilby fut plus rapide.
-Je m’en occupe, tout va bien, lui assura l’Eliatrope alors qu’il serrait doucement le petit garçon contre lui.
Le Feca les observa un instant, hésitant, puis acquiesça.
-La trousse de secours est sous l’évier.
-Un endroit logique pour un tel objet, se moqua le plus vieux avec gentillesse, pendant qu’il retournait à l’intérieur.
Otomaï les regarda disparaitre dans sa maison, et essaya de ne pas trop penser au fait que laisser son fils avec l’un des pires criminels que le Krozmoz ait abrité ne le dérangeait pas le moins du monde.
Par Feca, il devait vraiment arrêter de considérer Qilby comme un monstre assoiffé de sang, alors qu’il ne s’en souvenait absolument pas. C’était une tout autre personne à présent !
D’ailleurs, en y réfléchissant bien, l’alchimiste réalisa qu’il avait sans doute affaire à la véritable nature de Qilby. Puisqu’il avait tout oublié de ses vies précédentes, ce n’était jamais bien différent de n’importe quelle renaissance d’Eliatrope. Et si les autres avaient droit à de nouvelles chances à chaque fois qu’ils ressuscitaient, Qilby n’avait-il pas, lui aussi, la possibilité de refaire sa vie en paix ?
L’autre semblait heureux ici, en plus. Il descendait chaque matin au village avec Ogrest pour acheter le petit déjeuner, participait aux expériences d’Otomaï dès qu’il le pouvait, et passait son temps libre à dévorer tous les livres qui avaient le malheur de passer à sa portée. Sa soif de connaissances ne semblait pas avoir de limites, et il avait désormais un monde entier à redécouvrir.
De plus, il avait la chance d’être tombé sur un scientifique qui lui-même adorait étudier tout et n’importe quoi, de quoi largement faciliter sa réhabilitation dans le monde.
Oh bien sûr, une petite voix, tout au fond de l’esprit d’Otomaï, ne cessait de lui répéter que cette situation allait finir par déraper, comme à chaque fois qu’il essayait de gérer un être bien plus puissant que lui. D’abord Oropo, puis Ogrest… Et pourtant, il s’accrochait à l’espoir illusoire que pour Qilby, ce serait différent.
Rien ne disait qu’il retrouverait la mémoire, il n’y avait eu aucune évolution en un mois de ce côté-là après tout. Et puis même si ses souvenirs lui revenaient, peut-être qu’Otomaï l’aurait suffisamment impacté pour qu’il ne désire plus détruire le monde afin de redémarrer son vaisseau ?
C’était stupide, et ridicule. Mais Otomaï se sentait incapable de laisser tomber. L’autre homme lui avait montré des facettes de lui si douces, si vulnérables… et il se refusait à penser qu’il s’agissait là d’un simple effet secondaire de son amnésie.
Quelque chose au plus profond de lui murmurait que l’Eliatrope était quelqu’un de véritablement bon, peut-être même un peu trop, et que c’était cette délicatesse qui avait causé sa perte lorsqu’il s’était heurté au mur d’indifférence de ses pairs vis-à-vis de sa situation désespérée.
Ses pensées furent brutalement interrompues par un cri d’effroi, qu’il devina provenir de la gorge de Qilby, et il bondit aussitôt du toit de l’annexe pour se précipiter dans sa propre habitation.
-Qu’est-ce qu’il se passe ?! s’écria le Feca alors qu’il entrait comme une balle dans son laboratoire.
Il se figea si tôt qu’il vit quelle situation se présentait à lui. Ogrest était assis sur le plan de travail, un petit pansement bien visible sur son genou écorché. Le bambin avait l’air stupéfait, ses grands yeux étaient rivés sur Qilby, étalé par terre devant lui.
L’Eliatrope semblait avoir pris un coup dans le ventre qui l’avait propulsé directement sur le sol, et ses pupilles étaient agrandies de surprise.
-Qilby ? Tout va bien ? chuchota Otomaï, tandis qu’il se rapprochait aussi lentement que possible de son compagnon, dans le but de ne pas l’effrayer.
-Je… J’ai eu un flash, balbutia le plus vieux, toujours ahuri, alors qu’il se redressait lentement.
L’alchimiste vint l’aider en douceur, glissa un bras sous ses aisselles, et l’aida à se lever. Son colocataire tremblait un peu, et s’appuya un instant contre lui avant de retrouver le parfait contrôle de son corps.
Quand il se tourna vers Otomaï, il souriait.
-Je me suis souvenu de quelque chose ! s’écria-t-il avec enthousiasme, et son cadet sentit son cœur sombrer dans sa poitrine.
Et voilà, la catastrophe qu’il avait sentie venir, qui allait à nouveau mettre le monde entier en péril et…
-J’étais médecin ! s’exclama Qilby sans lui laisser le temps de paniquer davantage. Ma sœur et moi… Nous soignions les autres Eliatropes ! Ca me revient maintenant ! Elle… Elle m’apportait ce dont j’avais besoin et moi… Je m’occupais de soulager les blessures de mon peuple ! Otomaï ! Tu te rends compte ?! Quelque chose de mon ancienne vie m’est revenu !
Le Feca resta un interdit un moment, pesant le pour et le contre. Il n’avait même pas relevé que l’autre l’avait tutoyé pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient.
D’un côté, le fait que Qilby guérisse et retrouve ce genre de souvenirs était une excellente chose, l’autre cesserait de se considérer comme un étranger dans sa propre vie et pourrait enfin avancer.
De l’autre, il y avait toujours le risque qu’il se souvienne de choses moins joyeuses, et que sa folie ne le rattrape et le pousse à nouveau à commettre l’impensable.
-Papa Otomaï ? résonna la petite voix de Ogrest et, quand le grand homme tourna un regard vide dans sa direction, l’espoir reparut dans son esprit.
Ogrest aussi avait été un cas désespéré à un moment, et ils s’en étaient sortis, ensemble, et avec l’aide de la Confrérie du Tofu. Son fils avait eu droit à une nouvelle chance, et jusqu’ici, il s’en sortait admirablement bien. Qilby était capable de ça, lui aussi, Otomaï en était intimement convaincu.
Alors au diable les doutes et la peur, il devait encourager tous les progrès de son compagnon, quels qu’ils soient !
-C’est fantastique ! s’enthousiasma-t-il à son tour, alors qu’il serrait brièvement l’Eliatrope contre lui.
Ce dernier laissa échapper un rire clair et franc, et lui rendit son étreinte avec une force surprenante pour un homme privé d’un bras. Quand ils se détachèrent, le plus âgé semblait rayonner littéralement, comme un petit soleil. Et Otomaï, malgré ses efforts, se retrouva bientôt à sourire comme un idiot à son tour.
« Déesse Feca, je vous en conjure, si vous m’entendez, permettez à cet homme de vivre en paix. » songea l’alchimiste tandis qu’il regardait son aîné soulever Ogrest pour l’étouffer aussi de câlin.
Plus tard, les deux hommes se retrouvèrent assis sur le perron de la maison, emmitouflés ensemble dans un énorme plaid, chacun tenant une tasse de chocolat chaud. La construction de l’annexe avait été abandonnée lors de la chute d’Ogrest, et n’avait pas repris depuis.
Qilby soufflait délicatement sur la sienne, quand Otomaï prit la parole :
-Tout à l’heure… Vous avez parlé de votre sœur… Vous vous en rappelez, maintenant ?
Son étrange colocataire prit un instant avant de répondre, choisissant ses mots avec soin :
-En fait… Je la vois chaque nuit en rêve. Les visions que j’ai d’elle sont… de plus en plus claires.
-Comment était-elle ?
-Magnifique. La plus belle créature à avoir jamais foulé le sol d’une planète.
-C’était une dragonne ?
-Oui. Et même si j’avoue que si j’ai d’abord été surpris d’apprendre que j’avais une sœur dragonne, finalement… ça me va. Peu importe l’apparence, elle est ma jumelle, et… tout au fond de moi, je sens que je n’ai jamais aimé et n’aimerais jamais personne autant que je l’aime elle.
-Ah oui ?
-Hm, souffla l’Eliatrope alors qu’il buvait une gorgée de son chocolat, nous avons… un lien. Je ne pense pas qu’il existe de mots pour décrire ce sentiment, cette relation que nous avons. C’est encore plus que fusionnel c’est… Non vraiment, je ne sais comment appeler ça !
Un petit rire se glissa des lèvres du plus vieux, et Otomaï eut un sourire attendri. Les yeux de son compagnon brillaient d’une telle douceur à l’évocation de sa sœur…
Malheureusement, sa bonne humeur fondit comme neige au soleil, et il baissa un regard soudain triste vers sa boisson.
-En fait… Je crois que c’est sa mort qui m’a rendu véritablement fou.
-Vous vous souvenez de… Euh…
-Ma folie ? Non. Enfin… je me souviens d’avoir ressenti comme un coup de poignard dans le cœur un jour, et puis… plus rien. Un grand vide. Et comme vous m’avez dit que ma sœur était morte bien avant la venue des Eliatropes ici… Je pense que cette douleur que j’ai sentie correspondait à cet évènement.
-Je… suis désolé, chuchota Otomaï, penaud d’avoir ravivé de telles douleurs.
-Ne le soyez pas, vous n’y êtes pour rien. Vous voulez m’aider et puis… ce n’est pas comme si je n’allais jamais la revoir ! répondit Qilby dans un haussement d’épaules tendu.
Malgré les renseignements de l’alchimiste sur le fonctionnement des Dofus Eliatropes et l’assurance qu’il reverrait sa jumelle un jour, le vieil homme souffrait encore visiblement de l’absence de Shinonome. Leur race était si particulière… Otomaï espérait ne jamais avoir à endurer un deuil comparable à celui d’un Eliatrope perdant son jumeau dragon.
-Alors… Vous allez vous remettre en quête de votre œuf ? s’enquit l’alchimiste, alors qu’il réalisait qu’en effet, Qilby risquait de vouloir retrouver son Dofus au plus vite.
-Sans doute. Je ne suis pas pressé, ma sœur pourra m’attendre, je le sais, confia le plus âgé.
Puis, sans prévenir, sa tête vint se poser sur l’épaule d’Otomaï, dont les joues se colorèrent d’un rose délicat. Il cacha immédiatement son malaise derrière sa tasse de chocolat, bien que son compagnon ne puisse de toute façon pas le voir.
-Merci pour tout ce que vous faites, murmura l’Eliatrope, si bas que l’alchimiste faillit ne pas l’entendre.
Heureusement que ses oreilles étaient plus sensibles que celles de la majorité des gens !
-Je ne fais pas tant de choses que ça pour vous aider… Regardez à quelle vitesse revient votre mémoire, je devrais être capable de…
-Je ne parle pas de ma mémoire Otomaï, mais de toutes les petites attentions que vous avez à mon égard. Vous me construisez une maison, me permettez de rester chez vous, me soignez… D’aucuns m’auraient déjà jeté en prison, amnésie ou pas amnésie. Mais vous… Vous êtes un homme bon, je le sens.
-Pourtant, j’ai moi aussi commis des fautes, avoua piteusement l’alchimiste.
Qilby sembla sur le point de le questionner plus avant, mais se ravisa en voyant son air abattu. Ce n’était pas le moment, et Otomaï lui fut reconnaissant de réfréner sa curiosité dévorante.
Alors à la place, le plus vieux déposa sa tasse, puis recouvrit la main de son compagnon de la sienne. L’alchimiste tressaillit sensiblement, mais ne refusa pas le contact. Au contraire, il le savoura avec délice.
-En ce cas nous sommes deux criminels en quête de rédemption, chuchota Qilby, et Otomaï ne put qu’approuver, perdu dans une soudaine contemplation des étoiles.
-Pensez-vous que nous la trouverons un jour ?
-Seul le temps nous le dira, rétorqua Qilby, faisant écho à l’une de leurs conversations passées, et l’alchimiste ne put se retenir, il éclata de rire.
Quand il se fut un peu calmé, l’autre le regardait avec un léger sourire.
-Oui ? demanda Otomaï, après une minute à regarder son aîné dans le blanc des yeux.
-Rien. Je suis simplement heureux d’être ici, avec vous, conclut l’Eliatrope avant de se relever.
Il abandonna le plaid à son compagnon, et se dirigea vers l’intérieur. Son petit sourire taquin n’avait pas encore quitté ses lèvres quand il se retourna pour adresser un signe de tête à son cadet.
-Bonne nuit, Otomaï.
-B-bonne nuit, Qilby, s’entendit répondre le Feca, perplexe.
L’autre disparut sans plus attendre, et l’alchimiste se retrouva seul, assis devant chez lui, en pleine nuit. Son chocolat était froid depuis longtemps, alors il abandonna l’idée de le finir, et ferma les yeux.
L’image du sourire de l’Eliatrope se grava aussitôt sous ses paupières, et le métamorphe se sentit virer à l’écarlate.
Par la Déesse, il était tellement foutu…

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