Chapter Text
Prologue
Une mélodie joyeuse et entraînante résonnait dans les jardins de Bilskirnir. Une adolescente, gracieuse dans sa longue robe aussi noire que ses boucles, jouait le morceau sur son hardingfele au bois précieux. L’archer s’activait sur les cordes pour composer les notes ; l’ensemble était cadencé par les claquements de main de l’auditoire. Ils étaient quatre à l’observer : une femme ravissante, aux mèches mordorées retenues en un haut chignon complexe, souriait avec tendresse ; un jeune homme était assis à sa droite, la cuirasse frappée du sceau royal, et deux petits garçons se pressaient contre ses jupons. Le plus grand des deux était aussi solaire que sa mère ; ses mains battaient le rythme avec énergie et ses grands yeux cérulés ne cessaient de voyager entre la musicienne et le benjamin, discret, la joue posée contre son épaule gauche, le recoin de ses lèvres relevé. Son petit frère.
Une famille, ce qu’ils étaient. Une simple famille, qui profitait des douces températures printanières à l’ombre d’un grand orne dont les fleurs blanches emplissaient l’air de leur parfum.
Tout était paisible et sans problème ; les arbres voisins semblaient vouloir se dandiner, les cascades se taire pour profiter du moment. Un décor idyllique.
Tout était calme et parfait. Comme cela devait être. Comme cela devait le rester. Pour toujours.
À jamais.
o
Men trærne danser og fossene stanser
[Mais les arbres dansent et les cascades s’arrêtent]
Når hun synger, hun synger “kom hjem”
[Quand elle chante “viens à la maison »]
Thor et Balder chantaient gaiement pour accompagner leur sœur au violon. La taverne, emplie par la musique, bâtait le rythme en cœur avec eux sans se soucier de qui pouvaient être ces étrangers porteurs d’ambiance. Camouflée par son capuchon, Hela s’était simplement levé après une remarque du plus âgé de ses frères et avait rejoint l’estrade pour prendre la place des musiciens, stoppés dans leur surprise par sa venue. Puis elle s’était mise à jouer, et l’assemblée s’était rejointe à elle.
Men trærne danser og fossene stanser
[Mais les arbres dansent et les cascades s’arrêtent]
When she sings, she sings “come home”
[Quand elle chante “viens à la maison »]
Quittant du regard la silhouette de son ainée tout en poursuivant les paroles, le jeune prince tourna son attention par-dessus son épaule pour observer le dernier de la fratrie, assis dans l’ombre du coin de table. Loki frappait également dans ses mains, moins fort et de manière lasse, comme trop habitué par la scène qui se jouait face à lui. Mais son sourire, trop bien camouflé pour être compris par le commun des immortels, trahissait tout le contraire. Ce qu’il ne révélait jamais. Ce qu’il ne révèlerait jamais. Car il était ainsi, perdu derrière cette image forgée par les siècles. Un bouclier d’acier illusoire qu’un très – trop – faible nombre de personnes parvenait à percer.
Leur regard se croisa subitement, le vert de la malice rencontrant le bleu des champions. Et cette émotion, bien qu’effacée, était la seule chose dont avait besoin l’Ase blond pour profiter totalement de la soirée.
When she sings, she sings “come home”
Ses frères, sa sœur et lui. Une adelphie. Une famille.
When she sings, she sings “come home”
o
Une famille déchirée par le temps. Par les secrets, les non-dits et les illusions. Un père à la voix trop forte, une mère à l’esprit trop fragile, une fratrie aux destinés contraires. Naître sous l’étoile noble et divine ne protégeait pas de tout. Les Nornes étaient cruelles, impartiales dans leur ouvrage. « Immortel ne veut pas dire éternel. »
Les pommiers d’Idunn avaient cessé de danser, les cascades ruisselaient de larmes, et la maison demeurait inlassablement froide de leur absence. Le Bifröst avait perdu de son éclat, terni par le chagrin blanc du royaume.
I stormsvarte fjell, jeg vandrer alene
[Dans les montagnes noires d’orages, j’erre seul]
Il n’y avait plus personne pour chanter. Plus personne pour composer de notes joyeuses. Le silence. La solitude. Depuis quand avaient-ils cessé de se presser ensemble sous le grand orne en fleurs ? D’errer dans les tavernes en quête de fêtes ?
o
Over isbreen tar jeg meg frem
[Sur le glacier, je me fraye un chemin]
« Mon prince, êtes-vous sûr ? » La voix d’Heimdall était sombre, plus grave qu’à son habitude. L’inquiétude tirait ses traits, d’ordinaire si calmes, figés dans la neutralité.
Les avertissements de son père bourdonnaient encore dans ses oreilles, clairs et sévères. Pourtant, il savait son choix fait depuis longtemps, connaissait sa place depuis toujours. Sans ce choix, il n’y aurait plus jamais de lendemain.
Alors, décidé, il opina simplement de la tête. L’étreinte glacée d’Hela autour de ses doigts se resserra, comme pour lui donner le courage nécessaire d’avancer, avant de s’effacer pour le laisser seul face aux couleurs miroitantes du pond arc-en-ciel. Il pouvait encore renoncer, mais il ne le ferait pas. Changer d’avis, mais il n’en avait qu’un. Se reculer, pour prendre plus d’élan et sauter.
Sûr, oui.
Une inspiration plus tard, il prononça ces mots qui marqueraient à jamais sa destinée : « Heimdall, ouvre le Bifröst. »
o
« Le Père de toutes choses vous offre une chance de revenir.
- Pas sans lui. »
I eplehagen star møyen den vene
[Dans le verger de pommes, se trouve la belle jouvencelle]
o
« Et s’il refuse ? S’il ne veut pas revenir ? »
Og synger
[Qui chante]
« Alors je ne lui laisserai pas le choix. »
“Når kommer du hjem?”
[« Quand rentreras-tu à la maison ? »]
Notes:
Bien le bonjour tout le monde ! Bienvenue pour cette toute nouvelle aventure dans laquelle je me suis lancé il y a quelques mois, à partir d’un bout de texte écrit dans un coin y a un an (comme quoi, parfois, ça sert de faire du ménage).
Bienvenue dans cette quête – longue quête ! - au travers de laquelle nous allons suivre notre héros, Thor bien sûr, partie retrouver une part de sa famille fragmentée ; à raison d’un chapitre par semaine, nous suivrons donc ses péripéties ;). Je suis un peu nerveuse de me lancer dans cette histoire, moi qui suis habituée à écrire des récits courts, mais j’avais un trop-plein d’amour à déverser pour les personnages de cet univers ; alors allons-y !
Comme ici, je vous donne rendez-vous à la fin de chaque chapitre dans les notes de l’auteur afin d’en apprendre un peu plus sur le lore de cette histoire, comme par exemple les références à l’univers Marvel ou à la mythologie – car, oui, nous allons jongler entre les deux, et de manière très libre, donc pas besoin d’être expert dans l’un, dans l’autre, ou dans les deux ; profitez juste.
Note 0 : Juste pour rappeler que je ne possède aucun droit sur tous les personnages que vous allez rencontrer dans ce récit ; ils appartiennent soit à la mythologie, soit à leurs créateurs/interprètes. Nous ne ferons que les emprunter le temps de cette histoire :3
Note 1 : Balder en tant que demi-frère de Thor est tiré de la mythologie/des comics, Loki en tant que fils adopté est inspiré des comics/du MCU, et pour Hela en demi-sœur, c’est une pure liberté du MCU que j’ai reprise ici (mon personnage sera néanmoins très différent, plus proche de sa version mythologique). Comme ce sont des êtres immortels, les âges sont comptés différemment (en siècles au lieu d’années).
Note 2 : Le hardingfele est une variante norvégienne du violon.
Note 3 : Les paroles sont tirées de la chanson Jeg saler min ganger (ou Very full), la chanson chantée par Loki dans l’épisode 3 saison 1 de la série éponyme. Une partie des paroles est en Norvégien, raison pour laquelle j’ai utilisé cette langue – et cette culture – comme référence pour le royaume d’Asgard pour la suite. De plus, « Kom hjem », le titre de l’histoire, est directement tiré de cette musique et signifie « Rentre à la maison » en Norvégien. Pour les prochaines musiques, je placerais le titre au début de chaque chapitre, pour vous éviter d’attendre la fin si vous voulez l’écouter pendant la scène ;)
Note 4 : Yggdrasil, l’Arbre Monde dans la mythologie nordique, est souvent représenté par un frêne. L’orne désigne le frêne à fleurs.
Note 5 : Pour continuer dans la mythologie, les Nornes représentent les divinités qui écrivent le destin de chacun, depuis la naissance jusqu’à la mort. Idunn, quant à elle, est la Déesse de la jeunesse éternelle dont les pommes permettent de rajeunir ceux qui les mangent. Ici, l’image des pommiers est utilisée pour rappeler les paroles. Enfin, Bilskirnir est le nom du manoir de Thor, ici utilisé pour désigner celui des enfants d’Odin.
Et voiloù ! Je m’arrête ici pour cette note déjà beaucoup trop longue. J’espère vous revoir au premier chapitre. Bonne lecture pour la suite !
Chu
Chapter 2
Notes:
Soundtrack : The drunk Scotsman (musique populaire)
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
Chapitre 1
Seidr
Un grincement léger s’échappait de la charpente au moindre mugissement du vent, vestige de la tempête ayant fait rage la nuit passée. Elle avait maintenu les bateaux à quai, retardait le départ en haute mer de bon nombre de marins, si bien qu’il avait fallu les entasser dans les dizaines d’auberges peuplant l’île. Les femmes avaient pullulé aux bras de ces hommes privés de leur véritable amour ; leurs rires et le vin avaient coulé à flots toute la soirée pour oublier, dans l’ivresse d’un godet ou d’une étreinte, la rage céleste. Une ambiance bien proche de celle emplissant les tavernes de sa lointaine contrée, familière et nostalgique à la fois, sans pour autant qu’il y porte grand intérêt. Car, au-delà du mal-être exprimé par son cœur d’être si loin des siens, il n’oubliait pas la raison de son départ, l’objectif de ce long voyage dont il avait cessé de dénombrer les années. Ainsi, s’il s’était permis les faveurs d’une demoiselle aux longues boucles sombres dans l’ombre de ses camarades, il l’avait au final délaissé à l’orée de sa porte, l’esprit clair et l’estomac exempt d’alcool.
D’un mouvement vif, il s’aspergea le visage d’eau glacée, savoura la morsure du liquide contre ses traits fatigués. Puis, s’appuyant sur les rebords de la commode supportant la bassine, il releva son regard vers le miroir face à lui. L’objet, fissuré sur sa phase inférieure, lui renvoya alors l’image d’un homme privé de sommeil. Le bleu de ses yeux s’était terni au fil de son voyage, à mesure que l’espoir s’effeuillait, au même titre que les pistes à parcourir. Il n’y avait plus cet éclat candide tant affectionné par sa mère, seulement des cernes violacés auxquelles s’accrochaient des perles d’eau. Un soupir mourut au bord de ses lèvres. Il n’aimait pas cette image, car elle en disait trop sur son état profond, masquant le guerrier fort qu’il avait toujours prétendu être pour ne laisser plus que… lui. L’image d’un homme faible, loin des parures, des champs de bataille. L’image d’un marin quelconque en quête d’un mirage, d’une chimère.
Pour autant, il n’abandonnerait pas.
Se redressant, il saisit la chemise d’un blanc crasseux délaissée la veille sur le bord d’une chaise et l’enfila, avant de chausser une vieille paire de bottes au cuir endommagé par le sel marin. Sur le lit voisin, un comparse de buverie dormait encore profondément. Ses ronflements permirent de masquer le claquement de ses talons contre le parquet tandis qu’il rejoignait la porte, un cordon carmin entre les dents et ses doigts dans ses cheveux. Ils avaient poussé depuis la dernière fois, alors qu’il devait renoncer aux longues mèches mordorées pour rejoindre les galères espagnoles, mais ils n’avaient pas encore retrouvé leur splendeur d’antan, à peine assez longs pour être maintenus dans une queue basse. Sa mère aurait certainement fait une attaque face à son crâne proche du nu, elle qui affectionnait tant tresser autrefois des fleurs et des rubans dans son blond solaire. Cependant, contrairement à beaucoup de choses, une coiffure n’était que temporaire, une erreur facile à réparer, que le temps pouvait rapidement effacer. Contrairement à bien des choses. Contrairement...
Le soupir retenta sa chance au bord de ses lèvres ; il ne lui offrit pas l’accès. Au lieu de cela, il ouvrit la porte et laissa l’animation matinale de la taverne l’accueillir. Une douce odeur de pain grillé se répandait dans les couloirs, recouvrant les effluves de rhum et de vomi de la veille. Des rires résonnaient au rez-de-chaussée, une femme criait pour répéter les commandes aux cuisines et un homme jouait gaiement un air sur son concertina. Après avoir esquivé deux ou trois personnes endormies à même le sol du corridor, il emprunta les escaliers et laissa son esprit divaguer au rythme du refrain entêtant.
Ring-ding-diddle-iddle-aye-dee-oh !
Ring-die-diddilee-aye-oh !
Was nothing more than God had graced him with upon his birth.
[Ce n’était rien de plus que ce que Dieu lui avait accordé à sa naissance.]
Des sifflements accompagnèrent la prestation alors qu’il rejoignait le comptoir pour régler sa nuit. Visiblement, l’histoire de ce pauvre écossais ivre comme un trou était plaisante de bon matin. Et, tout aussi sûrement, il poursuivrait de hanter sa mémoire pour les trois prochaines heures. Tout autant que le sourire de la charmante serveuse qui se pencha au-dessus du comptoir, dévoilant ses doux attributs dans un corset bien trop serré. Ce même sourire auquel il avait fermé la porte la veille, coiffé de boucles sombres.
« Au plaisir de vous revoir chez nous, bel Apollon. » Sa voix était suave, attrayante, aussi langoureuse que ses doigts qui s’attardèrent sur les siens pour récupérer les pièces. Il lui rendit son sourire sans s’attarder davantage.
Ring-ding-diddle-iddle-aye-dee-oh !
Ring-die-diddilee-aye-oh !
Well, lad, I don’t know where you’ve been but I see-
(Eh bien, mon garçon, je ne sais pas où tu étais mais je vois-)
Il referma la porte de la taverne derrière lui ; très vite, le chant graveleux laissa place à la rumeur lointaine des marins. Le bâtiment était construit à proximité du port, perdu parmi une farandole d’enseignes semblables bâties pour le divertissement des marins. Directement face à eux, des bateaux aux mas vertigineux attendaient leurs occupants pour reprendre la mer. L’aurore perçait à peine à l’horizon, une douce éclaircie veillait sur leurs voiles à peine gonflées de vent. Il ferait beau et clair, parfait pour rejoindre les vagues.
« Un temps idéal. Bien joué. » La voix grave résonna sur son côté gauche. Sans surprise, il retrouva la silhouette de son vieil ami, Heimdall, faisant face comme lui à la mer. Ses iris d’un or pur contemplaient l’ouvrage des pêcheurs sans jamais ciller, attentifs à ce qui se passait à la fois ici et ailleurs. Il était apparu de nulle part, sans soulever le moindre grain de poussière, sans attirer le moindre regard. À la fois présent et absent, à l’instar d’un mirage dont il aurait lui-seul connaissance.
« As-tu retrouvé sa trace ? » La question était idiote, mais il avait besoin d’entendre sa réponse, de se raccrocher à ce faible espoir.
Le gardien du Bifrost tourna son attention vers lui ; le mouvement fit miroiter les premiers rayons solaires sur son armure. « Le terme trace est approprié, je dirais. Votre frère poursuit de se cacher là où mes yeux ne peuvent l’atteindre. » Pour la énième fois de la journée, il retint un soupir à l’entente de ces mots. Les suivants firent serrer sa mâchoire : « Mais, dans un monde dépourvu du seidr comme Midgard, il ne peut effacer totalement son existence. Du moins pas encore. » Heimdall tourna de nouveau son regard vers l’horizon, plus particulièrement en direction d’un navire marchand dont les hommes s’affairaient autour pour charger les vivres. « À mesure que le temps s’effile, il me devient de plus en plus difficile de le percevoir.
- Dis-moi. » La lassitude de ces décennies de traque futile – cent quatre-vingt-sept ans - pesait lourdement sur sa voix. Le temps s’effilait, oui, et bientôt il devrait rentrer. Mais jamais son âme, ni même son cœur, ne pourraient le suivre. Pas sans lui à ses côtés. « Jamais sans toi. »
D’un mouvement de sa mâchoire large et solide, Heimdall indiqua les deux hommes en train de discuter devant la passerelle sur laquelle le reste de l’équipage s’activait. L’un devait être le capitaine du navire, l’autre le marchand ayant fait affaire avec lui. Ils n’étaient pas seuls ; une femme se tenait près du premier, les mains appuyées sur son épaule et les lèvres relevées en une moue tendre. Ses boucles étaient d’un blond vénitien, retenues dans une tresse lâche décorée d’un foulard au rouge intense. Elle ne semblait guère âgée, bien loin d’atteindre le quart d’un siècle humain. Pourtant, il flottait sur son minois encore rond de candeur une certaine intelligence, celle-là même qui nourrissait les esprits les plus vifs, les plus malicieux. Les plus chaotiques. Une simple étincelle, bien loin du brasier en quête duquel il s’était mis.
« Une trace » reprit Heimdall à ses côtés. « Cette midgardienne est tout ce qu’il y a de plus normal. Si on omet cette trace de seidr autour de son aura.
- Penses-tu qu’en la suivant… » Il s’interrompit, les sourcils froncés. Le trio venait de bouger. Une accolade entre les deux hommes mit momentanément la demoiselle de côté. Elle les observa faire, un sourire poli sur les lèvres, une main occupée à triturer le pendentif autour de son cou. Une fine pierre cérulée de laquelle émanait une faible force, comme les battements d’un cœur léger.
« Ainsi est l’espoir mon prince. Fugace, incertain, trompeur, plein de promesses. » Comme une dague. « À vous de choisir s’il vaut le coup d’être poursuivi. »
« Toujours » ; la réponse fusa dans son esprit avant toute autre pensée. Alors, sans même hésiter – et parce que cela ne lui avait jamais vraiment ressemblé de trop réfléchir -, il fit un pas en avant et quitta l’ombre du bâtiment.
Avant qu’il n’ait pu en faire un second toutefois, la voix du gardien résonna une dernière fois derrière lui : « N’oubliez pas cependant, il vous faudra bientôt rentrer afin d’accomplir votre rôle. Tel était votre accord avec votre père.
- Je n’oublie pas. Encore merci mon ami. »
Il n’eut pas besoin de tourner la tête pour deviner l’inclinaison respectueuse du heaume doré. Ses derniers mots, « Tvi, tvi, mon prince » l’accompagnèrent ensuite, tandis qu’il se remettait en route, l’esprit clair dans ce nouveau jour chaleureux.
o
Se faire passer pour l’un des marins du Commodore ne fut pas chose complexe : aucun homme ne prêtait vraiment attention à son voisin, trop occupé par le poids de sa charge et par le mouvement de leurs pieds sur les lattes du bateau. Sa tenue crasseuse et sa barbe de plusieurs jours lui donnaient une apparence quelconque. Il n’avait eu qu’à saisir un tonneau d’eau, léger pour ses muscles habitués à combattre des colosses, et à infiltrer cet équipage parmi les autres nouvelles têtes – les désertassions, voulues ou non, étaient fréquentes à bord, et il n’était pas rare de recruter de nouveaux bras dans une taverne. Puis, une fois tous les vivres chargées à bord, l’ancre fut levée et le bateau quitta le rivage en se dandinant au milieu des vagues calmes.
Très vite, la haute mer s’offrit à leurs yeux, remplaçant les contours rassurants du quai par l’horizon d’un azur profond. De quoi égailler le cœur des hommes qui se mirent à l’ouvrage en chantonnant en chœur des paroles trop récentes dans son esprit.
Ring-ding-diddle-iddle-aye-dee-oh !
Ring-die-diddilee-aye-oh !
He stumbled off into the grass to sleep beside the street.
[Il s’affala sur l’herbe et s’endormit au bord de la rue]
La journée s’écoula sans qu’il ne la voie passer - elle ou bien la jeune femme désignée par Heimdall. Les muscles de ses bras avaient durement été sollicité pour hisser, affaler, border ou même choquer les voiles suivant les directives capricieuses du vent. Il accueillait cependant cette douleur comme un calmant pour ses nerfs peu habitués à attendre. Patience était le maître mots de cette mission – il avait eu le meilleur professeur dans ce domaine - ; pourtant, il la percevait davantage comme un bourreau intraitable. Un supplice sans fin.
Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois. Trop de jours.
o
La nuit était tombée depuis moins d’une heure. Les eaux étaient calmes autour d’eux, et le ciel complètement dégagé annonçait une nuit calme pour l’équipage. Aussi, le capitaine s’était montré généreux pour leur premier soir en mer et avait permis à l’équipage un moment de répit autour d’un bon repas. Ils avaient aussi chacun reçu une ration de rhum, histoire de réchauffer leur gosier et leur cœur. Le breuvage n’avait rien du délicieux hydromel qui coulait à flots dans les tavernes d’Asgard, mais Donar avait accepté le boujaron tendu avec un sourire. Car c’était ce genre de petites joies qui marquait la vie de ces mortels midgardiens. Ils chantaient à présent, les bras entrelacés par-dessus leurs épaules, pour ceux de garde et ceux encore trop énergiques pour rejoindre leur couche. Et c’était plaisant, une ambiance cosy qui lui aurait presque fait oublier la solitude sombre enracinée dans son esprit.
« Toi, t’es un p’tit nouveau toi, pas vrai ? » Un quinquagénaire au sourire troué lui adressa la parole par-dessus le feu. Ses vêtements étaient rapiécés, son crâne dégarni et sa peau plissée par le temps. Pourtant, une bienveillance illuminait ses traits, chaude et réconfortante. Il répondit d’un hochement de tête bref, incapable de l’ignorer, mais aussi de développer sa réponse. Alors, le vieil homme poursuivit : « Comment t’appelles-tu ? Moi, c’est l’vieux Hector.
- Donar » il répondit entre deux bouchés.
« Donar. Eh bien mon garçon, j’dois avouer que t’es un sacré moustique ! » s’exclama son interlocuteur en se frappant la cuisse de sa main libre, avant de le désigner de sa cuillère. « J’t’ai vu dompter les voiles toute la journée, un vrai matelot ! Bien joué ! » s’exclama-t-il ensuite en soulevant son godet dans sa direction.
Avec un sourire timide, Donar frappa le sien contre avant de prendre une gorgée. Ses papilles s’agitèrent sous le goût de vanille relevée d’épices. Pas assez fort pour le faire oublier, comme toujours. Peut-être était-il temps pour lui aussi de rejoindre sa banette et de se perdre dans les brumes du sommeil. Il n’était pas vraiment fatigué, le passé resurgirait en lui pour le hanter plusieurs heures, mais au moins son corps pourrait se reposer.
Cependant, alors qu’il envisageait de finir son verre d’une seule prise, une silhouette attira son attention plus loin sur le pont. Difficile à louper, car fine au milieu des corps musclés et crasseux des marins, la jeune femme désignée par Heimdall déambulait en compagnie d’un marin d’une tête plus grand qu’elle. Ses boucles blondes détachées flottaient dans le vent, et le pendentif à son cou luisait d’une faible aura cérulée. « Belle comme une frégate » auraient déclaré les hommes autour de lui.
« Mon pauvre garçon, elle serait ta perte. » Interpellé par la voix granuleuse d’Hector - murmure destiné à n’être entendu que de lui -, Donar tourna de nouveau son attention en direction du marin âgé.
« Pourquoi donc ? » demanda-t-il aussitôt. C’était sa chance d’en apprendre davantage. L’envie de rentrer se coucher était bien loin à présent. « Qui est-ce ?
- Sylvie, le bras droit du capitaine. Une femme comme timonier… » marmonna-t-il ensuite contre le rebord de son godet. « Une femme sur un navire, a-t-on jamais vu ça ? » Il but une gorgée, grimaça au goût, puis ajouta face au visage sans doute intrigué de son interlocuteur : « Ça porte malheur, mon garçon. L’océan n’aime que les hommes qu’elle peut séduire. Sa jalousie nous emportera. » Il tourna son regard vers la dénommée Sylvie ; le jeune prince fit de même. « Ou bien le venin de cette femme le fera à sa place.
- Je vois qu’elle ne vous inspire pas grande compassion. »
Le vieux marin rit, avant d’ajouter : « Mon garçon, jamais aucune sirène n’aura mon âme. »
Et ce fut tout ce qu’il put obtenir de son nouvel ami car, déjà, d’autres matelots s’étaient mêlés à eux, le cœur débordant de joie et la bouche de chants. Séduit, le bon Hector s’était joint à leur troupe pour conter l’histoire de ce pauvre homme perdu en mer, en quête d’un navire pour le secourir.
De son côté, Donar conserva son attention sur la jolie blonde. Stoppée sur la proue avec son compagnon, elle riait gaiement face aux mots de ce dernier. Il y avait quelque chose en elle qui troublait le jeune prince. Toujours cette pointe de chaos qui flottait autour d’elle, et qui lui donnait l’envie irrémédiable de venir à elle pour la lui arracher. Car cette malice ne pouvait appartenir qu’à une seule personne ; cette même personne qu’il recherchait depuis des années, des décennies, à l’opiniâtreté détestable qui causerait sans doute sa folie. Ou bien sa perte.
Son idiot de frère. « Ne m’en veux pas si je te déteste. »
Cette femme était le seul indice qu’il possédait, l’unique trace décelée par Heimdall depuis bien trop d’années à tâtonner dans le noir. Il n’avait pas le droit de la gâcher. Il ferait tout.
« Car je te déteste. »
Soudain, son regard croisa celui de la timonière. Aussi bleu que les flots derrière elle, pétillant de vie, et de bien plus. Lorsqu’elle lui adressa finalement un sourire, charmeur et espiègle, par-dessus l’épaule de son interlocuteur, Donar comprit enfin les mots du vieux Hector. Une sirène qui ferait son malheur. La discorde.
Le chemin tracé vers Loki.
Notes:
Et coucou ! Alors ce premier chapitre, qu’en avez-vous pensé ? On débute doucement mais sûrement. Le décor se met progressivement en place ; promis, il y aura un peu plus d’action dans le prochain. En attendant, place aux petites notes :3
Note 1 : Le seidr désigne, de manière grossière, la magie dans la mythologie nordique (c’est du moins comme ça que nous le résumerons dans cette histoire). À savoir que c’est une pratique plutôt réservée aux femmes.
Note 2 : Les paroles sont tirées de The drunk Scotsman, une musique populaire notamment chantée dans les tavernes et par les marins. Pour la petite anecdote, c’est lors de ma période « sea shanties » (ou chants de marins) que l’idée de cette histoire m’est venue, couplée avec la découverte que Tom, l’acteur de Loki, avait prêté sa voix au capitaine Crochet dans un film de la Fée Clochette. Tout s’est mélangé et POF ! Voici mes chocapics XD
Note 3 : Peut-être info inutile mais Midgard désigne notre terre/monde, en opposition avec Asgard d’où proviennent les Ases (synonyme Æsir, féminin Asynes).
Note 4 : « Tvi, tvi ! » est un équivalent norvégien de « Bonne chance ! ». En effet, la formule consiste à poser un charme sur la personne afin d’éviter qu’un esprit, possiblement mauvais, puisse le faire ensuite. C’est aussi une manière de se séparer d’une personne proche avant une longue absence, toujours comme nous dirions « Bonne chance » avant de quitter quelqu’un pour longtemps.
Note 5 : Le Commodore est une référence au nom du vaisseau volé par Thor dans le troisième film. Le personnage de Sylvie est quant à lui directement inspiré de la jolie blonde éponyme présente dans la série Loki (j’en dirais pas plus pour ceux qui ne l’ont pas vu, si ce n’est « mais qu’attendez-vous pour le faire ?! » XD).
Note pratique : Les paroles en italique représentent les pensées ou les souvenirs des personnages :3
Merci d’avoir lu ! Et à la semaine prochaine pour la suite !!
Chu
Chapter Text
Chapitre 2
Sylvie
Un soleil timide apportait sa lueur au travers des grandes fenêtres du jardin d’hiver. Il ne faisait pas très chaud, à peine assez pour maintenir les plantes estivales en vie lors de leur dormance annuelle. Au printemps, l’endroit ruisselait de couleurs chatoyantes pour la vue, avec les parfums entêtants des fleurs qui se mélangeaient dans l’air et la vue savoureuse des premières baies exotiques. Dans un coin, deux servantes jouaient un air sur une lyre et un clavecin, quelque chose de lent et quelconque, ne servant qu’à couvrir le blanc environnant. La vie passait par les sons, et Frigga s’efforçait au quotidien d’étendre ses croyances autour d’elle. Facile pour un oracle dont les visions sauvaient des vies ; trésor d’Asgard, Mère de toute chose.
La magnifique reine se balançait dans un grand siège à bascule en frêne, d’avant en arrière, comme les coups immuables d’une horloge. Un petit paquet était pressé contre son sein ; elle le dévorait d’amour, les iris ancrés sur sa silhouette, les lèvres figées en un sourire maternel. Elle semblait heureuse, sereine, parfaite dans son rôle de mère, et berçait le nourrisson avec dévotion. Une vision familière et apaisante, la première dont il parvenait à se souvenir, autrefois trop jeune pour saisir l’importance de chaque seconde écoulée. Trop immature pour percevoir la teinte changeante du minuscule bras tendu vers le sein nourricier, ou pour comprendre la raison de cette température anormalement basse. Il se remémorait simplement la musique calme et les fredonnements occasionnels de sa mère.
Der hvor kuling møter kav
[Où le vent rencontre les embruns marins]
Danser minner mot et mektig hav
[Les souvenirs dansent contre la mer]
Sov, du lille, i min favn
[Dors, mon petit, dans mes bras]
Et, parfois, tournées dans sa direction par-dessus les bras protecteurs, deux iris au vert vacillant. Une teinte qui deviendrait précieuse avec le temps, un ouvrage difficile à déchiffrer mais passionnant à découvrir.
For i den elven finnes alt
[Parce que tout se trouve dans cette rivière]
Un regard qui hantait ses nuits depuis des décennies, et sur lequel il se réveillait trop souvent.
Comme cette nuit-là, encore une fois.
Allongé dans sa couche – un simple drap suspendu faisant office de hamac -, les yeux fixés sur le plafond, Donar attendait. Les ronflements superposés de ses camarades résonnaient autour de lui ; certains émettaient de faibles gémissements, d’autres grognaient des mots dans leur sommeil. La nuit se mourrait dans quelques heures, il suffisait d’attendre. Depuis leur départ en haute mer une semaine plus tôt, chaque jour se ressemblait pour se succéder. Rien d’extraordinaire ne se passait. Comme ses compagnons, il se levait aux aurores pour dompter les voiles des heures durant, puis la nuit tombait et il se retrouvait à discuter avec le vieil Hector et d’autres hommes, accomplissait son tour de garde, avant de finalement rejoindre la cale et les bras peu cléments du sommeil.
Chaque jour, la même chose. Le même rêve, les mêmes pensées.
Pour avancer, il avait besoin de se rapprocher de cette Sylvie, mais la timonière n’était pas la plus accessible des personnes du bateau, encore moins pour un matelot comme lui. Elle demeurait la plupart de son temps à la barre, quand elle ne rejoignait pas le capitaine dans sa cabine durant des heures. Beaucoup parlaient dans son dos, et Hector avait toujours un mot mauvais à son égard. Une femme à bord portait malheur ; les superstitions étaient ancrées dans la marine et difficiles à dénouer. Pour autant, personne n’élevait la voix trop fort, de peur d’être entendu par le quartier-maître en train d’insulter le « joyau » de leur supérieur. Une femme maudite, qui attirait le respect par la peur sans même ouvrir la bouche.
Une description qui aurait pu correspondre à une autre de ses connaissances. « Les mots sont parfois plus forts que les gestes, mon frère. Mais le silence… » Il soupira face au souvenir. Oui, le silence était le plus cruel des bourreaux.
Au-dessus de lui, les planches du plafond laissaient passer entre elles quelques faibles raies lumineuses. Elles étaient devenues familières au cours des nuits passées sans sommeil, car chaque homme avait sa petite habitude pour monter la garde : certains se laisser choir sur le pont, et leur bougie formait alors un halo constant autour d’eux ; d’autres préféraient marcher d’un pas lent et régulier, faisant voyager leur source de lumière avec eux. C’était devenu une sorte de jeu pour lui, afin d’attendre l’aurore dans l’obscurité. Les heures étaient souvent longues et éprouvantes ; bien qu’il eût appris la patience avec le temps – et le meilleur des professeurs -, cette vertu ne lui avait jamais été associé durant sa longue existence. Donar avait plutôt été le garçon énergique, qui courait dans les couloirs en entrainant frères et sœur à sa suite pour accomplir un maximum de bêtise. Il était le sourire qui demandait pardon face aux actions déjà faites, qui tentait de recoller les morceaux d’un vase renversé dans la précipitation, ou même qui finissait toujours par s’endormir sur les pages mornes d’un quelconque livre. Il était l’action, les champs de bataille et les tavernes gorgées de plaisir et de bruit. Il n’avait jamais aimé attendre, car il savait son esprit trop lent pour surpasser ses muscles rapides. « Trop lent. » Un défaut qu’il reconnaissait à présent, car il en avait déjà vu les conséquences.
« Les mots sont parfois plus forts que les gestes. » Mais les gestes étaient le plus souvent les premiers à faire mal. Contrairement aux paroles qui pouvaient ne pas être entendues, les gestes ne pouvaient qu’être ressentis. « Tu le sais mieux que personne » murmura-t-il dans sa barbe naissante en frottant sa paume le long de lignes en relief sur son pectoral gauche.
L’image de sa mère et du petit paquet pressé contre sa poitrine revint un fragment de seconde dans son esprit. Son sourire était ravissant, solaire, éblouissant.
Comme le rai de lumière qui passa subitement sur sa rétine.
Aveuglé, Donar cligna plusieurs fois des paupières afin de chasser le surplus de photon, tout en camouflant son visage contre sa maigre couverture. Il détestait cette sensation ; Hela avait autrefois l’habitude de venir tirer les rideaux dans sa chambre au petit matin afin de laisser la lueur de Sól l’éveiller. Une mauvaise habitude, reprise par la suite par ses femmes de chambre lorsque l’heure devenait trop pressante pour le préparer. Personne n’avait jamais eu de compassion pour son sommeil dans ce palais de toute manière.
Mais cette lumière était différente, car elle n’indiquait pas la venue du jour. Différente, car elle ne correspondait à aucune des rondes auxquelles il s’était habitué ces derniers jours. Trop forte, trop aléatoire, aux mouvements saccadés qui ne trahissaient ni la fatigue, ni l’ennui de son porteur ; mais plutôt sa nervosité, ou quelque chose de similaire.
Intrigante.
Enfin un élément qui se détachait de l’ordinaire.
Sans un bruit, Donar s’extirpa de sa couche et traversa la cale aménagée en dortoir, sans prendre la peine d’enfiler ses bottes – elles auraient pu être trop bruyantes. Quelques marches grincèrent sur son passage lorsqu’il les gravit pour rejoindre le pont, mais le bruit se perdait facilement dans les ronflements des marins et le mugissement du vent au-dessus des mats. Il avança sur les dernières presque en rampant pour être certain que sa grande taille ne trahirait pas sa présence. Contrairement à la cale, il y avait en effet suffisamment de lumière à l’extérieur pour dessiner les contours du bateau et les silhouettes le peuplant. Dans son premier quart, la lune offrait une clarté généreuse, blanche et flatteuse, qui lui permit d’étudier le terrain de son poste d’observation. Sur la proue du bâtiment, une dizaine de personnes étaient rassemblées. Il ne distinguait pas réellement leur visage, mais il reconnut sans peine le gabarit large et haut du quartier-maître, dos face aux vagues, et à sa droite, plus petite d’une tête et demie, l’apparence svelte de la prénommée Sylvie. Chaque homme tenait une lanterne dans sa main gauche, tandis que la seconde brandissait une arme au choix : dague, harpon, couteau de cuisine, ou même balai. Une vision qui lui fit froncer ses sourcils. Pourquoi un tel rassemblement à une heure aussi tardive ?
« Mutinerie… » La réponse lui parvint tel un murmure acide par-dessus son épaule.
Surpris, Donar dut retenir un sursaut et se tourna avec une lenteur contrôlée. Avant de se retrouver nez à nez avec le visage crispé du vieil Hector. L’homme portait toujours son bonnet de nuit et, sous les rayons lunaires, il apparaissait vieilli d’une quinzaine d’années, ses rides creusées d’ombres.
Hector lui fit aussitôt signe de se taire en portant un doigt tremblant à ses lèvres. Il se retint donc de gronder son ami et se contenta d’un simple coup d’épaule contre la sienne comme réprimande. Geste qui tira un sourire percé à son aîné, avant que le sérieux ne revienne à la charge. Car, oui, si ce qu’il disait était vraie, la situation était sérieuse. Voire dangereuse. Donar avait déjà connu deux mutineries au cours de son séjour dans les galères espagnoles : l’une s’était terminée sur une victoire rapide des esclaves ; la seconde avait nimbé les eaux océaniques d’un manteau écarlate et ferreux. Un carnage, un enfer. Pour un marin, un bateau était sa maison, mais il pouvait aussi devenir une prison, un cercueil. Quatre planches voguant au milieu de nulle part, guidées par la simple force du vent tantôt clément, tantôt capricieux.
Mutinerie… Cela pouvait expliquer les messes basses des deux derniers jours, les regards appuyés en direction de la cabine du capitaine, ou même la nervosité grandissante qui avait peu à peu tari les chants entrainants des hommes à l’ouvrage.
Mutinerie. Conflit. Discorde.
Il devait en avoir le cœur net.
« Don- Mais qu’est-c’que tu fais ?! » chuchota Hector avec panique en le voyant bouger.
Une fine pluie s’éveilla peu à peu au-dessus des voiles, suffisante pour brouiller le grincement des lattes sur son passage. Aussi discret qu’un chasseur guettant sa proie, l’Ase quitta les marches pour rejoindre le mat principal, robuste et épais, parfait pour le camoufler du regard de Sylvie et de son acolyte, tournés dans sa direction. De son nouveau point d’observation, il pouvait apercevoir le dessus du crâne dégarni d’Hector qui luisait sous les rayons lunaires, les deux grandes portes menant à la cabine du capitaine, mais aussi – et surtout –, il pouvait mieux distinguer les hommes contenus dans le groupe des mutins. Seize pour être précis, d’âge et de taille variables. Environ un cinquième de l’équipage. Pourtant, les couches lui avaient semblé pleines lors de son passage. Une pensée qui se superposa à une observation supplémentaire : il ne reconnaissait pas la moitié des hommes sur le pont.
Qui ? Mais surtout quand ? Comment ? En une semaine de navigation, ils n’avaient croisé ni autre bâtiment, ni terre à accoster. Et aucun vaisseau n’était non plus présent autour d’eux. Étaient-ils là depuis le début, camouflés quelque part où le reste de l’équipage ne pourrait les surprendre ? Ou même…
« Cette Midgardienne est tout ce qui est des plus normaux, si on omet cette trace de seidr autour de son aura. » Les mots d’Heimdall s’imprimèrent dans son cerveau. De la magie ? Un tour d’illusion ? Une tromperie ?
Non, il devait garder son calme, repousser cette joie qui galopait de plus en plus vite dans son cœur à cette simple pensée. D’abord, il devait s’occuper de cette mutinerie. Ensuite, il se chargerait d’interroger cette femme. Puis, il lui faudrait un grand verre – pour fêter sa victoire ou noyer son énième échec, la raison dépendrait des réponses que lui apporterait la timonière. Chaque chose en son temps. Marche après marche, « ou tu risquerais de te prendre les pieds dans ta cape » rit une voix enfantine dans sa mémoire.
Le chagrin céleste s’intensifia encore un peu ; les nuages se gonflèrent pour masquer en partie la lune. L’obscurité s’étendit depuis la poupe, lui permettant d’avancer vers un regroupement de tonneau sans être repéré. De sa nouvelle position, il avait ainsi accès aux chuchotements des mutins, dont certains semblaient perturbés par le changement soudain de météo.
« C’n’est peut-être pas une si bonne idée » marmonna l’un d’eux en pressant le harpon tenu contre son torse. « Je crois que les Dieux sont en colère. » Deux de ses compagnons approuvèrent d’un mouvement de tête.
- Tosk ! » ricana alors le quartier-maître. « Les Dieux nous ont laissés pour ce soir, alors restez concentrés. C’est notre chance. Votre seule et unique chance » rectifia-t-il en pointant les neuf marins que Donar avait déjà pu croiser sur le pont. « Ne gâchez rien, ou nous repartirons sans vous.
- Tout doux Ali. » Sylvie s’avança entre eux pour intervenir. À son cou, le collier luisait faiblement comme à son habitude. Ses boucles blondes étaient ramenées en un demi-chignon sur le haut de son crâne ; elle avait troqué ses jupons pour un pantalon confortable et une haute paire de bottes solides. « Ce bateau sera nôtre, les Nornes l’ont déjà décidé. »
Donar cligna des yeux à l’évocation des divines tisseuses. Il l’avait déjà entendu dans quelques bouches midgardiennes, mais jamais aussi éloigné des côtes scandinaves.
La femme poursuivit en s’avançant parmi ses alliés : « Cette nuit est notre chance, mes amis. Une bataille, avant de rentrer chez nous victorieux. Où nous boiront jusqu’à être plein » ajouta-t-elle en oscillant un sourcil aguicheur et complice.
Une proposition plutôt tentante, Donar devait l’avouer. Il aurait échangé bien des choses contre une bonne gorgée d’hydromel fruité. La taverne et l’histoire de ce pauvre écossais ivre étaient bien loin à présent. Hélas, l’heure n’était pas aux festivités.
Requinqués par ces mots – de manière plus ou moins efficace suivant les hommes -, les marins rebelles se mirent alors en marche. À priori, leur objectif principal était le capitaine. Une bonne stratégie, il devait le reconnaître, car un essaim sans reine avait très vite de s’autodétruire toute seule. Le pauvre bougre n’était pas mauvais pourtant, bien au contraire : un boujaron était distribué chaque soir à l’heure du repas, les pauses étaient nombreuses, et ils étaient suffisamment de matelot pour que le travail ne soit jamais éreintant. Si ces hommes se plaignaient réellement de leurs conditions de travail, alors Donar ne leur souhaitait pas de connaître l’ambiance atroce de ceux entassés dans les cales des grandes frégates marchandes, obligés de ramer des heures durant contre le vent sans la moindre goutte d’eau pour les remercier.
Peu importait, la décision de vie ou de mort de toutes ces âmes – y compris celle du capitaine – ne lui appartenait pas. Qu’ils fassent leur mutinerie, qu’ils la réussissent ou qu’ils échouent, lui n’avait qu’une cible ; une seule et unique cible.
Pour son aubaine, Sylvie resta en retrait sur le pont, laissant les mutins guidés par le quartier-maître avancer et le dépasser. Il conserva son attention sur elle, sur sa silhouette dressée au milieu des flots, les mains croisées dans le dos et la tête relevée vers le ciel assombri. Des cris s’élevèrent dans son dos, depuis la cabine du capitaine devina-t-il. La minute d’après, l’agitation se répandit dans les dortoirs sous ses pieds où les marins avaient sans doute été éveillés par le bruit. Il était l’heure d’agir, avant qu’il ne soit trop tard, avant qu-
« Combien de temps comptes-tu encore te cacher derrière ce mat ridicule ? » Les lèvres de Sylvie bougèrent à peine, mais sa voix était claire à son oreille. Et son regard d’un bleu profond fixé dans sa direction. Elle savait. Bien.
Échappant à la pénombre, Donar s’avança vers elle d’un pas prudent. Elle l’observait de loin, une moue boudeuse peinte sur ses lèvres candides. Sylvie, une femme bien différente de celle qu’il avait vue pendue au cou du capitaine avant son embarcation. La naïveté apparente avait cédé sa place à de l’ingéniosité ; malgré ses traits juvéniles, elle paraissait plus vieille qu’une semaine auparavant. Était-ce le pantalon, l’éclat de confiance dans son regard, ou le stylet qu’elle faisait danser avec adresse entre ses doigts liés ?
« Je me doutais que tu agirais ce soir » poursuivit-elle lorsqu’il ne fut plus qu’à cinq mètres d’elle, distant et méfiant. « Mais, je dois admettre que je suis déçue. »
Il patienta, attendit la suite de ses mots, avant que la raison du silence prolongé ne lui fasse comprendre les attentes de son interlocutrice. « Pourquoi ? »
Elle sourit, heureuse de le voir prendre part à son jeu. « Parce que je pensais que tu agirais plus tôt. À vrai dire, depuis ta première nuit ici. »
La jeune femme décroisa ses bras pour venir serrer son pendentif dans sa main droite, l’autre toujours occupée à faire tournoyer son arme. Un pressentiment – bon ou mauvais, difficile de choisir – chatouilla l’échine de Donar. La jolie blonde lui apparaissait familière, et pourtant n’avait rien de ce qu’il recherchait. Elle était trop, mais en même temps pas assez. « Une trace » répéta Heimdall dans son esprit. Lui désirait la totalité.
Alors il se lança, franc, car c’était toujours ainsi qu’il réussissait le mieux au final : « Où est-il ?
- Qui donc ?
- Mon frère. » Si elle souhaitait jouer, il serait son joueur. Tirer les vers du nez était une étape parfois obligatoire sur le champ de bataille, afin de mieux gérer les actions futures de ses adversaires. Et, sans éloge, Donar avait toujours été doué pour ça.
La jeune femme pencha la tête sur le côté, visiblement confuse. « Ton frère ? » Puis, elle émit un rire étouffé. « Il va falloir être un peu plus précis, mon joli. Sais-tu combien de frères égarés nous recueillons ? »
Ses doigts pianotèrent d’impatience contre sa cuisse. Au loin, un grondement résonna dans le ciel. Il était proche, si proche. « Une trace », un vestige qui ne serait bientôt plus à sa portée, car le temps ne cessait jamais de s’écouler. Pas pour eux. L’immortalité ne protégeait pas de tout.
Il fit un pas de côté ; elle fit de même en réponse. Doucement, ils mirent en place une ronde éloignée, chacun sur ses gardes de son côté du cercle, toujours face à l’autre pour ne rien manquer de lui. Le moindre indice, la moindre trace.
« Joli collier » tenta-t-il alors. Elle plissa les yeux en réponse. « Je suppose qu’il est précieux.
- Très. Mais il n’aurait aucune valeur pour un égaré tel que toi. »
Ce fut à son tour de rire. « Vous n’avez pas idée. » À quel point il était égaré. À quel point ce pendentif comptait. « Une grande force s’en émane. Mais elle ne vous appartient pas. »
L’orage gronda à nouveau. Un éclair zébra l’horizon avant de se faire entendre, si proche. Il devenait de plus en plus difficile de la canaliser ; dans l’action, les conseils de sa mère et autres précepteurs finissaient toujours par s’estomper derrière le crépitement des étincelles. Cela aurait été plus facile de simplement tout relâcher, laisser exploser, libérer les émotions primaires enfouies au fond de lui. Il n’oubliait néanmoins pas sa – leur – situation : quatre planches de bois flottant au milieu de nulle part, avec à leur bord tout un équipage d’innocents.
Alors il retenta, aussi calme qu’il pouvait le paraître : « Une dernière fois ». Tendant le bras sur le côté, il laissa les étincelles se regrouper au creux de sa paume pour se matérialiser. Leur excitation était grande ; elles piaillaient comme de jeunes chèvres en quête de liberté. L’instant d’après, il put sentir le toucher réconfortant du cuir sous ses doigts, et le poids familier de son plus fidèle compagnon le long de son bras. Mjöllnir. « Où. Est. Mon frère. »
Les traits féminins se tintèrent alors d’agacement. « Mignon mais têtu. »
Il pouvait la foudroyer sur place. Avec un peu de concentration, il pourrait lui arracher les mots de sa petite bouche boudeuse. Elle ne ferait pas la fière bien longtemps. Malgré la trace de seidr, il pouvait deviner à quel point elle était mortelle. Une Midgardienne, sans défense face au Champion d’Asgard.
« Besoin d’un coup d’main, Syl ? » demanda une voix derrière lui – ou elle, ou eux. Il reconnut sans peine la voix grave du quartier-maître.
Du coin de l’œil, il l’aperçut debout devant la cabine du capitaine, plusieurs colliers de joyaux enroulés autour de son cou large, et une main épaisse sertie de bagues drapée sur la gorge froissée du pauvre Hector. Des lumières brillaient de partout sur la poupe du bateau, et des marins, sortis de leur sommeil, désorientés, s’entassaient au milieu du groupe révolutionnaire. À priori, la mutinerie avait réussi dans son dos. Qu’importait.
« Le Commodore est sous notre commandement » déclara la jolie blonde en cessant ses pas, brisant leur ronde. Il l’imita aussitôt.
À présent, c’était lui qui tournait le dos à l’océan et elle qui frôlait l’ombre des mâts. Fièrement dressée devant ses hommes, son équipage. D’un mouvement agile, elle rangea son arme dans sa botte droite, avant de prendre appuie sur sa jambe et de lui demander, bras croisés sur sa poitrine : « Alors, que comptes-tu faire maintenant, joli cœur ? Tous nous arrêter avec ton marteau ? »
Il le pouvait. Oh, il n’aurait aucun mal à le faire.
Un nouvel éclair déchira le ciel, éclairant au passage le visage de tous ces mortels, effrayés et perdus pour la plupart.
« Ou bien nous suivre ? » Comme elle l’avait fait avec ses hommes, elle oscilla son sourcil gauche au-dessus de son œil dans un geste taquin, provocateur, complice. Face à son mutisme, elle poursuivit ensuite : « Tu vois ce collier ? » Elle fit tournoyer le pendentif à l’éclat céleste entre son pouce et son index. « Il m’est très précieux, car il m’a été confié par une personne qui m’est chère. Mais ce n’est pas tout. »
Sylvie le rejoignit en quelques pas. Le quartier-maître fit mine de vouloir faire de même, mais elle le maintenu à distance d’un geste de la main. Le dépassant, elle se dressa face à l’océan, leur tournant à tous le dos pour guetter l’horizon. Entre ciel et vagues, les premières lueurs du jour commençaient à se dessiner, mais leurs teintes étaient plutôt particulières. Aucun rose, ni orange n’annonçaient la venue du soleil. Les couleurs étaient plus froides, comme une ligne de givre se dessinant à la surface des eaux. Il fallut un instant à Donar pour comprendre. Ce n’était pas le jour qui naissait, mais un éclat de seidr qui se répandait face à eux.
« Ce collier est aussi mon seul moyen de toujours retrouver ma maison » expliqua Sylvie.
Un portail qui déchirait l’air pour s’ouvrir. Une voie entre ciel et mer.
Tournant la tête dans sa direction, et visiblement amusée par la tête qu’il devait faire – étonnement ? émerveillement ? -, elle ajouta pour finir d’un timbre plus doux qui trahissait son affection : « Dépêchons, Mère nous attend. »
Notes:
Et coucou ! J’espère que vous allez bien pour ce deuxième chapitre qui commence à étoffer l’intrigue. Les prochains seront un peu plus longs dans la moyenne avec, comme ici, des analepses pour voyager vers le passé de nos personnages.
Note 1 : I elven finnes alt, la berceuse chantée par Frigga, est la version norvégienne de La Berceuse d’Ahtohallan présente dans La Reine des Neiges 2 (j’ai jamais dit que j’avais de grandes références XD). Comme Arendelle se localise aussi en Norvège, je trouvais que cette berceuse collait plutôt bien à l’ambiance de l’histoire :3
Note 2 : Divinité de la mythologue nordique, Sól est la personnification du soleil. Son nom signifie d’ailleurs soleil. Elle est donc utilisée ici pour prêter son nom à l’astre. Mjöllnir (qui s’écrit qu’avec un seul L chez Marvel) est quant à lui un puissant marteau de guerre forgé par les nains au cœur d’une étoile mourante. Il est l’arme favorite de Thor et est un excellent conducteur pour ses éclairs (sans pour autant en être la source).
Note 3 : Tosk veut dire imbécile en Norvégien.
Note 4 : Le boujaron désigne la ration journalière d’alcool accordée à chaque marin sur un bateau, un peu comme une récompense après une dure journée de labeur.
Merci d’avoir lu ! Et à très vite pour la suite !!
Chu
Chapter Text
Chapitre 3
Lamentis
Dix-huit minutes, ce fut le temps nécessaire qu’il fallut aux mutins pour prendre possession du bâtiment. Les hommes volontaires avaient directement été mis à l’ouvrage, malgré l’heure tardive et la tenue peu adaptée de certains. Les fortes têtes et les indécis, eux, furent enfermés derrière des barreaux dans la cale. Seuls Hector et lui demeuraient immobiles sur le pont, à observer l’agitation autour d’eux. Le pauvre vieil homme avait une marque de strangulation autour de son cou ridé ; il avait dû s’assoir sur un tonneau pour retrouver son souffle trop longtemps séquestré par la forte poigne du quartier-maître. Cet homme n’avait aucun scrupule, c’était certain. Pourtant, Donar avait vu la manière dont il observait Sylvie : il y avait du respect dans son regard, une certaine forme d’affection et un besoin de la conserver toujours dans son champ de vision. Si ce colosse de muscules devait posséder un point faible, la jolie blonde était sans aucun doute le premier de la liste. Là était le problème majeur des relations : elles pouvaient rendre le plus commun des mortels aussi puissant qu’un dieu, ou bien le réduire à néant d’un simple mot. Pour avoir testé ces deux extrêmes, Donar pouvait l’attester.
Rien n’était plus jouissif, ou plus terrifiant, que de s’abandonner complètement dans la poigne d’une autre personne.
« Alors ? » Sylvie vint s’adosser contre le mât à côté d’eux. Au-dessus, un trio de matelots s’activait à défaire les cordages pour choquer les voiles. Leurs ombres, dessinées par les lanternes, reproduisaient leurs mouvements sur le tissu immaculé. « As-tu pris ta décision, joli cœur ? » Le surnom lui tira un froncement de sourcil. Elle dut mal interpréter sa réaction car elle ajouta, comme pour expliquer à un enfant : « Vas-tu nous aider ? Nous suivre ? Ou… faire que sais-je avec ce marteau ? »
Mjöllnir pendait à présent à sa taille, la tête pressée contre sa cuisse gauche. Son poids rassurant était comme une évidence pour son corps qui s’était aussitôt réhabitué à sa présence. Donar avait cessé de compter le nombre de champs de bataille qu’ils avaient traversés ensemble, le nombre de victoires qu’'ils avaient arrachées, le nombre de paix qu’ils avaient restaurées. En ce temps-là, il était encore naïf de tout. Sa famille était encore complète, soudée et aimante ; un miroir intact qui ne se briserait que des décennies plus tard. Un seul grain de sable avait suffi à rayer sa surface, une risible fissure qui avait finit par s’étendre, par fragiliser la structure globale, avant d’entraîner son explosion en mille éclats.
Une seule mauvaise décision avait entraîné tout ce gâchis. Les champs de bataille, il les parcourait à présent dans ses songes, armé uniquement de ses regrets et de sa solitude. Il n’était pas fait pour attendre, ni pour réfléchir, ressasser, réinterroger le passé afin de mieux comprendre le lendemain. Non, cela n’avait jamais été sa place dans la fratrie, et il ferait toujours en sorte que cette place revienne à celui qui l’avait initialement forgée.
Inconsciemment, il tira sur la lanière carmin accrochée autour de son poignet. « Si je vous aide, m’aiderez-vous en retour ?
- Mon mignon » rit Sylvie, « tu as conscience que nous pouvons le faire, avec ou sans ton aide ? »
Il tourna son attention dans sa direction. « Et vous avez conscience que je peux réduire ce bateau en poussière avant même que vous rejoignez ce portail ? »
La timonière plissa les yeux face à la menace. Si elle le crut, son visage ne laissa traverser aucune peur ni irritation ; au contraire, elle paraissait s’amuser comme une enfant au milieu des grenouilles. Et il détestait ça. Les personnes qui aimaient le chaos étaient aussi les plus imprévisibles.
Un éclair zébra le ciel au-dessus des voiles, faisant sursauter les hommes dans les cordages, tandis qu’il conservait son regard ancré dans celui de son interlocutrice.
C’est alors qu’elle rouvrit la bouche, pour prononcer tout sauf les innombrables paroles auxquelles il aurait pu s’attendre : « Tu es un troll ? Ou quelque chose du genre ?
- Un quoi ? » lâcha-t-il, mais elle poursuivait sans lui prêter attention :
« Tu n’serais pas le premier, j’ai déjà vu bien des choses au cours de mon existence. Même si, je dois l’admettre, un troll de foudre, c’est plutôt classe.
- Par ma barbe, un troll ?! » s’exclama Hector, s’attirant l’attention de ses deux cadets. Il s’était relevé d’un bon pour s’éloigner de trois pas, les yeux ronds de surprise et les lèvres pincées dans une grimace effrayée. « Ce genre de troll qui fouille les poches et croque les orteils des malheureux endormis ?!
- Oh, moi ça n’me dérangerait pas d’être croquée dans ce cas » roucoula Sylvie, ce qui lui valut un regard désabusé de la part de son interlocuteur. Réaction qui, une nouvelle fois, la fit rire. Avant qu’elle ne déclare, un sourire, plus sincère que tous ceux adressés depuis leur première rencontre : « Qu’importe ce que tu es. Si tu as nulle part où aller, alors tu n’as qu’à venir avec nous.
- Et qui vous dit que j’ai nulle part où aller ?
- Parc’que tu as ce regard. » D’un geste inconscient, elle vint triturer le pendentif autour de son cou. Un geste que Donar avait fini par assimiler à la recherche de réconfort, de courage. « Le même regard. »
« Quel regard ? » voulut demander le blond mais, appelée au loin par le quartier-maître, Sylvie se redressait déjà pour le quitter. Avant néanmoins, elle se stoppa face à lui pour déclarer d’une voix assurée, riche de promesses, mais surtout de compassions :
« Je te l’ai déjà dit, et j’ignore toujours qui est ce frère que tu recherches, mais… Sais-tu combien de frères égarés nous recueillons ? » Son sourire s’agrandit en sentant toute l’attention de son interlocuteur focalisée sur sa personne. Sa prise se fit plus ferme autour de son collier. « Viens avec nous. Dans le pire des cas, je t’offrirais un verre avant de te ramener à bon port. Après tout, tu n’as rien à y perdre. » Elle recula lentement, puis tourna le dos afin de rejoindre le gouvernail d’où elle était appelée.
Du coin de l’œil, il l’observa prendre place à la barre, donner les dernières directives pour favoriser l’avancer du bateau en direction de l’immense portail dont les rebords cérulés éclaboussaient la nuit.
Rien à perdre. Il ne pouvait nier à quel point elle touchait juste. Combien de temps lui restait-il ? Combien d’erreur lui serait encore permise ? Mais surtout, combien encore pourrait-il tenir ?
Rien à perdre, car il avait déjà tout perdu. « Un jour, tu seras roi, fils. » La voix de son père était encore forte dans sa mémoire. « Je te l’interdis ! » Sa colère grondait toujours dans ses entrailles. Pour la première fois depuis une éternité, Donar avait eu peur ce jour-là. Non pas de tout perdre comme l’avait supposé son père en faisant pression sur tout ce qu’il supposait compter pour son fils. Non, l’Ase avait eu peur, simplement, de l’échec. Il savait le choix qu’il avait fait, mais il avait aussi compris la différence entre choisir et agir, avait expérimenté le pas titanesque à faire entre les deux. Mais, parce qu’il n’y avait justement plus rien à perdre, sa peur s’était finalement tarie pour laisser place à de l’espoir. L’espoir de recoller les morceaux du miroir. L’ouvrage ne pourrait jamais être achevé, redevenir comme avant, car il manquerait toujours des fragments, à tout jamais perdus. Cependant, s’il pouvait au moins retrouver celui-ci, alors peut-être… pourrait-il à nouveau se refléter dans sa famille ?
Rien à perdre. Il inspira profondément.
Tout à gagner. Avant de finalement relâcher l’air avec une lenteur contrôlée.
Rien à perdre. Seulement un frère à récupérer.
Aussitôt, le vent changea de cap. Des exclamations de surprise se firent entendre au-dessus de sa tête à mesure que les voiles se gonflaient. Il ne leur prêta pas attention et se mit immédiatement à l’ouvrage. Après plusieurs décennies sur Midgard, et plusieurs grades testés dans la marine, il avait appris à dompter les vents pour favoriser la vitesse des bâtiments. Celui-ci n’échapperait pas à son expérience.
Depuis la barre, Sylvie lança un cri d’encouragement pour tout l’équipage qui vint s’adapter à la célérité soudainement acquise par le bateau. Les mâts grincèrent sous le poids du vent, les vagues crachèrent sur leur passage, et le portail les enroba peu à peu dans sa lueur éblouissante. Cela ne prit pas plus d’une dizaine de minutes – une éternité pour Donar dont l’appréhension montait à chaque mètre franchi. Son ventre se retourna face à la soudaine aura qui l’enveloppa à mesure que le paysage se brouillait autour de lui. La nuit laissa place à un jour timide et enneigé, la brise agréable à un froid mordant qui fit contracter ses muscles de surprise. Ses oreilles sifflaient, et il reconnaissait ce vertige au fond de lui, typique des voyages au travers du Bifröst. Certains marins ne purent d’ailleurs se retenir et durent passer la tête par-dessus bord pour soulager leurs boyaux, là où d’autres perdirent connaissance. Près de lui, il put même entendre le pauvre Hector murmurait dans sa barbe un « sorcellerie ! » d’effroi. Et, dans un sens, il n’avait pas tout à fait tort.
Car, ce qui attira l’attention de Donar une fois le portail franchi, ce ne fut ni l’état perturbé de l’équipage, ni le changement brusque de météo, ni même les immenses drakkars voguant autour d’une île face à eux, ou encore le cheval ailé qui les survola un instant avant de disparaitre derrière un nuage neigeux. Non. Ce qui attira son attention aussitôt, et qui manqua d’arracher des larmes à ses iris, ce fut cette soudaine odeur d’ozone qui flottait par intermittence autour d’eux. Légère, à peine marquée, mais bien plus qu’une simple trace.
Du seidr.
« Chers compagnons, bienvenue à Lamentis ! » s’exclama Sylvie depuis son poste. « La nation des laissés-pour-compte.
Son cœur accéléra dans sa poitrine. Pas n’importe quel seidr.
o
« Loki ? » Le souvenir envahit brusquement son esprit. Les grandes colonnes d’argent de Valaskjálf, où ils avaient été emmenés pour suivre une audience royale, se redessinaient autour de lui. Au travers, une vue imprenable sur le cœur d’Asgard offrait un sentiment de nostalgie à son âme partie depuis trop longtemps. À cette époque, il n’avait été qu’un petit garçon insouciant, parti en quête de son frère au milieu des couloirs interminables et des regards curieux. Un jeune prince n’avait pas à courir sans raison ; pourtant, il l’avait fait sans la moindre honte, poussé par ses propres raisons. « Je suis désolé, d’accord ? Tu as gagné ! » Son souffle était court, sa panique grandissante en se remémorant la blessure peinte sur le visage de son cadet. Il avait toujours été un tel idiot, se rappelant à chaque fois trop tard que son petit frère fonctionnait d’une autre manière. Tout ça, c’était la faute de ces affreux fils à papa qui n’avaient pas su tenir leur langue, et de sa manière polie de rire même aux blagues les moins drôles. « Loki ? » Cela avait toujours été ainsi, lui courant après son frère pour se faire pardonner, s’excuser de ne pas s’être retourné plus tôt pour l’attendre. Alors qu’il n’avait toujours souhaité que de pouvoir marcher côte à côte, épaule contre épaule, en riant de n’importe quoi. « Je n’suis qu’un imbécile, je l’sais. S’il te plaît. Loki ! »
Il s’était stoppé au milieu d’un corridor interminable, à bout de souffle et la panique de plus en plus oppressante dans sa poitrine. Avant qu’il ne sente un parfum léger et familier flotter autour de lui. Quelques éclats d’un vert profond dansèrent devant ses yeux, puis deux crochets pointus vinrent creuser le bas de sa mâchoire. La douleur le fit grimacer, mais elle fut très vite oubliée en croisant les pupilles fendues du serpent enroulé autour de sa gorge. Il avait un air menaçant, bougon ; cette même moue qu’il connaissait sur le visage du plus jeune prince lorsqu’il était fâché contre lui – et seulement lui. De manière étrange, Loki n’avait toujours été extrêmement en colère que contre lui, comme si les fautes d’autrui ne compteraient jamais autant que les siennes. Et il adorait ça, car c’était pour lui une manière pour son frère de lui montrer son attachement.
« Je suis désolé » répéta-t-il donc face au serpent ; aucune honte n’existait quand il s’agissait d’avouer ses faiblesses face à son petit frère. « Tu peux me mordre autant que tu veux, je l’mérite. »
En réponse, le serpent montra de nouveau les crocs. Cependant, il n’en fit rien et se contenta de mieux s’installer sur l’épaule conquise, sa prise à peine plus resserrée autour du cou blond. Le plus vieux des deux avait alors ri, emplissant avec ardeur ses poumons de ce parfum magique – mélange d’ozone et de givre. Une odeur qu’il reconnaîtrait toujours.
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Les disputes fraternelles étaient autrefois courantes ; rares étaient celles qui duraient plus longtemps que le tour d’un cadran. Loki était un enfant introverti et facile à vexer, mais Donar n’avait jamais hésité à laisser son ego de côté pour retrouver les faveurs de son petit frère, prêt à reconnaitre ses fautes ; car il savait qu’il n’était pas non plus le petit garçon parfait dépeint par les paroles paternelles. Et puis, il y avait eu plus avec le temps : de raisons de se disputer, de raisons de s’excuser.
« Eh, petit ! » La voix tremblante d’Hector le tira peu à peu hors de ses souvenirs. Le vieux marin s’était rapproché de lui pour agripper le bas de sa manche. Son teint était livide, ses dents grelottantes et ses yeux exorbités par tout ce qui l’entourait. Il semblait incapable de choisir une chose à fixer autour de lui, perpétuellement en quête d’observation ; ce qui lui donnait un air fou, proche de la panique. « J’crois que c’est l’heure. Après une longue et périlleuse vie, c’bon vieil Hector va avaler sa gaffe. »
Donar rit malgré lui. Pauvre mortel projeté avec force dans un monde plus grand, beaucoup trop grand pour son imagination sans doute stérilisée avec le temps. « Tu ne croyais pas aux sirènes ?
- Y a une différence entre croire et voir, mon p’tit » maugréa Hector.
Au même moment, la voix de Sylvie hurla dans le vent : « Préparez-vous à carguer les voiles et à mouiller l’ancre ! »
Ils évitèrent de justesse un imposant drakkar, qui n’aurait eu aucun mal à les couler d’une simple caresse, avant que l’île ne se dessine plus précisément à l’horizon. Un épais manteau de neige bordait ses falaises pour la plupart vertigineuses. Un bras de mer s’enfonçait dans les terres pour rejoindre l’intérieur de l’île où une vallée, luxuriante malgré le froid, les accueillit. Le contraste entre les eaux bleutées, le vert sombre des pins cernant le rivage, et le blanc des pics enneigés était saisissant.
Le grand lac, où se mêlaient les flots salés du rivage et ceux doux des fleuves, apparaissait comme étant le point central d’une nation autour duquel venait s’articuler plusieurs bâtiments de tailles modestes. Un grand quai recouvrait la majeure partie des berges, où de nombreux vaisseaux étaient accostés. À leur bord, des hommes et des femmes s’affairaient pour charger ou décharger des caisses. Le pégase, qui les avait survolés plus tôt, atterrit sur l’un d’entre eux avec sa cavalière qui s’exclamait fort entre les rires braillards de ses compagnons. Il aperçut aussi d’autres individus bien loin de leurs terres natales, des organismes bien étrangers à Midgard – était-ce un groupe de Kronien qu’il voyait au loin en train de replier les voiles d’une embarcation ?
Peut-être avait-il finalement bien une chance de retrouver son frère ici.
L’espoir était chaud dans ses veines ; il laissa l’air glacé refroidir ses ardeurs. Trop de fois la déception l’avait fauché trop tôt ; la douleur était à chaque fois plus difficile à éteindre.
Le bateau volé fut amarré près de la plus grande bâtisse. Elle n’avait rien d’extraordinaire, si ce n’était sa taille, et s’harmonisait avec les autres demeures par le bois sombre composant sa façade. Donar repéra néanmoins les nombreuses runes peintes sur les poutres ; des prières de protection reconnut-il sans trop s’attarder dessus, car Sylvie se dirigeait déjà vers lui. Elle lui tendit une lourde cape similaire à celle dans laquelle elle s’était elle-même enveloppée. Frileux de nature – et, même s’il ne l’avouerait jamais à voix haute, il se retenait de claquer des dents depuis leur arrivée dans le fjord -, l’homme accepta le vêtement avec un simple hochement de tête pour remerciement.
« Suis-moi » déclara-t-elle ensuite en entamant déjà la montée des marches menant au manoir.
Derrière eux, les mutins s’activaient déjà pour décharger le bateau, sous le regard sévère du quartier-maître, toujours vêtu de sa seule chemise. Un fou, sans la moindre once de doute. Ou peut-être n’était-il pas humain. Peu importait.
« Allez ! » appela Sylvie du haut des marches.
Prenant les mots pour lui, Hector ne se fit pas prier pour obéir. Soupirant, Donar finit par faire de même. Dans quoi s’était-il embarqué ? En quelques enjambés, il rattrapa donc son retard sur ses compagnons d’infortune, et c’est ensemble qu’ils traversèrent les grandes portes en bois de la demeure. Il faisait chaud à l’intérieur, ce qui lui suffit pour approuver son choix. Néanmoins, il osa tout de même demander : « Pourquoi ?
- Pourquoi quoi ? » fut la réponse de Sylvie tandis qu’ils traversaient l’entrée sans aucun intérêt.
« Pourquoi ce traitement de faveur ? »
Elle rit. « Parce que tu ressembles à un petit chiot abandonné, et que j’adore les chiens. » Il fronça le nez, incertain d’apprécier la raison donnée. Sylvie poursuivit tout de même : « Ici, on n’a que des loups, et même si Fenrir est adorable, c’n’est pas vraiment la même chose. Et puis », elle lui adressa un sourire par-dessus son épaule, « je connais la personne idéale pour t’aider. Un vrai rat de bibliothèque, qui- Ah, les garçons ! » Son ton se chargea soudain de joie à la vue de cinq hommes assis dans un petit salon.
Ils venaient d’en traverser déjà trois ou cinq, chacun aménagé autour d’une cheminée à l’accueillant foyer ardent. Ils avaient aussi croisé bon nombre de personnes à qui Sylvie n’avait accordé qu’un rare hochement de tête en guise de salutation. Aussi, Donar fut surpris par son changement brusque. Mais sa surprise ne fut pas moins que lorsqu’il se rendit compte que, dans le lot, deux visages lui étaient familiers.
« Sylll-vie ! » s’exclama l’un d’entre eux en prolongeant le L de son prénom plus que nécessaire, un Kronien aux traits rocheux étonnamment candides. « Ça fait quoi, trois mois qu’on ne t’a pas revu ?
- Oui ! » poursuivit son voisin aux yeux d’un bleu si clair qu’ils semblaient capables de percer la moindre armure. « Il me semble même que tu étais privée de sortie, non ? »
La jeune femme grimaça à l’entente de ces mots, contrairement à ses acolytes qui rirent de bon cœur face à son malheur. « Oui, à ce propos… Enfin, qu’importe. Comment va la situation ici ? » Le changement de sujet fut loin d’être subtil, mais le petit groupe l’accepta avec une aisance qui s’expliqua par un unique mot prononcé en chœur :
« Mal.
- Tu t’rappelles la mue de Jör y a une cinquantaine d’années ? » demanda le Kronien d’une petite voix. « Bah là, apparemment, c’est pire » compléta-t-il face à son hochement de tête
« Faut le comprendre aussi » poursuivit un autre en picorant des noix, « vous vous voyez, vous, sortir d’une couverture plus longue que l’Amérique ? Et puis, comme on sait tous- ». Il s’interrompit à la seconde où son attention se tourna sur Donar. Ah. À priori, la reconnaissance était mutuelle. Pourtant tellement improbable que l’Ase avait refusé de le croire, avant d’entendre son ancienne identité dans la bouche de ce vieux compagnon de route : « Sigurd ? »
Un nom qui attira l’attention de son confrère hors de son ouvrage, et dont les yeux s’ouvrirent encore plus grands que ceux de son voisin. « Sigurd ? Comme Sigurd Jarlsen ? »
James Barnes et Steven Rogers, deux prisonniers rencontrés sur une galère alors qu’ils n’étaient que de jeunes adolescents maigrichons. La mutinerie de leur équipage avait permis leur affranchissement, et ils s’étaient quittés en bons termes quinze ans plus tôt sur les rives du Mexique. Quinze années que les deux amis avaient su exploiter à leur avantage visiblement : en bonne santé, bien bâtis et le cœur léger. Si Steven avait conservé ses cheveux blonds en la coupe courte des esclaves, James avait laissé pousser les siens qui formaient à présent de jolies tresses brunes sur l’arrière de son crâne.
« Attendez » s’interposa Hector qui, pour une raison complètement étrange, suivait docilement depuis le début, « tu n’avais pas dit que tu t’app’lais Donar ?
- Donar ? » dirent en chœur les anciens galériens, avant que James ne poursuive seul : « Non, Sig était un compagnon d’infortune sur Le Vengeur y a des années de ça. On n’était que des gosses à l’époque et… Et d’ailleurs, tu n’as pas pris une ride, mon frère !
- Frère ? » Ce fut au tour de Sylvie d’intervenir. « C’est lui le frère que tu recherches avec tant de dévotion ?
- Quoi ? » rit James, avant de reprendre plus sérieux : « enfin, j’pense pas. Tu me recherchais ?
- Et Donar, qui c’est du coup ? » poursuivit le Kronien, comme pour remettre du vin de confusion dans la cruche déjà pleine.
Le prince en cavale se pinça l’arête du nez en soupirant. Avant de sentir un coup d’épaule contre la sienne. Sylvie, évidemment, dont les yeux d’un bleu profond, et avide de réponses, l’invitaient déjà à poursuivre. « Allez mon mignon, va falloir nous fournir des explications.
- Pourquoi le ferais-je ? » clama-t-il, exténué. « Nous ne nous connaissons que depuis une semaine, j’ignore qui vous êtes et je n’ai de comptes à rendre à personne. »
Sa réponse jeta un froid dans le salon, plus mordant que les vents à l’extérieur. Il s’en voulut presque aussitôt, surtout pour ses deux anciens amis qui n’avait jamais rien connu d’autre de lui que sa bonne humeur contagieuse face à l’adversité. Ils avaient été des gamins, deux petits esclaves qui ne rêvaient que de liberté et dont la complicité lui avait irrémédiablement rappelé celle qui partageait autrefois avec son propre frère. Donar n’était pas un homme négatif ; au contraire, les textes de la noblesse le dépeignaient comme un joli prince solaire, dont le sourire était le principal rival de Sól. De ce fait, il n’aimait pas inspirer chez les autres de la peur – en dehors des champs de bataille, bien sûr. Mais il était fatigué, facilement irritable. Tout le monde l’aurait été face aux derniers grains d’un sablier incoercible.
« Donar » débuta une voix étrangère dans son dos, « marin sans prétention qui a loué ses services à plusieurs compagnies marchandes aux abords de l’Italie. » Une voix claire, qui récitait de manière claire et monotone. Soupirant déjà, le prince se retourna pour analyser le nouveau venu, mais se figea bien vite en entendant la suite de son discours. « Connu quelques années plus tôt sous l’identité de Sigurd Jarlsen où il se fit embrigader dans les galères espagnoles. Un siècle plus tôt, l’apprenti médecin Donald Blake fait des miracles au Moyen-Orient pour combattre la deuxième vague de Peste. »
L’homme descendait d’un pas lent et contrôlé les marches d’un escalier menant à l’étage. Il portait une tenue typique de la nouvelle mode britannique ; un foulard était noué autour de son cou, la chaîne d’une montre pendait à sa hanche et un monocle lui permettait de lire les minuscules écritures du carnet tenu entre ses mains gantées. Ses cheveux poivre et sel étaient tirés vers l’arrière, de telle sorte que son visage était complètement dévoilé. Un visage aux traits anguleux, au nez cassé et à l’âge incertain.
« Au début du dix-septième siècle, Jake Olsen embarque sur le Duyfken en tant que brancardier et vogue vers les terres inexplorées de l’Australie. » Ses yeux, d’un bleu-gris sombre, quittèrent les pages de son carnet pour plonger directement dans les siens. « Dois-je continuer ?
- Qui êtes-vous ? » Sa voix grogna malgré lui dans sa gorge.
« Oh, je pense plutôt que c’est à vous de nous le dire, Thor Odinson. » Son sang se figea dans ses artères. « Après tout, nous ne recevons pas la visite d’un dieu dans un lieu aussi reculé tous les jours.
- Mobby » intervint Sylvie en s’avançant vers l’escalier, « je-
- Je ne pense pas que ce soit dans votre intérêt d’intervenir, jeune fille » la coupa-t-il aussitôt, sans même lui prêter le moindre regard. « N’étiez-vous pas privée de sortie ?
- Si » dit-elle d’une petite voix, figée sur place par le ton calme de l’inconnu.
« Et ne venez-vous pas d’enfreindre une fois de plus les règles en invitant des personnes sans demander autorisation au préalable ? »
Une fois de plus, la jeune femme concéda : « Si. »
Le prénommé Mobby décrocha finalement son attention de l’étranger pour venir, soupirant, sur la dernière marche des escaliers où il observa la demoiselle par-dessus la rambarde « Sylvie, Sylvie, Sylvie. Avez-vous conscience que nous avions besoin de tout, sauf de ce problème en ce moment ? »
Le prince en fuite fronça les sourcils ; était-ce lui le problème en question ?
Poussée par une émotion impulsive, Donar – ou plutôt Thor – s’avança à son tour pour rejoindre la jeune femme. « Si vous savez qui je suis, alors vous savez sans nul doute ce que je recherche. »
De nouveau, le regard de Mobby glissa sur lui. « Oui.
- Vous savez où il se trouve. » Ce n’était pas une question, et l’homme y répondit avec un petit rire dans la voix :
« Oui. » Avant que son attention ne s’élève de lui pour se porter par-dessus sa tête.
Suivant son regard du sien, Thor se retourna, juste à temps pour entendre des pas précipités dans la salle voisine. La seconde d’après, une femme ravissante débarqua dans le salon, des nuances de noir et de vert voletant dans la précipitation autour de sa silhouette. Une nouvelle venue dont la simple apparence arracha le souffle de la poitrine divine. Sa chemise et ses jupons – qui composaient les teintes de sa tenue -, maintenues autour de sa taille par une ceinture épaisse, étaient trempés par endroits, comme si elle avait dû affronter une tempête avant sa venue. Ses cheveux sombres étaient quant à eux retenus en une tresse lâche sur son épaule droite ; des mèches s’en échappaient joyeusement pour boucler autour de son visage à la familiarité douloureuse. Une version d’Hela, plus jeune et plus vivante, aux iris perçants d’un vert lumineux. Qui se posèrent immédiatement sur lui.
Une attention qui lui retourna aussitôt l’estomac. La douce sensation de seidr chatouilla ses sens tandis qu’un silence pesant régnait dans la salle. Il pouvait entendre les sifflotements magiques, pareils à des serpents à son oreille. Il pouvait voir les émotions valser dans les pupilles de la nouvelle venue, tout ce qu’elle aurait souhaité lui crier, et tout ce qu’elle ne lui dirait jamais. Un livre difficile à déchiffrer, mais dont les années d’expérience et de rigueur lui avaient offert la clef. Une clef qui retrouvait toujours sa serrure, car cela avait toujours été ainsi.
Il fit un pas dans sa direction, elle en fit aussitôt trois. Sa langue était lourde, pâteuse de ne plus savoir quoi prononcé, malgré les nombreux discours préparés pour ce jour. Très vite, ils se retrouvèrent au centre du salon, lui plus grand d’une tête et demie, elle tentant de compenser la différence de taille par celle de ses talons. Des taches sombres marquaient ses pommettes saillantes, avant que Thor ne distingue des écailles reptiliennes, assorties à ses pupilles encore fendues. Visiblement, les métamorphoses s’étaient enchaînées, confrontées, perturbées. Mais peu importait ; même avec une queue de serpent, il était prêt à l’accepter.
À accepter cette main aux ongles parfaits qui se tendit en direction de son visage pour se poser contre sa joue gauche. C’était doux et glacé, comme la poudreuse tombée au petit matin. Il apposa aussitôt la sienne par-dessus, avec le besoin viscéral de se rassurer. Il avait besoin, après tout ce temps. Besoin, après cette si longue traque. Besoin, de lui, d’elle, de qui il voulait être – qu’importe ! Juste. Besoin.
Foutument besoin.
« Loki. » Le nom sortit tout seul, pour la première fois depuis une éternité.
Une émotion nouvelle dansa dans le regard de son frère. Son frère. « Min bror » voulait-il murmurer, chanter, hurler, rire, pleurer. « Min kjære bror ». Son cher frère.
Si bien qu’il ne perçut pas à temps l’étincelle dans le regard fragile de la jeune femme. Il ne ressentit que la douleur, soudaine et criarde, au niveau de son ventre lorsqu’elle retira d’un simple mouvement la dague qu’elle y avait enfoncée. Une douleur qui le fit se raccrocher aux épaules fines, avant de mettre genoux à terre, désorienté. Du poison. Son monde tanguait, ses oreilles bourdonnaient tandis que les voix s’élevaient autour de lui. Il reconnut les voix inquiètes de Steven et James, les deux petits garçons devenus si grands, celle de Sylvie qui tentait de raisonner quelqu’un, celle beaucoup trop calme de Mobby qui tentait d’atténuer les cris de ce pauvre Hector, amené dans un monde décidément trop fou pour lui.
Mais, plus que tout, il entendit sa voix, sa propre voix qui suppliait. Et par-dessus, celle de son frère qui lui murmura : « Tu n’aurais pas dû venir. »
Notes:
Chapitre 3 terminé, notre cher Loki montre enfin le bout de son nez. J’espère que ce nouveau chapitre vous aura plu ; la suite arrivera très bientôt ;)
Note 1 : Lamentis est le nom de la planète sur laquelle Loki et Sylvie se rendent dans l’épisode 3 de la saison 1 ; c’est d’ailleurs le titre de ce même épisode. « La nation des laissés-pour-compte » : cette phrase fait quant à elle directement référence à l’épisode 5 où l’un des variants de Loki lui déclare qu’ils sont les Dieux des laissés-pour-compte.
Note 2 : James Barnes et Steven Rogers, évidemment, vous les aurez reconnus je suppose ; il s’agit de Bucky et Captain America dans Marvel. Le Venger, le nom du bateau sur lequel ils se sont rencontrés, est une traduction de Avenger, pour le petit clin d’oeil. Les Kronien sont quant à eux des extraterrestres qui ressemblent à des amas de roches humanoïde. L’un des représentants bien connu de cette race est Korg, introduit dans Thor 3.
Note 3 : Pour les identités de Thor citées, Donar est l’un des autres noms donnés au dieu dans la mythologie. Donald Blake, Sigud Jarlsen et Jake Olson sont quant à eux trois identités empruntées par le personnage dans les comics avec comme activité respective chirurgien, ouvrier et infirmier.
Note 4 : Le Duyfken est quant à lui le nom du bateau sur lequel Willem Janszoon découvrit l’Australie en 1606. Chris, l’acteur de Thor, étant Australien, je trouvais la petite anecdote sympa XD Anecdote qui situe à peu près notre histoire à la fin du dix-huitième siècle.
Note 5 : Les trolls sont des créatures de la mythologie nordique qui incarnent les forces de la nature ou la magie (troisième catégorie des légendes avec les hommes et les dieux). Ici, Sylvie fait donc allusion à ce terme puisque Donar semble manipuler l’orage. L’image que se fait Hector des trolls est quant à elle plus proche du folklore scandinave où les trolls rejoignent le petit peuple pour faire des farces.
Note 6 : Valaskjálf est le nom du manoir d’Odin.
Note 7 : « Avaler sa gaffe » : expression marine pour dire « mourir ».
Note 8 : « Min kjære bror » signifie « mon cher frère » en Norvégien.
Encore une note de fin bien longue x) Merci d’avoir lu ! Et à la revoyure !
Chu
Chapter Text
Les notes de violon résonnaient avec lenteur et mélancolie dans la chambre, presque effacées, comme la vie de leur compositrice. Cachée dans cette haute tour, où leur mère venait tisser des nuages lorsque son cœur était trop plein, Hela avait appris à attendre chaque souffle comme le dernier. Face à la grande fenêtre, elle observait en soupirant le chaos régnant à l’extérieur. Sous la lueur diaphane de la lune, de nombreux soldats Ases parcouraient les jardins et la cité en quête de ce qui n’aurait pas dû s’y trouver. Tout en ignorant que ce qu’il cherchait était déjà loin, bien loin, hors de leur portée. Du moins, Thor aimait l’espérer.
Personne ne retrouverait Loki. À présent qu’il était libre, à présent que les mots étaient prononcés, plus jamais il ne reparaitrait sur cet embranchement d’Yggdrasil. Sa faute était impardonnable, suffisamment tranchante pour réclamer sa tête. Le Père de toutes choses l’avait déjà exigée. Seules les larmes maternelles lui avaient octroyé un sursis, que le Dieu de la Malice avait su utiliser à son avantage. Coupable, Loki était parti, fuyant ce foyer toxique, cette famille brisée ; tout ce qui avait composé son existence jusqu’alors. Pour une faute impardonnable.
Telle était la situation imprimée dans tous les esprits.
« Alors pourquoi ? » Le souffle glacé d’Hela forma une nappe brumeuse sur la surface hyaline. Autrefois si chaud et épicé, il ne dégageait à présent qu’une sensation de lac gelé et de larmes intarissables. Au travers de son reflet, son œil droit au vert moucheté d’or l’interrogea.
Assis sur le rebord du grand lit, Thor observait simplement la silhouette de sa sœur en silence. Sa grande sœur, autrefois si vivante, à présent ombre d’elle-même. « Parce qu’il est innocent.
- Mais il est aussi coupable. »
Oui. Coupable de tant de chose, à commencer d’exister. Toute sa vie n’avait été faite que d’erreurs, de mots incompris et indésirés. Mais il était son petit frère.
L’archer se stoppa sur l’hardingfele. « Et nous sommes aussi ta famille » compléta Hela en se tournant enfin vers lui. Aussitôt, il baissa les yeux, encore peu habitué à cette apparence qui lui rappelait la récente catastrophe. Un doigt sous son menton l’obligea cependant à relever la tête. « Thor » Il était froid, comme le souffle qui vint chatouiller sa joue, comme l’étincelle de vie dans le seul œil visible de sa sœur. Le second, comme la moitié gauche de son visage, était maintenu derrière une épaisse mèche de cheveux ébène qui tombait jusqu’à son menton avant de venir se perdre dans un chignon bas tressé. Seulement, la coiffure ne camouflait pas tout ; demeurait sa clavicule gauche, osseuse et décharnée, ainsi que son bras squelettique en partie transparent. Il avait déjà tenté de le toucher, avant de ne rencontrer qu’un vite glaçant qui l’avait fait reculer. « Petit frère, je ne te blâme pas. Personne ne le fera tant que personne ne saura. Loki s’est enfui, seul. » Il ne corrigea pas. « C’est un garçon intelligent.
- Il a besoin de moi » murmura-t-il, reformulant à voix haute sa propre pensée. Instinctivement, sa paume se pressa contre son pectoral gauche ; ses doigts s’étalèrent à la surface de sa tunique pour profiter des pulsations endormies dessous. « Il a besoin. De moi.
« Thor, il t’a poignardé ! » le réprimanda-t-elle. « Par les Nornes, cesse de toujours prendre sa défense ! » Paroles qui, étrangement, lui arrachèrent un rire. Certes timide, mais qui eut le don d’égayer à la fois son cœur et le visage terne de sa sœur. « Vous et vos petits jeux… bizarres » soupira-t-elle en prenant place à côté de lui. Le matelas s’enfonça à peine sous son poids, et il fut heureux de sentir son épaule encore faite de chair contre la sienne. Hela faisait toujours en sorte de le mettre au mieux à l’aise malgré sa condition. « Alors » souffla-t-elle ensuite en l’observant par en dessous, comme elle le faisait autrefois pour convaincre une version plus jeune de lui de se confier, « tu es sûr ? »
Son ton était redevenu plus calme, presque trop calme. Une ensorceleuse calme n’était jamais bon signe ; avec le temps, Thor avait appris à craindre les silences maternels, les sourires figés d’Hela et – pire -, le mutisme de son cadet. Car, si le corps ne montrait rien, le seidr préparait toujours quelque chose.
Il opina, avant de se laisser tomber vers l’arrière en soupirant. « Je te l’ai dit, il a besoin de moi.
- Seulement parce que tu as besoin de lui. » Hela avait toujours été douée pour lire dans les cœurs des gens. Le plus souvent, il détestait cette partie d’elle, mais il était parfois bon d’entendre dans une autre bouche ce que l’esprit vous murmurait si bas.
Alors, il déclara la seule chose qui pouvait être dite en réponse : « C’est mon p’tit frère. » La seule chose, comme une évidence immuable, une excuse à tous les problèmes, un refrain entêtant qu’il ne voudrait pour rien au monde changer. Ou peut-être juste un peu, si cela permettait de jouer en sa faveur : « Notre petit frère ? Je sais partager, tu sais ? »
Hela leva les yeux au plafond en soupirant de nouveau, mais le sourire tendre sur ses lèvres entachait son dépit feint. Tout en trahissant sa décision déjà prise. Bien évidemment qu’elle aiderait. Il lui suffirait juste de garder un œil ouvert – enfin, manière de dire – pour surveiller Loki le temps qu’il trouve une solution. Des preuves. Plusieurs plans de rechange. Et peut-être un ou deux discours bien mielleux afin de panser l’ego écorché de son plus jeune frère ?
En conclusion, il lui fallait juste du temps, un peu de temps, avant de pouvoir se mettre en route.
Odin ne trouverait jamais Loki, c’était une évidence, mais il devait être certain que son frère ne se perdrait pas lui-même.
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« Thor, je t’en prie, atte- » ; les mots s’achevèrent dans un gémissement de douleur. Se retournant brusquement, il fit face à sa sœur, la vision embrouillée par une rage dont il n’avait pas souvenir de croitre. Elle était toujours vêtue de ses voiles vaporeuses qui camouflaient sa demi-vie dans la pénombre. Sans doute mordue par un rayon solaire, elle avait reculé de trois pas sous le porche, comme sa grimace le laissa suggérer. Debout dans la lumière des jardins, comme une provocation involontaire, le prince héritier se contenta de l’observer de loin sans même prendre la peine de la rejoindre. « Je suis désolée, d’accord ? Je ne voulais pas, je-
- Loki est dehors, tout seul ! » la coupa-t-il avec plus d’amertume qu’il n’aurait voulue. Il n’aimait pas détester les gens, encore moins sa sœur, la douceur à l’état pur. « Il a besoin de moi. » Du temps, il n’en aurait jamais assez. Une larme roula sur sa joue, solitaire et vagabonde. « Et j’ai besoin de lui. » Son poing se resserra contre son torse face à cette dure réalité. « Il est coupable, oui, mais il est innocent. Père ne l’acceptera jamais, car il ne l’a jamais accepté.
- Thor, écoute. »
Thor n’écouta pas, cela n’avait jamais été son truc. De même que réfléchir. Au lieu de quoi, il prit une profonde inspiration, tentant de chasser les orages dans son esprit et dans le ciel. Il devait prendre sa décision, maintenant.
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« Mon prince, êtes-vous sûr ?
- Heimdall, ouvre le Bifröst. »
Chapitre 4
Mobius
Le réveil fut douloureux. Une migraine martelait contre ses tempes avec empressement, tel un coucou détraqué tentant d’échapper à son horloge d’accueil. Son estomac était tout embrouillé, une boule d’acidité ne demandait qu’à remonter le long de son œsophage pour se libérer. Obscur, le monde tanguait autour de lui ; il crut un instant être encore à bord d’un vaisseau, endormi au milieu d’une tempête. Néanmoins, aucun marin ne criait sa détresse autour de lui ; il n’y avait que le coucou criard et ses propres gémissements. Pourquoi avait-il si mal déjà ? La douleur provenait d’un point précis, logée sous le côté droit de son diaphragme. Par instinct, il porta une main à la blessure, où ses doigts rencontrèrent le toucher irrégulier d’un bandage. Blessé, puis soigné. De manière précise dans les deux cas.
« Tu n’aurais pas dû venir. » siffla un écho du passé dans sa mémoire, à la fois troublée et colérique. Une voix familière, un peu trop aiguë pour correspondre à la majorité de ses souvenirs. Elle apparaissait néanmoins sur quelques images tirées du passé. Une fillette aux traits encore incertains, qui l’avait tiré jusqu’à la chambre de leur grande sœur afin de faire le guet le temps qu’elle fouille dans ses placards. Une adolescente tournoyant dans sa ravissante robe vert sapin brodée de dentelles dorées, à l’abri des regards, pour ne partager sa joie contagieuse qu’avec lui. Une jeune femme au visage ruisselant de larmes, parce que c’était « plus jolies sur des joues féminines ». La voix d’un ou d’une idiote, qu’il apprenait trop souvent à maudire.
Pestant contre à peu près tout ce qui lui passait par la tête, Thor parvint à remettre de l’ordre dans ses sens et à discriminer l’envers de l’endroit, juste assez pour se tourner sur le dos et retirer de sa blessure le poids de ses muscles. Mieux, ou plutôt moins pire. Qu’avait-il fait pour mériter cela ? « Tu n’aurais pas dû venir » ; le souvenir le nargua, et ce fut à son tour de siffler entre ses dents. Pourquoi se faisait-il toujours avoir ? Pourtant il savait : la main qui caressait camouflait assurément celle qui trompait.
Pourtant il savait : c’était Loki.
Loki, son frère.
Un sourire naquit enfin sur ses lèvres, le positif perçant enfin les nuages de pessimisme dans son cerveau. Presque deux cents ans – il n’avait plus vraiment les chiffres en tête, bien sûr – de traque à travers les différentes branches d’Yggdrasil. À suivre des pistes, des traces et des fantômes. À voir naître des espoirs, aussitôt assassinés dans l’œuf par la dure réalité. À retravailler encore et encore ses paroles pour le jour où il le retrouverait, afin de le persuader – car il devait le persuader – de revenir. Car Asgard avait besoin de lui. Car sa place était, et serait toujours, là-bas. Car, sans lui, rien ne tournait rond. Car Hela lui avait demandé d’écouter. Car leur mère nécessitait son retour pour retrouver un peu de clarté. Car…
Il soupira. Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et treize jours. Ou quatorze, cela dépendrait combien de temps il était resté inconscient.
« Trois jours. »
Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et- Une voix ?
Il tira sur ses paupières, encore lourdes de sommeil et de ce que-savait-il-? contenu sur la dague. Pour son plus grand bonheur, la lumière de la pièce était tamisée, à peine suffisante pour stimuler sa rétine. En contrepartie, une bonne part de son environnement demeurait secrète dans la pénombre. Une lanterne, repéra-t-il, servait de source lumineuse, posée à même le sol contre la grille formant le quatrième mur de la pièce. Une prison. Évidemment, il ne s’était que très rarement attendu à plus de luxe de la part de son frère pour leurs retrouvailles. Après tout, c’était dans un décor similaire qu’ils s’étaient quittés deux siècles plus tôt. « Viens avec moi. »
« Où est-il ? » Le monde ne lui était pas encore complet mais peu importait, car une seule chose lui était certaine : cette personne n’était pas son frère. Loki ne veillait jamais sur les personnes, si ce n’était pas emmitouflée contre elles dans une étreinte presque étouffante. Or, son corps grelotait de son absence et ses oreilles demeuraient sourdes des sifflements somnolents de seidr.
« Évidemment » rit la voix de son surveillant. Un homme, au ton calme, trop calme. Un accent britannique, profond et un poil grésillant. Loin des timbres graves et solides des Ases. « Vous avez été poignardé, empoisonné, trainé inconscient dans une geôle où vous avez dormi pendant trois jours ; et la première question que vous posez est, d’une manière étrange et pourtant tellement logique, où se trouve votre frère. Je suis impressionné. » Sa voix, neutre, n’en montra rien.
Décidé à mettre un visage sur ce timbre qui l’insupportait déjà, Thor se redressa sur sa couche de fortune – une planche en bois et une couverture tout de même assez épaisse pour le protéger du froid. C’est alors qu’il vit l’homme assit avec élégance sur une chaise face aux barreaux. Cet homme. Un châle était drapé sur ses épaules, et il observait toujours son fichu carnet au travers de son monocle. Sa plume glissait sur le papier sans jamais s’arrêter, comme pour attraper la moindre seconde entre les pages de son œuvre.
« Mobius M Mobius » se présenta-t-il sans demande. « Je suis, en quelque sorte, l’intendant de ce manoir. Mais aussi trésorier, conseiller, archiviste, médecin et. » Il rit, un son sec et étouffé. « Probablement tout un tas d’autres choses. Mais vous pouvez vous contenter de Mobius.
- Je vous connais. » Thor revoyait l’homme descendre de son pas lent les marches pour réprimander Sylvie, et dévoiler toutes ces choses sur sa propre vie que personne n’aurait dû pouvoir réunir.
« Non. » La réponse du Britannique fut ferme. « Mais moi, je vous connais. » Sa plume se stoppa enfin, à l’instant où il décrocha son regard du papier pour l’ancrer dans le sien. Dans la pénombre, le bleu gris de ses yeux empruntait des nuances plus sombres qui vieillissaient son visage. « Thor Odinson, Dieu du Tonnerre, de la Protection, de la Force et de la Fertilité. Un beau tableau que voilà, je dois le reconnaître. Mais rien de bien étonnant pour le Champion d’Asgard, le prince héritier d’Hlidskjalf. Bien sûr » ajouta-t-il, un sourire en coin, « je suis un grand admirateur, de toutes ces batailles, de toutes ces prouesses, de tout- »
Oubliant la fatigue et la douleur, l’Ase se leva d’un bond pour rejoindre les barreaux et saisir le foulard de l’homme au travers. « Je déteste les discours trop longs.
- Contrairement à votre frère, je sais. » Il ne semblait pas le moins du monde impressionné par sa poigne, et encore moins effrayé de ce que ce Dieu pourrait lui faire. Son calme était épatant, presque sot. « Il se lance dans des monologues parfois sans fin, sans même se rendre compte que vous soyez là ou non, et ensuite-
- Où. Est. Il ? » Thor détacha chaque mot, accentua chaque syllabe en resserrant sa prise autour du foulard.
Une fois de plus, la réaction de son interlocuteur alla à l’encontre de ses attentes. La peur ou grimace voulue fut en effet remplacée par ce même petit rire étouffé que plus tôt, à la fois irritable et tendre. « Vous êtes exactement comme il vous a dépeint. Fort. Têtu. Impulsif. » Ses doigts s’enroulèrent autour de son poignet tendu. « Idiot. » Avant que ses yeux ne s’enflamment soudainement d’une lumière aveuglante. Les doigts sur son épiderme devinrent brûlants, l’obligeant à défaire sa prise et à battre en retraite derrière la grille en sifflant.
D’un coup d’œil, il vit les cloques se former sur sa peau les unes après les autres là où les phalanges avaient laissé une trace de leur toucher.
Lorsqu’il reporta son attention sur Mobius, ce dernier avait repris les notes sur son carnet, comme si de rien n’était. Avant de lui adresser un rapide regard, sourire aux lèvres, en prononçant : « Pensiez-vous vraiment qu’un simple mortel aurait été suffisamment compétent pour les tâches qui m’incombent ? » Il retourna dans ses pages la seconde d’après, terminant de son ton toujours aussi neutre : « À présent, retournez vous coucher. Et inutile d’invoquer la foudre ; par pure chance, ces barreaux sont d’infaillibles paratonnerres. »
o
« Tu es sûr ? »
Projeté dans son enfance par son subconscient, Thor acquiesça, les dents trop grelottantes pour répondre à voix haute. De toute manière, ses cordes vocales étaient trop douloureuses pour le faire, rayées par un maudit coup de froid. Comme chaque hiver. Par les Nornes, comment pourrait-il devenir le Champion d’Asgard s’il n’était pas même capable de survivre à un pauvre rhum de pacotille ? C’était la faute de cette météo détraquée. Il détestait se sentir si faible. Du moins, en grande partie.
Une brise fraîche s’invita sous les couettes lorsque des petits bras les soulevèrent pour se glisser dessous, à ses côtés. Thor frissonna aussitôt. La différence de température entre son corps fiévreux et celui naturellement plus bas de son petit frère lui coupa le souffle à l’instant où il vint s’enrouler autour de lui. Les claquements de ses dents redoublèrent tandis qu’il offrit un sourire au petit minois à présent allongé à ses côtés. Une si mauvaise idée, mais toujours l’une de ses meilleures. Car il ne trouverait jamais meilleur remède que le vert chatoyant de Loki pour veiller sur son sommeil. Un visage qui voyagea dans les âges, inspiré par ses songes : tantôt candide et inquiet, tantôt mature et taquin ; quelques fois en larmes, si rarement en colère. Dans ce cocon de chaud et de froid où il aurait souhaité demeurer à jamais, apaisé, à sa place.
Un visage qui l’accompagna jusqu’à son éveil, pour ne laisser sur la couche de fortune qu’un vide déchirant. Son bras gauche était tendu, comme pour servir d’oreiller à un ectoplasme, et ses doigts recherchaient le contact soyeux de quelques mèches ébène. Mais il n’y avait rien, comme à chaque fois depuis deux siècles.
Thor vint étouffer un soupire contre son biceps. Les vertiges s’étaient complètement arrêtés, tout comme son irritation à être bloqué derrière ces grilles. Il avait pu tester la durabilité de ces dernières, tant vantée par l’indésirable Mobius qui l’avait observé sans un mot s’acharner contre durant une bonne demi-heure. Bien évidemment, Mjöllnir lui avait été retiré. Sans ce catalyseur, et empli de rage, il n’avait au final réussi qu’à dévaster son piètre logis et à rouvrir la fine plaie sur son thorax. Vaincu, il s’était alors allongé sur son lit et s’était laissé bercer par les spirales sombres que ses éclairs avaient gravées dans la pierre.
Bien qu’éveillé, il conserva ses paupières closes. À quoi bon de toute manière, il était bloqué ici jusqu’à ce que son frère se souvienne de son existence et daigne venir à lui. L’endroit semblait être un véritable refuge, bâti et amélioré durant des dizaines et des dizaines d’années. Connaissant Loki, il ne laisserait pas tout tomber d’un simple battement de cils juste pour lui échapper. Du moins, il espérait son cadet suffisamment intelligent pour ne pas le faire, car alors ils devraient tout recommencer : la construction d’un nouveau foyer pour son cadet et la recherche de ce dernier pour lui-même. Un cercle vicieux qui prendrait du temps - chose qu’il n'avait pas mais détail ignoré par le prince adopté.
« Tu es réveillé ? » demanda une voix, bien plus agréable à ses oreilles que l’accent monotone de Mobius. Pas pour autant celle qu’il aurait souhaité entendre.
Il conserva les paupières closes. « Qu’est-ce que cela changerait ? »
Un bref rire, comme tout ceux qu’elle lui avait adressés sur le bateau. « Je pourrais te proposer de prendre un bain ? » La proposition lui fit ouvrir un œil, et arracha un second éclat amusé à Sylvie. « Sans vouloir te vexer l’ami, tu dois sentir le rat mort.
- Je suis vexé. » Il se redressa sur sa couche pour observer la jeune femme, assise de manière décontractée, en équilibre sur les pieds arrières de cette même chaise qu’avait occupée Mobius avant sa sieste. « Pourquoi es-vous ici ?
- Pourquoi ne le serais-je pas ? » demanda-t-elle en retour avec un simple hochement d’épaules. Puis, tendant un trousseau de clefs devant elle, elle reprit : « Alors ? Qu’en dites-vous, Dieu de je-n’sais-plus-trop-quoi ? »
Il soupira, la paix apportée par ses songes déjà évaporée. Un bain ne pouvait que lui être bénéfique ; après une semaine en mer – et un peu plus dans cette geôle -, il se sentait lourd de crasse, de sel et du sang de sa plaie rouverte dans sa colère. Le pansement, autrefois fait consciencieusement par des doigts anonymes, n’était plus qu’un gâchis d’hémoglobine coagulée et de sueur.
Il se releva sans peine. La sieste avait redonné de la vigueur à ses jambes, et il en fut très heureux. Au moins, il pourrait courir après son idiot de frère s’ils devaient se croiser à un tournent de ces interminables couloirs. Mais pour l’heure…
Sylvie lui sourit en ouvrant la porte de sa cellule. Un bon bain oui. Et, avec un peu de chance, il pourrait même se détendre sous une bonne pluie d’eaux brûlantes.
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Elle était glacée. Par les Nornes, il allait les tuer !
Grelotant, il s’extirpa aussi rapidement que possible dudit bain – dans lequel il s’attendait presque à voir flotter des glaçons – pour venir s’enrouler dans deux ou trois lourdes serviettes. Thor avait toujours détesté le froid, tout Asgard le savait. Plus que n’importe qui, son frère le savait. Et s’il n’y avait pas une farce de celui-ci derrière cette torture aquatique, alors il était prêt à s’arracher lui-même un œil.
Une supposition qui se confirma presque lorsque, sortant de la salle d’eau pour rejoindre la chambre adjacente, il croisa les iris pétillants de malice de Sylvie, à moitié allongée sur le lit, les jambes pressées contre le rebord et le dos contre le matelas.
« Elle était bonne ? » osa-t-elle-même demander, et il crut faire un meurtre sur place – dommage pour cette pauvre literie qui apparaissait tellement confortable pour son corps endolori et frissonnant.
Il ne répondit pas. La tête froide – c’était le cas de le dire -, il contourna simplement le lit pour rejoindre le petit tas de vêtement qu’il supposa être préparé pour lui. Au moins une chose positive, car il ne restait plus grand-chose de sa chemise crasseuse et il était à peu près certain de ne pas vouloir se promener torse exposé par de telles températures.
Le voyant faire, Sylvie roula sur les couvertures pour se retourner sur le ventre et l’observer, son menton posé contre ses mains jointes. Il stoppa ses propres doigts sur le rebord de la serviette masquant le bas de son anatomie pour jeter un regard mauvais en direction de la jeune femme. « Comptez-vous assister à tout le spectacle ?
- Est-ce là une invitation formelle, joli cœur ? » Il fronça les sourcils ; elle rit de bon cœur. « D’accord, d’accord, je n’regarde pas » lâcha-t-elle en bougeant de nouveau pour observer le plafond. « Même si, de toi à moi, il n’y a sans doute rien là-dessous que je n’ai pas déjà vu ailleurs. » Elle attrapa un coussin pour le presser contre sa poitrine, puis commença à fredonner quelques notes dans son coin.
Ravi de voir l’ancienne timonière si obéissante – mais tout de même méfiant -, Thor se pressa donc pour enfiler les habits. Ils étaient chauds et portaient une douce senteur de feu et d’iode. Le pantalon noir épais était parfaitement ajusté à sa taille. La tunique qui l’accompagnait, d’un rouge coquelicot, était quant à elle suffisamment large d’épaules pour accueillir les siennes. Les manches tombaient sur ses poignets, le bas arrivait à mi-cuisse, et les futharks finement brodés sur les galons de soie évoquaient la chaleur et le confort. Un amoncellement de petites attentions qui piqua le cœur du Dieu Fertile ; ces vêtements avaient été préparés pour lui. Même la ceinture, qu’il enfila par-dessus sa tunique, arborait une tête de bouc – son animal totem. Du bout du doigt, il suivit en silence les traits en relief du mammifère, redessinant presque religieusement ses cornes enroulées, comme celles de ses deux valeureux destriers restés sur Asgard.
« Il a dit que tu f’rais cette tête. » La voix de Sylvie attira son attention hors des gravures pour la poser à nouveau sur elle. La jolie blonde avait encore bougé, à présent assise en tailleur au milieu des draps, un sourire énigmatique peint sur les lèvres. « Il a dit que tu aurais froid, et que tu serais grognon. Alors il a fait préparer ça pour toi. »
Une boule grimpa soudainement dans sa gorge à l’entente de ces mots. Sa prise se resserra d’elle-même sur la boucle sculptée. « J’aime le rouge » repensa-t-il - sa couleur. « Chaleur » et « confort » disaient les runes.
D’une roulade gracieuse, Sylvie s’extirpa du lit pour bondir à ses côtés. Elle se pencha ensuite pour attraper une paire de bottes fourrées qu’elle lui tendit en demandant, d’une voix partagée entre inquiétude et amusement : « Je compte sur toi pour ne pas lui dire, d’accord ? » Elle rit. « Ou il serait capable de me punir une année de plus. Et toi, de te renvoyer nu dans les geôles. » Et il rit à son tour. Oui, Loki en serait capable.
Et, étrangement, cela faisait du bien. Pour la première fois. Depuis trop longtemps.
« Allez, Monsieur le Champion de je-sais-pas qui, finis de te préparer, Mobby nous attend. Et, crois-moi » ajouta-t-elle en rejoignant déjà la porte, « vaut mieux ne pas l’faire trop attendre. »
Notes:
Hellow mes ptits agneaux, le chapitre 4 est enfin de sortie ! Quelques révélations dans ce quatrième chapitre, le mystère s’épaissit, et notre héros court toujours après son frère. J’espère que vous prenez autant de plaisir à le voir patouner que moi XD
Note 1 : Ce cher Mobius est directement inspiré du personnage éponyme de la série Loki. Notez tout de même que ce personnage existe dans les comics et que son nom complet est Mobius M Mobius (facile à se rappeler).
Note 2 : D’après la mythologie nordique, Frigga se réfugie parfois dans la haute tour de son manoir pour tisser des nuages. Un passe-temps comme un autre qui est évoqué au début de ce chapitre. Hlidskjalf désigne, lui, à la fois le trône d’Odin et la salle dans laquelle il se trouve.
Note 3 : Dans le MCU, Hela est dépeinte comme la demi-soeur de Thor, mais dans la mythologie nordique - où elle répond au nom de Hel -, elle est la fille de Loki. Elle représente alors l’état entre la vie et la mort avec une partie de son visage d’une grande beauté, et l’autre partie plongée dans la brume de la mort ou dépeinte squelettique. J’ai donc fait ici un subtil mélange entre ces deux personnages pour créer le mien ;)
Note 4 : Le mot futhark désigne les runes employées dans la culture Viking.
Merci d’avoir lu ! À la revoyure !
Chu
Chapter Text
Chapitre 5
Bror
Immense, plus qu’il ne l’avait imaginé lorsqu’il avait franchi les grandes portes du manoir quelques jours plus tôt. En dehors des geôles, où la pierre prédominait pour geler les prisonniers sur place, le reste de la demeure était construit dans ce même bois sombre gravé de multiples runes protectrices. De lourds rideaux drapaient chaque rebord de fenêtre, un feu accueillant brulait dans l’âtre des nombreuses pièces de vie, des rires et de la musique résonnaient aux quatre coins, et ils croisèrent tant de monde en chemin que Thor fut certain d’en avoir enregistré aucun. Un peu penaud dans cet univers d’un coup beaucoup trop grand pour lui, il se contentait de suivre Sylvie là où elle semblait sûre d’aller. Ils passèrent par les cuisines où elle lui offrit quelques lanières de viande séchée et une miche de pain encore chaude, dont le simple contact sur sa langue raviva la faim de trois jours complètement oubliée par les différentes vagues émotionnelles.
« Mère ? » osa-t-il relever entre deux bouchés, alors qu’elle débattait seule sur l’organisation du manoir, penchée de l’autre côté du comptoir.
« Adoptée » répondit-elle avec son sourire mutin habituel, « mais cela ne change rien, pas vrai ? » Il ne nia pas, et acheva son repas, muet, pour laisser la place au flot de paroles de sa guide autoproclamée.
Ils gagnèrent ensuite l’étage par un grand escalier aux lattes grinçantes sous leurs bottes, traversèrent un long couloir aux multiples portes, bifurquèrent à gauche, puis deux fois à droite – il tentait de prendre note au cas où la jeune femme oserait une nouvelle farce -, avant de finalement se stopper devant deux grandes portes plus larges et hautes que les précédentes. Les mille branches et racines torsadées d’un frêne serpentaient sur le bois pour rejoindre un tronc droit et épais ; Thor dut se retenir d’offrir une révérence à l’image de l’Arbre Monde. Heureusement, Sylvie brisa bien vite sa silhouette en ouvrant l’une des deux portes afin de s’infiltrer à l’intérieur. Il la suivit sans un mot et retint le panneau pour le refermer en silence derrière lui. Ses yeux, quant à eux, avaient déjà attaqué la contemplation du nouveau lieu.
Une bibliothèque, immense et sans fin, qui lui donna aussitôt la sensation de n’être qu’une risible fourmi égarée. Des mètres et des mètres d’étagère se succédaient, à la fois en longueur et en hauteur, sans que le moindre trou ne soit permis entre chaque volume. Parmi le brun prédominant du vélin, des dos bleu roi, écarlates ou émeraude apportaient des touches de couleur harmonieuses, assorties aux vitraux qui permettaient l’entrée d’une lueur feutrée dans la salle. Des tables d’étude et des fauteuils étaient disséminés entre les étagères, de longues échelles s’agrippaient à ces dernières pour permettre l’accès aux ouvrages hauts perchés, et trois escaliers en colimaçon rejoignaient les étages supérieurs.
Une bibliothèque vertigineuse, où les odeurs d’encre et de vieux parchemin s’entrelaçaient pour reconstituer ce même parfum qui emplissait autrefois l’étude de sa mère, l’une des cachettes préférées de son jeune frère. Car, s’il y avait bien une chose que Loki adorait plus que les farces, c’était la connaissance. Une chose qui, visiblement, n’avait pas changé. Et qui le rassura de manière inconsciente. En près de deux siècles, il s’était attendu à bien des changements – après tout, Loki était le métamorphe le plus doué de sa génération -, mais il avait espéré, secrètement, retrouver le petit frère de son enfance. Cet être qui lui avait un matin arraché le cœur d’un simple babillement.
« Et s’il refuse ? » murmura le souvenir d’Hela dans un coin de son esprit, l’inquiétude de sa sœur, entièrement dirigée vers lui, rendant son ton plus grave. Car elle savait, se doutait. « S’il ne veut pas revenir ? »
Thor embrassa à nouveau du regard la bibliothèque dans son ensemble.
Alors, il comprendrait. De ce qu’il avait pu voir depuis son arrivée à Lamentis, tout ici respirait le foyer parfait pour accueillir son jeune frère : la température basse, le calme reposant embelli par de la joie, de nombreuses cachettes possibles, et une source improbable de savoir. Tout était parfait.
« Viens avec moi » supplia une voix dans sa mémoire. « Ne revenons jamais. »
Il ferma les paupières pour la faire taire, empêcher l’amertume de ses erreurs passées de remonter le long de son œsophage. Il devait être concentré. Rester concentré.
« Sig ! » Hélas, sa concentration fut perturber dès les dix premières secondes par une exclamation non loin de là. Il eut à peine le temps de rouvrir les yeux que deux bras vinrent l’étreindre. « Sig, mon Dieu, tu- Enfin non, pas mon Dieu. Tu es un Dieu - à priori - mais là, c’est une expression et- Bon sang, j’ai eu si peur l’ami ! » Les mots se superposaient pour s’embrouiller, se perdre, à mesure que l’accolade se resserrait autour de son cou.
Par-dessus l’épaule de son potentiel assassin par asphyxie – le bougre avait réellement pris du muscle en quinze ans ! -, Thor aperçut le second garçon du duo inséparable qu’ils avaient formé autrefois. Car là où James s’emportait, il y avait toujours eu un Steven pour tempérer. Le garçon – non - l’homme blond les observait avec un sourire rassuré et attendri, de ce genre d’émotion attendue d’un père fier des prouesses de ses enfants. Une expression bien étrange sur son visage, car il était encore difficile à envisager pour l’Ase que ses anciens partenaires avaient dépassé la trentaine d’années – une bonne part de vie pour un Midgardien. Une simple pensée qui lui suffit d’ailleurs à rendre l’accolade au brun qui, en réponse, rit de bon cœur.
« Mon pauvre » reprit ce dernier lorsque l’étreinte fut achevée, en conservant néanmoins une main sur son épaule comme pour se stabiliser, « on peut dire que le Maître n’y a pas été de main morte avec toi. » James grimaça. « Heureusement, il ne rate jamais son coup.
- Une sollicitude qui ne fait pas l’unanimité de tous mes organes » maugréa le prince en portant malgré lui une main au bandage encore en place sous sa tunique. Une seule entaille, à peine plus large que la lame utilisée pour la faire, qui avait suffi à atteindre son foie. Heureusement, comme disait le Midgardien, il fallait bien plus pour abattre un Ase.
« Il faut la pardonner » intervint Steven en donnant un faible coup de livre contre son épaule libre. « L’ambiance n’est pas au beau fixe en ce moment et-
- Le Maître ? » Il tiqua sur les paroles du brun, coupant court à celles du second. « Vous travaillez pour mon frère ? » demanda-t-il alors, les sourcils froncés d’incompréhension.
« Pour ta gouverne, l’ami, nous ignorions qu’il était ton frère. » James posa son avant-bras contre sa clavicule pour prendre appui. « Nous ignorions même que tu avais un frère. Tu étais toujours si secret, si mystérieux. La preuve, on pensait même que tu étais Grecque. » Thor haussa un sourcil à ces mots. « Enfin peu importe, c’est une assez longue histoire e-
- Et nous n’avons pas le temps pour. » interrompit une nouvelle voix à l’accent monotone qui donna envie au Dieu de perdre ses yeux dans le plafond.
Comme pris en flagrant délit, James se recula d’un bond de sa personne pour mettre de la distance entre eux, ce qui lui laissa tout le champ libre pour observer la silhouette de l’intendant descendre d’un pas lent les marches de l’escalier. Comme s’il était né pour ne descendre que des escaliers à une allure désinvolte. « Mobius » le salua-t-il avec une joie si fausse qu’elle arracha un sourire à Sylvie, debout en bas des marches.
Il n’avait pas prêté attention à son départ, trop distrait par l’environnement, puis par ses compagnons de longue date. À priori, la jeune femme était entre-temps partie chercher le trésorier-conseiller-machin-chouette dont le carnet et le monocle, si viscéralement attaché à sa pommette, ne lui avait manqué pour rien au monde. Ce type était irritable. Pourquoi ? Thor lui-même l’ignorait, mais il faisait confiance à son intuition. De sûr, le Ragnarök se préparait dans les iris orageux de cet homme.
« Sir Thor. » L’accent tinta d’une note plus amicale qu’à son réveil dans les geôles. Une forme de politesse supposa-t-il, puisque cet homme en semblait drapé de la tête aux pieds. Tendant la main vers le haut de l’escalier qu’il n’avait qu’à moitié descendu, il ajouta : « Permettez ? »
Il le permit sans mot dire – ou maudire. Tant qu’on lui offrait enfin ce qu’il demandait depuis son arrivée à Lamentis, il était prêt à emprunter n’importe quelle porte, n’importe quel escalier, n’importe quelle main tendue. Pour avoir enfin la chance de discuter avec Loki.
Car, évidemment, cet idiot ne se donnerait jamais la peine de venir de sa propre volonté, en personne jusqu’à lui.
Que représentaient une trentaine de marche face à cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et seize jours d’attente ?
« Tvi, tvi, joli cœur » lui offrit Sylvie avec un sourire lorsqu’il la dépassa. Plus loin, les deux garçons devenus adultes lui envoyèrent des encouragements silencieux. Mobius, quant à lui, avait rebroussé chemin sans l’attendre, déjà replongé dans son carnet tout en conservant un œil sur sa montre à gousset.
L’étage supérieur était en tout point identique au précédent, seules la répartition colorée des ouvrages et les silhouettes dessinées par les vitraux changeaient. L’étage encore au-dessus en revanche était beaucoup plus ouvert et lumineux. Les étagères se faisaient plus rares, alourdies par des volumes plus denses et des parchemins à la fragilité visuelle. L’endroit était désert, et aucun bruit autre que le trottinement de la montre tenue entre les doigts gantés ne dérangeait le sommeil des mots. Un son à rendre dingue l’Ase, car il lui rappelait indéniablement ce qui lui manquait.
Et ce que tout le monde en Lamentis semblait heureux de lui faire perdre. Du temps.
« Je ne vous aime pas. » Il laissa sa frustration s’exprimer au travers de ses lèvres, pour rompre ce silence trop pesant.
Des paroles qui lui valurent à peine un regard par-dessus l’épaule élégante. Mais qui eurent au moins le privilège de recevoir une réponse : « Et j’en suis le premier attristé, croyez-le. » Mobius rangea enfin son maudit carnet dans la poche de son veston et retourna son attention devant lui. « Même si je pourrais prendre cela comme un privilège de votre part. De ce qu’on dit, rares sont ceux que vous ne portez pas dans votre cœur.
- Car rares sont ceux encore en vie pour s’en vanter.
- Décidément » rit l’intendant, « vous me flattez.
- Mobius. » Sa patience atteignait ses limites. « Où est mon frère ?
- À l’heure actuelle, Sir Loptr se trouve dans son étude.
- Là où vous me menez. » Ce n’était ni une question, ni un ordre, ni même une requête. Juste une suite de mots logique engendrée par sa fatigue mentale, par cet espoir toujours brûlant malgré les nombreuses tempêtes traversées.
« Oui. » Bien que monotone, la réponse de l’intendant parvint à lui arracher un sourire.
Très vite dévoré par le souvenir de leur dernière retrouvaille. « Pas de dague cette fois ? »
Mobius rit face à son interrogation. « Je ne peux hélas rien vous promettre. À ma connaissance néanmoins, aucune imbibée de poison. L’odeur altère celle des grimoires. Un crime que votre frère ne permettrait jamais. »
Bon, c’était au moins cela de pris. Si un coup lui était porté, alors il n’aurait qu’à tordre le poignet coupable, pousser son propriétaire contre le mur le plus proche et user de son corps pour bloquer celui plus svelte de son cadet. Comme lorsqu’ils étaient enfants et que Loki refusait d’écouter ses excuses. Comme lorsqu’ils étaient adolescents et que les jeux du plus jeune allaient trop loin. Comme lorsqu’ils furent plus matures et qu’il fallut une nuit entière à Thor pour retirer de cette opiniâtre tête qu’il était loin d’être le monstre qu’il croyait être.
Loki avait la rapidité, la ruse et l’agilité de son côté ; Thor pouvait toujours compter sur ses muscles et la sous-estime que son frère lui octroyait. Car, des deux, le Dieu de la Foudre avait toujours été celui qui connaissait le mieux les limites de la Malice.
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L’image de Loki tirée de son enfance le présentait chétif, aux traits délicats et encore incertains plongés dans un ouvrage aussi haut que son torse. Assis sur un banc près d’une baie vitrée, qui offrait toutes les beautés qu’Asgard avait à offrir, le garçon à peine âgé de raison n’en avait que pour les lettres tracées sur les pages d’histoire. Des pages qu’il tournait depuis des jours, et dont son aîné, assis par terre contre l’assise, la tête penchée vers l’arrière pour reposer contre sa cuisse, ne voyait pas la fin. Pourquoi ne lisait-il pas directement le dernier paragraphe ? Quel plaisir y avait-il à décortiquer les moindres détails d’une bataille dont le dénouement était connu de toute la cité ? Bien évidemment que les Asgardiens gagnaient à la fin ! À quel genre de rebondissement s’attendait-il au recoin d’une virgule ou d’un point ?
Thor voulait jouer avec son petit frère. Des jours qu’il suppliait sa compagnie. Leur récente dispute les avait séparés trop d’heures et, depuis, les sourires du cadet à son encontre étaient plus rares, moins lumineux. Pardonné, mais pas entièrement. Il savait la rancune de Loki tenace, plus vile que les crocs d’un serpent, plus affamée que ceux d’un loup. Il ne sifflait pas sa rancune, n’aboyait pas sa colère ; il gardait simplement le silence, excusé par les pages dans lesquelles il se plongeait.
« Lo-kiii ! » appela-t-il ; son désespoir allongea la seconde voyelle d’une manière pathétique. De son point d’observation, il aperçut alors, timide mais bien réel, le faible éclat de satisfaction étirer à peine les lèvres de son frère. Ah, tenait-il quelque chose ? « J’t’en priiiie » retenta-t-il alors.
Cette fois, le vert fraternel quitta une fraction de seconde les détestables pattes de mouche pour frôler son bleu oculaire, avant de disparaître à nouveau dans les épiques et ennuyeuses batailles rédigées. Par les Nornes, ce petit vaurien jubilait de son malheur ! Thor gonfla ses joues dans un geste absolument peu princier, mais qui eut le don d’arracher un gloussement aux lèvres pâles de la Malice.
Soit.
Se relevant d’un bon, Thor apposa une main sur chacune des couvertures, avant de les refermer dans un bruit sourd. Son frère émit une exclamation désapprobatrice, mais il en avait cure. Les excuses, il les avait déjà faites. Les remontrances de sa mère, il les avait déjà subies. Son tour était venu, sa récompense devait être donnée. Un peu de temps, juste un peu. Pour retrouver l’adoration dans ses perles verdoyantes et les sourires destinés rien qu’à lui. Car Loki était son frère, à lui, et rien qu’à lui – à cette époque où le partage était une notion encore trop difficile à comprendre, même si la comprendre n’avait rien changé par la suite.
L’ouvrage fut poussé sur le côté, avec une rudesse contrôlée – évidemment, sinon cela n’aurait fait qu’aggraver sa situation. Alors, comme espéré, il cueillit toute l’attention de son frère. Sa moue était boudeuse, faussement le devinait-il. Car si Loki détestait être interrompu dans une lecture nouvelle, Thor savait qu’il en était déjà à sa deuxième relecture de ce volume. La fin était déjà connue, et les détails enregistrés dans sa petite tête trop pensante.
Toujours debout sur ses jambes, un peu maladroites des soudains centimètres acquis ces dernières semaines mais solides - toujours pour jouer -, le futur roi d’Asgard tendit sa main en direction du métamorphe en devenir. « S’il te plaît » ajouta-t-il d’une voix suppliante, lorsque son interlocuteur, enfin décidé, accorda une pointe d’intérêt à ses doigts. Et dire que sa mère lui répétait sans cesse qu’il n’était pas patient !
Calculateur, malicieux, rancunier, et adorable. Tellement adorable. Loki était sans nul doute le meilleur instructeur des Neuf Royaumes pour apprendre la patience.
Qui faisait mine d’enfin céder en levant les yeux au ciel, lorsque ses lèvres indiquaient une pensée tout autre. Un goût de victoire que Thor était prêt à lui offrir, pour une simple heure de jeu ensemble.
Car « Une heure » avertit le plus jeune en prenant sa main.
« Une heure » répéta-t-il en l’aidant à se relever à son tour. Heureusement, il avait toujours su soutirer davantage de temps au sablier lui étant alloué.
o
La porte menant à l’étude privée était camouflée dans la pénombre d’une large étagère tout aussi lourde d’ouvrage que ses semblables. Thor aurait bien eu du mal à la repérer si l’intendant ne s’était pas dirigé dans sa direction. Il devait sans nul doute s’agir du coin le plus tranquille de l’immense bibliothèque, même si l’étage tout entier était désert. Lorsque Mobius ouvrit le panneau de bois, il s’effaça aussitôt sur le côté pour lui permettre d’avancer en premier dans le petit salon aménagé. Contrairement aux autres salles, aucun feu ne brûlait dans l’âtre ; l’atmosphère était aussi frigorifiant qu’à l’extérieur, ce qui permit à l’Æsir de tester l’épaisseur de sa tunique. Ici aussi, de nombreux livres se partageaient les différentes étagères. Certains étaient ouverts sur un bureau, d’autres sur la table basse entourée par quatre fauteuils au velours vert émeraude. Un immense tapis s’étendait entre les deux, recouvrant le parquet en grande partie. Et, allongé en plein milieu, dormait un loup à la robe nocturne. Vu ainsi, l’animal mesurait au moins deux mètres de haut ; ses pattes, larges et robustes, auraient sans aucune peine pu déraciner un chêne d’un seul coup, et sa gueule faire une seule bouchée d’un Midgardien en pleine forme.
Lorsqu’il fit un pas en avant dans le salon, l’une des paupières s’ouvrit avec lenteur sur un œil cramoisi fendu, qui l’étudia avec minutie et un éclat d’intelligence. Puis le loup la referma, n’émettant qu’un simple grondement préventif avant de retourner à sa sieste.
« Un ami fidèle ; il ne te fera aucun mal. »
Thor détourna son attention en direction des grandes baies vitrées. Elles offraient une vue imprenable sur les eaux du fjord, avec en arrière-plan le vert des pins et le blanc des hauteurs enneigées. Une fine pluie de flocons tombait sur Lamentis, telles des larmes gelées. Un tableau parfait sur lequel contrastait une silhouette qu’il désespérait presque de rencontrer de nouveau.
Une tunique longue fendue sur le devant, aussi verdoyante que ses yeux, dont les manches fluides masquaient ses paumes et dont l’ouverture laissait apercevoir le pantalon noir serré en dessous. Une large ceinture en cuir était lacée sous sa poitrine féminine, et des perles d’or venaient orner ses cheveux finement tressés pour former un demi-chignon sur le haut de son crâne. Les boucles ébène laissées libres lui arrivaient à peine plus bas que les épaules ; elles avaient poussé depuis leur séparation deux siècles plus tôt.
Une chose qui n’avait pas changé en revanche était le saphir suspendu à son cou, enveloppé de fines branches d’or pour l’attacher à sa chaîne. Le cœur du Tesseract, posé là par les mains du Champion d’Asgard, et qui avait permis la fuite du plus jeune des princes. Sa lueur était plus vive que celle du reliquat porté par Sylvie ; elle pulsait par intermittence, comme un cœur somnolent. « Pas certain de la couleur » marmonna la voix fraternelle dans le souvenir de son évasion. Ils avaient été pressés, et le Dieu Malin avait, comme à son habitude, tentait de camoufler ses émotions derrière une couche épaisse de sarcasme. Les doigts tremblants autour des siens, les yeux luisants de peur et d’incompréhension, les lèvres tirées dans un sourire forcé. Pour le rassurer lui.
« Ne m’en veut pas si je te déteste. »
D’un bruit étouffé, Loki referma l’épais volume qu’il tenait entre ses mains. Geste qui mit fin à la pensée fugace de son aîné. Ressasser le passé ne servait à rien, comme lui répétait souvent son ami Fandral.
Thor fit un second pas dans l’atelier, un œil posé sur le loup assoupi. « Aussi inoffensif que mon frère, je présume ? » répliqua-t-il sur les paroles précédentes.
Les lèvres mutines s’étirèrent aussitôt en un sourire qui leva ses pommettes saillantes, mais n’atteignit jamais son regard. Comme bien souvent, un simple sourire de connivence. « Plutôt rancunier » chantonna sa voix, partagée entre ses deux sexes.
« Tu l’as toujours été pour bien moins qu’un coup de poignard dans le foie. »
Loki fit une moue songeuse, avant d’avouer l’euphémisme fait d’un simple haussement d’épaules. « Je présume que tu es en droit. » Il bougea, à peine pour déposer l’ouvrage sur le rebord de fenêtre et s’adosser contre cette dernière, bras croisés sur son torse.
« Trop aimable de ta part. Ta sollicitude me touche droit au cœur. » Il retint un soupir au bord de ses lèvres. « Peu importe. Des embrassades classiques auraient été plus étonnantes venant de ta part.
- J’étais surpris. » Le métamorphe tenta de se défendre. « Et agacé.
- Hm. » L’Ase blond fit un nouveau pas en avant. « Une évidence de poignarder son frère dans ce cas. »
Le plus jeune leva les yeux au ciel, son sourire terni par un subtil voile d’agacement. Dommage pour lui, il commençait à peine. Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et seize jours. Peut-être que oui, finalement, Thor aussi était rancunier quand il le voulait. Même si, pour chaque seconde écoulée, il devait se retenir de ne pas combler les mètres le séparant encore de son cadet ; le besoin de le serrer – de le sentir, vivant – grandissait peu à peu dans sa poitrine. C’était difficile, douloureux, mais il tenait. La patience, Loki lui avait enseigné la patience. Un loup ne s’apprivoisait pas en un claquement de talons.
« Je t’ai trouvé Loki.
- Oh. Attends-tu de moi que je célèbre cette prouesse ? »
Il ignora son sarcasme. « Je t’ai trouvé, et je ne repartirai pas sans toi. »
Le sourire du fils adopté acheva de se faner. Sur sa gauche, il entendit le loup grogner ; il ne lui accorda aucune attention, enfin prêt à affronter le regard verdoyant. Des moirures dorées dansaient autour de ses pupilles, rappelant les rayons solaires coulant sur les branches des pommiers d’Idunn. Enfant, Thor s’était autopersuadé que chacun de ces éclats renfermait l’un des plus grands secrets de son petit frère, et il s’était alors juré de les déchiffrer un par un. Sans jamais se lasser. Car il ne s’était jamais lassé de jouer avec lui. Jusqu’à ce jour, jusqu’à cette partie de cache-cache longue de près de deux siècles. Il se rappelait encore trop bien ce soir-là, où il avait enfilé la pierre cérulée autour du cou blanc, avant de compter dans un coin mental et laisser les minutes défilées l’éloigner de lui. « Viens avec moi » ; il avait refusé. Avant de le regretter un milliard de fois la seconde d’après.
Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et seize jours. Il n’avait jamais cessé de compter.
« Dans ce cas » reprit Loki après un long silence, « nous ferions mieux de te faire préparer une chambre. »
Un énième pas en avant. « Pourrais-je rester ? »
Le métamorphe demeurait immobile. « Peux-tu rester ? » reformula-t-il. Si subtile, tellement bien joué. Car Thor connaissait déjà la réponse.
« N’oubliez pas cependant », le grésillement des grains temporels dans le sablier agressa son âme, « il vous faudra bientôt rentrer afin d’accomplir votre rôle. » Il n’oubliait pas. Mais tant que son frère ignorait cet accord passé avec leur père, il n’avait pas à l’avouer à voix haute. Ce frère qu’il avait refusé de suivre, pour mieux lui permettre de revenir, tout en repoussant l’idée même qu’il ne souhaiterait peut-être pas revenir. Ce frère qu’il avait si désespérément cherché au travers des Neuf Royaumes, avançant à tâtons sur les branches d’Yggdrasil tel un funambule incapable de reculer. Ce frère debout face à lui, pour la première fois depuis si longtemps.
Pouvait-il rester ? Non.
Un soupir déchira l’air. Les talons de Loki claquèrent sur le parquet lorsqu’il se redressa pour se retourner et observer le paysage au travers de la vitre. « Enfin, peu importe. Il n’y aura peut-être bientôt plus d’endroit où rester de toute manière. » Le prince blond fronça les sourcils à l’écoute de cet aveu. Pour une fois peu avare, son cadet lui offrit les explications sans attendre sa demande : « Le fjord abrite un serpent marin un peu plus grand que la normale. Sa mue est assez chaotique et le rend très irritable. Si l’envie lui prenait, il pourrait submerger tout Lamentis d’un simple coup de queue. »
Un peu plus grand que la normale ? Quelle était la norme pour un serpent marin si « un peu plus grand » lui offrait la possibilité de noyer tout un village ? Et à quel point l’euphémisme lui-même était grand ?
Mais ces questions pouvaient attendre, car Thor sentait déjà la suite arriver. « Tu as besoin de mon aide » il devina à voix haute. Ce n’était pas une question.
Le plus jeune ne répondit pas, le regard verrouillé sur le mouvement des drakkars en contrebas. Ses bras et son visage étaient scellés ; de manière habituelle, il ne l’avouerait pas.
Réduisant encore un peu la distance les séparant, le Champion d’Asgard reprit alors à sa place : « Tu as besoin de moi. » « Il a besoin de moi » n’avait-il eu de cesse de répéter à quiconque tentait de le retenir, de le persuader de ne pas se lancer dans cette quête folle. « Tu as besoin de moi et tu oses encore te montrer bougon à mon égard ?
- Nous aurions dû préparer des banderoles, ton ego l’aurait peut-être mieux accepté.
- Loki » souffla-t-il en avançant encore. Il n’était plus qu’à un bras tendu de son frère dont l’attention persistait à lui être refusée. « Je t’en prie. » Pourquoi était-ce toujours lui qui suppliait ? Mais il pouvait la voir au travers de son expression reflétée, l’éclat d’inquiétude qui fleurissait au fond de son regard. Inquiet pour son foyer ? Inquiet pour toutes ces personnes ?
Thor sentit son cœur se serrer à sa prochaine pensée : inquiet de le voir le rejeter une nouvelle fois ?
Ses bottes butèrent près de celles du plus jeune. « Eh », il leva une main, « si c’est important pour toi, alors ça l’est pour moi aussi. » Enfin, il retrouva le vert enchanteur qui fixa son regard. Une odeur familière d’ozone chatouilla ses narines ; les sifflements du seidr chantèrent à son oreille. Sans prudence, il approcha ses doigts de la joue malicieuse. La dernière fois qu’il s’était tenu aussi proche de lui, il s’était retrouvé avec une dague enfoncée dans le torse. La fois d’avant, deux siècles plus tôt, son pas en arrière avait été mille fois plus douloureux que le coup assigné par déception. Pour lui, comme pour Loki. Il n’était pas bon, pour l’un comme l’autre, de rester trop éloigné ; mais être si proche avait toujours eu un goût de risque. Comme une dague.
« Mais lorsqu’on peut enfin s’en emparer… » Ses doigts se stoppèrent à deux millimètres de la joue convoitée. L’odeur d’ozone était trop forte, le seidr beaucoup trop bruyant. Loki beaucoup trop calme.
Un soupire. « Si tu as tant besoin de mon aide », il abandonna l’image de son frère pour se retourner en direction du bureau, « pourquoi ne pas me le demander directement ? »
Un rire, reconnaissable entre mille. La seconde suivante, l’illusion s’effaça dans son dos pour révéler la véritable silhouette de son frère, assis à son bureau, le nez dans ce même ouvrage qu’il avait semblé lire près de la fenêtre. Le loup aussi avait bougé, allongé aux pieds du Dieu Malin, sa longue queue enroulée autour du bureau. « Parce que tu as toujours détesté me voir le nez dans un ouvrage » lui adressèrent deux prunelles par-dessus les feuilles du vieux grimoire. Et bon sang qu’il le détestait.
Loki avait toujours été ainsi : à bonne distance ou à bout portant. Comme une dague.
« Sans vouloir vous interrompre », Mobius rejoignit le côté gauche du métamorphe en consultant les aiguilles sur sa montre, « je crains que nous ne devions remettre vos réjouissances à plus tard.
- Bien. » Pour la seconde fois - mais cette fois-ci pour de vrai -, Loki referma l’ouvrage si passionnant qu’il n’avait pu quitter pour accueillir son frère en vrai – après cent quatre-vingt-sept foutues années ! – et se leva de son fauteuil en offrant une caresse au crâne lupin. Son vert oculaire chercha ensuite le bleu de ses yeux, le trouvant avec aisance comme à chaque fois et, le sourire de retour sur les lèvres, il lui demanda : « Prêt à rejouer à hjelp ? »
Thor inspira longuement, avant de maintenir son souffle. Devait-il soupirer ou s’esclaffer ? De dépits ou de joie à l’idée de ce vieux jeu puéril ? Il ne savait pas trop ; sa bouche trancha pour un bruit chimérique résumant assez bien sa situation : perdu. Comme l’attente camouflée dans les traits de son frère. Non, il ne méritait pas son aide. Mais, Nornes !, il n’avait jamais pu refuser une partie à son jeune frère. Et puis, la proposition était bien plus tentante qu’un coup de poignard en plein estomac.
Alors il accepta.
En faisant taire la voix au fond de lui qui regrettait déjà son choix.
Notes:
Hellow mes p’tits loulous ! Le nouveau chapitre est enfin de sortie avec, pour une fois, une vraie discussion entre les deux frères. Comme vous l’aurez peut-être compris, de l’action nous attend dans les prochains chapitres, mais pour ça, va falloir encore un peu patienter ;)
Note 1 : Plusieurs mots sont empruntés au Norvégien dans ce chapitre : pour rappel, « Tvi, tvi ! » est un équivalent de « Bonne chance » ; « Brorr » signifie « frère » ; et « Hjelp » signifie « À l’aide ». Ce dernier point qui directement écho à la stratégie employée par Thor et Loki dans le troisième film dans la scène de l’ascenseur.
Note 2 : Pour continuer dans les références, celle de la dague provient directement du discours de Loki dans l’épisode 3 de sa série. D’ailleurs, la citation « Mais lorsqu’on peut enfin s’en emparer » est tirée de cet épisode, de même que « à bonne distance ou à bout portant ».
Note 3 : Pour ceux qui n’auraient pas connaissance de ce point, le Tesseract, ou cube cosmique, est l’artefact dans lequel est enfermée la Pierre de l’Espace qui a le pouvoir, comme son nom l’indique, de voyager spatialement. Il était conservé dans la salle aux trésors d’Asgard, et est dérobé dans le MCU par Loki à plusieurs reprises.
Note 4 : Loptr est un autre nom employé pour parler du dieu Loki. Et Idunn, pour rappel, est la Déesse de l’Immortalité qui distribue des pommes capables de rajeunir ceux qui les mangent.
Merci beaucoup d’avoir lu ! À la revoyure !
Chu
Chapter Text
Chapitre 6
Hjelp
Il le regrettait déjà.
Appuyé avec nonchalance sur le rebord du bateau « emprunté sans permission » par Sylvie et ses mutins, Thor observait d’un œil grognon l’agitation en contrebas. Encore à quai, le Revenger – comme il fut apparemment rebaptisé – patientait les dernières préparatives. Un grand nombre de barils à poudre et de boulets de canon était amené sur le pont, si bien que Thor n’était plus certain d’avoir compris la requête de son frère : allaient-ils aider un serpent à muer, ou bien préparer ses funérailles vikings ? Il s’était néanmoins attendu à de la difficulté : Loki n’aurait pas demandé son aide si la situation ne l’avait pas désespérément exigée. Une demande demeurée informulée, malgré ses multiples tentatives, sur la fin insistantes. Encore une chose qui n’avait pas changé.
Thor s’était aussi attendu à des renforts. Si leur présence ne faisait que conforter son mauvais pressentiment quant à l’euphémisme de son frère face à la situation future – « un peu plus grand que la normale » il avait dit -, le Dieu doré était bien content de retrouver quelques visages familiers dans le lot de marins. À commencer par ses deux anciens compagnons de galère. Steven se tenait à la barre, le torse bombé de fierté alors qu’ils n’avaient pas encore pris la mer. Assis sur un tonneau à ses côtés, James nettoyait avec amour la lame d’une longue épée tout en discutant avec un autre matelot. Sur le pont, le quartier maître – présenté un peu plus tôt par Sylvie sous le nom d’Alioth – dirigeait les hommes de sa voix portante. C’était un être à la peau basanée et aux iris d’un gris froid. Taillé comme un roc, le crâne rasé sur les côtés pour ne laisser qu’un demi-chignon noir sur le sommet, il semblait indifférent à la basse température environnante soufflant au travers de sa chemise légère. L’Æsir ignorait à quelle espèce il pouvait appartenir, et il s’en fichait, mais une chose était certaine : cet Alioth n’était pas humain.
Tout comme le petit groupe littéralement sorti des berges un quart d’heure plus tôt, à présent étalé le long du quai, dans l’ombre du Revenger.
Tous similaires ; leur peau présentait une coloration inhabituellement bleue – deux teintes plus claires que celles des Jötnar, pareille à un filet de givre à peine déposé sur leur épiderme -, à peine dissimulée sous des armures en cuir fin minimalistes. Leurs pieds étaient nus, leur bras droit armé d’une lance décorée de corail, et le gauche protégé derrière une carapace de tortue vidée. Certains arboraient des parures de perles et de coquillages autour des articulations ; d’autres avaient coiffé leur haut chignon sombre de plumes exotiques. Mais rien n’était plus intrigant dans leur silhouette que le masque fixé sur chacun de leurs visages, sorte de coupelle remplie d’eau couvrant nez et bouche. La voix qui en sortait était étouffée, et la plupart communiquaient entre eux par des claquements de langue et des sifflements bulleux.
Des hommes poissons. Une armée d'hommes poissons.
« Ce sont des Talokanils » expliqua Sylvie, appuyée sur sa gauche. « Ils sont venus aider pour apaiser Jög. De ce que j’ai compris, leur chant est plutôt efficace pour ça.
- Des sirènes. » Il repensa à la comparaison faite par Hector une semaine plus tôt pour désigner la demoiselle. Le pauvre homme aurait sans nul doute fait une attaque en voyant tous ces soldats aquatiques dressés devant le bateau qu’ils avaient habité le temps d’un court voyage. Ou peut-être n’aurait-il cessé de crier des « Je l’savais ! » bruyant en pointant un à un les étrangers.
Sylvie haussa les épaules. « En quelque sorte. Eh ! » Elle pointa du doigt, « tu vois l’homme là-bas ? »
Thor retint une grimace ; comment aurait-il pu faire autrement ?
Ledit homme prêtait compagnie à son frère, tous deux côte à côte face à l’expression figée de Mobius et à une femme poisson qui parlait dans une révérence sincère. Des muscles saillants dorés par le soleil, une barbe parfaitement taillée, le crâne enfermé dans une tête de serpent aux yeux incrustés de saphir et coiffée de longues plumes turquoise, des épaulettes sculptées dans l’or, un pagne assorti et, plus remarquable, une petite paire d’ailes blanches vissées sur chacune de ses chevilles. Un bel homme en somme, qui aurait pu arracher bon nombre de cœurs Asgardiens ; dont le regard sombre tombait trop fréquemment sur le visage pâle de son frère, plus petit à son côté.
« C’est Ch’ah Tôh Almehen » poursuivit Sylvie, faisant de son mieux pour ne pas écorcher le prénom étranger. « Le chef des Talokanils. Leur K’uk’ulkan comme ils l’appellent. » Mais le Dieu foudroyant ne l’écoutait que d’une oreille, les sourcils froncés face aux sourires échangés entre les deux dirigeants. Trop amicaux pour n’être qu’une forme de politesse.
Quel idiot. Son jeune frère était bien trop idiot pour ne pas se rendre compte.
« Es-tu en train de me dire que je vais devoir travailler avec ces hommes poissons et leur coucou suprême ? »
Ou bien, au contraire, était-il trop intelligent dans sa cruauté ?
Fort heureusement, Thor parvenait à conserver une voix neutre, bien loin de l’orage qui grondait déjà dans ses veines. « Vous avez conscience que l’eau et la foudre ne font jamais bon ménage ? » Et ce n’était pas l’envie qui lui manquait de leur montrer, à tous. À lui. Surtout à lui.
Bien évidemment que Loki savait.
Sylvie lui offrit un sourire en coin, un air à la fois malicieux et compatissant peint sur ses traits. Comme détentrice d’une vérité connue de personne. « Ne t’en fais pas, joli cœur.
- Je ne m’en fais pas » répondit-il par automatisme. Sans être certain de partager le même sujet que la jeune femme concernant la crainte énoncée. Qu’aurait-il pu craindre de toute manière ? Il était un Dieu, et le peu de chose qu’il possédait était déjà perdu, ou en train de se faner : il avait abandonné son trône, sa famille n’était plus que des fragments égarés, et son frère préférait jouer les sauveurs reptiliens au bras d’un thon volant plutôt que de lui offrir audience.
Approuvant d’un fredonnement chanteur, Sylvie enroula ses bras autour de son biceps gauche et vint presser sa joue contre son épaule. Un geste enfantin qu’il ne prit pas la peine de repousser. Au contraire. La timonière était attachante, à sa manière, lui rappelant par moments la petite sœur que lui avait autrefois offert Loki lors de ses périodes féminines. Le même sarcasme coulait sur sa langue, et il dansait dans son regard le même besoin d’attention de son entourage. Ce besoin d’exister aux yeux de ceux qui comptaient, de faire ses preuves, d’être félicité. Une seule différence était notable : là où son frère avait été bridé toute sa jeunesse, forgeant ce mur de glace infranchissable, Sylvie était une femme épanouie, riche d’une enfance tendre et heureuse. « C’est Mère Loptr qui m’a élevé » lui avait confié la jeune femme alors qu’ils rejoignaient le Revenger, lors d’une discussion sans enjeu, amorcée pour occuper le silence entre eux. Elle lui avait alors raconté comment, malgré son demi-siècle passé, elle parvenait à conserver l’apparence d’une jeune femme – un faible pourcentage de sang Vane coulait dans ses veines.
Elle lui avait aussi conté l’histoire de Sigyn, « l’amie de la victoire », une jeune orpheline dont la route avait croisé celle d’une personne extraordinaire, qui avait changé sa vie, lui avait donné un but, une raison de vivre, de s’accrocher malgré les difficultés. « Mère Loptr était seul à cette époque. Du moins, Mobby et Fenry étaient déjà avec lui, mais ils n’avaient aucune attache, aucun foyer. Mais la rencontre avec Mère Sigyn a tout changé. » Ils avaient alors bâti Lamentis, ensemble, l’endroit où tous les laissés-pour-compte pourraient retourner, car il y aurait toujours quelqu’un pour les attendre. C’était il y a un siècle. Puis, en grandissant, Sigyn avait découvert l’amour, et avait porté la vie. Avant de voir la sienne emportée par la maladie huit printemps plus tard. « Une vie prolongée ne protège pas de la mort éternellement. Alors, elle est partie, et nous sommes restés tous les cinq. Avec le reste des cœurs brisés. »
Une histoire qui avait bouleversé malgré lui le Dieu de la Foudre. Il s’était alors imaginé une minuscule version de Sylvie suspendue au cou de son frère. Et son cœur s’était aussitôt empli de quelque chose de chaud, de moelleux, d’apaisant. Le temps d’une seconde, les pommiers d’Idunn avaient repris leur danse lente dans les rayons naissants de Sòl. Le temps d’une seconde, le Bifröst avait retrouvé ses couleurs d’antan. Le temps d’une seconde, il avait entrevu le portrait d’une famille dans un éclat de miroir.
Le temps d’une seconde, il y avait eu un violon qui jouait dans l’ombre d’un grand frêne, des enfants qui riaient et frappaient dans les mains ; une paix lointaine et épargnée ; un regard vert moucheté d’or qui ne souriait que pour lui ; la naïveté du silence et la douceur de l’ignorance.
« Elle devait être une grande femme.
- Elle l’était. Ce monde était juste… trop petit pour elle. » Le temps d’une seconde, il avait ressenti la fragilité dans la voix de la jeune femme. Avant de revoir le sourire sur ses lèvres, de ce même genre de gaité qui servait à camoufler les ombres émotionnelles. Une fille de la Malice, c’était certain.
Par instinct, Thor laissa son menton se percher sur le sommet des boucles blondes. Sylvie était au final un peu comme la nièce qu’il n’aurait jamais. C’était agréable, comme un baume sur ses nerfs irrités. Ils demeurèrent ainsi plusieurs minutes, à observer en silence le poisson à plume traduire les paroles de sa semblable à Loki, replacer une mèche égarée de ce dernier derrière son oreille – dans un geste inutilement lent et précautionneux -, avant de venir la fixer avec une pince en or sertie d’émeraudes. Cadeau sur les pierres duquel vinrent se réverbérer les rayons de l’astre déjà haut dans le ciel ; bien pâles face au pendentif suspendu à son cou. Sa marque, celle qu’il avait laissée deux siècles plus tôt et que son frère portait encore, tel un souvenir de cette fuite insensée au beau milieu de la nuit. Un aurevoir, une promesse : celle de revoir un jour le soleil brillait à nouveau sur leurs conversations, leurs jeux et leurs étreintes. Au-delà du sang et du rang, à jamais liés.
« Tu sais qu’il ne l’apprécie pas plus que ça » marmonna Sylvie, toujours blottie contre lui, telle une commentatrice insatisfaite de ce qu’elle voyait. Thor opina d’un simple hochement de tête. Après tout, toute personne suffisamment proche du Dieu de la Discorde savait que le vert n’était pas sa couleur de cœur, mais celle par défaut : celle qu’il arborait uniquement pour assortir à ses iris, elles-mêmes héritage affiché par son subconscient lorsque, en quête d’une apparence Ase à créer, Hela s’était penchée au-dessus de son couffin. Oui, Loki aimait le vert, mais seulement parce que cette teinte flattait son ego.
« Pas certain de la couleur » se plaignit une voix du passé, sarcastique pour masquer son anxiété.
Il sentit la descendante Vane ouvrir la bouche, prête à poursuivre son commentaire, mais le chuchotement d’un battement d’ailes résonna au-dessus du pont. D’un même mouvement, les deux blonds soulevèrent donc leur attention vers le ciel, où une ombre passa, se faufila entre les nuages. Dans un sens, puis dans l’autre, chacun de ses passages créant une ombre vive sur le bois naval. Puis, un hennissement déchira le silence céleste, tel un avertissement pour ses ennemis – de se cacher, de fuir, ou de combattre pour survivre. L’appel du Valhalla. Thor ne l’avait jamais entendu en personne ; personne ne l’avait plus entendu depuis des siècles. Depuis la dissolution de cette valeureuse confrérie à la demande d’Odin, après la signature du traité de paix entre Asgrad et Vanaheim.
Les légendes étaient néanmoins encore là pour se souvenir, pour transmettre le courage de toutes ces femmes aux générations futures. Enfant, le Dieu doré avait lui-même eut le rêve de combattre à leurs côtés, de recevoir la lance ailée sur son avant-bras, et de manier des épées aussi légendaires que leur propriétaire. Il avait d’ailleurs beaucoup pleuré lorsque son précepteur lui avait fait comprendre que cela était impossible, qu’il devait grandir pour des rêves plus raisonnables. Le soir même, Loki avait matérialisé une tenue traditionnelle de ces amazones sur les muscles en développement de son grand frère. Et ils avaient ri, beaucoup, avant de se peloter l’un contre l’autre sur une couverture pour lire et relire les épopées de Nibelung. C’était d’ailleurs en s’inspirant de cette histoire que Thor avait trouvé l’une de ses identités factices, empruntant le nom Sigurd à ce chant mystique.
« Brunny ! » s’enjoua Sylvie en se redressant afin d’offrir des mouvements de mains amicaux au cheval ailé que Thor avait déjà aperçu lors de leur arrivée à Lamentis. Le pégase était d’un blanc immaculé, si bien qu’il fallut un temps à l’Æsir pour le repérer entre les nuages. Sur son dos se dessinait une tache sombre, qui se révéla être sa cavalière lorsque la créature perdit de l’altitude et que ses sabots claquèrent sur le pont du Revenger. Aussitôt, la mutine quitta son côté pour rejoindre le duo fabuleux, pile au moment où la cavalière mit pied à terre pour l’attraper dans une étreinte serrée et tournoyante.
« Syl ! Par le char de Freyja, mais où t’étais passée ?! Trois mois que t- » Le reste de sa phrase fut étouffée contre la bouche adverse. Un baiser court et appuyé, suffisant pour faire naître une tension entre elles.
Un dialogue débuta ensuite entre elles, silencieux et personnel. Front contre front, regard ancré dans celui d’en face, mains agrippées aux avant-bras de l’autre. Un dialogue secret, mais facilement déchiffrable. Thor se sentit alors sourire face à la joie partagée des deux femmes, un sourire timide, compréhensif, presque envieux. Comme ces vieux Ases qui observaient depuis les bancs les jeunes s’entraîner à l’épée sur le terrain. Ou comme ces ventres affamés qui contemplaient les plus fortunés avaler un bon repas copieux.
« Dony ! » appela Sylvie, et il ne tilta le surnom qu’au moment où elles le rejoignirent, épaule contre épaule, suivies de près par le pégase. « Laisse-moi te présenter la merveilleuse et authentique Brunnhilde, et son fidèle compagnon Warsong. Bruny, Sony, je vous présente-
- Le Dieu Thor » compléta la cavalière en posant ses doigts libres sur l’un des pommeaux accrochés à sa ceinture, « Champion d’Asgard ; fils d’Odin, Roi des Neuf Royaumes, et de Frigga, Mère de toutes choses. » Son autre main quitta sa cadette pour venir se presser contre sa poitrine, avant de lui offrir une profonde révérence de tête. « Je suis honorée.
- L’honneur est partagé. » Il lui rendit aussitôt ses salutations.
Valkyrie. Si Thor avait supposé l’identité de Brunnhilde, celle-ci se confirma par le symbole gavé au fer rouge sur l’intérieur de son poignet droit. Une lance ailée surmontée d’un œil. Elle arborait aussi la même allure que toutes ces femmes représentées sur les anciennes tapisseries du palais royal : silhouette élancée vêtue d’une combinaison de cuir aussi noire que les plumes des corbeaux leur servant de métaphore. Sa peau, halée, contrastait contre celle pâle de Sylvie ; de même, ses fines nattes ébène retenues en une haute queue-de-cheval se démarquaient des boucles blond vénitien. Une cape azurée flottait derrière elle et contre les deux épées accrochées à sa taille. Deux armes qu’il devinait avec aisance mortelles, au tranchant entretenu avec dévotion ; car l’arme d’une Valkyrie, et sa capacité à récolter les meilleures âmes guerrières, faisaient toute sa fierté. De grandes dames dont l’honneur perdurait encore, bien au-delà de leur extinction, tel un modèle transmis à la nouvelle génération.
« Alors, vous aussi vous vous êtes laissé séduire pour rejoindre la mission ? » Sa voix était à peine grave et cassante, comme habituée à hurler contre le vent pour se faire entendre.
« Il semblerait, hélas.
- Mon compagnon et moi survolerons le champ de bataille en tant que sentinelles. Nous comptons sur votre clairvoyance, cher prince, pour ne pas nous foudroyer sur place. » Elle rit.
Il l’imita malgré lui, sentant l’affabilité de la Valkyrie chasser quelque peu ses mauvaises pensées. « J’y veillerais. » Après tout, si quelqu’un devait réellement laisser des plumes par sa faute dans cette histoire, il avait une idée bien précise de qui serait sa cible favorite.
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« Tu veux jouer à un nouveau jeu ? » La proposition était sortie sans prévenir des lèvres malicieuses, à peine dissimulées derrière un vieux volume traitant de métamorphose.
Cela faisait des semaines que son petit frère étudiait le sujet, sans jamais hélas s’en lasser. Au grand dam de Thor, dont les demandes d’attention s’étaient depuis bien longtemps transformées en supplication. Aussi, à l’écoute de ces mots, il avait cessé tout mouvement de son épée - l’entraînement l’aidait plus à passer le temps qu’à faire progresser son jeu de jambes. Ils étaient dans un coin du terrain des novices, à part des autres, préservés dans l’ombre fraîche d’un grand chêne plus vieux qu’eux deux réunis. Sif et les garçons avaient cessé de l’appeler depuis des heures, convaincus qu’il ne quitterait pas le côté de son frère pour les rejoindre ; du moins, le temps que ce dernier serait décidé à rester dehors. Si rare, surtout lorsque les températures commençaient à grimper. L’été était encore loin bien sûr, mais bien moins que l’hiver, période plus clémente pour le né Jotunn. Aussi, Thor fut étonné d’entendre le son de sa voix, s’attendant à ne profiter que de la présence fraternelle pour entraîner ses muscles dans un cadre apaisant – ce qui était déjà beaucoup pour ses nerfs mis à rude épreuve au quotidien. Mais les mots avaient été prononcés, par la bouche plus jeune, pour formuler une proposition qu’il ne pouvait refuser. Qu’il ne refusait jamais.
Ses yeux se tournèrent alors vers lui, ce petit garçon pas même âgé d’un siècle, dont la sagesse faisait déjà frémir les plus grands conseillers de leur père. Il croisa néanmoins à la place l’attention de deux yeux verts fendus, décorées d’un millier d’écailles noires brodées d’or, au centre d’un visage reptilien longiforme. Sa bouche s’ouvrit en grand par automatisme, à la fois surpris et émerveillé ; il lâcha son arme et tomba à genoux pour être à sa hauteur. Le serpent était magnifique, à peine plus large que le manche de son épée. Agile, l’animal vint ramper sur ses cuisses, étonnement froid et doux, avant de grimper jusqu’à son épaule où il s’enroula autour de son cou, comme une évidence. Aussi près, Thor put alors mieux observer les moirures dorées danser dans le regard de son petit frère. Parce que c’était lui ; c’était Loki. Sa nouvelle apparence portait un effluve d’ozone et de givre, l’odeur si caractéristique de son seidr.
Des semaines – si ce n’était des mois – que Thor observait en silence le petit Dieu malicieux étudier ces pages sans lassitude, sans qu’il n’en comprenne, lui, l’intérêt. À présent, il comprenait ; Loki avait réussi. Sa première métamorphose, complète et maintenue. Un serpent de plus, l’animal préféré du blond. « Tu es parfait » Il ne trouva rien d’autre à dire, car c’était la seule vérité qui s’imposa à son esprit.
Le reptile lui rendit un semblant de sourire, faisant siffler sa langue bifide contre la mâchoire de son aîné. Il rit, avant de lever une main pour caresser les écailles crâniennes de son frère. Réelles, différentes de toutes les illusions créées par la magie de Loki.
« Maintenant je suis curieux. Quel est ton nouveau jeu ? »
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« Hjelp ! Hjelp ! » Les cris du prince héritier résonnaient dans les couloirs pavés de Bilskirnir, le manoir des quatre enfants royaux. L’agitation s’était répandue à tous les étages ; soldats et serviteurs couraient dans tous les sens afin d’en déterminer la provenance.
Camouflé derrière une tapisserie, Loki pressé contre son flanc droit, Thor devait se retenir de ne pas rire afin de conserver leur position secrète. Le jeu devenait de plus en plus amusant, à mesure qu’ils augmentaient les risques. Leur première victime avait été Eir, la médecin officielle de la famille royale, dans les jupons de laquelle le Dieu doré avait couru, son jeune frère transformé autour du cou. La pauvre femme avait glapi de terreur en voyant le mamba noir et s’était précipitée à son secours. Avant de hurler d’effroi lorsque, reprenant sa forme originelle, Loki s’était jeté à son propre cou. Les deux enfants avaient alors ri, beaucoup. Contrairement à Eir, et à leur mère qui avait su étouffer l’affaire sans que cela ne parvienne aux oreilles paternelles.
Ils avaient ensuite poursuivi, jouant des farces aux autres enfants, puis à des soldats novices, des serviteurs souvent trop froids avec le plus jeune des princes, ou encore des parents éloignés venus de Vanaheim pour visiter Frigga. De tous, seule Hela ne s’était pas laissé prendre ; elle avait simplement levé les yeux au ciel, avant de leur offrir à chacun un baiser sur la tempe.
Pour cette énième partie, ils avaient vu gros. Leur objectif : surprendre Balder, toujours figé dans un calme lassant. Thor s’était toujours demandé comment leur aîné criait : était-ce viril comme le feu coulant dans ses veines ? fragile comme ses sourires ? silencieux comme ses pas sur le marbre ? Loki avait alors poussé sa métamorphose encore plus loin, empruntant les traits d’un authentique basilic de plus de soixante mètres de long. Feindre la surprise, le prince blond n’eut guère besoin ; étouffer son admiration fut en revanche une tâche beaucoup plus complexe. Avalant ses rires, il s’était alors mis à courir dans les couloirs de leur foyer, poursuivi par les crocs fraternels. Tous avaient rappliqué à son appel ; tous avaient hurlé par-dessus sa propre voix face au monstre gigantesque. Il avait vu quelques domestiques s’évanouir par cette simple apparition, des hommes courir pour prévenir leurs confrères. Et, à présent, c’était la débandade.
De l’action, enfin.
Fier d’eux, Thor enroula son bras autour des épaules de son frère et appuya un baiser sur le sommet des mèches ébène. Des écailles persistaient encore autour de ses paupières, ses pupilles n’avaient pas repris leur forme d’origine, et le sourire qu’il lui offrit en retour était acéré. Si mignon, combinant deux des choses qu’il préférait par-dessus tout.
Mais la joie s’était vite éteinte lorsque, d’un mouvement brusque, la tapisserie avait été arrachée, dévoilant la cachette des deux garçons. Un regard ambré les attendait de l’autre côté, calme, comme les eaux d’une mer sur le point d’être ravagée par une tempête. Balder les avait trouvés. Et, visiblement, il ne trouvait pas la blague du « Hjelp ! » à son goût.
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La sanction avait été sévère, bien plus qu’elle n’aurait dû. Incapable de mentir, leur aîné avait rapporté leurs méfaits – innocents ! – à l’oreille paternelle. La colère d’Odin avait alors fait trembler les murs d’argent de Valaskjálf. Comme à chaque fois, Loki avait été le plus visé par les remontrances, accusé à tort de détourner son frère de ses obligations pour l’entraîner dans ses fourberies. Thor eut beau prendre sa défense, tenter de convaincre leur père que, non, il n’avait jamais été forcé, et qu’au contraire l’idée venait directement de son esprit, il n’y avait rien eu à faire. L’œil unique du Roi des Neuf Royaumes avait refusé de voir, aveuglé par un voile beaucoup trop sombre, beaucoup trop ancien et complexe pour être compris par des âmes aussi jeunes.
Lorsque les mots avaient été prononcés, le visage de son cadet avait perdu les rares couleurs qu’il arborait. Trois mois sans magie, sans frère, et sans sortie. Trois mois privé d’air, d’affection et de liberté. Trois mois enfermé avec ses propres cauchemars.
Trois mois qui furent durs.
Trois mois que Thor ne tint pas.
« Tu ne devrais pas être là. Si père l’apprend-
- Alors il suffit juste qu’il ne l’apprenne pas. Trois mois. Loki, tu ne peux pas espérer que je tienne aussi longtemps sans toi.
- Alors la punition sera prolongée.
- Seulement si on se fait prendre. » Et ils ne s’étaient jamais fait prendre. Jamais – Thor était certain que leur mère ou Hela avait toujours veillé sur leurs arrières pour le permettre, car il était loin d’être l’Ase le plus discret. « Jamais sans toi. »
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« Prêt à rejouer à hjelp ? » La proposition de Loki avait été alléchante, surtout pour lui en quête d’un frère disparu depuis deux siècles.
Après cet incident avec Balder, ils n’y avaient jamais plus rejoué. Les métamorphoses de son cadet avaient servi à d’autres desseins et, en grandissant, Thor avait dû se faire à la raison que les farces n’étaient plus de son âge. Le peuple qu’il persécutait enfant serait bientôt son peuple, celui sur lequel il devrait régner, protéger. Et puis, il y avait bien d’autres manières de les faire hurler : par exemple, embrouiller les conseillers lors d’une réunion, revenir d’un entrainement ou d’une bataille couvert de blessures afin d’agacer Eir, battre son aîné aux armes pour lui faire regretter sa trahison passée – lui aussi pouvait se montrer rancunier quand il le voulait.
Bien sûr, il y avait encore eu des serpents, de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les couleurs. Sa mâchoire avait connu la morsure d’un grand nombre d’entre eux, et son sang connut la brûlure des plus douloureux venins. Car si lui s’était assagi avec le temps, Loki s’était assombri. « C’est toi qui es trop lent. » Froid, de plus en plus distant. « Tu ne comprends rien. » Jusqu’à ce qu’il comprenne enfin le pourquoi.
Oui, Thor en avait connu des serpents malicieux. Mais jamais aussi grand que celui qui venait d’apparaître dans un flash de seidr verdoyant face au Revenger. Sa tête était presque aussi longue que la coque du bateau, une seule de ses écailles sombres aussi haute qu’un demi-marin. La métamorphose de Loki était réussite, comme à son habitude ; mais plus encore, elle était extraordinaire. Et le Dieu foudroyant aurait certainement pu l’admirer des heures durant, tout en se demandant où pouvaient bien se situer les limites de son frère, si son regard n’avait pas été attiré par quelque chose de plus extraordinaire encore, de plus gigantesque qu’un serpent d’au moins cinq cents mètres de long. Car, si la tête fourbe mesurait la taille du bateau, ce n’était même pas le cinquième du croc du reptile qui fendit les eaux la seconde d’après.
Un autre serpent. Grand. Immense. Gigantesque.
« Jörmungand » entendit-il quelque part derrière lui – était-ce Sylvie ? était-ce Mobius ? était-ce son instinct de survie qui lui criait de fuir dans un autre monde ? Peu importait pour l’heure.
Rien, si ce n’était l’euphémisme le plus odieux de Loki.
« Un peu plus grand que la normale. » Par les Nornes, comment était-il possible de mentir autant ?!
Pour sûr, ils allaient avoir besoin d’aide.
Notes:
Bonjour, bonjour ! Le chapitre est enfin de sortie ! J’espère que vous avez apprécié la lecture, avec l’entrée en scène de quelques nouveaux personnages et un flash de la relation passée de nos deux frères. Bref, beaucoup de choses à dire sur ce chapitre. Alors, allons-y !
Note 1 : « Hjelp » signifie « à l’aide » en Norvégien. Ce jeu est, comme dit dans le précédent chapitre, directement inspiré par la proposition de Thor à Loki dans le troisième film. Le fait que Loki emprunte l’apparence d’un serpent pour sa première forme est quant à lui une référence au fait qu’il est dit que Thor adore les serpents.
Note 2 : Pour plus de précisions, Loki prend l’apparence d’un mamba noir, un serpent qui a la particularité d’avoir l’intérieur de sa bouche entièrement noir, mais surtout il s’agirait du serpent le plus dangereux au monde, notamment dû à son venin qui peut rapidement entraîner une paralyse des poumons et donc la mort de sa victime.
Note 3 : Le Revenger, nouveau nom donné au bateau, est une référence au nom du groupe que se donnent Thor, Brunnhilde, Loki et Hulk dans Thor 3 afin de pouvoir s’extirper de la planète et rejoindre Asgard.
Note 4 : Brunnhilde est présentée comme la dernière des Valkyries dans l’univers Marvel. À la différence des comics où elle est blonde, j’ai ici emprunté les traits qu’elle arbore dans le MCU avec sa première apparition dans Thor 3. C’est d’ailleurs dans ce film que Thor nous confie son rêve d’enfant de vouloir rejoindre les Valkyries. Dans la mythologie nordique, Brunnhilde est aussi l’une des plus célèbres valkyries, qui apparaît notamment dans l’Anneau du Nibelung (cité dans ce chapitre). Sigurd, qui est une identité empruntée de Thor, est quant à lui un héros qui apparaît dans ces vieilles histoires. Enfin, le pégase s’appelle Warsong comme dans le MCU.
Note 5 : Alioth, le nom donné au compagnon de Sylvie, est lui aussi tiré de la série Loki où il désigne la créature à la fin des temps. C’était une manière pour moi de lui offrir un petit clin d’œil.
Note 6 : Les Talokanils sont des êtres qui appartiennent au peuple de Talokan, qui fait son apparition dans Black Panther 2. Pour la faire courte, ce sont les descendants de Maya qui ont évolué en mangeant des plantes contenant du Vibranium, ce qui leur a donné la capacité de vivre sous l’eau au détriment de leur vie terrestre. Ils ne peuvent de ce fait plus respirer hors de l’eau, et leur peau devient bleue au contact de l’air. Leur chef, Namor de son surnom, Ch’ah Tôh Almehen de son vrai nom bien compliqué, est un mutant qui peut respirer dans et hors de l’eau, et qui possède aussi une paire d’ailes à chaque cheville qui lui permettent de voler. Vénérer par son peuple, il porte le titre de K’uk’ulkan, ce qui en fait une sorte de dieu immortel aux yeux des siens.
Note 7 : Sigyn, le prénom porté par la mère de Sylvie, est emprunté à l’épouse de Loki dans la mythologie nordique. Comme écrit en italique tel un surnom dans le texte, son prénom signifie « l’amie de la victoire. » Sòl est quant à lui le dieu personnificateur du soleil ; et Eir est la déesse nordique de la médecine et de la guérison.
Note 8 : Bilskirnir désigne le manoir de Thor ; par extension, celui des enfants d'Odin dans cette histoire. Valaskjálf est le nom donné au manoir d’Odin. Jötnar est le pluriel de Jötunn.
Note 9 : Jörmungand est, dans la mythologie nordique, présenté comme un gigantesque serpent de mer, si grand qu’il serait capable de s’enrouler autour de Midgard et de se mordre la queue. Il est d’ailleurs surnommé « serpent de Midgard ». Pour des soucis de simplicité, il a été réduit de plusieurs kilomètres pour cette histoire. À noter aussi que, dans la mythologie, il est le fils de Loki et de la géante Angrboda, et donc le frère d’Hel (Hela dans le MCU, devenue demi-soeur de Thor - oui, c’est le bordel). Hâte que vous fassiez pleinement sa connaissance dans le prochain chapitre !
Encore merci d’avoir lu ce chapitre et de suivre cette histoire.
À très vite pour la suite !
Chu
Chapter 8
Notes:
Coucou mes p'tits flocons !
Juste pour ceux qui se sentiraient perdus en ce début de chapitre, nous retournons un peu en arrière par rapport au précédent ;)
Bonne lecture !Soundtrack : I elven finnes alt (Frost 2)
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
Chapitre 7
Jörmungand
Le Revenger prit le large en début d’après-midi, emportant avec lui une cargaison et un équipage bien différents de ceux qu’il avait abrités lors de sa venue à Lamentis. À sa suite, deux drakkars, chacun décoré d’une vingtaine de boucliers colorés, fendaient les flots. Et autour d’eux, un groupe de cétacés aux dos chevauchés par des Talokanils. Une armée d’hommes poissons, menée par Monsieur coucou calme, et soutenue par des laissés-pour-compte, simples mortels pour la plupart. Thor ignorait encore ce qu’ils allaient affronter – et affronter était sans nul doute le terme adéquat, même si son frère présentait la situation comme un sauvetage – mais une chose était sûre : sa foudre ne serait pas de trop pour aider ces gens. Même si Mobius lui avait explicitement fait comprendre qu’il ne devrait intervenir qu’en dernier recours, tel le glas de fin d’une partie qui n’aurait duré que trop longtemps. À cette annonce, le Dieu doré avait froncé les sourcils ; son frère avait pourtant exigé son aide, non ? Certes, il n’était pas dans son élément, ainsi en pleine mer – quoique, peut-être l’était-il justement trop – mais il n’avait pas pris un déjeuner sur le pouce et suivi cette bande atypique juste pour le plaisir de l’air marin. Loki avait demandé son aide ; la situation était obligatoirement désespérée. Et, comme il le disait toujours, aux grands maux les grands remèdes. Non ?
L’orage gronda au loin. Par réflexe, l’intendant de son frère leva les yeux au ciel, avant de les redescendre sur lui. « Je sais » maugréa le blond. Ce n’était pas évident à contrôler. Pas alors qu’il n’avait pas encore parlé avec Loki ; pas alors que ce dernier se trouvait sur un autre bateau, séparé du sien par deux baleines belliqueuses. Aussi, Thor laissa l’irritation se manifester au bout de ses doigts, jusqu’à prendre forme pour reconstituer le manche de son fidèle Mjöllnir.
« Tu n’es pas le Dieu des marteaux » lui avait un jour dit son père en riant, rare moment. « Tu es Thor, le Dieu de la Foudre. Mjöllnir n’est qu’une extension de ton pouvoir, pas ton pouvoir lui-même. » Depuis, il avait appris à user de son arme comme d’un catalyseur, non pas pour convoquer son pouvoir, mais plutôt pour l’absorber, l’apaiser, en faire quelque chose de moins violent que les tempêtes qui jaillissaient dans son esprit, jusque dans ses veines lorsque l’émotion était trop forte.
Il transmit ses tensions à son allié de manière lente et pulsatile, comme pour abaisser progressivement le niveau d’un barrage sur le point de rompre. Il était aussi le Dieu de la Force ; tout lâcher d’un coup pouvait se montrer dangereux, aussi bien pour lui que pour son entourage.
« Je vous admire, Sir Donar. » Mobius avait conservé l’habitude de l’appeler par sa dernière identité. Appuyé sur la rambarde à côté de lui, l’attendant referma son carnet et porta son attention sur le drakkar voguant sur leur droite. Celui dans lequel se trouvait son maître. « Votre puissance n’a d’égale que votre détermination. Et votre loyauté. Vous avez accepté de venir sans même savoir dans quelle bouche béante vous vous jetiez.
- J’ai connu la guerre », plus d’une fois. « J’ai vu des monstres plus effrayants les uns que les autres. » Inconsciemment, il caressa les lanières de cuir enroulées autour du manche de son arme. « J’ai croisé le regard de la Mort, admiré son sourire sur un grand nombre de visages. J’ai connu la peur des silences trop pesants, la terreur des cris agonisants de mes semblables. » Il tourna la tête, rencontra l’attention de l’intentant qui l’écoutait avec attention, ses doigts pianotant sur son carnet, comme pour se retenir de l’ouvrir et de prendre des notes. « J’ai connu des larmes sur des visages encore trop candides pour les porter, des trous creusés par des bras trop frêles, des voix brisées avant d’avoir chanté leur première balade. » Il retint un soupir, avant de se détourner à nouveau vers l’océan. « Pourtant, je sais aussi que le pire reste toujours à proximité. Afin de surgir, quand personne ne l’attend. »
Il y avait eu une famille, une fratrie de quatre enfants chantant sans inquiétude pour le bonheur de leur mère. Des pommiers gorgés de sourire, des tavernes respirant les rires, et un miroir intact reflétant le bonheur. Puis - « Je t’ai vu brûler. » - tout s’était brisé.
« Il a de la chance de vous avoir. Sir Loptr » ajouta Mobius en retrouvant son regard. « Et je suis ravi de vous compter parmi nous. » Il y avait un quelque chose au fond de ses iris d’un bleu-gris sombre. Ses lèvres demeuraient impassibles, mais la courbure des rides au coin de ses yeux indiquait une émotion tout autre. Qui offrait de la sincérité à ses mots. « Du moins, jusqu’à ce que nous nous fassions tous tuer. »
Thor rit malgré lui. Avant de froncer les sourcils en se répétant les derniers mots de l’intendant. « Attendez, qu’entendez-vous par-
- Ne sifflez pas trop fort en direction du soleil, Sir Donar, nous aurons besoin d’un temps clair pour notre réussite. » Et, sur ces paroles étranges, le vieux compagnon de son frère s’éclipsa, le laissant seul avec son cerveau comme seul partenaire de réflexion. Une mauvaise idée en sommes, tout Asgard le savait.
Ne sachant quoi faire d’autre, Thor retourna donc à la contemplation du drakkar voisin. Avant d’apercevoir, perché de l’autre côté des vagues, appuyé comme lui sur le rebord de son navire, la silhouette de son frère. Loki. Un sourire secret dansait sur ses lèvres. Pour lui ? Pour Mobius ? Pour leur discussion mutuelle ? L’Ase l’ignorait. Il savait seulement qu’il aurait pu laisser la foudre s’abattre sur le mât principal s’il aurait été assuré que ce dernier aurait formé le pont parfait pour rejoindre le navire voisin. Et son frère. Ils devaient parler. Parler. Rattraper ces cent quatre-vingt-sept années de traque inutile. Ils devaient parler, régler cette rancœur ancrée dans les cœurs. Ils devaient parler, recoller les risibles morceaux du miroir fracturé.
Cent quatre-vingt-sept ans.
Ils devaient parler. Parler. Juste.
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Ils naviguèrent vers le Nord. À mesure que l’île de Lamentis rapetissait à l’horizon, l’air devenait glacial et l’océan peuplé d’icebergs. Des nuages denses flottaient au-dessus de leurs têtes, tamisaient la lueur solaire pour créer une atmosphère de pénombre en plein jour. Emmitouflé sous une épaisse cape, Thor tentait de ne pas se mordre la langue dans ses grelottements. Des heures qu’ils avançaient sans que le moindre centimètre écaillé ne pointe son nez. « Ce n’est pas tant de le trouver qui est difficile, mais plutôt de bien se positionner » lui avait confié Mobius en lui offrant le vêtement en laine avec un regard presque compatissant. Une subtilité qu’il n’avait pas compris sur le moment, ne se doutant pas encore de sa rencontre prochaine.
Ce ne fut que trois ou quatre heures plus tard qu’ils arrivèrent au dit bon positionnement. Des Talokanils hissés sur des orques sortirent des flots plus en amont de la flotte pour souffler dans un imposant coquillage. En réponse, la brise s’atténua et les voiles, gonflées pour un maximum de vitesse, retombèrent mollassonnes contre les mâts. Ils ralentirent sur plusieurs kilomètres, avant de se stopper complètement. Au beau milieu de nulle part.
Sur le drakkar de gauche, Warsong prit son envol avec sa cavalière, sous le chant des épées dégainées et des boucliers brandis. Tous se préparaient. Ses propres doigts se resserrèrent autour de Mjöllnir par anticipation. Quoi ? Il l’ignorait encore, mais quelque chose se préparait. Quelque chose de grand. « Nous le tenons » confirma l’intendant à ses côtés.
Curieux, Thor passa sa tête par-dessus bord. Les vagues étaient calmes, rebondissaient avec lenteur contre la coque du Revenger. Rien. Si ce n’était trop calme.
« N’oubliez pas, vous ne devez intervenir que si la situation devient critique. » Le timbre de Mobius était grave, entaché par une pointe de nervosité.
Quelle était la taille normale pour un serpent des mers déjà ?
Il n’eut guère le temps de se pencher plus sur cette question ; le mouvement des vagues commença à changer autour d’eux. Clapotant, en rythme lent avec les battements de queue chorégraphiés des cétacés. Puis, un chant résonna, fait de fredonnement et de vibrations qui vinrent chatouiller ses terminaisons nerveuses. C’était apaisant. Lui rappelant, le temps d’une minute, les berceuses entonnées autrefois par la Mère de toutes choses.
Den synger høyt om du går nær
[Elle chante fort si tu t’approches]
Det er i sang magien er
[C’est dans son chant que la magie persiste]
Ditt mot vil vises når du ser
[Ton courage fera ses preuves quand tu verras]
Elven vet hvorfor du er der
[La rivière sait pourquoi tu es là]
Enfant, Loki aimait beaucoup cette chanson, et, durant un temps, elle avait été la seule chose capable d’apaiser les cauchemars de son frère.
Frère qui, à présent, se tenait debout sur la proue de son navire. Les pans de sa tunique et les nattes décorées de perles dorées ventoyaient autour de sa silhouette. Ses bras étaient tendus vers le ciel, dans un geste théâtral et grandiose. Autour de ses doigts, des éclats verdoyants commençaient à s’accumuler. L’atmosphère se couvrit d’une forte odeur d’ozone, comme les soirs d’orage estivaux, à mesure que les minuscules étincelles de seidr se répandaient dans la voûte céleste pour former de grands arcs lumineux. Les vives nuances smaragdines s’accompagnèrent de fils d’or et de vagues turquoises ; les aurores polaires ainsi créées déchirèrent la pénombre neigeuse. Un spectacle magnifique, qui ouvrit plus d’une bouche sur les navires.
Mais bien moins grand que l’instant d’après où, retombant sur leur créateur en des volutes tournoyantes, les éclats de magie accrochèrent sa silhouette, comme pour reconstituer un puzzle tridimensionnel. Une image, bien différente de celle autrefois arborée par le Dieu Malicieux. Son corps s’allongea, encore et encore, telle une corde déroulée, dont une grande partie se déversa entre les vagues. Il s’allongea, encore et encore, sans fin.
Thor entrouvrit à son tour ses lèvres. Il ignorait la dernière fois qu’il avait vu son frère prendre l’apparence d’un imposant serpent ; Loki préférait en général les petits gabarits, ceux qui lui permettaient de se faufiler sous les draps ou sur l’épaule de son frère, afin de prendre vengeance ou quémander quelques caresses. Non, il ne se souvenait pas, mais une chose était certaine.
Le Dieu de la Discorde poursuivit sa croissance. Les éclats de seidr s’assombrirent pour former les écailles de sa nouvelle apparence, chacune aussi haute que les jambes de son voisin. Les fils d’or brodèrent les recoins de sa silhouette. Ne persista le vert que dans ses pupilles fendues, immenses de part et d’autre de sa tête plus longue que la coque du Revenger. Lorsque le voile de magie se leva finalement, pour révéler la forme finale de son créateur, Loki ressemblait à un mamba noir, copie conforme de sa toute première métamorphose, offerte à ses yeux dans l’ombre d’un vieux chêne. À un détail près.
Car une chose était certaine : jamais Loki n’avait pris l’apparence d’un aussi grand serpent.
Si grand que même les baleines chevauchées par des Talokanils paraissaient minuscules à son côté. Des dizaines et des dizaines de mètre d’écailles s’écoulaient dans les flots ; seuls une portion de son abdomen, enroulée autour du drakkar pour le maintenir émergé, et le haut de son corps étaient visibles. Il était ainsi, régnant sur sa flotte, le port altier, le regard calme. Et peut-être qu’il y avait finalement plus beau que les aurores boréales engendrées par son seidr.
Le calme ne dura cependant pas longtemps. Comme en réponse à sa nouvelle apparence, les vagues commencèrent à s’agiter autour d’eux. Sous les kilomètres d’eau salée, un grondement résonna. Mécontent, douloureux, presque suppliant ? C’était difficile à dire, difficile à déterminer, car Thor dut rapidement se concentrer sur sa propre condition. Les remous sous la coque faisaient chavirer le bateau tout entier, obligeant le Dieu doré à s’accrocher à la rambarde de toutes ses forces pour ne pas faire de même par-dessus. Autour de lui, les marins l’imitèrent. La nervosité montait dans les rangs. La voix de Mobius, agrippé non loin de lui, ramena cependant bien vite tout le monde à la raison, à leur mission. Au rôle que chacun devait jouer. « Qu’au moment critique » rappela-t-il dans sa direction, d’une voix suffisamment forte pour traverser le vacarme de plus en plus fort des flots, et il se souvint : « vous ne devez intervenir que si la situation devient critique. » Thor leva un sourcil malgré lui ; n’était-ce déjà pas suffisant ?
Les chants des Talokanils redoublèrent, en chœur avec les mouvements de l’équipage. Les canons furent tant bien que mal armés et les voiles solidement attachées aux mâts. Les armes encore présentes dans leur fourreau sortirent saluer le vent de plus en plus capricieux. Les baleines tentèrent de dompter les vagues par de lents mouvements rythmés de leurs nageoires. L’odeur d’ozone devint encore plus lourde dans ses narines. Ses oreilles sifflèrent. Son instinct de survie s’agita. Ses dents ne claquaient plus, serrées dans une prise presque douloureuse.
Les chants. Les hommes. Les vagues.
L’orage qui quémandait de gronder pour faire cesser tout ce vacarme.
La magie de son frère, plus puissante que jamais. Le sifflement de sa longue langue fourchue. Un signal, confirmé dans le ciel par le hennissement de Warsong. Pourtant, rien n’avait changé. Il y avait toujours les chants des soldats aquatiques, les mouvements de l’équipage, et la colère grandissante de l’océan. Pourtant… « Qu’au moment critique » répéta la voix de Mobius dans son esprit, superposé à celle de son cadet : « Un peu plus grand que la normale. »
Soudain, les grondements cessèrent. Les vagues s’adoucirent. Le vent câlina les bateaux d’une main plus aimable. Une note différente dans la partition, qui s’accompagna d’une pluie de neige depuis les cieux. Cristaux blancs comme venus en paix, pour apaiser leurs craintes. Une danse silencieuse, comme l’océan. Trop silencieuse.
Thor détestait le silence.
« Pile à l’heure. »
Il n’eut pas le temps de se pencher sur les mots de l’intendant car, à peine une seconde plus tard, le silence fut rompu par un vacarme tout aussi brusque que sa venue. Un raz-de-marée secoua le Revenger dans tous les sens, manquant de le renverser sous sa violence. Thor se sentit glisser sur le pont, ses jambes avaient lâché sous le coup et il ne se tenait plus que par sa poigne autour de la rambarde. Les muscles de son bras crièrent sous la douleur soudaine qui remonta depuis ses doigts ; il serra davantage les dents. Des marins, moins chanceux, passèrent par-dessus bord en hurlant leur frayeur, épée et bouclier inutiles face à une telle force de la nature. Des hurlements bien vite masqués par un son tonitruant, qui manqua de le faire lâcher lui pour protéger ses oreilles. Un sifflement, à la fois grave et aiguë, plus perçant qu’une éruption volcanique.
Sifflement auquel répondit Loki, plus gracieux et tendre dans sa langue. Un cor retentit. Les cétacés et leur cargaison de soldats chanteurs se dispersèrent autour des bateaux pour étendre le cercle de la partition. Il y avait un plan, et il semblait se poursuivre malgré le chaos actuel, malgré qu’il était incapable de discerner le haut du bas de son corps, ceux du navire, et peut-être même du monde.
« Le fjord abrite un serpent marin. » Le Revenger fut bousculé dans l’autre sens. Des vagues s’invitèrent sur le pont. De l’écume salée s’infiltra dans sa trachée. « Sa mue est assez chaotique et le rend très irritable. » Une fois le bateau enfin stabilisé, Thor s’accorda une milliseconde pour reprendre son souffle. « Si l’envie lui prenait. » S’aidant de sa poigne si viscéralement agrippée à la rambarde, il se releva ensuite, la tête douloureuse et la vision troublée. « Il pourrait submerger tout Lamentis. » Heureusement, son corps était habitué à valdinguer sur les champs de bataille ; ses sens remirent rapidement de l’ordre. « D’un simple coup de queue. » Puis il leva la tête en direction des flots, en quête du drakkar sur lequel était perché son frère. Était, car il ne l’était plus. Au lieu de quoi, il ne vit que des rangers d’écailles ébène enroulées autour d’un corps plus massif, au vert perçant ruisselant d’eau. Une silhouette qui rendit au mambo noir la taille de ses souvenirs, si petit, si fragile. Car, si la tête du métamorphe mesurait la taille du bateau, elle ne représentait pas même le cinquième du croc du reptile qui venait de fendre les flots à la suite de son frère.
Un autre serpent. Grand. Immense. Gigantesque.
Des amas de corail formaient des centaines de fines cornes sur le sommet de son crâne, pareilles aux lances mortelles des Jotnär. Ses pupilles abritaient une dangereuse lueur mordorée. Il était en colère, furieux, sur le point de déclencher le Ragnarök si personne ne le stoppait.
« Jörmungand » entendit-il quelque part derrière lui - était-ce Sylvie ? était-ce Mobius ? était-ce son instinct de survie qui lui criait de fuir dans un autre monde ? Peu importait pour l’heure.
Rien, si ce n’était l’euphémisme le plus odieux de Loki.
« Un peu plus grand que la normale. » Par les Nornes, comment était-il possible de mentir autant ?
L’orage gronda au loin. Non. Calme. Il devait rester calme. Des hommes étaient tombés à l’eau ; Loki lui-même barbotait dans l’étendue salée. Il ne pouvait pas. Pas encore. « Qu’au moment critique ». Oui. Alors, qu’était-il censé faire en attendant ? Observer ce géant reptilien mettre une raclée écumeuse à son cadet sans rien faire ? Même si l’idée était tentante – au moins pour lui faire regretter son mensonge -, Thor ne pouvait pas. Savait qu’il ne le pourrait jamais. Il n’avait pas traversé les Neuf royaumes durant presque deux siècles pour griller son cadet sur place, ni pour le voir se faire dévorer par un semblable au moins dix fois plus grand. Non. Non ; il devait y avoir d’autres solutions. Il était le Champion d’Asgard, le prochain régent d’Yggdrasil. Le frère de l’être le plus fourbe au monde.
« Eh ! Sig ! » L’appel de James résonna sur sa gauche. Il était trempé, de la tête aux pieds. Sa queue basse s’était défaite, sans doute dans la cohue, et ses mèches brunes accrochaient son visage. Il avait l’air chaotique ; comme le reste de la situation. « T’as des muscles toi ! Viens aider ! Faut absolument détourner l’attention de Jör ! » Il criait par-dessus le vacarme des vagues, accroché par une corde à la taille au mât principal pour ne pas se plier aux ballotements du bateau. Il avait l’air fou, extatique : carrément vivant. Comme cette nuit-là où, ensemble, ils avaient renversé le commandement de la galère. « Grouille ! »
Les grondements de Jörmungand reprirent dans son dos. Loki avait demandé son aide. Il devait le faire.
L’essence de Mjöllnir retourna dans ses veines tandis qu’il se décrochait enfin de la rambarde. Le pont tanguait dangereusement sous ses pieds, mais c’était gérable. L’océan n’était pas son champ de bataille préféré, mais il pouvait s’en accommoder. La défense n’était pas trop son truc, mais il ferait aussi avec.
Il trouva rapidement ses marques parmi les matelots occupés. Les barils de poudre roulaient sous ses doigts à mesure que les coups de canon assourdissaient ses tympans. L’objectif n’était pas tant de toucher l’adversaire, qui – il devait se le rappeler assez souvent – n’était pas un ennemi mais la personne à aider ; non, ils devaient simplement le distraire. Le chant des Talokanils brouillait ses sens, et le vol des boulets attirait son regard ailleurs que sur les agissements du métamorphe. Il comprenait : il leur fallait juste du temps. Loki demandait juste suffisamment de temps pour achever sa tâche. Après tout, il lui avait parlé de mue ; Jörmungand était un serpent. Immense, certes, mais bâtit comme les autres au niveau biologique. En se frottant ainsi à son corps, tout en tournoyant autour de sa silhouette, le métamorphe aidait l’ancienne peau du reptile marin à se retirer. Un processus lent et pénible, il n'en doutait pas. « Vous vous voyez vous sortir d’une couverture plus longue que l’Amérique ? » avait demandé James lors de son arrivée à Lamentis.
Définitivement, non, il ne se l’imaginait pas. Et pourtant, c’était ce qui était en train de se passer, sous ses yeux.
« Sig ! » Sans grande peine, Thor intercepta le baril qui roulait sur le pont branlant. Le bois craquait, gémissait sous les vagues colériques du géant. Il était solide, de bonne manufacture assurément, mais l’Ase pouvait déjà voir des fissures se former le long des mâts et du plancher.
« Combien de temps ? » hurla-t-il simplement en direction de Mobius, occupé à charger le canon du meilleur tireur de la flotte – Clint, l’homme aux yeux d’un bleu perçant. Il ne savait pas vraiment lui-même la question qu’il posait : combien de temps devraient-ils tenir ? combien de temps pourraient-ils tenir ?
La réponse de l’intentant fut tout aussi vague, un simple « encore un peu ! » étouffé par le vacarme marin. Un peu, ce qu’il n’avait pas ; ce qu’ils n’auraient bientôt plus.
D’un mouvement de tête, Thor rejeta une mèche gorgée d’eau vers l’arrière afin d’analyser où en était la situation. L’un des drakkars, celui duquel avait décollé Warsong, avait disparu. Le second, vidé de son équipage pour des raisons évidentes, se faisait lentement briser en mille morceaux par une section écaillée du titan reptilien. Les hommes se tenaient à présent sur les cétacés venus à leur rescousse. Le coucou calme aquatique et Brunnhilde, perchée sur sa monture, tournoyaient autour de la tête de Jörmungand afin de le tenir occupé. Des bombes aquatiques éclataient tout autour de son corps gargantuesque, dont la grande majorité était encore conservée secrète dans les fonds marins. Un flux énergétique courait sous sa surface écaillée ; du seidr reconnu Thor, différent de celui de Loki ou de leur mère. C’était quelque chose d’épais, qui tentait de se faufiler dans un espace beaucoup trop petit. Brûlant, ardent ; suffisamment pour réchauffer l’atmosphère, et transformer la neige en bruine. Le serpent sifflait, crachait contre les incongrus.
Du temps. « Encore un peu, vous avez dit » murmurèrent ses lèvres. Il avait une idée.
« Sir Donar, non. » Sans être connue, elle n’était pas au goût de Mobius.
« Il faut occuper cette créature, et il n’y aura bientôt plus rien pour passer sa colère.
- Nous avons encore un peu de temps.
- Nous avons besoin de temps » rectifia le Dieu de la Foudre. En réponse, Mjöllnir réapparut dans sa poigne. Il pouvait se rendre plus utile que de simplement soulever des tonneaux et raccrocher des cordages. « Éloignez tout le monde. » Jörmungand siffla ; le ciel gronda en réponse.
« Cela ne fait pas partie du plan.
- Je n’ai jamais su me tenir au plan. Ma philosophie, c’est plutôt frappe et voit où retombe la tête. » Il était là, chantonnant dans ses veines : l’essence délicieuse de son pouvoir. Séquestré depuis des lunes, il ne demandait qu’à éclater, à illuminer les cieux de sa splendeur. « Je me charge de mon frère. Vous, occupez-vous des autres.
- C’est de la folie ! »
Les lèvres du blond s’étirèrent en un sourire franc. « Il paraît, oui.
- Cela va vous tuer.
- Seulement si je meurs. Maintenant, filez ! » Il ne lui laissa pas le temps de répliquer autre chose ; Mjöllnir tournoya entre ses doigts et le propulsa dans les airs au travers des champs électromagnétiques. Si un homme-poisson volant et un cheval ailé pouvaient le faire, alors lui aussi. Distraire les gens, rendre fou les esprits les plus calmes, arracher la patience : il avait toujours été doué pour ces choses. Qu’importait la taille de l’adversaire – qui devenait de plus en plus improbable à mesure qu’il se rapprochait - ; armé de volonté, un guerrier pouvait tout affronter. « Attention les dents ! » s’écria-t-il, son marteau brandit à deux mains devant lui.
Interpelé, Jörmungand tourna la tête dans sa direction, générant une bourrasque dans le mouvement. À sa vue, il siffla de mécontentement, avant de refermer aussitôt la gueule sous le poids de l’arme qui vint percuter par le bas sa mâchoire inférieure. L’élan lui fit aussi perdre l’équilibre, et il tomba vers l’arrière, dans un raz-de-marée suffisant pour abréger les souffrances du second drakkar. Mjöllnir poursuivit ensuite sa course vers les nuages et l’emporta assez haut pour échapper aux vagues écumeuses ; sa cape était déjà lourde d’eau et de sel.
Du coin de l’œil, Thor vit les voiles du Revenger s’étendre dans les vents perturbés, se gonfler dans des directions perdues, les hommes s’agiter sur son pont pour tenter de les calmer. La plupart des cétacés avaient déjà pris le large. Bien, bien. Canalisant son pouvoir, il convia alors la brise à emprunter un chemin plus raisonnable ; la seule chose qu’il pouvait faire pour les aider à déguerpir le plus tôt possible.
« Qu’est-ce qui se passe ? Le plan a changé ? » demanda Brunnheilde après l’avoir rejoint au-dessus des flots, les ailes de Warsong battant autour d’eux.
« Loptr n’a pourtant r- » poursuivit le Talokanil ailé, avant que Thor ne le coupe de sa voix forte – aussi bien pour le faire taire que pour se faire entendre :
« Changement de plan. Aidez les autres à battre en retraite, je me charge de la suite.
- Mais, et-
- Je me charge de mon frère. » Il avait l’impression de se répéter ; il ne le ferait jamais assez pour sauver la peau du royal postérieur de son cadet.
Après un court échange de regards, les deux partenaires de vol approuvèrent son – plus ou moins – plan d’un hochement de tête entendu. Le poisson volant lui adressa alors des mots qui arrachèrent à sa gorge un rire moqueur : « Soyez prudent !
- Comme toujours. » Comme jamais. Il n’y avait pas de belle victoire sans plaie impressionnante ; Eir aurait pu en attester. Son sang était chaud, brûlant ; bien sûr qu’il commettait des erreurs. Monumentales. Constamment. Mais il était ainsi, et à la fin, cela se terminait toujours bien. Cette querelle se terminerait bien en tout cas. Lui-même était passé par une phase d’adolescence compliquée. Il s’était pris des coups, avait échoué, avait appris, puis s’était relevé pour encaisser des coups plus forts encore. Son monde était ainsi. Les plans étaient faits pour les esprits vifs, comme celui de Balder ou de Loki ; l’esprit de Thor ne fonctionnait que par l’expérience. « Comme toujours. »
Le duo ailé quitta alors les cieux, afin de rejoindre les derniers cétacés au large. De son côté, l’Ase observa la tête de Jörmungand se relever parmi les vagues. Il siffla dans sa direction, mécontent. Ses iris dorés étaient remplis de rage et de douleur. Il était en colère ; et Loki n’avait toujours pas resurgi des flots.
« Je sais, ça fait mal de grandir. » L’électricité chatouilla sa rétine. Par Odin, il devait encore tenir. « Mais on m’a toujours dit qu’il fallait battre le mal par le mal, alors… » La gueule reptilienne s’ouvrit en grand devant lui. Le Dieu eut juste le temps de s’écarter avant qu’un filet de bave jaillit dans sa direction. Au contact de l’eau, la salive s’évapora sous un amas de gaz bulleux et très peu amical. Du venin. Une chose qu’il n’avait pas envisagée plus tôt, malgré le fait qu’il avait servi de cobaye à son cadet durant toute son enfance.
Son plan se peaufina dans son esprit : sortir Loki de l’eau et griller le gros reptile sans se faire toucher. Simple, clair, concis, comme il les aimait.
Une nouvelle esquive, et il propulsa Mjöllnir en direction de l’ennemi. Sans son arme, la gravité le rattrapa et il chavira entre les bourrasques. Juste le temps nécessaire au marteau pour assommer une seconde fois le serpent et revenir dans la poigne de son maître afin de lui épargner les eaux agitées et glaciales. Tandis que Jörmungand retombait parmi les vagues, Thor profita du délai accordé et de sa proximité avec l’océan pour chercher son frère. Il lui faudrait remonter pour reprendre son souffle. Il n’y aurait alors plus bateau ni aide aquatique pour lui offrir un pied-à-terre si nécessaire. Il n’était d’ailleurs certainement pas au courant du changement de plan, de la petite révolution de son aîné ; il n’en serait pas content. Loki aimait quand les choses allaient dans son sens, comme il les avait prévues. Il aimait que tout soit réglé comme une horloge ; un peu contradictoire pour un métamorphe malicieux.
Qu’importait ; Thor avait l’habitude de recevoir son courroux, il n’était plus à un coup de poignard vengeur près.
Il survola les vagues sur un bon kilomètre. En dessous, il pouvait deviner l’ombre des écailles smaragdines qui s’entortillaient sur elles-mêmes. Par les Nornes, mais combien mesurait ce serpent ?
« Loki ! » appela-t-il finalement. Face à lui, une portion du titan reptilien s’écarta des vagues pour lui barrer la route. Il passa en dessous ; ses genoux s’humidifièrent au contact des flots glacés. D’autres suivirent rapidement, tels des ponts charnels au diamètre presque aussi large que Lamentis. Remontant, il prit appui dessus afin de se propulser plus haut. « Loki !! » Il criait à présent, pressé par la situation graduellement alarmante. La taille de Jörmungand se révélait de plus en plus, et ce n’était pas pour le rassurer – au contraire. Sa colère elle-même était devenue un euphémisme. L’énergie poursuivait de s’emmagasiner dans son corps, galopant à présent sous ses écailles. Il préparait quelque chose, et cela ne serait certainement pas beau à voir. « Loki !! » L’Ase se doutait : il devrait frapper en premier. Mais pour ça, il devait d’abord retrouver son frère.
Distrait par sa fouille des vagues, Thor manqua de percuter une nouvelle portion du géant qui s’échappa des flots sous son nez. Sa paume gauche ripa contre une écaille qui creusa la chair avec l’aisance digne d’une lame affutée. La douleur le fit grimacer. Ses doigts se poissèrent bien vite d’hémoglobine. Il n’avait cependant pas le temps pour ça car, déjà, il aperçut au loin un fragment bien différent de son adversaire. Sur les écailles verdoyantes du monstre serpentait une masse ébène, qui faisait le lien entre une portion d’abdomen reluisante et une seconde plus terne, desquamée, comme morte. La mue, devina Thor.
Sans attendre, il vola jusqu’au mamba noir dont il croisa le regard fendu partagé entre surprise et irritation anticipée. « Changement de plan » se justifia-t-il juste en flottant entre les vagues et les deux serpents entrelacés. « Nous devons te sortir de là. »
En réponse, le seidr de son frère vint chatouiller ses terminaisons nerveuses pour connecter leurs esprits. Il n’y avait pas de mots, et pourtant Thor comprit sans peine le message véhiculé par le sifflement du métamorphe.
« Idiot toi-même. Mobius a demandé aux autres de rentrer. » Il n’aimait pas mentir, mais la situation l’exigeait – Loki lui avait déjà tenu une scène en plein champ de bataille pour une simple dague empruntée. L’intendant était la personne de confiance de son frère, sa meilleure chance de le convaincre. « Encore un peu » avait dit ce dernier, ce qu’il répéta à voix haute : « Il te faut juste encore un peu de temps. Et je peux te le donner. Mais avant, il faut que tu sortes de là. »
Le vent hurlait dans ses oreilles ; les vagues devenaient de plus en plus grandes et incontrôlables. Des kilomètres d’écailles poursuivaient de se révéler au travers des flots.
Un souffle fit danser le bas de sa cape dans une direction opposée. Un soupir. Signe que son frère capitulait. Desserrant sa prise autour de la mue, le mamba noir s’étira dans sa direction, tête la première, pour venir s’enrouler autour de sa silhouette. À mesure qu’il lui grimpait dessus, des éclats de seidr se détachaient de son corps et sa taille rapetissait, jusqu’à atteindre la forme qu’il arborait lors de sa première métamorphose. Par habitude, il nicha sa tête au creux de son cou, et enroula sa queue autour du biceps porteur de Mjöllnir. Une position parfaite, qui favoriserait le passage de la foudre sans le blesser. Bien.
Il n’avait plus qu’à régler son compte à ce maudit reptile.
Reprenant de l’altitude, Thor se dirigea à toute vitesse en direction de la tête. L’océan était entretemps devenu un méli-mélo chaotique d’écailles. Et il était persuadé qu’il ne voyait là que le quart de Jörmungand. « Un peu plus grand que la moyenne, hein ? » Il ne put retenir l’ironie dans sa voix. En réponse, le mamba noir frôla ses crocs contre le bas de son menton en signe d’avertissement. « Je sais, je sais. Plus tard. »
Lorsqu’ils trouvèrent enfin la tête, Mjöllnir fonça droit dessus. Cependant, le titan aquatique avait appris des fois précédentes ; il parvint à esquiver le marteau et à le prendre par revers. Frappé par-derrière, Thor fut alors violemment propulsé vers les flots, avant de percuter une portion d’abdomen, aussi dure que du diamant. Sous le choc, l’air quitta complètement ses poumons, et un goût de fer se répandit sur sa langue. Un bruit d’os craqua à ses oreilles, à présent bourdonnantes et désorientées. La douleur l’accueillit les bras grands ouverts, et il fit de même ; s’il souffrait, alors il était encore en vie, le Valhalla bien loin. Et s’il vivait, alors il pouvait encore combattre.
Un sifflement s’ajouta par-dessus les bourdonnements. « La ferme Loki » maugréa-t-il en s’accrochant entre les écailles pour se redresser. L’énergie qui coulait entre brûla ses paumes. De nouvelles entailles creusèrent l’épiderme de ses doigts, mais il y avait déjà trop de sang pour voir la différence. De nouveau, son frère siffla ; il ne chercha pas à le comprendre. Toute son attention était tournée en direction des iris mordorés de son ennemi. Un ennemi qui commençait franchement à l’agacer. Il était trempé, avait froid, et arrivait au bout de sa patience. Il aurait souhaité faire cela en douceur ; au vu des efforts de son cadet pour l’aider, Jörmungand devait être un membre important de Lamentis – même s’il avait tenté de tous les tuer. Ils auraient pu le faire en douceur.
Loki tenta une nouvelle fois de communiquer ; il l’ignora de plus belle. Il se moquait de son avis, la partie avait déjà assez duré comme ça. Empoignant Mjöllnir à deux mains, l’Ase expira profondément afin de chasser tout l’air de ses poumons. Les crépitements revinrent le long de son épiderme, s’intensifièrent pour devenir rapidement plus bruyant que les vagues déchaînées autour. Le ciel se voila de nuages sombres et lourds. Les paupières closes, oubliant tout ce qui l’entourait, Thor laissa les émotions remonter. Toute cette frustration contenue durant trop d’années. Toute cette colère contre sa famille brisée, son père qui refusait d’écouter, Hela pour n'avoir pas su tenir parole, Loki pour avoir disparu sans laisser de trace. Lui-même pour l’avoir poussé à fuir, sans le suivre.
Jörmungand n’était pas le seul à pouvoir s’énerver au point de créer des tempêtes. Thor était le Dieu de la Foudre depuis plus d’un millénaire. Le Dieu de la Force depuis sa naissance. Et, bientôt, il serait aussi le Dieu de la Guerre. Il avait remporté bon nombre de batailles, affronté des géants élémentaires, vaincu Surtur, empêché le Ragnarök. Tout le monde disait de lui qu’il était solaire ; toutes ces personnes ne connaissaient pas cette face de lui – car rares étaient ceux encore en vie pour s’en vanter.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, un flash d’énergie pure l’aveugla ; le monde lui apparut blanc et silencieux. Alors il laissa tout sortir.
Les éclairs brûlèrent ses terminaisons nerveuses dans une douce douleur, s’emparèrent de l’atmosphère environnante. L’odeur de soufre se mêla à l’écume, au sang et au seidr chantant de Loki, affolant ses narines comme jamais depuis deux siècles. Ses émotions étaient sa force ; son père lui avait toujours dit qu’en apprenant à les contrôler, il deviendrait inarrêtable. Mais cette force pouvait aussi se retourner contre lui, voir – pire – contre son entourage. « Au moment critique », Mobius avait su ; bien sûr, il savait tout. Heureusement, il n’y avait plus personne aux alentours à blesser ; son frère était à l’abri contre sa peau. Un sentiment de paix qui vint se superposer à son irritation, amplifiant la portée de ses éclairs.
Le ciel lui appartenait, grondait pour ses moindres volontés. Et c’était bon, si jouissif qu’il en oublia presque le pourquoi de ce déploiement. Ce ne fut que lorsqu’il perçut les gémissements sifflant de Jörmungand qu’il se remémora : ils avaient besoin de l’assommer, pas de le tuer. Il se trompait, il y avait encore une personne susceptible d’être blessée.
Refermant ses doigts sur ses paumes blessées, il grimaça. Il devait se contenir. Il pouvait – devait le faire.
Progressivement, le monde retrouva ses couleurs : le bleu sombre des vagues affolées, le gris du ciel chaotique, le vert des écailles secouées de spasmes. Les crépitements s’atténuèrent ; son pouvoir relâcha l’emprise qu’il détenait sur son esprit. Ses poumons se remplirent d’un air frigorifiant, loin du soufre ardent des éclairs. Le bourdonnement revint dans ses oreilles ; le monde n’était pas tout à fait stable. Le contrecoup pointait le bout de son nez.
Mais, au moins, Jörmungand ne bougeait plus. Son corps était étalé sur la surface des flots ; des kilomètres et des kilomètres de vert strié perdus dans l’horizon. Une vision qui, un instant, éveilla une angoisse en lui. Avant de voir les flancs de la créature se soulever dans un mouvement lent. En vie, encore. Il avait réussi à se contenir. Une réalisation qui lui arracha un soupir. Étourdi, il se laissa donc tomber vers l’arrière. Son fessier gémit au contact de l’épiderme dur du serpent, mais ses jambes n’auraient pu le maintenir plus longtemps debout. Aussitôt, la tête du mamba noir apparut dans son champ de vision instable. Son museau était froissé dans une émotion difficilement déchiffrable – ses idées manquaient de cohérence.
« À toi de jouer » dit-il simplement, « je t’attends ici. »
Il perçut l’hésitation dans les iris verdoyants de son frère. Puis, son sifflement lui parvint enfin. « Attends-moi. » Avant qu’il ne file vers les vagues, reprenant sa forme gigantesque – minuscule au milieu de son objectif.
Thor attendit ; il ne pouvait faire autrement. La douleur était trop forte, de plus en plus envahissante. Sans qu’il ne s’en rende compte, le poids de Mjöllnir finit par quitter ses doigts. Ils étaient poissés d’hémoglobine et tremblants. Sous la couche de sang coagulé, il perçut les dégâts : les plaies étaient irrégulières, leurs lèvres arboraient une teinte jaune grisâtre de mauvais augure. « Ah. » Il eut envie de rire, mais ses côtes – sans doute cassées pour certaines – le dissuadèrent rapidement. Alors il demeura immobile et attendit.
Attendit.
Jusqu’à ce que son monde devienne aussi sombre que les écailles de son frère.
Notes:
Hellow ! C’est encore moi ! Le nouveau chapitre est là, avec enfin un peu d’action et l’affrontement contre ce fameux serpent plus grand que la moyenne. J’espère que cela vous aura plu. La suite sera beaucoup plus posée. Quelques petites notes avant de se quitter ;)
Note 1 : « Tu n’es pas le Dieu des marteaux », cette citation d’Odin est tirée de Thor 3. Du même film, nous avons aussi le passage « bien sûr qu’il commettait des erreurs. Monumentales. Constamment. Mais il était ainsi, et à la fin, cela se terminait toujours bien. » qui correspond à ce que répond Thor au début face à Surtur. La citation « Cela va vous tuer. - Seulement si je meurs. » est quant à elle tirée de Avenger : Infinity Warr, au moment où Thor forge sa nouvelle arme.
Note 2 : « Ne sifflez pas trop fort en direction du soleil, nous aurons besoin d’un temps clair pour notre réussite », lorsque Mobius dit ces mots, il fait référence à une superstition norvégienne qui dit que siffler vers le soleil provoque la pluie.
Note 3 : Pour rester dans les croyances, dans l’Antiquité, aussi bien en Occident qu’en Chine, les aurores polaires étaient considérées comme des serpents ; une interprétation parmi tant d’autres mais qui se prêtait plutôt bien ici je trouve.
Note 4 : « sur le point de déclencher le Ragnarök si personne ne le stoppait. » Ce passage fait référence à la mythologie nordique dans laquelle Odin craignait que Jörmungand ne soit la cause du Ragnarök. Lors de celui-ci, le serpent sera d’ailleurs l’adversaire de Thor. L’affrontement s’achève avec la mort des deux parties, Thor succombant au venin de Jör (détail très intéressant, me dit-on) ; raison pour laquelle j’ai fait ce cher Jör si impressionnant.
Note 5 : I elven finnes alt (déjà présente dans le chapitre 2) est pour rappel la version norvégienne de La Berceuse d’Ahtohallan dans La Reine des Neiges 2.
Note 6 : En plus de James et de Steven, nous faisons la connaissance de Clint dans ce chapitre, aussi connu sous son surnom de superhéros Hawkeyes. Il retrouve ici ses aptitudes de tir.
Merci d’avoir lu ! À la revoyure !
Chu
Chapter Text
Son corps n’était que feu, brasier sans frontières. Chaque fibre de son organisme était tordue dans la douleur. L’inconscience lui tendait les bras, et il s’y laissait plonger quelques fois, rendant sa concentration épisodique. Souvent, la voix d’Eir venait l’accueillir dans le vrai monde pour prendre de ses nouvelles, déverser son seidr apaisant dans ses artères, et lui jurer qu’il se remettrait très vite. Elle était calme, ne montrait pas la moindre émotion, et il l’en remerciait à chaque fois. Sa propre tête n’était qu’un brouhaha d’idées et de souvenirs, d’images factices mélangées à ce qui s’était vraiment passé.
Surtur était tombé, Muspelheilm avec lui. Tout n’avait été que flammes et chaos. Rien, absolument rien ne s’était passé comme prévu. Ils n’auraient pas dû, n’auraient jamais dû. Balder s’était opposé le premier. Recluse dans sa chambre, Hela n’avait pas eu son mot à dire. Thor avait aussitôt répondu présent. Il était né pour les champs de bataille ; il était le Champion d’Asgard, rien ne pouvait l’arrêter. Du moins, le pensait-il. Avant.
Lorsqu’Eir était absente, sa mère prenait la relève. Son timbre plus doux lui chantait alors des berceuses, des airs qu’il n’avait pas entendus depuis sa plus tendre enfance, un millénaire plus tôt. Avant que sa position de prince héritier ne soit confirmée, et qu’il ne soit confié à des mains moins chaleureuses et des esprits plus stricts. Il était l’avenir de leur royaume, le successeur pour régner sur les branches d’Yggdrasil. Son erreur serait celle de tous les Ases.
Der hvor kuling møter kav
[Où le vent rencontre les embruns marins]
Danser minner mot et mektig hav
[Les souvenirs dansent contre la mer]
Dans ses phases d’éveil, il pouvait sentir un corps se presser contre le sien. Une silhouette jamais visible lorsqu’il ouvrait les paupières, comme fuyant son regard. Il ne pouvait que deviner à qui elle appartenait, car une seule personne manquait toujours à l’appel. Pourtant, dans un sens, il ne pouvait lui en vouloir ; lui-même était bien content de pouvoir échapper à son reflet. Malgré tout ce que son entourage lui disait, malgré la main forte de son père sur son épaule lors de ses rares visites, malgré les larmes contenues dans les iris maternels. Malgré tout, il ne pouvait pas oublier. Et son corps criait à la place de ses cordes vocales, douloureux et pathétique.
Balder avait été le premier contre ; lui, le premier pour.
Sov, du lille, i min favn
[Dors, mon petit, dans mes bras]
Entre deux songes, une larme roula le long de sa joue, glacée sur son épiderme brûlé. Solitaire, comme ces rêves qui ne cessaient de lui revenir. Pourtant, toujours cueillit avec la même délicatesse au rebord de son menton, par des doigts froids et fins, qui trouvaient ensuite perpétuellement leur chemin vers les battements de son cœur. Comme pour se rassurer. Une sensation qui aurait tout aussi bien pu appartenir au monde onirique, car il n’y avait jamais personne sur les draps à son réveil.
« C’est ma faute. C’est moi qui-
- Chut », la main maternelle pressée sur sa bouche le fit taire. Un geste tendre auquel il aurait toujours voulu se raccrocher.
Tous les Ases étaient d’accord pour dire que Frigga était la femme la plus stable des Neuf Royaumes, la candidate parfaite pour soutenir les décisions de son époux. Elle le serait en tout cas à jamais aux yeux de ses enfants, de sang ou adoptés. Il n’y avait de la place que pour l’amour dans son regard, dans son toucher, dans la manière qu’elle avait d’étirer ses lèvres pour repousser le chagrin.
« Tu dois te reposer » murmura-t-elle en prenant sa main blessée entre les siennes – était-ce le même jour ? « Eir dit que tu l’as échappé belle cette fois, que tu- » L’émotion la fit taire. Elle n’était pas au bon chevet, Thor le savait.
Mais y avait-il un autre chevet ?
Sa vision se brouilla. L’instant d’après, sa mère réapparut, changée. Des voiles blancs flottaient autour de son visage. Ses yeux étaient humides, ses doigts tremblaient contre son front. « Nous serons forts. Nous sommes plus forts »
La berceuse reprit, sur un fonds de sanglots et de cris. La colère de son père, les tentatives maternelles pour le calmer, les remontrances d’Eir d’ainsi perturber le repos d’un blessé. Elle non plus n’était pas au bon chevet.
Y avait-il un autre chevet ?
L’étreinte fraîche s’enroula de nouveau autour de lui. Il flottait autour d’elle un léger parfum d’ozone et de givre, comme une tempête de neige sur le point d’éclater. « Je suis désolé. » Il n’avait pas à l’être. Thor était celui qui avait pris la décision ; sa décision. Le premier à répondre oui ; quand Balder fut le premier à répondre non. « Je suis désolé, mon frère. » Des mots qu’il n’avait pas entendus depuis bien longtemps. Était-ce encore un rêve ou de nouveau la réalité ?
Des voiles blancs.
Était-ce de nouveau un rêve ou encore la réalité ?
Le miroir poursuivait de se fissurer.
Ou était l’autre chevet ?
Der hvor kuling møter kav
[Où le vent rencontre les embruns marins]
Danser minner mot et mektig hav
[Les souvenirs dansent contre la mer]
« Désolé. »
Sov, du lille, i min favn
[Dors, mon petit, dans mes bras]
« Tout est la faute de ce Thurse !
- Je t’interdis de rejeter la faute sur mon fils !
- Ton fils est mort Frigga ! »
For i den elven finnes alt
[Parce que tout se trouve dans cette rivière]
Chapitre 8
Laguz
La douleur était tenace, accrochée à ses fibres nerveuses tel un désespéré suspendu dans le vide par sa corde de vie. Les souvenirs lui revenaient à mesure qu’il s’éveillait : une mer agitée ; les sifflements de seidr ; « encore un peu » disait Mobius ; « grouille ! » hurlait James ; l’air glacial ; les grondements des cieux et des fonds marins ; le Revenger balloté dans tous les sens ; ses propres sens bouleversés par une énergie soudaine ; Jörmungand ; le sang sur ses doigts ; le venin formant un nuage gazeux au-dessus des flots ; la beauté des aurores polaires ; le rire de Sylvie ; la panique des marins ; le vol ravissant de Warsong ; Mjöllnir entre ses mains ; « la ferme Loki » maugréait-il à son frère.
« Attends-moi » répondait ce dernier en échange.
Et c’est ce qu’il avait fait ; du moins, il le pensait. Car la situation s’était vite brouillée autour de lui. Ses mains, repensa-t-il. L’adrénaline lui avait fait oublier sur le coup ; l’environnement avait été si riche d’informations à prendre en compte que celle-ci était passée au second plan : ses mains. Les plaies irrégulières avaient mauvaise mine ; une odeur putride se camouflait sous le parfum ferreux du sang et le soufre puissant de son pouvoir. Oui, ses mains. Du venin. Loki allait le tuer.
Mais où était-il ? Fugueur dans ses songes, demeurait-il aussi absent dans la réalité ?
Étaient-ils d’ailleurs encore en plein océan ? Son corps était fiévreux et trempé de sueur. Il grelotait. Ses vaisseaux étaient à vif, parcourus par un feu étranger et pourtant familier. Il n’allait pas bien, c’était certain. Tirée de sa torpeur, la voix de sa mère venait emplir ses oreilles, tel un fantôme du passé, pour le rassurer, le consoler, l’accompagner dans son combat interne. Elle était là, rayonnante et chantante sur son dernier nuage tissé. Elle était là, les larmes retenues derrière un sourire tendre et des voiles blancs. Elle était là, sa voix en étendard pour défendre ses petits. Elle était là, debout derrière sa fenêtre à l’observer se faufiler dans les ombres de la nuit, avant de se détourner comme si rien n’avait été su. « Loki va être si triste si tu ne te remets pas rapidement.
- Il ne le sera pas.
- Oh si, il le sera. » Elle était là, caressant sa joue pour répandre du seidr vulnéraire contre une vilaine plaie. « Ce qui ne se voit pas n’est pas forcément moins fort, Thor. Au contraire. »
Il repensa au regard que lui avait adressé son frère lors de leurs retrouvailles sur Lamentis, à cet éclat qui s’était allumé lorsqu’il avait prononcé son nom, au vert de ses iris qui avait vacillé un fragment de seconde. Au coup soudain qui avait ensuite brisé le charme, pour détourner l’attention, car cela avait toujours été plus simple pour lui ainsi. Illusions, métamorphoses, tromperies.
« Ce qui ne se voit pas n’est pas forcément moins fort. » Sa mère n’avait jamais pleuré devant lui, pas même à la mort de Balder. Pas même face au visage à moitié détruit d’Hela. Elle s’était elle-même chargée de l’éducation de Loki ; pendant les premières années, personne n’avait eu le droit de l’approcher sans son accord. Il avait hérité de son esprit et de sa magie. Loki non plus n’avait pas pleuré pour la perte de leur aîné. Son visage était resté de marbre face à la nouvelle condition de leur sœur. Et pourtant, Thor était le mieux placé pour savoir. « Au contraire. »
« Tu n’aurais pas dû venir. »
Ses doigts resserrèrent leur prise. La douleur avait fini par s’assoupir, lui accordant un instant de répit. L’image de sa mère s’effaça pour laisser place à la pénombre du pré-réveil. Ses sens lui revenaient lentement, prudents pour éviter de le brusquer. Il se sentait vide, lourd de fatigue, crampé de partout. Y avait-il seulement une chose dans son corps qui allait à merveille ? Il préféra ne pas vérifier, son état n’avait jamais été le plus important.
L’environnement était moelleux. Un lit devina-t-il. La chambre était calme ; il pouvait entendre son souffle, léger, et un second plus profond rythmer un grattement presque inaudible dans le lointain. Deux ; il trouva l’origine des doigts entre les siens. Des doigts pour l’identité desquels il avait de fortes attentes. Pour cela, il devait d’abord retrouver la vue.
Le noir de ses paupières arborait des nuances orangées ; il devait faire jour à l’extérieur. Prenant en compte ce détail, l’Ase tourna la tête dans la direction opposée de la source lumineuse afin de préserver ses rétines et ouvrit les yeux contre son oreiller. Les draps portaient un parfum inconnu qui piqua son instinct de préservation ; il le fit taire, trop fatigué pour réfléchir aux éternels où-quand-comment-pourquoi. Des réponses qui n’auraient fait que s’ajouter à sa migraine naissante. Il referma les paupières, juste une seconde, avant de battre plusieurs fois des cils pour chasser les derniers grains de sommeil. Un sommeil dans lequel il serait bien retourné, mais il ne pouvait ignorer la fraîcheur prisonnière dans sa main. Elle était plus tentante, offrait plus de promesse. Et il se laissa succomber sans aucun regret car, à l’instant où il tourna la tête de l’autre côté du lit, sa détermination fut aussitôt récompensée.
Comme il l’avait pensé, il faisait jour à l’extérieur. Les rayons solaires s’invitaient dans l’entrebâillement des rideaux et permettaient de chasser la pénombre de la chambre, tout en conservant une atmosphère tamisée propice au repos. Le matelas était large ; il en occupait le milieu, allongé sur un amas de coussins qui le maintenait en position presque assise. Son bras gauche était tendu vers l’extérieur, paume vers le haut, phalanges resserrées sur ce qu’il recherchait. L’autre main, aux doigts plus pâles et plus fins, au travers desquels s’insinuait par vagues lentes et régulières la magie curative si chaude dans ses veines. Une rune était tracée sur son poignet. Laguz, la rivière, reconnut-il. Son dessinateur dormait à une dizaine de centimètres de là. Assis dans un fauteuil, le haut de son corps reposait sur le bord du lit, le visage emmitouflé dans ses bras croisés. Ses cheveux étaient détachés, formaient un rideau ébène autour de lui pour camoufler ce que les manches de sa tunique auraient pu laisser apparaître. Un châle avait été placé sur ses épaules - après son endormissement sans nul doute, car le Dieu farceur n’aurait jamais trouvé intérêt dans un surplus de vêtement. Surtout pour un bout de laine dont le jaune jurait avec le reste de sa tenue. Une remarque qui fit sourire Thor malgré lui.
Il avait envie de bouger, de repousser ces mèches trop envahissantes pour découvrir le visage que son frère lui aurait laissé admirer cette fois – sa petite sœur ? son petit frère ? un mélange entre les deux ? Il avait envie de serrer plus fort encore sa prise autour de ses doigts, comme pour se rassurer de sa présence. De tirer sur son bras pour le faire grimper entre les draps, de l’étreindre jusqu’à briser son souffle, et de le conserver là jusqu’au Ragnarök, à l’abri contre son torse.
Un mal pour un bien. Oui, il était prêt à retourner s’écorcher le moindre centimètre de peau sur les écailles de Jörmungand si cela pouvait lui assurer l’attention de son cadet.
« Loki va être si triste si tu ne te remets pas rapidement. » Le souvenir de sa mère le sermonna une nouvelle fois ; son sourire s’étira davantage. Son cher frère. Sa malicieuse dague. Pour lequel des litres de sang n’auraient jamais été suffisants.
Avec précaution – autant pour son corps endolori que pour la préservation du sommeil fourbe -, Thor se tourna sur le côté afin de lui faire face. La distance d’un bras les séparait encore ; ce lit était bien trop grand pour ne pas être partagé. Pourquoi ne s’était-il pas joint à lui ? comme lorsqu’ils étaient enfants et qu’ils gloussaient sous les couettes pour ne pas se faire prendre ? ou que Loki empruntait l’apparence d’une servante pour le rejoindre dans ses appartements ? ou qu’il utilisait Mjöllnir pour voler jusqu’au balcon de son frère, avant de disparaître tous les deux dans la pénombre des rideaux ? L’Ase avait besoin de lui, de sa fraîcheur pour calmer sa fièvre délirante, de sa douceur pour calmer ses craintes. De juste le sentir pour s’assurer qu’il ne vivait pas un énième rêve.
C’est alors qu’il perçut un mouvement dans le fond de la pièce. Qu’il se remémora le son camouflé derrière le souffle des deux princes, le grattement inaudible. Une plume sur une feuille – plus précisément, sur une feuille de carnet. Mobius, évidemment. L’homme venait de se lever pour rejoindre son chevet. Ses pas étaient silencieux ; il bougeait telle une fourmi sur un tas de feuilles mortes. En croisant le bleu-gris de ses iris, Thor comprit immédiatement l’émotion qui traversait l’intendant de son frère : le soulagement. Si fort et profond que le Dieu de la Foudre en fut surpris, habitué à l’expression figée du vieil homme. Des éclats d’inquiétude dansaient encore au fond de ses pupilles ; Mobius avait été effrayé. De quoi ? Pour qui ? Cela n’avait pas d’importance. Sa mère avait raison : ce qui se disait n’était pas forcément ce qui comptait le plus. Et ce simple sourire sur les lèvres du serviteur, à peine étiré mais bien présent, était plus que suffisant pour le blond.
L’intendant se pencha à côté de Loki pour déposer sa main sur le front du blond. « Votre fièvre a un peu diminué ». Sa voix était basse, obligeant l’Ase à tendre l’oreille pour l’entendre. « Vous avez encore besoin de repos.
- Que s’est-il passé ? » Il tenta de l’imiter. Son timbre, naturellement fort, se brisa sous l’effort. Sa gorge était rêche, sa langue pâteuse, comme si les mots ne lui étaient plus familiers. Sans hésitation, il accepta le verre d’eau tendu par Mobius en réponse. Le liquide tiède fut plus que le bienvenu contre ses lèvres, et il sentit son tracé à l’intérieur de son œsophage.
« Vous vous êtes écorché sur les écailles venimeuses de Jörmungand et avez perdu connaissance. » Thor soupira ; exactement ce qu’il s’était imaginé. « Vous êtes resté inconscient une semaine. Les deux premiers jours ont été critiques. Mais votre frère n’a jamais baissé les bras. »
L’Æsir sourit malgré lui en laissant couler son regard en direction dudit frère. « Il doit être en colère.
- Il l’est. Peut-être devriez-vous rester inconscient deux ou trois semaines encore. » La proposition fit cette fois rire le Dieu doré, avant que ses côtes, sans doute cassées pour certaines, ne le rappellent à l’ordre ; il grimaça.
Oh oui, Loki allait le tuer, lui faire regretter son mensonge ; pire, pour s’être mis une nouvelle fois en danger et l’avoir inquiété. Ce n’était pas la première fois, mais son cadet n’avait jamais voulu s’habituer à son tempérament téméraire. En plus d’un millénaire de batailles et de blessures, Thor avait pris la coutume de s’excuser pour chacune d’entre elles. « Immortel ne veut pas dire éternel. » Certes. Mais il était Thor, Champion d’Asgard, futur souverain des Neuf Royaumes. Il était fort, il était tenace ; il était la vie.
« Reposez-vous encore un peu. » Le conseil s’était en quelque sorte transformé en proposition obligée. Une proposition alléchante, pour laquelle il n’aurait pas dit non dans d’autres circonstances.
Mais Loki était là, à un bras de lui. Qui pouvait assurer qu’il serait également présent lorsqu’il rouvrirait les yeux ? Que tout ceci n’était pas l’un de ces fichus rêves ? L’une de ces fichues illusions projetées par son esprit pour s’imaginer son frère dans le froid de la solitude ? La sensation des doigts entrelacés aux siens était réelle, son point d’ancrage. Serait-il toujours présent lorsqu’il reviendrait du monde onirique ?
« Sir Loptr a aussi besoin de repos. » Vraisemblablement. Le chant de son seidr était presque éteint, faible ruisseau sur le point de se tarir. Dans un monde exempt de magie, ressourcer ses réserves ne devait pas être évident. « Peut-être devrais-je vous enfermer tous les deux dans la même cellule pour vous forcer au repos ? » Un soupir.
Thor croisa le regard de son interlocuteur, les lèvres toujours figées dans un sourire attendri et fatigué. « Ça m’a l’air bien. » Du pouce, il caressa une phalange fraternelle. « Faisons ça. » Il le voulait près de lui, s’assurer de son état, de l’impossibilité qu’il puisse s’échapper lors de son sommeil. Il le voulait pour lui, rien que pour lui, redevenant cet enfant surprotecteur et incapable de partager son petit frère. Prêt à le porter n’importe où le monde serait prêt à les accueillir.
Il s’écarta à peine sur le matelas. Il y avait de la place, pour deux – toujours pour deux. Mobius comprit aussitôt. Riant du nez face à son caprice – car c’en était définitivement un -, l’intendant posa le verre rendu et son carnet sur la table de chevet. Avec précaution, il vint ensuite enrouler ses bras autour du corps de la Malice pour le soulever de sa position inconfortable de sommeil. Sa tête roula contre l’épaule de l’intendant, dégageant une portion de ses traits redevenus complètement masculins. Sa main ne quitta jamais celle de Thor tandis que le serviteur venait l’allonger sous les draps dégagés, près de lui. Sans attendre, le Dieu de la Foudre referma sa prison de coton autour de leurs corps. Il fit aussitôt plus frais sous la couette, et sa peau fiévreuse en fut la première ravie.
« Je reviendrais vous voir dans quelques heures. » L’Ase acquiesça sans intérêt. Toute son attention était déjà tournée vers le visage offert à sa vision, et aux paupières qui commençaient déjà à s’entrouvrir.
Du vert, camouflé sous les longs cils sombres, aux éclats dorés ternis par la fatigue. Qui sembla l’observer sans vraiment le voir, encore piégé entre rêve et réalité. Ses traits s’étaient durcis, plus anguleux, mais toujours aussi harmonieux et familiers. L’apparence avec laquelle il avait le plus grandi. Celle sur laquelle ils s’étaient quittés deux siècles plus tôt, et qui l’avait hanté durant ces nombreuses années de traque. « Ne m’en veux pas si je te déteste. » Son petit frère.
Loki.
De ses doigts libres, Thor vint dégager une mèche perdue sur la joue du métamorphe, obéissant à ce besoin éveillé en même temps que lui. C’était doux, comme le plumage d’un corbeau dont elle empruntait la teinte ; il laissa l’hélice de la boucle se reformer autour de ses phalanges et tira légèrement dessus. Bien réel, bien lui. Bien là. Tous les deux.
Enfin.
Les cils battirent une ou deux fois ; le regard adverse se révéla un peu plus. De peur de le voir s’éveiller complètement et partir en courant, l’Ase lâcha prise pour laisser sa main glisser sur l’épaule fraternelle et poursuivre sa course, jusqu’à refermer son bras autour de sa taille. Le né Jotünn devrait se battre contre lui s’il désirait quitter le lit ; Thor ne craignait pas de livrer cette bataille. Son corps saurait sans aucun doute trouver l’énergie suffisante pour, comme il l’avait fait durant ces cent quatre-vingt-sept années de faux espoirs.
Une question dansait néanmoins dans les pupilles malicieuses. « Mobius a dit que tu serais mieux ainsi. » L’intendant était déjà parti ; du moins, son carnet avait quitté la table de chevet et plus aucun son ne trahissait sa présence.
Loki referma ses yeux dans un soupir souriant. « Menteur » marmonna-t-il ensuite en venant blottir sa tête plus proche de la sienne. Le Dieu doré combla alors les risibles millimètres manquant pour presser son front contre le sien et partager le même coussin, comme ils l’avaient toujours fait.
Son frère ne tarda pas à s’endormir. Son souffle, redevenu profond et régulier, caressait par intermittence ses pommettes. Un métronome propice au sommeil contre lequel Thor tenta de lutter, au moins un peu, afin de pouvoir profiter de cette proximité. En empruntant ce bateau deux semaines plus tôt pour suivre la trace indiquée par Heimdall, il n’avait intérieurement pas cru retrouver son cadet au bout du chemin. Le temps poursuivait de s’écouler, les défaites s'enchaînaient, son père se faisait plus pressant au travers de son gardien, et son espoir s’effilochait à mesure que les jours naissaient. Puis il était arrivé à Lamentis, avait ressenti le seidr de son frère pour la première fois depuis trop longtemps, et leurs retrouvailles… avaient été chaotiques. Il y avait eu le coup de poignard, les trois jours de somnolence, la demande d’aide faite au travers d’une stupide illusion, ses sourires offerts au coucou calme, et la colère de Jörmungand qui, une fois de plus, l’avait privé de temps. « Une semaine » avait dit Mobius. Est-ce que Loki était resté à son chevet tout ce temps ? L’avait-il observé dormir comme il le faisait actuellement ? Qu’avaient été ses pensées ? À quoi rêvait-il à présent ?
Était-il seulement heureux de le retrouver ? « Tu n’aurais pas dû venir » siffla le souvenir de son frère dans sa mémoire, partagé entre colère et un il-ne-savait-quoi qui arrachait à chaque fois un espoir à son cœur. « Viens avec moi » rajouta sa version plus jeune, brisée, sur le point de tout perdre à cause d’un jugement paternel injuste. « Ne revenons jamais. »
« Et s’il refuse ? » Le souvenir d’Hela s’ajouta dans son esprit. « S’il ne veut pas revenir ? »
« Pourrais-je rester ?
- Peux-tu rester ? » Loki connaissait, ou du moins se doutait déjà de sa réponse. Non, il ne pouvait pas rester. Il était le prince héritier ; Asgard l’attendait, comptait sur lui.
Comme il souhaiterait tant compter sur la présence de son frère auprès de lui pour régner. « J’ai besoin de lui. » Un aveu qui ne changerait jamais, aussi immuable que la course solaire dans le ciel. Il était son frère, son compagnon de nombreuses farces, son partenaire de nombreuses batailles. Son petit frère à protéger ; sa dague imaginaire à saisir.
Ses lèvres embrassèrent le sommet des boucles sombres. « Solen vil skinne på oss igjen, min kjære bror. » Une promesse éternelle, étouffée par le sommeil, sur laquelle il ferma à son tour les paupières afin de le rejoindre là où le temps ne menaçait pas d’à nouveau les séparer.
o
« On va trouver une solution. »
Le lit était trop petit pour deux. Si leur mère avait réussi à procurer une literie de qualité afin d’améliorer les conditions de détention de son dernier-né, elle n’avait probablement pas anticipé que son troisième enfant viendrait si souvent partager ses craintes sous les draps de sa cellule. La magie de Loki avait partiellement été bridée, ne lui laissant que des charmes faibles pour camoufler l’apparence déplorable de son environnement. Bien loin des appartements princiers dans lequel il aurait dû séjourner.
Il n’y avait aucune raison, aucune justification pour ce traitement froid et stupide. Le Père de toutes choses avait eu besoin d’un bouc émissaire pour sa colère, le peuple d’un ennemi sur lequel rejeter leurs larmes. Loki n’avait jamais été un Ase ; ses cauchemars apportaient le malheur à Asgard. Et il était revenu sain et sauf, le seul sans la moindre égratignure.
« Pourtant, je trouve ça pas trop mal. Tu es loin d’être douillet mais-
- Loki » le coupa-t-il d’un ton sévère.
Un soupir. Le cadet bougea contre son torse pour prendre appuie de part et d’autre de son crâne afin de l’observer dans les yeux. La peur était absente de son vert oculaire, alors que lui savait son bleu assombri depuis des jours par la crainte des prochaines paroles paternelles. Leur mère était parvenue à leur faire gagner du temps, mais serait-il suffisant pour le faire sortir d’ici ?
« Thor, il n’y a pas de solution. Balder est mort. » L’Ase sentit son cœur se serrer au souvenir des voiles blancs voletant au-dessus d’Asgard. Le masque de son cadet se fissura à peine. « Je suis désolé.
- Tu n’as pas à l’être. » Il enroula ses bras autour de sa taille, obligeant le Dieu de la Malice à retrouver sa place contre lui. Leurs cœurs battaient en harmonie, habitués à être pressés l’un contre l’autre. D’une main, Thor vint ensuite caresser les boucles sombres qu’il avait lui-même en partie tressées. « Personne ne devrait l’être. C’était un accident. »
Un second soupir s’éleva – de sa bouche ou de sa consœur ? il l’ignorait – avant que le silence ne reprenne ses droits. De longues minutes, peut-être même des heures ? Le temps écoulé auprès de Loki n’avait jamais compté, car il avait toujours pensé disposer de l’éternité pour en profiter. Depuis le jour où sa mère lui avait présenté ce petit tas de couverture, où ses yeux avaient croisé le vert tendre et plein de promesses de son habitant si minuscule. Il y avait eu les jeux, les rires, les farces, les danses, les batailles, les chants, les siestes, les étreintes. Leur monde.
« Personne ne te fera de mal.
- Je peux me défendre seul » marmonna Loki contre sa gorge d’une voix teintée d’acide, celle-là même utilisée contre ceux qui osaient le sous-estimer.
« Je sais. C’est pourquoi nous le ferons à deux. Comme toujours. Ensemble »
Le métamorphe bougea de nouveau pour entrelacer leurs jambes et presser sa joue contre sa poitrine. « Pourquoi tant de muscles si c’n’est pas pour être confortable ? »
Thor rit malgré lui. « La ferme, Loki. C’est important.
- Oh, pardon. » Il se tut, seulement une seconde, avant de proposer d’une voix plus enjôleuse : « Tu veux un bisou ? »
De nouveau, le rire du blond emplit la cellule, transmettant la chaleur éclose dans sa poitrine. En réponse, il resserra sa prise autour de son frère, comme pour s’assurer que personne ne viendrait lui prendre. Car personne ne lui prendrait. Pas même son père, son souverain. Puis, comme à chaque fois, il prononça ces mots, ceux qui avaient toujours su chasser les cauchemars au loin, sécher les larmes et panser les plaies internes. « Je te promets mon frère que le soleil brillera à nouveau sur nous. » Ensemble. Pour toujours.
À jamais.
Notes:
Et bonjour ! Ou bonsoir ? Bref, salutations ! J’espère que ce huitième chapitre tout fluffy, mais aussi riche au niveau du background (on commence à apercevoir quelques réponses) vous aura plu. Je vous avouerai, dès qu’il s’agit d’écrire sur ces deux-là, mon cœur est comblé. Bref, trêve de bavardage, place aux notes !
Note 1 : Laguz désigne dans l’alphabet nordique la rune de l’eau, mais aussi de la vie, des énergies et de la croissance. Parmi toutes ses interprétations possibles, elle peut entre autres indiquer une guérison ou une augmentation de la viabilité. Pour cette histoire, j’ai donc décidé d’en faire une rune vulnéraire.
Note 2 : Présent dans la mythologie nordique mais aussi dans le MCU, Surtur est un démon de feu, seigneur de Muspelheim, qu’Odin et ses frères combattirent autrefois pour éviter le Ragnarök (la fin du monde). La prophétie évoque en effet la destruction d’Asgard des mains de ce dernier. Son pouvoir repose en partie sur la Flamme Éternelle. Dans les films, Thor se retrouve confronté à lui à plusieurs reprises.
Note 3 : Pour rester dans la mythologie nordique, comme dit dans le chapitre précédent, Thor meurt dans la légende des suites du poison de Jörmungand ; petit détail que j’ai donc repris ici.
Note 4 : « Thurse » est un terme péjoratif pour désigner les Jötnar.
Note 5 : I elven finnes alt, version norvégienne de La Berceuse d’Ahtohallan dans La Reine des Neiges 2, toujours la même XD
Note 6 : « Solen vil skinne på oss igjen, min kjære bror » signifit « le soleil brillera à nouveau sur nous, mon cher frère » en Norvégien, ce qui correspond à la citation de Loki à son frère dans Avenger : Infiny war. J’ai directement pris les sous-titres du film, donc normalement il n’y a pas de faute x)
Note 7 : « Tu veux un bisou ? » est quant à elle une citation empruntée à une scène coupée de Thor 1, lorsque Loki et Thor patientent ensemble avant la cérémonie de ce dernier. Le « La ferme » en riant est aussi inspiré de cette scène - même si Thor demande souvent à son frère de se la fermer en vrai XD
Note 8 : Enfin « Pour toujours, à jamais », ceux qui ont vu la série Loki verront probablement à qui fait mention cette citation XD (petit emprunt au TVA, j’avoue)
Et voilà pour cette fois. Un grand merci pour avoir lu et à très vite pour la suite ;) À la revoyure !
Chu
Chapter 10
Notes:
Soundtrack : Compilation de chansons du Seigneur des Anneaux (vous pouvez chercher Drink Hobbit Song par Peter Hollens et Hank Green si vous les voulez toutes en une seule vidéo =3)
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
Chapitre 9
Helse
Lorsqu’il rouvrit les paupières – une dizaine de minutes plus tard lui semblait-il -, la place à son côté était vacante. Personne, comme il l’avait craint avant de s’endormir. Loki était parti.
Le bras toujours tendu vers son souvenir, l’Ase poussa un long soupir qu’il étouffa contre l’oreiller autrefois partagé par les deux frères. Le linge portait leurs odeurs, une alliance de feu et de givre, de soufre et d’ozone. Une preuve de son passage. Une preuve que tout n’avait pas été que songe. Une part qui le raccrochait à la réalité. Contrairement à toutes ces fois où, au cours de son voyage, il s’était inventé ce parfum dual, cette combinaison parfaite ; avant que le mensonge ne le poignarde avec cruauté. Chaque coup, chaque déception plus difficile à encaisser. Mais il avait encaissé ; et, aujourd’hui, ce parfum était bien réel.
Le vert de ses yeux, la douceur de ses boucles, la fraicheur de son souffle, les pulsations sous son épiderme. Loki était réel.
Et exactement comme dans son souvenir : tantôt trop loin, tantôt si près, reflet complémentaire, à la fois merveilleux et blessant, qui finissait toujours par lui échapper, un rire malicieux déployé avec fierté. Son frère aimait les jeux, aimait se faire désirer. La patience ; Thor se rappelait à quel point il avait dû en user pour apprivoiser son cadet, et tirer de lui le meilleur. Cette fois aussi ils avaient joué, à une longue et douloureuse partie de cache-cache involontaire. À présent démasqué, il ne lui restait plus qu’à l’attraper.
L’attraper, pour ne plus jamais le laisser partir.
Une masse bougea soudainement près du lit. Interpelé, le Dieu doré balaya de sa position allongée les alentours visibles. La lueur solaire était plus faible qu’à son dernier éveil ; la nuit devait commencer à s’installer ou le jour à naître au-dessus du fjord, plongeant la chambre dans une presque pénombre. À peine suffisante pour déterminer le contour des meubles. Peut-être plus de dix minutes semblait-il ; plutôt quelques heures. Il nota alors la légèreté de son corps. La fatigue s’était en grande partie envolée, de même que la douleur, ne laissant que quelques crampes et cette impression de moue ressentie après une nuit trop longue. Il avait besoin d’activité afin de restimuler son organisme – une semaine d’inconscience avait dit Mobius !
La silhouette bougea de nouveau, comme pour lui rappeler son existence. La seconde d’après, deux orbes rubiconds s’allumèrent devant lui, scintillant tels des flambeaux dans la nuit. Dangereux mais calmes ; le regard d’une bête tirée de son sommeil. Chaque œil était plus large que son pouce, laissant présager la taille finale de leur propriétaire. Thor se remémora alors l’imposant loup dormant sur le tapis de l’étude de son frère : le poil anthracite, la gueule acérée de crocs et les pattes suffisamment épaisses pour déraciner un chêne d’un coup. « Un ami fidèle » l’avait présenté le métamorphe, « il ne te fera aucun mal. » Obligé de croire aux mots de son cadet, Thor ne tenta donc rien pour s’échapper.
Une patience qui fut vite récompensée : la truffe de l’animal s’invita sur les draps pour humer l’air avec une forme de curiosité ou d’intérêt. Poussé par un instinct – loin d’être celui de survie -, l’Ase tendit en retour sa main dans sa direction. La créature recula à peine, peut-être surprise, avant de venir renifler ses doigts dans un mouvement prudent. Son souffle était glacé, plus encore que celui de son maître, et il sentait les pins enneigés. Une invitation olfactive qui chassa encore un peu la peur qu’aurait pu lui insuffler l’animal. Thor sourit malgré lui lorsqu’il sentit la langue lupine, humide et râpeuse, caresser ses phalanges dans une salutation affectueuse. Pour une fois, son frère n’avait pas menti.
« Tu sais où il est ? » demanda-t-il sans vraiment attendre de réponse en retour. Les oreilles du loup tressautèrent à peine ; il pencha la tête sur le côté, comme intrigué par ses mots. Une réaction qui poussa l’Ase à poursuivre : « Mon frère. » Comprenait-il ? « Loki. Loptr ? » proposa-t-il en se remémorant le nom d’emprunt du métamorphe sur ces terres - un nom ancien, offert par ses origines Jötnar.
Un nom qui anima une émotion nouvelle sur les traits lupins, alluma une étincelle d’intelligence dans ses yeux qu’il tourna en direction de la porte. Oui, il comprenait, et confirma même le départ présumé de son frère en trahissant par où il s’était échappé.
« Tu pourrais m’emmener à lui ? » Un grognement court et profond lui répondit. Une affirmation ? Thor décida que c’en était une.
Au risque de perdre quelques doigts, l’Æsir leva ensuite sa main pour caresser le front de l’animal qui se laissa faire, et se pressa vite contre sa paume afin d’en quémander davantage. Le sourire s’agrandit sur ses lèvres. Après les serpents, Loki avait rapidement appris à emprunter la forme des loups. Au départ, il n’avait ressemblé qu’à un petit chiot malheureux que le Dieu du Tonnerre n’avait pu qu’enlacer pendant des heures. Avec de l’expérience, il était ensuite parvenu à reproduire la silhouette des grands Vargr de Jarnvidr vivants sur Jotunheim, si semblables à celui allongé à son chevet, hormis la couleur du pelage. Les montures sauvages des jeunes Jötnar arboraient une robe parfaitement blanche, capables de se fondre dans les étendues enneigées ; le poil de celui-ci formait des cristaux sombres et polis, tels des éclats d’obsidienne gelés. Peut-être était-ce une forme voisine de Midgard ? Peut-être venait-il, lui aussi, de loin ? Dans tous les cas, il avait été recueilli par son frère.
Lamentis, le foyer des laissés-pour-compte.
Encore un mystère sur lequel il devrait se pencher, mais plus tard. Avant tout, il devait retrouver le maître des lieux.
Thor grimaça en se redressant parmi les draps. Un vertige léger l’accompagna dans son mouvement et l’obligea à patienter un peu, avant de pouvoir tourner ses jambes et poser pieds à terre. Le coton glissa sur sa peau qui frissonna au contact de l’air ambiant. Son torse était nu ; de fines runes étaient gravées là où son épiderme empruntait des teintes bleu jaunâtre, signe de contusions en cours de guérison. Le contour de Laguz commençait déjà à s’effacer sur ses poignets, et des bandages masquaient l’état de ses paumes. Une semaine, avait dit Mobius. Il fallait beaucoup pour mettre à terre un Ase ; plus encore pour le mettre à terre lui, Dieu de la Force. Pourtant, une simple éraflure contre les écailles de Jörmungand avait suffi à l’éteindre sept jours, malgré son corps habitué à subir divers poisons. Une véritable blessure qui aurait pu lui être fatale. Loki l’avait sauvé.
Tournant la tête, le loup attrapa dans sa gueule une pile de vêtements pliés sur la table de chevet pour la déposer sur ses genoux. Le tissu était chaud ; le bleu roi de la tunique se froissa sous ses doigts lorsqu’il la saisit. Il retrouva ces mêmes runes protectrices brodées au fil d’or sur les galons, détail qui lui arracha un sourire. À moins de s’en vanter durant des siècles, Loki ne l’avouerait jamais.
« Tu as raison. J’ai d’abord besoin d’un bain. » Il saisit le cordon rouge laissé sur la table de chevet et noua ses boucles blondes vers l’arrière. « Un bain chaud » précisa-t-il dans le geste.
Et, louées furent les Nornes, il le fut.
o
Une fois apprêté, Thor suivit le Vargr dans les méandres du manoir. Le Dieu avait enfilé une paire de bottes confortables et une cape lourde autour de ses épaules. Comme la première fois, tout était parfaitement à sa taille. Mjöllnir trouva sa place à sa hanche. Il aurait pu le révoquer, mais le poids du marteau contre sa cuisse avait un effet apaisant sur ses nerfs, catalyseur naturel de son esprit. Esprit qui songeait déjà à la suite, car il ne devait pas oublier la véritable raison de sa venue. Dans un sens, il avait l’impression d’être à Lamentis depuis des siècles ; et pourtant, son seul vrai échange avec son frère n’avait été qu’une demande d’aide à demi prononcée de ce dernier. Ils avaient besoin de discuter, de se poser pour échanger. Thor devait le convaincre de revenir. Sa fuite n’avait plus lieu d’être, Asgard se préparait depuis plus d’un siècle à son retour. Le petit frère du futur roi, sans qui l’Ase refusait de monter sur le trône. « Il vous faudra bientôt rentrer afin d’accomplir votre rôle. » Les mots d’Heimdall résonnaient toujours dans sa mémoire. Non, il n’oubliait pas. Mais pour cela, il avait besoin de Loki.
Telle une ombre silencieuse, le loup se faufila vers un nouveau couloir, comme pour perdre davantage son suivant. Malgré sa grande taille, il était parfois difficile de discerner sa silhouette dans la pénombre de plus en plus dense. Rares étaient les appliques allumées pour éclairer son chemin. Il n’y avait d’ailleurs personne ; habituellement animés lors de ses précédentes visites, les couloirs étaient complètement vides. Une seule chose était certaine : ils ne se dirigeaient pas vers la bibliothèque. La chambre qu’il avait occupée lors de sa convalescence se trouvait à l’étage le plus haut du manoir, tout comme l’étude de son frère. Pourtant, ils ne cessaient de descendre, un nombre incalculable de marches qui lui apparaissaient sans fin. Pas encore totalement remis, Thor était par moments obligé de s’arrêter pour s’appuyer, le temps d’une minute, contre un mur ou un pilier. Son guide lupin s’arrêtait alors au loin et patientait, l’observant depuis l’obscurité de ses yeux rougeoyants. Puis l’Ase se redressait, et l’atypique duo reprenait sa route.
Lorsqu’ils descendirent ce qui lui sembla être un soixante-septième étage, des éclats de rire et de musique lui parvinrent par vagues de plus en plus fortes. Ils devaient être arrivés au rez-de-chaussée. Sans aucune hésitation, le Vargr emprunta un long corridor qui menait à deux grandes portes entrouvertes d’où s’échappaient la joie et la mélodie. La lumière de la salle se déversait jusque dans le couloir, dans un drapé chaleureux appelant à la rejoindre. Chose qu’ils firent.
Blunt the knives, bend the fork s
[Émoussent les couteaux, plient les fourchettes]
Smash the bottles and burn the corks
[Brisez les bouteilles et brûlez les bouchons]
Un violon jouait gaiement, accompagné par une mandoline et un tambour. Les mains et les pieds des habitants de la pièce – qui s’avéra être une grande salle de banquet – rythmaient les notes en frappant fort dans les airs, sur les tables et le sol. Assis sur des mètres de bancs, hommes et femmes – et même autres – s’étaient regroupés autour d’un bol de ragoût et une chope alcoolisée. Une odeur de choux et d’épices flottait au-dessus d’eux. Il faisait chaud, presque lourd. Tout était si bruyant, si bordélique, rappelant l’ambiance des tavernes sur Asgard.
Chip the glasses, crack the plates
[Ébrèchent les verres, cassent les assiettes]
That's what the master hates
[C'est ce que le maître déteste]
Il y avait des demoiselles aux jupons colorés qui faisaient danser des camarades plus ou moins éméchés, sous les encouragements de leurs confrères ; il y avait des tonneaux qui répandaient des breuvages aux couleurs divines dans les coupes tendues ; il y avait des verres brisés sur le sol pour marquer la satisfaction de leurs anciens propriétaires. Il y avait tout, un bout de chez lui.
« Helse ! » crièrent-ils en chœur.
Et c’était presque parfait.
« Oh, mais regardez qui voilà ! Un rev’nant ! » Des bras s’enroulèrent par-derrière autour de ses épaules. « Dony ! » Une jolie tête blonde apparut sur son côté droit, le bleu de ses yeux pétillant de malice. « Nous ne t’attendions plus. » Elle se décala à peine pour lui faire face, plus petite d’au moins une tête.
Thor nota l’égratignure sur son front, ainsi que ses boucles fraichement coupées dans un carré à peine plus bas que son menton. Une masse était ramenée sur le haut de son crâne pour former un demi-chignon qui dégageait ses traits.
Inconsciemment, l’Ase tendit la main pour cueillir une mèche libre et l’observer avec curiosité. « Un cadeau de Jör » dit-elle en riant. « Heureusement, il m’a laissé de la longueur.
- Et la tête. »
Elle haussa les épaules, comme si ce détail avait moins d’importance. Son regard glissa vers le bas. « Fenry ! » déclara-t-elle alors. Apercevant le Vargr derrière lui, la jeune femme tomba à genoux pour venir le saluer de franches caresses : « Coucou toi ! C’est qui le gentil loup-loup qui a montré le chemin à notre grand garçon ? C’est qui qui va avoir droit à un bon nonosse ? » L’animal grogna, la faisant rire. « Pardon, pardon. Je te mettrais aussi du chou. » Il fronça le museau à sa proposition ; elle rit de plus belle. « Tu as raison. Moi non plus je ne cours pas après. Mais tu sais à quel point Mobby est strict sur l’équilibre des repas. » Un faible jappement étouffé ; à priori oui, il savait.
« Je l’ai trouvé à mon chevet. » Sylvie releva les yeux dans sa direction. « Il semblait m’attendre.
- Parce qu’il t’attendait. Nous t’attendions tous, Ô notre grand sauveur dompteur de serpent. » Un nouveau rire. « Fenrir a veillé sur toi ces derniers jours, pour te remercier d’avoir aidé Jör. » Il ouvrit la bouche, prêt à l’interroger, mais elle l’interrompit en reprenant déjà la parole : « Trêve de bavardage ! » D’un bond, elle se redressa sur ses jambes. « Tu dois être affamé. » Il l’était, s’il se laissait le temps de réfléchir.
Mais il avait d’abord besoin de savoir : « Où est mon frère ? »
Avec une odieuse facilité, Sylvie esquiva sa question une fois de plus et, sans demander son avis, l’attrapa par le bras pour le tirer dans la foule, vers une table un peu en retrait des autres. Au violon, un nouveau morceau débutait ; l’homme à la mandoline accompagna les notes de sa voix.
Oh, you can search far and wide
[Oh, tu peux chercher partout]
You can drink the whole town dry
[Tu peux boire toute la ville à sec]
But you'll never find a beer so brown
[Mais tu ne trouveras jamais une bière aussi brune]
As the one we drink in our hometown
[Comme celui que nous buvons dans notre ville natale]
Autour de la table circulaire, des visages familiers étaient assis. Alioth était dos au mur et dégustait en silence le contenu de son bol. À sa gauche, Steven et James discutaient gaiement en profitant du repas ; le brun riait fort et venait frapper sa chope contre celle de son confrère entre deux gorgées. Un gros pansement ornait le bas de son menton. Hormis cela, ils semblaient en pleine forme. La dernière fois que l’Ase les avait vus, Steven bataillait contre le gouvernail du Revenger pour le maintenir à flot, tandis que James remplissait les canons des hommes avec rigueur. Clint, l’excellent tireur aux iris perçant, était aussi assis à la table ; il écoutait d’une oreille distraite le long débat de son interlocuteur, la dernière personne à laquelle l’Ase se serait attendue : « Hector ?! »
À l’appel de son nom, le vieux marin tourna son attention dans sa direction ; de même que les autres. Des « Sig ! » et des « Donar ! » se mêlèrent alors pour l’accueillir dans une cacophonie joyeuse, avant que son ancien compagnon de mer ne reprenne seul : « Content de t’voir, mon p’tit ! On m’avait dit que t’avais été blessé par un immense ver marin. Au moment d’partir. Par Saint Elme ! tu penses bien que j’suis resté. Et puis, t’as vu cet endroit ?! Comment un vieux loup d’mer comme moi pourrait espérer mieux pour finir ses jours ? Tout est incroyable ! Les gens viennent de partout, et pourtant tout l’monde se comprend. Et il faut absolument que tu goûtes ce ragoût de mouton ; la viande est fondante et les patates assaisonnées avec soin. P’t’être un poil trop salées, non ? Et la musique ! Par bleu, et la bière ! Mon garçon, il faut que t’goûtes la bière e-
- Stop » il l’interrompit, les oreilles bourdonnantes. Fenrir couina à son côté, à priori lui aussi agressé par le flot de paroles. Avait-il été toujours si bavard ? Peu importait. « Ravi de te revoir, mon ami. »
Hector lui rendit son sourire ; des dents manquaient, l’une d’elles était platinée. « Pareillement.
- Tu dois avoir faim » poursuivit James – une idée de le nourrir qui semblait obséder bien des esprits. En réponse, tout le monde se décala pour libérer une place autour de la table. Levant à peine son nez de son repas, Alioth tendit le bras derrière lui pour attraper le tabouret qu’un homme venait de quitter afin de rejoindre les tonneaux alcoolisés. Sylvie appuya ensuite sur ses épaules pour le faire assoir dessus avant de prendre place à sa gauche. Clint, quant à lui, posa un bol rempli devant son nez. Le plat était encore chaud, comme attendant son arrivée. Du mouton accompagné de chou et de pommes de terre ; une vision suffisante pour faire gargouiller son estomac. Bon, peut-être avaient-ils tous raisons : il mourait de faim.
Lorsqu’il attrapa une cuillerée de viande saucée pour la porter à sa bouche, un nouveau morceau musical débutait sur les cordes des instruments, les hommes déjà pleins chantant le cœur joyeux d’une voix trop forte pour être harmonieuse.
Hey, oh, to the bottle I go
[Hé, oh, je vais à la bouteille]
To heal my heart and drown my woe
[Pour guérir mon cœur et noyer mon malheur]
Rain may fall and wind may blow
[La pluie peut tomber et le vent peut souffler]
There still be many miles to go
[Il reste encore beaucoup de kilomètres à parcourir]
« Alors ? » lui demanda Sylvie par-dessus, le menton appuyé dans sa paume et les sourcils haussés de manière espiègle. « On se sent mieux le ventre plein, pas vrai ? » Il lui adressa à peine un regard, déjà occupé à saisir le godet tendu par Steven. La couleur ambrée de l’hydromel luisait à la lueur des torches. Sucré comme il fallait, il sentit ses papilles se délecter sur son passage. Hector avait raison : tout était si bon, lui rappelant douloureusement son foyer.
Une fois la moitié de son repas avalé, il se tourna enfin complètement vers la blonde, qui racontait à priori sa journée d’entrainement à Alioth. Son attention lui fut très vite accordée, car il pouvait sentir son regard s’attarder de temps à autre sur lui, comme pour le surveiller.
Lorsqu’il ouvrit la bouche pour prendre la parole, elle l’interrompit d’une main levée, les lèvres à la fois souriantes et boudeuses. « Laisse-moi deviner : tu veux savoir où est ton frère ? J’ai l’impression que tu me le demandes toutes les cinq secondes » soupira-t-elle de manière dramatique, assurément apprise auprès du Dieu de la Malice.
Et il comprenait parfaitement ses mots. « Navré » soupira-t-il à son tour, « mais après deux cents ans de traque, y a des choses qui prennent le pli. » Cent quatre-vingt-sept ans pour être plus exact, et les quelques années qui avaient précédé sa désertion d’Asgard. « Où est-il ? Que fait-il ? Comment va-t-il ? » ; Hela avait eu le droit à ce refrain presque tous les matins suivant le départ de Loki. Et, même retrouvé, son frère demeurait insaisissable.
La jeune femme l’observa un instant.
Sweet is the sound of the pouring pain
[Doux est le son de la douleur qui coule]
And the stream that falls from hill to plain
[Et le ruisseau qui tombe de colline en plaine]
Avant qu’un sourire joueur ne danse sur ses lèvres. « D’accord, alors on va jouer à un p’tit jeu, ça te dit ?
- Quel genre de jeu ? » La dernière fois qu’il avait accepté sans se renseigner, il s’était fait embarquer sur un navire en pleine mer pour affronter un serpent géant plus grand que l’Eurasie.
« Disons un échange d’informations. Tu me poses une question, je te réponds, et ensuite c’est à mon tour. Qu’en penses-tu ? »
Tentant ; rien qui ne demandait grande réflexion. « D’accord », il ne fut pas long à se décider. « Je commence : où est mon frère ?
- Pas ici. Pourquoi tant vouloir le trouver ? » enchaîna-t-elle.
« C’est mon frère. Où est-il exactement ?
- Je te l’ai dit, pas ici » rit la jeune femme. « Comptes-tu gâches toutes tes questions ainsi ?
- Non. D’accord. » Il souffla. Finalement, peut-être que ce jeu nécessitait une pointe de réflexion. Il y avait beaucoup à apprendre, et les questions se succédaient au portillon de son esprit. Une semaine s’était écoulée depuis le sauvetage musclé du serpent marin, une éternité pour un mortel. Alors peut-être devrait-il commencer par cela ? « D’accord » répéta-t-il, « alors que s’est-il passé ? Comment va Jörmungand ?
- Mmmh, ça fait deux questions ça » déclara-t-elle, les sourcils froncés en prenant une gorgée de sa boisson. « Mais soit, pour une fois que tu changes de registre, je te l’accorde. Jör va très bien, Mère a pu achever sa mue sans complication. Il est retourné au fond des océans pour dormir, au moins pour les cinquante prochaines années.
- En espérant plus » marmonna Alioth contre sa cuillère, faisant rire sa voisine.
« C’est sûr que plus ça va aller, plus ce pépère va grandir, et plus ça va être compliqué de l’aider. Mais Mère y tient comme à la prunelle de ses yeux. Un peu comme nous tous. » Fenrir couina en se frottant contre la cuisse féminine ; elle lui accorda un regard en retour. « Oui, parce que c’est ce que nous sommes, une famille. »
Une famille. « Cela n’a pas d’importance. » L’image d’un miroir brisé s’imposa dans l’esprit de l’Ase. « Car nous sommes une famille. »
« De notre côté » poursuivit Sylvie, « personne n’a été trop blessé. Quelques écorchures pour certains, une ou deux phalanges de fracturer pour d’autres. » En réponse, Steven leva sa main gauche de sous la table pour révéler son index et son majeur reliés entre eux par un bandage. « Et tout ça grâce à toi et à ton mensonge. D’ailleurs, tu as vraiment osé mentir à Mère ?! »
Thor haussa les épaules. « Face à mon frère, il n’y a parfois que ses propres armes qui fonctionnent. » La petite assemblée rit doucement à sa remarque, y compris Alioth qui laissa entendre un pouffement du nez. Lui-même sourit face à ce fait. Loki avait toujours été le maître des mensonges et de la duperie ; il se savait lui-même être le meilleur dans ce domaine, si bien qu’il était possible de le prendre à revers, dans son propre jeu.
« C’est rare de le voir se mettre dans un tel état » déclara Clint en lui adressant un verre levé pour saluer son… exploit ? Le tireur d’élite but une gorgé, avant d’ajouter : « Lui qui est toujours si calme.
- La force brute n’est pas un substitut à la diplomatie et à la ruse » compléta Sylvie en prenant une voix plus grave, sans doute dans une tentative d’imitation du métamorphe, et de nouveau le groupe rit avec affection.
L’ambiance était agréable. Discuter de son frère avec des personnes qui l’appréciaient presque autant que lui – car jamais personne ne pourrait le détrôner dans ce domaine -, cela faisait bien longtemps. Rares avaient été les personnes à offrir autrefois de l’affection à son cadet ; plus rares encore étaient ceux à désirer son retour à présent. Leur père avait utilisé l’image de Loki comme d’un bouc émissaire pour apaiser le chagrin d’Asgard, puisque Surtur, mort de leurs mains jointes, ne pouvait plus le faire. « Si Loki était mort à sa place, Balder aurait-il été traité de la sorte ?! » Il n’avait jamais obtenu de réponse à cette question clamée contre les murs de sa cellule. Une simple hypothèse qui suffisait à retourner son estomac dans son ventre. Un monde sans Loki, un monde sans son petit frère. Un monde sans lui. « Il a besoin de moi.
- Seulement parce que tu as besoin de lui.
- C’est mon p’tit frère.
- Et nous sommes aussi ta famille. » Brisée, détruite, jamais plus intacte. Et pourtant, l’Æsir voulait se battre pour ce qui restait, pourchasser ces éclats dispersés afin de restaurer au mieux l’image de son enfance. Balder était mort, Hela entre les deux mondes, mais leur chant avait toujours été composé de quatre voix. Si l’une se taisait, était-il nécessaire de stopper complètement la musique ? Ou bien pouvaient-ils simplement chanter plus fort afin de combler le trou laissé derrière ?
Les iris verdoyants et malicieux du métamorphe se faufilèrent doucement dans son esprit pour chasser ceux accusateurs, et si semblables, de leur sœur. « Menteur » murmura sa voix endormie dans sa mémoire, peinte de cette affection qu’il tentait toujours si désespérément de cacher. Comme une honte, une peur, une faiblesse. Plus douloureuse qu’un simple coup de poignard en plein ventre.
« Comment allait-il ? » Il prononça ces mots sans trop y réfléchir.
Sylvie prit le temps de finir sa bouchée avant de lui répondre : « Comme un homme épuisé portant son frère à moitié mort à bout de bras ? » Elle soupira. « À ton avis ? Tu sais que tu as vraiment failli y passer ? Il était en colère ; tu sais, cette colère froide qui ne fait pas de bruit mais qui sait se fait comprendre.
- Ouai, je crois même que les oreilles de Mobius en sifflent encore » ajouta James en riant contre sa cuillère.
Thor plissa les yeux ; la jeune femme balaya la remarque d’un revers de main aérien. « Mobby a l’habitude de le gérer. » L’Ase ouvrit la bouche, prêt à la questionner, mais elle l’interrompit aussitôt : « Eh ! Ne joue pas au p’tit malin avec moi, c’est à mon tour de poser ma question. » Il leva les mains en signe de paix. « Alors voyons » ; elle tapota le bout de sa cuillère contre sa lèvre inférieure. « Je ne connais pas toute l’histoire, car Mère a toujours été très discret là-dessus. Pour te dire, j’ignorais même qu’il avait un frère. Enfin, si, en cherchant un peu dans la mythologie – et crois-moi j’ai cherché quand j’ai appris sa vraie identité -, on peut lui trouver deux frères associés, mais ce ne sont pas des Ases.
- Býleist et Helblindi » compléta-t-il d’un hochement de tête. « Des princes de Jotunheim, tout comme lui.
- Mais il n’est jamais fait mention de son rattachement au trône d’Asgard.
- Les anciens Vikings ont toujours modelé les relations entre les immortels comme ça les arrangeait. Lorsque nous sommes descendus sur Midgard pour les défendre contre une invasion d’extraterrestre, peut-être n’avons-nous pas crié assez fort : Eh, nous sommes frères !, ou-
- Ça serait bien la première fois que tu ne le crie pas sous tous les toits » fit remarquer la jolie blonde avec un air moqueur.
- Attendez » les coupa à son tour Hector, « comment ça une invasion d’extraterrestre ? Parc’que eux aussi existent ?
- Tu manges à la même table qu’un Dieu qui jette de la foudre qui vient d’affronter un serpent qui fait la circonférence de la planète, et tu t’étonnes encore de ce qui peut exister ? » se moqua Clint en piquant son couteau dans une pomme de terre. « Attend de savoir l’identité de tout le monde à cette table alors ; crois-moi, tu n’es pas prêt.
- Plus tard » déclara Sylvie en voyant le marin déjà ouvrir la bouche, « je n’ai pas encore posé ma question.
- Elles sont nulles tes questions, Syl. »
La jeune femme offrit un regard sombre à son acolyte de mutinerie. Puis, comme si de rien n’était, elle se retourna vers l’Ase en lui demandant : « Mais je ne comprends pas, donc Mère a été… adopté ? »
Thor opina. « Il n’en reste pas moins mon frère.
- Et les anciens ne se sont pas dit : Tiens, ces deux-là n’arrêtent pas de s’appeler frère, ils sont peut-être apparentés ? »
Des rires et des jupons dansèrent dans l’esprit du Dieu doré, écho d’un souvenir, d’une soirée passée avec ces gens d’un peuple éteint depuis des siècles. Ils avaient été les premiers Midgardiens à entrer en contact avec ceux venues du Bifröst – « Brú til himins af jörðu », le pont entre le ciel et la terre comme ils l’appelaient. Une nuit enchantée pour fêter leur victoire sur les envahisseurs. Une nuit pour créer sa réputation du Dieu de la Fertilité, et faire entrer la magnifique Járnsaxa dans les mémoires. « Parce que c’était plus simple comme ça. » Car tout était toujours si complexe. À la fois à distance et à bout portant. « Oui. »
Une nouvelle mélodie débuta dans la salle, les musiciens et leurs chanteurs autoproclamés infatigables enchaînaient les morceaux sur les tables qui tenaient le coup.
There's an inn, there's an inn
[Il y a une auberge, il y a une auberge]
There's a merry old inn, beneath the old grey hill
[Il y a une vieille auberge joyeuse, sous la vieille colline grise]
And there they brew a beer so brown
[Et là ils brassent une bière si brune]
The man in the Moon himself came down
[L'homme sur la Lune lui-même est descendu]
« À moi » proclama Thor, mettant de côté les souvenirs pour se reconcentrer sur le présent. Il devait savoir. S’il ne pouvait discuter avec Loki, peut-être pourrait-il l’apprendre autrement. « Mon frère a dit qu’il avait besoin de moi pour aider Jörmungand. Par conséquent, il savait que j’arrivai. Pourtant, il avait l’air surpris en me voyant débarqué, et m’a poignardé soi-disant en conséquence. » Sa réflexion se faisait au fur et à mesure pour construire le dialogue. « Toi-même » poursuivit-il en pointant la jeune femme de sa cuillère, « tu ignorais qui j’étais alors que tu as spécifiquement détourné ce bateau pour Lamentis. Voici donc ma question : où est le sens là-dedans ? »
Les regards s’échangèrent autour de la table.
One night to drink his fill
[Une nuit pour boire à sa faim]
Ooh, the ostler has a tipsy cat
[Ooh, le palefrenier a un chat ivre]
À priori, personne ne possédait la réponse à sa question. Supposition qui se confirma bien vite lorsque Sylvie reprit la parole d’une voix peu assurée. « Je ne savais vraiment pas que Mère avait un frère ; ça, sois en assuré. Je ne savais même pas ce que nous étions censés chercher. Mobby n’avait parlé que d’un bateau.
- Il nous avait donné des coordonnées » ajouta Alioth, avant de corriger : « du moins, il les avait données à moi car, pour rappel, vous étiez censée être punie, mademoiselle. »
La jeune femme leva les yeux au plafond face au surnom appuyé avec ironie. « Je vous ai entendus discuter » se défendit-elle. « Il insistait sur l’importance de cette mission, je ne pouvais pas rester les bras croisés ici sans rien faire.
- Tu ne voulais pas rester ici, nuance. » Elle lui tira la langue ; son acolyte grimaça en réponse.
L’Ase posa sa cuillère près du bol vidé. « Donc Mobius… savait ? M-Mais » Il fronça les sourcils, perdu. Les morceaux ne collaient pas.
« Avez-vous conscience que nous avions besoin de tout sauf de ce problème en ce moment ? » avait dit l’intendant lors de leur arrivée.
« Tu n’aurais pas dû venir. » siffla la voix fraternelle par-dessus. « J’étais surpris. Et agacé. »
Loki n’avait pas su. « Non » confirma la voix de Sylvie, « je suis presque certaine que Mère ne savait pas. De ce que j’ai appris, ils étaient en pleine tentative pour aider Jör quand nous sommes arrivés. Ils ont été déconcentrés, et la tentative s’est achevée en échec.
- D’où le coup de poignard » lâcha Clint en hochant la tête, comme si les mots de la blonde justifiaient tous les maux du monde. Surtout ceux de son frère.
« Mais Mobius savait » reprit Thor, ce qui lui valut un haussement d’épaules de la jeune femme :
« Mobby sait un tas de choses. Tu en serais effrayé. Son rôle est… Comment dire ? » Elle tourna le regard vers Alioth, en quête d’un support. « D’aider Mère dans ses tâches ? En commençant par résoudre les problèmes dont il n’a pas encore conscience ? Un peu comme un super œil projeté vers l’avenir qui tenterait de comprendre les différentes alternatives possibles face à un problème pour déduire la meilleure solution.
- Un grand homme » résuma Steve.
« Indispensable » compléta James.
« Effrayant » proposa Hector, ce qui lui valut le regard de toute la table.
So, the cat on his fiddle played hey-diddle-diddle
[Alors, le chat sur son violon a joué hé-diddle-diddle]
A jig that would wake the dead
[Un gabarit qui réveillerait les morts]
« Désolé » marmonna le vieil homme, « continuez. » Et il retourna à son repas, comme si de rien n’était.
« Bon ! » s’enjoua Sylvie en claquant dans ses mains. « À moi de jouer ; préparez-vous, joli cœur. Comme je l’ai dit plus tôt, je n’ai pas toute l’histoire, mais de ce que je comprends, tu t’es mis en quête de Mère afin de le retrouver. Ce qui laisse supposer qu’il a quitté votre foyer en rompant complètement la communication, ce qui nous offre deux possibilités : soit il est parti de son plein gré, soit il a été forcé de le faire. » Une lueur brillait dans les perles océans de la jeune femme, rendues plus sombre par l’éclairage tamisé des torches. Il n’y avait plus de sourire sur ses lèvres, seulement une concentration qui creusait ses traits et vieillissait son visage. « Dans l’un ou l’autre des cas, tu t’es mis en tête de le ramener avec toi. À Asgard je suppose, ce qui n’est franchement pas le lieu le plus accessible de l’univers. Dans le premier cas, il devait avoir ses raisons de partir ; dans le second, il a dû être blessé par la situation. D’autant que, moi comme toi je suppose, savons à quel point il peut être rancunier.
- Où veux-tu en venir ? » souffla-t-il. Il savait pertinemment où elle voulait en venir.
Et elle savait qu’il savait, il suffisait de voir les mots se former dans ses iris, silencieux et pourtant compréhensibles. « Tu ne cesses de demander où se trouve ton frère. Si j’en crois les paroles de Mobby, cela fait des décennies que tu lui cours après. » Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et- « Tu comptes le prendre avec toi. Mais Dony, au-delà du drame que cela causera à Lamentis de perdre Mère, t’es-tu seulement posé cette question. » Elle marqua un arrêt, retint une seconde ladite question sur le bord de ses lèvres, avant de prononcer : « Et s’il ne souhaite pas revenir ? »
L’air se bloqua dans les poumons divins à l’entente de ces mots.
Momentanément, il revit le visage d’Hela pressé contre les grilles de sa prison, la moitié squelettique de son visage camouflée derrière son épaisse tresse sombre, la voix cassée à force de réclamer son pardon, les yeux rougis à force de perdre des frères. « Et s’il refuse ? » avait-elle demandé, dans une ultime tentative de le retenir. « S’il ne veut pas revenir ? » Une proposition impensable pour l’Ase. Pourquoi Loki refuserait-il de revenir ?
À cause de leur père ? Thor lui avait promis de s’en charger, et il avait tenu promesse.
À cause du peuple ? Loki n’avait jamais prêté oreille à ce dernier ; au contraire, confronter leur perfidie était devenue la clef de voûte du métamorphe.
À cause de la succession ? Il n’avait jamais eu à s’en faire pour ça ; la lourde charge ne lui avait jamais été proposée, et sa main ne servirait jamais à remplir un quelconque traité d’alliance.
À cause de Thor lui-même ? Impossible, tout était encore maintenu secret ; il ne pouvait avoir eu vent de ce qui se tramait au conseil. Ce qu’il avait dû promettre pour gagner le soutien des yeux d’Heimdall.
Il n’avait pas besoin de savoir. Il avait juste besoin de revenir.
« Et Lamentis ? » demanda une petite voix dans sa tête. Oui, de ce qu’il avait vu, tout était si parfait ici, si paisible. Serait-il prêt à arracher Loki à cet univers forgé par sa propre volonté ? Pire, serait-il capable d’arracher ce havre de paix à son frère pour la simple satisfaction de l’avoir près de lui ? « J’ai besoin de lui. » Son petit frère. Cent quatre-vingt-sept ans, huit mois et… Il avait perdu le compte des jours. Car ils n’avaient plus eu d’intérêt au moment où il l’avait enfin retrouvé. Son regard enchanteur, sa langue douce et acide, ses actes fourbes qui cachaient ce qu’il avait sur le cœur. « Tu dois fuir.
- Viens avec moi.
- Je dois rester, ou sinon nous ne pourrons jamais revenir.
- Alors ne revenons jamais. »
L’air quitta finalement ses poumons dans un long soupir. « Je n’sais pas. » L’aveu fut douloureux dans sa bouche. « Mais je n’ai pas le choix que d’essayer. » Essayer, espérer. « Si je me trompe, que pourrais-je perdre de plus ? » Le miroir était déjà brisé en mille morceaux ; hormis le recoller ou l’abandonner définitivement, il n’y avait rien d’autre qu’il pouvait tenter. Loki lui avait sauvé la vie ; il était son petit frère, qui riait dans ses bras, se vengeait d’un coup de crocs ou de poignard, lisait durant des heures pour le faire perdre patience, quémandait de son attention, hurlait l’injustice face aux paroles paternelles, trouvait refuge dans leur monde rien qu’à eux. Il avait besoin de lui pour vivre les trois prochains millénaires, ou le Ragnarök serait bien trop long à attendre pour le débarrasser de ce poids dans sa poitrine.
« Tu pourrais rester ? » La proposition de Sylvie lui arracha un rire écorché. « Ouuu… », elle réfléchit à voix haute. Il sentit son regard fouiller ses compagnons en quête d’aide, de support. Du coin de l’œil, il vit James faire un geste de la main sans comprendre la signification de ce dernier. Contrairement à la jeune femme qui reprit, avec un peu plus d’assurance : « Ou nous pourrions cesser ce jeu stupide et faire quelque chose de plus amusant. Comme par exemple danser ? »
Thor haussa un sourcil.
The round Moon rolled behind the hill
[La Lune ronde roulait derrière la colline]
Sun raised up her head
[Le soleil leva la tête]
« Oui, dansons ! » La jolie blonde se relevait déjà de son tabouret, finissant son verre d’une traite, comme pour se donner du courage. « Allez mon grand, il est temps de prouver de quoi est capable un bourge immortel tout puissant.
- Tu es sérieuse ? »
Elle tendit l’oreille.
She hardly believed her fiery eyes
[Elle n'en croyait pas ses yeux enflammés]
For it was day, to her surprise
[Car il faisait jour, à sa grande surprise]
Avant de grimacer. « Tu as raison, ce n’est pas trop approprié. Aly, tu nous accompagnes ? » Encore après son ragoût, l’homme leva un pouce pour montrer son accord. Pour ? L’Ase ne savait pas vraiment ; il y avait question plus urgente à régler pour la seconde. « Quoi ? » demanda-t-elle en croisant à nouveau son regard. « Ne me dis pas que les Asgardiens savent se battre, lancer des éclairs, survivre au poison le plus mortel de la galaxie ; mais quand il s’agit d’une petite danse, il n’y a plus personne ? » Alioth lâcha enfin son couvert pour se lever et quitter la table en premier. « Tu sais danser au moins ? »
Au loin, le violon et ses accompagnateurs se turent en plein morceau, coupé dans leur élan. Le raclement des tables sur le parquet résonna ensuite dans la salle. Des gloussements féminins se firent entendre. Des duos se formaient petit à petit pour rejoindre la piste de danse improvisée entre les bancs et les tonneaux. Alioth avait emprunté – ou volé ? – l’hardingfele du violoniste et donnait des directives aux deux autres musiciens. La femme à la mandoline écoutait avec attention et une certaine fascination ; contrairement à l’homme derrière le tambour, dont les yeux étaient écartés par une surprise apeurée.
« Allez, s’te plait ! » supplia cette fois-ci Sylvie. « Et je te promets de t’aider à parler avec Mère. »
Il soupira de nouveau ; le sourire revint sur les lèvres féminines, qui se savaient déjà vainqueures. Elle tendit la main dans sa direction. D’une traite, il finit à son tour son verre avant de l’accepter. Et de se laisser entraîner sur la piste de danse improvisée.
o
Thor attrapa la main de sa sœur pour la faire tournoyer. Ses jupons vaporeux d’un bleu nuit volèrent autour de sa silhouette élancée, encore plus grande que lui malgré sa récente croissante. Elle lui offrit un sourire en revenant face à lui, ses grands yeux verts pétillant de vie. « Qui aurait cru que tu m’inviterais à danser » déclara-t-elle en tendant les bras dans le sens opposé de lui.
Le jeune prince haussa un sourcil. « Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? »
Hela fit de même, la joie saupoudrée d’espièglerie sur ses lèvres. « Pourquoi ? » Son attention se déporta sur le côté ; Thor l’imita, juste à temps pour observer Balder faire tournoyer le plus jeune de la fratrie.
Loki était splendide ; son apparence valait les trois heures qu’il l’avait fait attendre pour se préparer. Entre les hauts murs de Breidablik, personne ne pouvait mentir, et les sorts de dissimulation étaient instantanément effacés à l’entrée des grandes portes dorées. Un détail que son cadet avait anticipé, prévoyant une tenue non pas adaptée à sa forme d’Ase, mais pour celle Jötunn : des voiles de glaces et des parures en or qui mettaient en valeur la teinte si particulière de son épiderme. Il était si petit encore entre les bras de leur aîné, mais la prestance qui émanait déjà de lui était bien plus grande que celle de la plupart des convives.
« Je me demande bien pourquoi. »
Thor revint vers sa sœur, qui l’accueillit avec ce même sourire secret, et son souffle, qu’il ne se rappelait pas maintenu, reprit son cours dans sa poitrine. « Tu avais l’air triste toute seule dans ton coin.
- Oh, alors c’était de la pitié ? » Son humeur était taquine ; il la fit tournoyer entre ses doigts. « Absolument pas parce que mon pauvre frère s’est fait abandonner par son binôme ?
- Loki ne m’a pas abandonné, c’est moi qui lui ai proposé de danser avec l’hôte de la soirée. » Une erreur dont il ne mesurait pas encore les conséquences.
« Et comme j’étais là… »
L’Ase blond rit. « Ne sois pas jalouse. Tu es la plus ravissante ce soir. »
Une fois de plus, elle haussa un sourcil. « Apprends à mieux mentir, petit frère, ou les cœurs seront cruels avec toi plus tard. Certains plus que d’autres. » Une ombre passa dans son regard ; Thor fut incapable de l’interpréter, de même que l’avertissement fait à demi-mots. La cruauté des cœurs envers sa personne était si peu fréquente dans son entourage. Tout le monde l’aimait, et voulait être aimé de sa part en retour. Il était l’enfant choyé, le joyau de la nation Asgardienne.
« Je prends note » dit-il tout de même, mais ses mots furent vite couverts par un vacarme un peu plus loin. Il y avait eu des cris et des crépitements de lumière. Sur la piste de danse, les silhouettes s’étaient écartées pour former un cercle multicolore autour d’une paire dépareillée qui attira toute l’attention de Thor.
Un battement de cils plus tard, il sentit sa vision blanchir et son cœur louper un battement dans sa poitrine.
Notes:
Eh coucou tout le monde ! La bonne année à vous ! J’espère que vous avez bien profité des fêtes, et je vous souhaite de vous épanouir dans tous les domaines possibles pour cette nouvelle année qui s’annonce.
Rien de mieux pour la démarrer qu’un nouveau chapitre de ce petit récit. Pas de Loki aujourd’hui, mais une discussion intéressante avec ses compagnons de vie, et un souvenir sur la fin qui laisse deviner le contenu du prochain ;)
Note 1 : « Helse ! » signifie « Santé ! » en Norvégien, une manière de trinquer en quelque sorte. « Brú til himins af jörðu » signifie quant à lui « pont entre le ciel et la terre » en vieux norrois, une autre appellation pour le Bifröst qui, pour rappel, relit Midgard à Asgard.
Note 2 : Dans la mythologie nordique, Fenrir est l’un des enfants de Loki qu’il a eus avec la géante Angrboda, ce qui fait de lui le frère de Jörmungand et de Hel (qui a inspiré le personnage d’Hela). Il appartient à l’espèce des Vargr, qui désigne les loups mythiques. Cette lignée est issue d’une vieille tröll qui habite dans la forêt de Fer Jarnvidr
Note 3 : Toujours dans la mythologie nordique, le dieu Loki possède deux frères de sang : Býleist et Helblindi. Járnsaxa était quant à elle une Jötunn connue pour avoir eu une liaison avec Thor. Enfin, Breidablik désigne le manoir de Balder, un domaine où le mal est inexistant ; j’ai poussé le concept un peu plus loin en empêchant les mensonges en ces lieux, et donc les illusions et les métamorphoses.
Note 4 : Les différentes chansons présentes dans ce chapitre sont toutes tirées des films Le Seigneur des Anneaux. Le medley de Peter Hollens et Hank Green que je vous ai mis reprend toutes ces musiques, si le cœur vous en dit ;)
Note 5 : Saint Elme est le saint patron chrétien des marins
Note 6 : « La force brute n’est pas un substitut à la diplomatie et à la ruse » est une citation de Loki tirée de la saison 1 épisode 3.
Note 7 : Le plat dégusté par la petite troupe est un ragoût de mouton au chou, aussi appelé farikal, qui est un plat traditionnel de Norvège. Comme décrit dans le récit, il se compose essentiellement de mouton, de choux et de pommes de terre.
Un grand merci pour avoir lu ! À la revoyure !
Chu
Chapter Text
Le jour se mourait par-delà l’océan ; l’obscurité répandait peu à peu ses couleurs, plus chaudes qu’à l’accoutumer. La lune serait écarlate, car beaucoup de sang avait abreuvé la terre. De grands feux avaient été allumés près du rivage, certains pour repousser les potentiels esprits charognards, d’autres pour cuir d’imposants moutons sacrifiés à la gloire de leur victoire, d’autres encore pour réchauffer les cœurs et les sourires. La bataille s’était achevée il y avait peu. Les cris résonnaient encore dans les oreilles ; des carcasses ennemies s’entassaient dans des recoins de la plage pour ne pas entacher le paysage, en attente d’une fosse commune pour les faire disparaître. Les corps de ceux tombés finissaient quant à eux de brûler sur les eaux, emportés vers le large par les barques mortuaires, en route pour l’autre monde.
La mort rodait encore dans le coin, oui, mais la vie était bien plus forte.
Car il y avait aussi de la musique et des rires, des couleurs qui tournoyaient au rythme des notes et des voiles blancs endeuillés. Il fallait chasser le mal, laisser la joie vivace s’inviter dans les cœurs. Jusqu’à l’aurore. Jusqu’au retour du grand pont arc-en-ciel qui viendrait reprendre les sauveurs de ces terres. Ils étaient arrivés, drapés de moirures irisées, leur clameur faisant gronder le ciel et la terre. Ils étaient arrivés, êtres parfaits, à la puissance aussi redoutable que leur beauté. Ils étaient arrivés, et Thor s’était prêté au jeu sans difficulté. Balder avait proclamé que c’était leur rôle de défendre les plus faibles ; Loki avait fini de le convaincre en lui rappelant l’ivresse des champs de bataille, le plaisir de conquête, la douce victoire à célébrer ensuite. Et, comme à chaque fois, son petit frère ne s’était pas trompé.
La poitrine de l’Ase manquait d’exploser. Son cœur battait vite, ses poumons s’asphyxiaient de l’air énergiquement dépensé par ses pieds et ses mains. La fatigue lui pesait, ses muscles étaient engourdis par les combats, mais son sourire jamais ne tarissait. Le triomphe était plus fort en lui, galvanisait ses veines pour chasser tout le reste, le rendant presque euphorique. Les tambours et le violon joyeux le faisaient tournoyer sans crainte dans ce monde sauvé in extremis de sa poigne. Ils étaient des héros ; ils étaient des Dieux. Le peuple les acclamait, les vénérait, et les vénèrerait pour les siècles à venir. Tant de choses leur avaient été offertes : des noms, des titres, des sanctuaires. Et cette soirée, la plus prometteuse depuis longtemps. Ici, il n’y avait ni cours pour juger, ni conseiller pour réprimander, ni père pour désapprouver. Seulement eux, la jeune génération d’Asgard.
Le morceau s’acheva ; les applaudissements et les sifflements retentirent sur la plage. Un peu plus loin, la voix forte de Volstagg réclama une nouvelle danse – il n’était pas le seul, personne ne souhaitait voir la nuit s’estomper. Ils devraient bientôt rentrer, tous voulaient profiter au maximum. À commencer par Thor. Les jours précédents avaient été difficiles, remplis d’enseignements politiques et de conseils interminables, et il devrait se replonger dedans dès son retour. « Plus tard ! » avait déclaré en cœur le trio de paladins en frappant fort leur première chope d’hydromel contre la sienne, comme un sort pour chasser au loin ses mauvaises idées. Il avait donc tenté de suivre leur conseil ; puis Loki s’était avancé pour attraper son poignet, et il n’avait plus eu le temps d’y penser.
Avachis l’un sur l’autre, les deux frères rirent en chœur, l’éclat saccadé par leur souffle court. La dernière danse avait été plus vive que les précédentes, et ils avaient tournoyé à en perdre l’équilibre. Une vive douleur remontait le long de son coccyx, rapidement oubliée à la faveur des iris pétillant d’or face à lui. De grosses boucles blondes tombaient sur son visage arrondi par la métamorphose. Son nez était trop petit, ses lèvres trop épaisses, sa poitrine trop généreuse sous le décolleté en dentelles. Une apparence étrangère, sauvée par le vert familier de ses yeux.
« Rien de cassé ? » Une femme avec un lourd plateau passa à proximité d’eux, charmante dans sa manière de battre des cils.
Sans répondre, les deux frères s’aidèrent à se redresser mutuellement : Thor en poussant sur le fessier de son cadet et ce dernier en lui tendant ensuite un bras pour le tracter. Ils acceptèrent ensuite chacun un godet rempli à ras bord d’hydromel. « Helse ! » dirent-ils d’une même voix en frappant leur verre, avant de descendre le liquide sucré comme du petit lait. Les Asgardiens ne connaissaient que très peu l’ivresse de la boisson ; il était difficile de s’enivrer complètement en enchaînant seulement les gorgées. Un point positif, qui pouvait parfois se montrer désagréable. Il était souvent plus facile de délier les langues avec un ou dix degrés supplémentaires dans le sang.
Des chuchotements retentirent sur leur droite. Un petit groupe de femmes échangeaient à voix basse tout en les observant, de manière rêveuse pour certaines, envieuses pour d’autres. Ces mêmes femmes qui, des heures plus tôt, pleuraient pour la survie de leurs frères, maris ou enfants.
Son sourire se fana contre le rebord de son verre. Finalement, il y avait toujours des regards pour juger, surveiller.
Il se lécha la lèvre, en quête d’un surplus d’hydromel, avant de proposer d’un timbre plus morne qu’il aurait souhaité : « Nous devrions faire une pause. »
Une nouvelle musique débutait ; un duo de jeunes filles accompagna au chant les instruments. Les pieds de son frère suivirent aussitôt les premières notes. « Déjà fatigué ? » demanda-t-il de manière effrontée en attrapant sa main pour le faire tournoyer.
La lueur des bûchers accrochait le vert de ses yeux chaque fois qu’il revenait face à lui : le seul trait conservé de son apparence habituelle, mais aussi celui qu’il préférait de sa forme actuelle. Les boucles sombres lui allaient mieux, sa robe était beaucoup trop volumineuse – la preuve, ils étaient tombés en s’emmêlant dans les jupons. Non pas qu’il n’appréciait pas de rouler sur les galets avec son cadet, mais il ne pouvait empêcher cette petite voix au fond de lui murmurer la raison derrière toutes ces métamorphoses. « Thurse. »
« La journée a été longue. »
Loki leva un sourcil, peu convaincu par son excuse. « C’est l’apparence ? Tu n’aimes pas ? »
L’Ase se mordit l’intérieur de la joue, avant de répondre : « Qu’importe ton apparence, tu restes mon frère. » Même s’il préférait ses boucles ébène et ses traits inspirés d’Hela, sa silhouette plus élancée, et ses lèvres plus fines qui offraient des sourires plus francs – ceux de son enfance.
« Mais ? » insista le métamorphe.
Thor soupira malgré lui, entraîné par mécanisme dans une nouvelle danse. « Je ne comprends juste pas pourquoi faire tout ça. » Il se doutait, ne voulait pas aborder le sujet au risque de froisser le plus jeune. Même apprivoisé, un loup pouvait encore mordre et se replier dans sa tanière.
« Tu veux parler de la danse ? » Le blond leva un bras pour faire tourner la silhouette féminine qui se retrouva dos à lui, pressé contre son torse. Une forte odeur d’ozone accrochait ses mèches claires, masquant le parfum hivernal en dessous.
Il serra Loki un peu plus fort que nécessaire, comme pour se donner du courage, ou pour se rassurer d’une peur ignorée. « Je veux parler de tous ces changements d’apparence. Pourquoi ne puis-je juste pas danser avec mon frère ? » Il libéra son étreinte et les jupons s’éloignèrent en virevoltant.
« Je pense à ton titre de Dieu de la Fertilité » se justifia le sorcier. « Crois-moi, dans plusieurs siècles, tu me remercieras. Les esprits mortels ont besoin d’être inspirés.
- Et je n’ai que faire de ce qu’ils peuvent penser. »
Une lueur chatoya le regard du métamorphe. « Tu es le futur roi.
- Et je suis ton frère. » Thor enroula un bras autour de la taille féminine pour l’entraîner dans une ronde plus brusque que prévue. Sa théorie se confirmait ; il aurait préféré se tromper. L’orage gronda au loin, son irritation dissimulée par les notes joyeuses. Mais pas pour toutes les oreilles. Du coin de l’œil, il vit Hogun en bonne compagnie lever le nez vers l’horizon, et les lèvres de Loki s’étirer face à lui en un sourire secret. « Quoi ?
- Rien. » Une réponse – un mensonge – qui ne fit qu’aggraver l’humeur du Dieu de la Foudre, car il n’y avait jamais rien derrière les silences du né Jötunn.
« Menteur. » Loki haussa les épaules en réponse, avant de venir presser sa joue contre son épaule pour étouffer un rire bas. « Quoi ? » retenta-t-il alors.
« Tu as raison. » Un aveu plutôt rare à entendre. « La journée a été longue.
- Loki. » Sa voix se fit grondante, menaçante. Son cadet fredonna en retour, impétueux et impossible. La patience, toujours mise à rude épreuve. Si le monde devait brûler demain pour obtenir une seule réponse de sa part, Loki aurait été capable de l’admirer se consumer en silence d’un regard rêveur.
La musique approchait de sa fin, les tambours ralentissaient et le violon, après son envolé énergique, perdait de sa clameur pour s’effacer. Leurs doigts enlacés au-dessus d’eux pour former un pont de chair, Thor fit tournoyer son frère une dernière fois. Ses seins lourds se balancèrent mollement, suivant le rythme de ses boucles trop claires et de ses jupons trop oppressants.
« D’accord » lâcha alors le métamorphe au moment de s’incliner face à l’autre pour remercier la danse accordée. Il fronçait le nez dans un geste que Thor savait associé à la réflexion et à l’hésitation. « Tentons autre chose alors. »
L’Ase ouvrit la bouche, déjà prêt à protester – ou à rassurer son frère que son apparence n’avait pas d’importance -, mais une simple main levée le dissuada de poursuivre. À la place, il retint un soupir, vaincu. Car, bien que champion d’Asgard, il y avait des guerres qu’il était incapable de gagner ; toutes impliquaient comme opposant principal ce petit effronté à la moue innocente. « Tout le monde a un point faible. »
D’un regard, Loki s’assura d’avoir toute son attention. Inutile, car il l’aurait toujours. Alors, pour la cinquième fois de la soirée, le métamorphe laissa couler le seidr autour de sa silhouette. Des éclats smaragdins s’accrochèrent ici et là pour remodeler sa forme. L’ample robe d’encre s’effaça pour révéler une peau d’un sombre bleu givré décorée de runes en relief, empreintes de son affiliation à la royauté de Jotunheim – Thor reconnut sans peine la marque d’Ymir qui couronna son front. Une fine ceinture d’or s’enroula autour de ses hanches saillantes pour retenir un voile de glace presque transparent autour de ses jambes sveltes. Le haut, court, laissait son ventre sculpté et ses épaules nus, avec une longue chaine dorée tombant le long de sa colonne vertébrale pour échouer au bas de ses reins. Le blond des boucles disparut pour redonner place à l’ébène naturel, coiffé en mille tresses parées d’or et de rubis. Les mêmes teintes que ses iris qu’il révéla derrière ses paupières aux longs cils.
Thor retint son souffle. Un géant des glaces, à peine plus petit que lui sous cette forme, lui faisait face. Des traits androgynes, partagés entre les deux sexes et taillés par les entraînements. Un mélange de Laufey, son défunt père, et d’Hela ; prenant le meilleur de chacun pour reconstituer ce Jötunn, dévoilé dans sa pleine beauté sous les rayons lunaires. La véritable apparence de Loki, qui montrait si rarement son museau – surtout en société. Sa plus belle forme.
« Mieux ? » demandèrent les lèvres assombries étirées par un sourire malicieux.
Au loin, les musiciens se préparaient pour un nouveau morceau. L’homme à la mandoline laissait entendre des fredonnements graves et profonds. Sans réfléchir, Thor tendit la main en direction de celle offerte, paumes face à face, à quelques millimètres de se frôler. La chaleur de son épiderme rencontra la froideur naturelle de son cadet, plus intense sous cette forme.
Loki. Son Loki, magnifique sous cette teinte bleue. Son frère. « Mieux. » Tellement mieux.
Les baguettes rebondirent lentement sur les tambours, initiant un rythme sur lequel se synchronisèrent le violon et la mandoline, comme un couple lui aussi prêt à valser.
Thor plaça son autre bras derrière son propre dos ; le Jötunn l’imita en attrapant le bas de son jupon qui remonta sur sa cuisse imberbe. Peut-être pouvaient-ils encore danser finalement.
Et c’est ce qu’ils firent, l’Ase guidant son frère dans une nouvelle ronde, le regard accroché au rouge merveilleux de ses yeux.
Chapitre 10
Hardingfele
« Dansons ! » La proposition de Sylvie, faite sur un coup de tête, l’avait pris de court. Contrairement au reste de la salle qui s’était rapidement adaptée en conséquence. Alioth se tenait à présent derrière le gros tambour, une baguette dans chaque main, et donnait à voix basse des instructions aux deux autres musiciens. Les tables et les bancs avaient été tirés sur les côtés pour agrandir l’espace de danse où se précipitaient déjà les jupons colorés bien accompagnés. James s’était aussi levé, pour pousser Thor là où Sylvie le tirait afin de le motiver à suivre le mouvement.
Danser. Il sortait tout juste d’un affrontement contre un serpent aquatique gigantesque qui avait manqué de le tuer ; était-ce réellement le meilleur moment pour échanger quelques pas ? De plus, son corps lui apparaissait encore lourd, pataud et douloureux dans certains mouvements. Sans oublier que son frère était toujours porté disparu ; sa priorité était ailleurs.
« Juste une danse » déclara la jolie blonde en se tournant pour lui faire face, « ça n’a jamais tué personne.
- Tu serais étonnée du contraire » répliqua-t-il d’une voix plus sombre qu’il aurait voulue.
Tuer, peut-être pas. Blessé, peut-être bien. « Thor, ça suffit ! » réprimanda un fragment du passé dans son esprit au souvenir de ses poings couverts d’hémoglobines. La foudre s’était abattue ce jour-là sur Breidablik, la demeure de Balder, profanant les lieux pour la première et unique fois. Le jour où Thor s’était réellement rendu compte de la dangerosité potentielle de ses pouvoirs, et de ses émotions. Pour une danse.
Sylvie paraissait plus petite vue ainsi ; lorsqu’elle leva sa main droite à hauteur de menton, il mit la sienne à hauteur de poitrine pour lui faire face. Sans contact direct - ainsi s’initiaient la plupart des premières danses. Les coups de tambours débutèrent ensuite, doucement, pour installer l’ambiance musicale à construire. Puis la mandoline dessina une partition calme sur laquelle vinrent se greffer les notes écrites sur l’hardingfele, plus vives. Formant à eux deux une mélodie qui fit battre les cils de l’Ase : il connaissait ce morceau. Son corps l’interpréta automatiquement, entraînant sa cavalière vers l’arrière par un simple pas en avant. Il avait placé son autre bras derrière lui, comme pour ne pas la toucher, tandis qu’elle utilisait le sien pour porter ses jupons plus haut. Autour d’eux, les couples les imitèrent. Il y avait des petits gloussements de demoiselles heureuses, le braillement au loin des ivrognes occupés à finir leur verre, les sifflements d’encouragement de leur table. Et, par-dessus tout, la voix posée d’Alioth qui débuta le récit associé aux notes.
Han Björn var en stor och fager sven
[ Björn était un grand et beau garçon]
Till gille han gick en höstlig kväll
[Il alla à une fête un soir d’automne]
o
Och vinden drog över myr och skog
[Et le vent soufflait sur les tourbières et les forêts]
Sans jamais se lâcher du regard, les deux frères poursuivaient de se tourner autour. Jamais de contact direct, utilisant l’air entre eux comme intermédiaire pour mener la danse. Les voiles de glace flottaient autour de Loki ; le vent doux faisait cliqueter les perles dans ses nattes entre elles.
Då månen sken över gran och hall
[Et la lune brillait au-dessus des sapins et des rochers]
Les silhouettes s’étaient effacées autour, ne restaient plus qu’eux sur la plage. La mélodie semblait venir d’ailleurs, peut-être d’eux-mêmes, ou peut-être du ciel nocturne dégagé. Cela n’avait pas d’importance.
D’un dialogue silencieux, ils anticipèrent la venue du refrain et se mouvèrent, telle une seule ombre, pour accueillir la voix ajoutée et superposée des chœurs féminins :
- De bjuda dig domna och glömma
[Ils t’offrent de t’engourdir et t’oublier]
- Så väntar haan döden och bāren
[Et il attend la mort et son lit]
La ronde s’accéléra, la danse se complexifia.
- De bjuda dig somna och drömma
[Ils t’offrent de t’assoupir et te faire rêver]
- Han lyss med oläkeligt ve till suset i furumo
[Il écoute avec un chagrin qui ne guérira pas le bruit de la forêt]
Thor posa genou à terre, bras tendu dans une proposition pour accompagner les mouvements de son partenaire qui tournoya autour de sa silhouette. L’odeur du givre prédominait sur l’ozone.
- Men den, vars hjärta ett skogsrå stjäl
[Mais ceux qui se font voler le cœur par une skogrå]
Les rubis oculaires de Loki miroitaient à la lueur des grands feux. Son sourire révéla des dents blanches.
Får aldrig det mer tillbaka
[Ne le récupéreront jamais]
o
Dos à dos.
- De bjuda dig domna och glömma
[Ils t’offrent de t’engourdir et t’oublier]
- Så väntar haan döden och bāren
[Et il attend la mort et son lit]
Face à face.
- De bjuda dig somna och drömma
[ls t’offrent de t’assoupir et te faire rêver]
- Han lyss med oläkeligt ve till suset i furumo
[Il écoute avec un chagrin qui ne guérira pas le bruit de la forêt]
Thor s’agenouilla pour servir d’épicentre à la ronde de sa partenaire. Sylvie dansait avec le cœur, joyeuse et pleine d’énergie.
- Men den, vars hjärta ett skogsrå stjäl
[Mais ceux qui se font voler le cœur par une skogrå]
Le parfait sosie de ce que fut autrefois son frère, à une époque où danser ensemble paraissait si facile, si naturel, malgré les douleurs passées.
Får aldrig det mer tillbaka
[Ne le récupéreront jamais]
À une époque où Thor n’avait eu qu’à tendre la main pour rencontrer celle de son frère.
o
Les doigts de Loki pianotèrent au-dessus de lui, dans une invitation informulée qu’il suivit pour se redresser. Le deuxième couplet s’amorçait sous la dualité des voix.
- Nu tystnar brått den susande vind
[Tout à coup, le vent sifflant se tait]
- Då var honom trolskt i hågen
[Alors son esprit fut ensorcelé]
Ils étaient si proches que tout son corps frissonnait au contact de l’air glaçant émanant de son frère. La ronde se poursuivait. Ils ne devaient, ne pouvaient se quitter du regard.
- Där sjunka två ögon i dina
[Alors deux yeux se fixent dans les tiens]
- Han ser åt skogen och har ej ro
[Il regarde vers la forêt et ne réussit pas à s’apaiser]
L’énergie s’accumulait de manière délicieuse au bout de ses doigts ; une envie de la laisser exploser tambourinait dans sa cage thoracique. Il était plein, plein ; plein de lui. Plein de Loki. La journée avait été longue, les transformations du métamorphe si frustrantes.
- Och leka så blå en evig tro
[Et si bleus, ils jouent une croyance éternelle]
- Han går, han lyder det mörka bud
[Il va, il obéit à la sombre invitation]
Il tourna sur lui-même, retint son souffle, jusqu’à retrouver le visage malicieux à la fin de sa rotation.
- Då månen sken över gran och hall
[Et là la lune brillait au-dessus des sapins et des rochers]
o
Då månen sken över gran och hall
[Et là la lune brillait au-dessus des sapins et des rochers]
Sylvie fit un léger mouvement de menton vers le haut, en signe de se préparer. Il l’était déjà. La seconde d’après, le refrain, ponctué par la voix de la mandoliniste, offrit de la vigueur à la ronde. Les battements cardiaques accélérèrent contre ses côtes. L’environnement tanguait par moments, ses muscles le rappelaient à l’ordre à d’autres ; mais il n’abandonnait pas. Cette musique ancienne avait de l’importance, écho d’un passé révolu.
« Pourquoi cette chanson ? » demanda-t-il malgré lui par-dessus la skogrå tentant de séduire sa prochaine victime.
Sylvie haussa les épaules en tournant. « Pourquoi pas ? » répondit-elle. Il mit genou à terre et elle lui tourna autour. « C’est une vieille comptine je crois. » Oui, il savait. Plus vieille que la plupart des civilisations encore debout. Plus vieille que les légendes mettant à l’honneur Thor et la charmante Járnsaxa. Plus vieille que tout. « Le rythme est lent » ajouta-t-elle lorsqu’il se releva face à son minois. « Les autres qu’Alioth connaît sont beaucoup plus fougueuses. Je ne suis pas certaine que ton état- », elle se retrouva dos à lui, puis se glissa de nouveau sous son nez, « -aurait permis une danse plus entraînante. »
Le refrain se répéta, de même que leurs mouvements.
« Tu aurais préféré autre chose ? Je ne connais pas trop les coutumes Asgardiennes. »
Thor sourit malgré lui. « Non, peu importe. » Initialement, il ne voulait pas danser. Il avait toujours été fidèle dans ses partenaires de danse, car il avait appris que changer pouvait entraîner de lourdes répercussions. « Thor ! Thor arrête ! » L’authenticité de son sourire se fanât ; il le conserva néanmoins pour garder la face. « Thor !! »
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« Thor arrête ! » Il pouvait sentir les mains d’Hela sur ses épaules le tirer vers l’arrière, dans une tentative vaine de l’écarter.
L’air était chargé de fer et de soufre. Ses poings devenaient douloureux à force de frapper au même endroit le cartilage résistant de Balder. Chaque coup permettait de détruire un peu plus la courbe saillante de sa pommette. Le sang des deux hommes s’agglutinait avec le sel des larmes échappées par la souffrance de sa victime. La colère grondait en lui, et dans le ciel au-dessus des tours dorées de Breidablik. La foudre menaçait de s’abattre ; il voulait la voir détruire ses traits détestables.
« Nornes, mais arrête ! » Il sentit le pouvoir de sa sœur tenter de brider les siens. Mais ils étaient plus puissants ; ils l’avaient toujours été, galvanisés par les émotions.
Sur son poignet retenu captif par la main de Balder, les doigts de son frère brûlaient son épiderme. Cette douleur-là était insignifiante. Tout comme les nombreux regards braqués sur eux, choqués ou effrayés pour la plupart, dans l’incapacité de choisir ce qui devait être fait pour séparer les deux fils d’Odin. Pour leur propre bien.
Une danse, une simple danse avait suffi à faire tout déraper. La colère avait fini par masquer la raison de son existence ; il la savait seulement liée au maître des lieux, responsable des larmes encore accrochées aux cils de son frère. Loki avait été si heureux de participer à cette réception, si excité à l’idée de montrer sa jolie tenue préparée spécialement pour l’occasion, si inquiet de ne pas être à la hauteur. Thor lui avait promis que tout se passerait bien. De lui faire confiance. De simplement rester près de lui. Toujours.
« Thor ! » L’appel de sa sœur se transforma en supplication. Le monde devenait blanc autour de lui, menaçait d’exploser – ou d’imploser – pour balayer la salle de réception. Ces colonnes d’or méritaient de finir en poussière. Ce visage méritait de finir méconnaissable. Ce monde méritait de s’embraser.
« Et si ça se passe mal ? » Tout. Méritait.
« Thor. » Une voix plus douce l’appela ; des doigts fins enveloppèrent le poing qu’il s’apprêtait à abattre une énième fois. Il n’y avait pas de force dans le mouvement, et pourtant il sentit l’énergie diffusée en lui le stopper dans son élan, chatouiller ses nerfs pour rétracter la colère de ses veines. « Min sønnen. » Il tourna vivement la tête, prêt à foudroyer la nouvelle venue, et croisa aussitôt l’océan calme de sa mère, agenouillée près de lui. Sans se soucier de sa robe à la soie nimbée d’hémoglobine qu’il avait fait couler. « Eh, tout va bien. Écoute ma voix. » Les grondements se tarirent ; la douleur s’éveilla dans ses mains. « Tout va bien. » Avant de s’effacer peu à peu sous le seidr vulnéraire de sa mère. « Tout le monde va bien. Ce n’est rien. »
Derrière lui, il sentit Hela soupirer longuement en posant son front entre ses omoplates. Sa prise tremblait sur ses épaules. Sous son torse, Balder demeurait immobile, le souffle court et hoquetant du sang déjà coagulé dans ses narines. Une main de la Mère de toutes choses se chargea de se poser sur son front pour lui apporter assistance.
« Mes garçons, vou-
- Loki. » La raison s’éveilla brusquement en lui. D’un bond, il tenta de se redresser, sans se soucier du corps fraternel qu’il aurait pu écraser dans le mouvement. Mais la prise d’Hela était encore suffisante pour le maintenir à genoux, et il retomba lourdement sur les cuisses de son aîné.
Thor ouvrit la bouche, déjà prêt à protester, mais se stoppa bien vite en croisant des iris verts par-dessus l’épaule de sa mère. L’apparence était différente, de traits comme de vêtements, mais il reconnut sans peine son cadet. La marque avait disparu sur sa joue, de même que les larmes dans ses yeux. De même que le sourire sur ses lèvres. Il patientait simplement, froid et fermé, neutre à tout ce qui se passait autour de lui. Silencieux derrière son mur de glace.
Une simple vision qui donna envie à Thor de fracasser son poing une nouvelle fois contre le Dieu de la Lumière, mais sa mère le tenait encore. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix était toujours aussi posée, même si le calme présenté ne servait qu’à camoufler la fureur tapie en dessous. « Je ne dirais rien à votre père. Vous êtes tous trop vifs. Nous réglerons cela plus tard. En attendant, Thor. » Elle tourna toute son attention vers lui, et il fut obligé de faire de même. Occupe-toi de ton frère. »
Sa liberté lui fut rendue. Oubliant tout ce qui pouvait exister d’autre dans la salle, le dieu doré se précipita alors vers la silhouette du plus jeune qui l’accueillit avec un sourire. Faux. Horrible. Détestable.
Thor posa ses mains sur ses joues avec délicatesse pour caresser de ses pouces les pommettes rendues rondes par la métamorphose. L’une d’elles avait été blessée ; il les choya toutes les deux avec vénération. Enroulant ses doigts autour de ses poignets, Loki se dégagea de sa prise. « Je vais bien. » Trop neutre, presque glacial. Contrairement à la chaleur qui se répandait déjà autour de sa brûlure pour apaiser le feu. « Ce bal est stupide. Rentrons. »
Et ils partirent sans un mot ni regard en direction du reste des convives.
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Après cette nuit, cette soirée catastrophique où la franchise de Balder avait initié une douloureuse dispute entre les deux frères adoptés, jamais plus Loki n’avait voulu reparaître sous sa véritable forme. Ses apparitions aux mondanités n’étaient devenues que des illusions ou des métamorphes qui lui évitaient de devoir affronter de front la méchanceté involontaire des Ases. Malgré les excuses de Balder, de tous les convives présents ce soir-là ; malgré les encouragements d’Hela et de leur mère. Malgré sa promesse de détruire toute personne qui oserait s’en prendre de nouveau à lui.
« Je peux me débrouiller seul Thor » avait répondu Loki avec acidité, un rejet froid pour se protéger. Le mur s’était renforcé autour de lui, et le Dieu de la Foudre en avait détesté davantage son ainé. L’adolescence du métamorphe était déjà compliquée, il lui avait déjà été difficile de l’atteindre. En grandissant, l’espièglerie enfantine avait muri en ruse aussi affutée que les dagues camouflées dans ses manches. Ses sourires sonnaient pour la plupart faux, de même que ses rires.
Malgré les mots de leur mère, Odin apprit le carnage de la soirée. Sans chercher à comprendre, ils furent tous les trois punis : Balder pour avoir initié malgré lui la dispute, Thor pour avoir alité son aîné une semaine entière, et Loki… juste pour avoir subi ?
« Il n’a pas besoin de raison pour me punir, je ne suis pas son fils.
- Tu l’es. » Les yeux de son frère l’avaient foudroyé à ces paroles, alors Thor avait rectifié : « Tu es mon petit frère. »
Un sourire faux, trop grand pour être sincère. « Tu seras roi, il n’y aura pas de place pour moi.
- Je t’en ferais une.
- Thor » avait-il soupiré, « je suis le monstre dont les parents parlent à leurs enfants le soir. Le monstre tapis sous le lit.
- Alors viens hanter le mien » avait répondu le blond d’un haussement nonchalant d’épaules. Puis, posant une main réconfortante autour de la nuque fraternelle, il avait ajouté : « Autant de nuit que nécessaire. Toutes, si c’est ce que tu souhaites. Pour toujours » Et il avait pensé chacun des mots prononcés.
Des mots qui parvinrent à adoucir les lèvres malicieuses, à percer à peine la surface du mur solide. Qui fit vaciller un quart de seconde le vert de ses yeux pour le rouge naturel des Jötnar. Sa couleur préférée ; celle pour laquelle l’Ase aurait pu tout sacrifier.
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« À jamais. »
Leurs doigts s’effleurèrent dans la ronde. N’y tenant plus, Thor enlaça leurs phalanges pour se cramponner à lui, à cette merveille de la nature. Son petit frère, Ase ou Jötunn, blanc ou bleu ; Balder avait toujours eu tort : cela n’avait jamais eu d’importance.
Då var honom trolskt I hågen
[Alors son esprit fût ensorcelé]
Il apposa son front contre le sien. La ronde ralentit alors que ses iris écarlates devenaient tout son univers. La seule chose qu’il pouvait voir. La seule chose qu’il voulait voir.
Så väntar han döden och båren
[Et il attend la mort et son lit]
Loki entrouvrit les lèvres, prêt à parler.
Han lyss med oläkeligt ve till suset i furumo
[Il écoute avec un chagrin qui ne guérira pas le bruit de la forêt]
Thor combla les derniers millimètres et lui vola les mots à prononcer.
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Les battements du tambour ralentirent.
Han lyss med oläkeligt ve till suset i furumo
[Il écoute avec un chagrin qui ne guérira pas le bruit de la forêt]
Avant de se stopper complètement. Les danseurs s’immobilisèrent, de même que les doigts sur les cordes. Le silence régna sur la salle le temps d’une inspiration. Puis, la salle explosa, acclamant la prouesse des virevolteurs. Les femmes riaient au cou de leur partenaire, certains attrapaient déjà un nouveau verre pour trinquer et boire de bon cœur. Le sourire de Sylvie était euphorique : elle trépignait sur place de fierté, tel un enfant après son premier entrainement à l’épée. Elle parla, parla, dit de nombreuses choses, mais il ne l’écoutait pas, son esprit encore prisonnier de ce souvenir éveillé par la mélodie familière. Son souffle était court, ses oreilles bourdonnantes. Une sensation de poison chatouillait ses artères, brûlait sa rétine.
« Ça va ? » demanda une voix – était-ce Sylvie ? Était-ce quelqu’un d’autre ?
Il répondit d’un simple hochement de tête, les lèvres étirées par réflexe. Car un prince d’Asgard, un fils d’Odin, allait toujours bien. « Juste le tournis » justifia-t-il d’une voix moins stable qu’il aurait cru. Des bras vinrent le soutenir, plus pour le geste que pour le véritable support. Sylvie l’observait par en dessous, l’inquiétude ayant pris le relais de la joie dans ses grandes perles azurées. Le mensonge n’avait pas pris. « Ça va aller » dit-il donc ; c’était un peu mieux.
« Tu veux aller t’assoir ? »
Autour d’eux, une nouvelle musique s’enclenchait. Les danseurs étaient moins nombreux sur la piste de danse, la plupart était retournés à leur table pour finir leur bol ou savourer un nouveau verre. « Non. » Il avait l’impression de passer son temps à se repauser. Par les Nornes, il était le Dieu de la Force, pas le Dieu de la Sieste ! « Non » répéta-t-il avec plus de conviction, plus pour lui-même que pour sa partenaire.
« D’accord. » Sylvie resserra sa prise autour de son biceps. Elle mordilla sa lèvre inférieure dans un geste de réflexion et d’hésitation – Loki faisait pareil lorsqu’il était plus jeune. « Dans ce cas, peut-être pourrions-nous plutôt… aller prendre l’air ? » Ils échangèrent un regard. L’inquiétude était toujours là, mais il y avait autre chose que l’Ase ne parvint pas à traduire tout de suite. Une certaine forme d’excitation, comme si elle disposait d’un secret dont elle rêvait de lui faire part. « Plus de danse, c’est promis. »
Il rit du nez. « Si tu veux mon avis, cette danse fut de loin la chose la moins dangereuse que j’ai dû affronter depuis mon arrivée à Lamentis. » Il fit un pas en avant dans un accord pour la mener en dehors de la foule et, ensemble, ils quittèrent la salle de banquet sans un regard en arrière.
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L’air était glacial, douloureux dans ses bronches. La nuit régnait en maître à présent, décorée par les nombreuses constellations enchevêtrées les unes dans les autres. Thor avait visité une grande partie de ces planètes, mais il restait encore beaucoup à découvrir. L’univers était vaste, si vaste que sa grandeur donnait facilement le vertige. Aucun Æsir n’avait jamais pu le sillonner en entier. L’un des nombreux rêves idiots et irréalisables de son soi enfant. Devenir explorateur intergalactique ; combattre sous l’étendard des Valkyries ; offrir la paix éternelle aux Neuf Royaumes ; rendre son père fier et sa mère heureuse.
Revenir en arrière pour corriger les erreurs. Reconstituer le miroir familial. Retourner s’assoir sous l’orme paisible avec ses frères pour de nouveau entendre Hela interpréter sa musique.
Ou bien avancer.
« Tiens. » Sylvie déposa entre ses mains une boisson chaude à la douce odeur épissée. Lorsqu’il en prit une gorgée, la cannelle et le vin se mélangèrent sur sa langue, avant de réconforter ses boyaux de quelques degrés supplémentaires. « Je t’ai aussi apporté une deuxième cape. » Elle la passa autour de ses épaules dans un geste maternel, avant de s’assurer de défroisser chaque pli. Allongé à leurs pieds, une marche plus bas, Fenrir bailla un gémissement, puis posa sa tête contre les bottes de l’Ase. Il les avait suivis dès leur départ de la grande salle, ombre furtive qui avait bien manqué de les faire sursauter au détour d’un couloir.
Ils s’étaient assis sur les marches menant aux grandes portes du manoir, celles qu’il avait gravies avec tant d’empressement deux semaines plus tôt, le cœur battant et le souffle court. L’endroit offrait un magnifique point du vu sur l’entrée du fjord, là où l’eau salée rencontrait la douceur des fleuves. Les flots étaient calmes et reflétaient le ciel étoilé dans une parfaite copie. Les bateaux à quai se dandinaient à peine ; le grincement de leurs cordages se mêlait aux clapotis pour former le bruit de fond de ses pensées.
« Tu as tout ce qu’il te faut ? » Il rit ; elle roula des yeux en interprétant sa réponse muette. « Pour survivre, je veux dire. »
Thor haussa des épaules. « La réponse demeure la même. »
Elle soupira. « Vous êtes ennuyeux, joli cœur » maugréa-t-elle d’une manière bien trop mélodramatique en lui donnant un coup d’épaule. Elle se releva ensuite, posa une main contre son omoplate dans un geste de soutien, puis monta les marches pour retourner à l’intérieur. Fenrir resta près de lui.
L'Ase croisa ses bras sur ses genoux pour poser son menton entre. Tout était paisible, si différent de l'intérieur. En Asgard, rares étaient les lieux où régnait la quiétude : l'atelier de tissage de sa mère, son étude, la grande bibliothèque… des lieux uniquement visités pour retrouver son cadet. Car il n'avait jamais cessé, même avant ces cent quatre-vingt-sept années. Les deux frères avaient rarement marché côte à côte ; il y en avait toujours eu un pour poursuivre le second. Pour partager une découverte, se faire pardonner, chercher du réconfort, ou en offrir face aux larmes invisibles. Plus que les « à l'aide ! », les parties de cache-cache s'étaient succédé au fil de leurs millénaires d'existence. Pour se retrouver, parfois pour crier plus fort, se quereller, se poignarder, s'inventer des histoires et repartir dans des sens opposés. Pour se confronter, souvent sans verbe, sans parole même, et repartir dans une direction commune, les doigts liés.
Fenrir gémit avec douceur. Un courant d’air vicieux s’invita sous la laine épaisse pour le faire frissonner. Une odeur d'ozone chatouilla ses narines.
« Tu as l’air affreux. » Une voix s’éleva dans la nuit. Thor détourna son attention du néant pour venir à sa rencontre. Une silhouette se dessinait six marches plus bas que la sienne. Il vit d’abord un pantalon ample d’un vert sapin qui contrastait avec le noir de la tunique et des bottes enfilées par-dessus. Un pendentif au bleu vivant s’ajouta au portrait, encerclé par des boucles de jais tirées vers l’arrière en une demi-natte. Il y avait aussi un sourire, étiré de politesse, et un regard verdoyant à la malice dorée. Une apparence impeccable, les bras croisés dans le dos et le port altier. Une image parfaite.
Thor acheva son verre en une prise, avant de le lancer sans force en direction de son frère. Le récipient vola sans bruit jusqu’au torse du métamorphe, avant de le transpercer dans des éclats smaragdins de seidr et de rebondir sur les marches de l’autre côté. Le son de sa chute résonna plusieurs secondes, peu à peu ralenti, avant de se stopper au bas des escaliers.
Une illusion. Si parfaite qu’elle en devenait imparfaite.
« Où t’es-tu encore terré ? » souffla l’Ase en recroisant ses bras sur ses genoux.
Loki étira davantage son sourire – une prouesse dont lui seul était capable -, et cela sonnait si faux. « Me chercheras-tu ? » osa-t-il demander d’un ton taquin. « Toujours » se retint de rajouter le blond ; il se contenta de garder le silence pour ne pas encourager ses farces – cent quatre-vingt-sept ans. En absence de réponse, son frère poursuivit donc de manière plus désinvolte : « Je rattrape actuellement tout le retard accumulé ces derniers jours. Tu sais, quand je tentais de te sauver la vie. »
Le Dieu doré étouffa un soupir. « Tu es fâché. » Ce n’était pas une question ; l’habitude lui certifiait que c’était le cas. La réelle interrogation était de connaître le pourquoi. Thor avait dépassé depuis longtemps l’art de s’excuser sans savoir pour quelle bêtise il devait le faire.
« Suis-je en droit de l’être ? » Hélas, comme à chaque fois, son cadet s’assurait qu’il identifie ce pourquoi. Afin de mieux le tourmenter, peut-être ?
Néanmoins, la migraine commençait à refaire surface, et il n’était pas d’humeur à mener l’enquête. Il se contenta donc d’un haussement d’épaules puéril, bien loin de la prestance princière à laquelle il avait été formé pour prendre part aux débats. « Nous devons discuter. »
Ce fut au tour de son frère de retenir un soupir ; il parvint à mieux le dissimuler que lui, son sourire trompeur suffisant à sauver la bonhomie de ses traits. « Tu veux discuter » rectifia-t-il, comme si la différence avait son importance.
Peu lui importait, Thor le lui accorda : « Je veux discuter. Avec toi. » Il se mordit la lèvre inférieure, goutta le reste de cannelle. « J’ai besoin de discuter avec toi. » Il ne pouvait pas faire plus exact comme paroles. Ils avaient déjà perdu deux semaines, si infimes comparées aux cent quatre-vingt-sept années déjà écoulées ; mais plus le temps passait, et moins il lui restait de grain dans le sablier accordé. « S’il te plaît. » Ses cordes vocales vibrèrent sous les derniers mots. Fenrir frotta en réponse son museau contre son mollet. Il ne lui prêta pas attention, entièrement focalisé sur le visage de son frère, en quête d’une réponse.
Le sourire s’était à peine fané, apparaissant plus naturel, plus authentique. Mais il appartenait toujours à une illusion impeccable de lui. Thor avait besoin de son frère – Son frère.
Une minute s’écoula, peut-être deux.
« Très bien » capitula au bout Loki dans une expiration dramatique. Il siffla ensuite ; le Vagr leva la tête en réponse pour tourner les yeux vers l’une des nombreuses fenêtres du manoir. L’instant d’après, il quitta le côté de l’Ase pour rejoindre l’intérieur de la bâtisse. Seuls, le métamorphe ajouta : « Rejoins-moi demain matin dans mon étude, et nous discuterons. »
Thor ouvrit la bouche, déjà prêt à répondre, mais une main levée l’en dissuada.
« Demain. » Et ce fut tout ; l’illusion s’estompa en silence, lui offrant une dernière fois la vision des prunelles malicieuses sur le paysage nocturne.
Ce fut tout. L’environnement retrouva ses marques autour de lui : le clapotis des vaguelettes, le grincement des cordes, le souffle léger de la brise. Le soupir s’échappa finalement de ses lèvres. « Demain » répéta-t-il pour lui-même. Demain ; la promesse s’ancra dans son esprit. Car c’en était une. Il ne permettrait plus que ce ne soit pas le cas. Qu’importait s’il devait démonter lui-même la demeure poutre par poutre. Son frère était là, quelque part dans l’une de ces innombrables salles. Ici, à quelques mètres de ses bras. Et Thor voulait le voir, revenir en début de journée où il avait pu le toucher, l’observer, le conserver rien que pour lui.
Demain.
Alors, pour que les heures nocturnes s’écoulent plus vite pour son esprit, le guerrier blond décida qu’il était temps de rentrer. Un lit douillet l’attendait, loin des flots tumultueux et des vagues épidémiques qu’il avait dû affronter pour arriver jusqu’ici. Il se releva donc, ignora la barre douloureuse encerclant son crâne, et commença à gravir les marches pour rejoindre les grandes portes. Cependant, à peine eut-il fait trois pas en avant, il sentit un frisson chatouiller son échine.
Puis une voix appela son nom dans un murmure inexistant. Une première fois, puis une seconde. À la troisième tentative, la syllabe fut clairement audible : « Thor ? »
Intrigué, l’Ase tourna son attention vers l’horizon, en quête d’une nouvelle illusion de son frère. Une silhouette peinait à se peindre en bas des marches. Sombre et élancée, incertaine dans ses traits, vaporeuse. Le côté gauche de son apparence fut le premier à se démarquer ; des os pâles qui contrastaient sur la pénombre. Un orbe sans vie, une moue décharnée, une chaîne en or pendant sur une clavicule dévoilée.
Thor descendit une marche sous la surprise.
« Thor » retenta l’entité, plus insistante.
Il reconnut alors la voix : « Hela ? »
Notes:
Bien le bonjour tout le monde, nous voici au chapitre 10 (au premier tier de ce récit je pense) avec enfin le retour de ce cher Loki. Promis, il y aura plus d’interaction entre eux dès le prochain chapitre. J’espère tout de même que celui-ci vous aura plus =3
Note 1 : La chanson proposée pour la danse est Då månen sken (qui signifie « Et la lune brillait » en vieux norrois) du groupe Skáld, que je vous recommande d’ailleurs pour les nombreux morceaux qu’ils ont faits. Dans la chanson, il est rapporté l’histoire d’un homme qui rencontre une Skogra, une créature du folklore suédois. Elle a l’apparence d’une belle femme amicale de face, mais dissimule une queue et un dos ceux ou fait d’écorce. Ceux qui la suivent dans la forêt ne reviennent jamais, et ceux qui reviennent et qui ont eu des rapports sexuels avec elle deviennent introvertis car ils laissent leur âme auprès de la Skogra.
Note 2 : Ymir est dans la mythologie nordique le fondateur de la race des Jötnar ; il est par conséquent présenté dans cette histoire comme le tout premier de la lignée royale de Jotunheim. Comme les Jötnar arborent des runes claniques sur leur peau, je propose ici d’apposer une rune sur le front sur les princes pour distinguer leur lignée : la marque d’Ymir.
Note 3 : Toujours dans la mythologie nordique, pour rappel, Járnsaxa est une Jötunn qui fut la maîtresse de Thor, et Breidablik est le nom donné au manoir de Balder. Quant à « Thurse », c’est une insulte pour désigner les Jötnar.
Note 4 : « Min sønnen » signifie « mon fils » en Norvégien.
Note 5 : La scène où Thor lance son verre sur Loki pour révéler son illusion est une référence directe à Thor 3. Référence qui sera d’ailleurs plusieurs fois reprise par la suite ;)
Un grand merci pour avoir lu ! À la revoyure !
Chu
Chapter 12
Notes:
Soundtrack : Jeg saler min ganger tirée de la série Loki (saison 1 épisode 3)
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
I stormsvarte fjell, jeg vandrer alene
[Dans les montagnes noires d’orages, j’erre seul]
La sphère d’argent vola dans les airs en suivant une trajectoire parfaite.
Over isbreen tar jeg meg frem
[Sur le glacier, je me fraye un chemin]
Elle redescendit, victime de l’apesanteur, pour être parfaitement réceptionnée dans sa main.
I eplehagen star møyen den vene
[Dans le verger de pommiers se tient la jouvencelle]
Un soupir. « Faire le sourd ne te sortira pas de là plus vite, crois-moi. » Hela parla au travers des barreaux, son côté encore fait de chair appuyé contre, l’autre camouflé dans la pénombre. « Pour l’heure, Père pardonne tes erreurs avec aisance, mais sa patience a des limites. Même pour toi, petit frère. »
Allongé sur le grand matelas de la cellule, Thor détourna son attention du plafond pour l’offrir à son aînée. Elle apparaissait aussi froide que la sphère prisonnière de ses doigts ; pourtant, malgré la dureté qu’elle tentait d’arborer sur son visage, elle ne pouvait dissimuler l’inquiétude et la tristesse. Ainsi que la culpabilité. Elle n’avait pas su tenir sa promesse ; elle n’avait pas su tenir ses yeux ouverts et sa bouche fermée. Elle n’avait pas su, et osait pourtant lui faire la morale. Il savait pourquoi elle était ici ; il savait qui l’envoyait.
Son regard retourna au-dessus de lui ; le globe gravé de runes vola une fois de plus, projeté par sa main.
« Thor », elle soupira de nouveau. « Tu n’y arriveras pas ainsi. Plus tu tenteras, et plus le verrou se refermera autour de toi. » Elle se tut, retint les mots qu’elle souhaitait prononcer, offrit aux geôles cinq minutes de silence. Hela n’avait jamais été la personne la plus bavarde de son entourage. Du moins lui semblait-il, avant de subir des heures de monologues de sa part.
Sa mère venait aussi de temps en temps, les yeux dans le vide, encore rougis par des larmes de plus en plus difficiles à dissimuler. Elle n’ouvrait jamais la bouche, hormis pour les formalités de bienséances, et ils finissaient toujours par demeurer dans un mutisme partagé, presque apaisant. Car ils savaient tous les deux ce qu’ils avaient perdu.
Lorsque son père prenait le temps de descendre, il n’y avait que des cris et de la colère teintée de ce même chagrin. L’écharpe blanche drapait encore l’épaule de celui dépouillé d’un fils, dont les paupières se creusaient chaque jour un peu plus de fatigue. Loin étaient les éclats de sagesse sur ses traits que Thor, enfant, avait contemplés avec tant d’admirations.
« Laisse-moi t’aider. » La sphère retourna à ses doigts. Du coin de l’œil, il la vit se mordre la lèvre inférieure. Ressentait-elle encore la douleur procurée par ce geste ? « Je sais que cela ne sert à rien, et que je me suis déjà excusée en vain un millier de fois, mais je suis désolée. Je t’avais promis de garder un œil sur lui, et maintenant Loki a-
- Disparu. » Une énergie vive fourmilla le long de ses phalanges. Il rit, un rire acide qui lui brûla la gorge. « Je n’aurais pas dû lui dire de partir.
- Il aurait été exécuté si- » Le globe d’argent vola de nouveau, pour se fracasser contre le mur près des grilles dans un bruit sourd. Hela sursauta ; la mèche tressée se releva momentanément sur son visage, révélant la blancheur impeccable de sa moitié squelettique. Inerte, exempt d’émotion ; contrairement au côté encore décoré de chair.
À présent, l’énergie courait dans ses veines, galopait avec fougue le long de ses terminaisons nerveuses. Au-dehors, il l’imaginait, les nuages devaient progressivement se rassembler autour des grandes tours de Valaskjálf. Son père saurait son état d’esprit, bien que cela ne changerait rien pour personne. Qu’importait. Il suffisait juste d’attendre. Attendre que sa dernière fugue soit oubliée, que sa liberté soit rendue, afin de retenter, au risque de perde à nouveau cette dernière.
« Écoute » tenta de nouveau Hela en attrapant les barreaux entre ses doigts dépareillés, « Loki est aussi mon petit frère. Tout comme Balder l’était. Tout comme toi, tu l’es.
- Tu n’étais pas là, comment pourrais-tu comprendre ? » Il l’observa enfin, pour la première fois depuis sa venue une demi-heure plus tôt. Elle semblait si frêle dans ses voiles sombres et vaporeux, presque inexistantes. À moitié morte.
Jamais plus pleinement vivante. « Parce que je n’oublie pas pourquoi vous avez fait tout ça. Balder y a laissé sa vie, et tu aurais pu le suivre. » Elle soupira en pressant son front contre les grilles. « Tu as raison, je ne comprends pas tout. Je n’étais pas sur Muspelheilm avec vous. Mais je vous ai vus revenir. J’ai vu la douleur dans vos yeux. Les larmes dans ceux de Mère. La colère dans ceux de Père. Ma propre incompétence à tous vous protéger. » Elle rit du nez, dans un son étranglé par l’émotion montante. « J’aurais dû vous accompagner. Quitte à n’être plus qu’une ombre, j’aurais au moins pu servir à sauver l’un d’entre vous. »
Thor pressa une main contre la joue encore tiède de sa sœur. Il s’était levé, sans trop réfléchir, déchiré entre rage et le besoin de protéger ce qui lui restait. Sa famille était brisée, des éclats perdus à jamais. Hela était presque morte. Pouvait-il pour autant condamné ce qui restait de son vivant sans le regretter les millénaires à venir ? Il la revoyait encore, pétillante de vie, jouer les notes de leur musique sur son hardingfele. Il revoyait encore Balder chanter trop fort, et Loki trop bas, et ses mains lui faire mal à force de frapper, et son cœur suffoquer sous le poids de cette tendre chaleur. Le sourire éclairer le visage maternel, la sagesse adoucir les traits paternels.
Hela apposa sa main par-dessus la sienne. Son unique œil visible semblait sur le point de se noyer sous ses propres larmes. « Je suis désolée » dit-elle, pour la énième fois. Pourtant, il avait cette fois envie de la croire, de lui offrir une chance d’être autre chose qu’un simple pion envoyé par son souverain pour le raisonner. « Écoute », elle retenta.
Ce qu’Odin n’avait jamais été capable de faire envers les prédictions de son plus jeune fils ; ce qui avait coûté la vie de son premier.
Thor écouta finalement.
Chapitre 11
Blir
L’air était saturé d’encens, qui s’additionnait au parfum de mort et aux poudres vulnéraires insignifiantes. Sur les lits, les malades gémissaient, toussaient à s’en briser les vertèbres, frissonnaient de froid et de fièvre, ou vivaient leurs derniers instants, la peur au ventre. Le spectacle était déplorable. Une bataille perdue d’avance, face à laquelle les bénévoles ne baissaient pour autant pas les bras.
Des prières étaient déployées aux quatre coins du camp ; des hommes demeuraient le front pressé au sol des heures durant pour supplier la clémence divine. Une main se tendait vers chaque patient en détresse. Plus aucun d’entre eux n’était considéré comme sain de toute manière, confinés sur place avec les contaminés pour protéger la population externe. Un point qui arrangeait l’Ase, car cela signifiait que sa cible ne pourrait pas lui échapper.
Appliquant de manière mécanique un baume aux senteurs fleuries sur le torse d’un malade, Thor observa du coin de l’œil une soignante occupée avec son propre patient. Le sourire ne quittait jamais ses lèvres, et elle s’adressait à chacun avec une voix douce, sans once de pitié. Ses mèches blondes étaient couvertes par un voile blanc afin de respecter les traditions locales. Elle semblait se noyer dans ses vêtements trop amples ; ses doigts n’en demeuraient pas moins experts pour apporter de l’aide à son prochain.
La vraie question demeurait : comment pourrait-elle l’aider lui ?
« Donald ! » l’appela un homme sur sa gauche, avant de lui demander dans un anglais hachuré et imparfait : « peux-tu donner de l’aide à moi ? »
Il sourit face à l’effort. Une fois de plus, Navid s’acharnait à employer ce qu’il croyait être sa langue natale pour s’adresser à lui. Aucune langue des Neuf Royaumes ne lui était étrangère, son précepteur s’en était lui-même assuré. Il ne protesta pas plus néanmoins, car une nouvelle vague de malades venait d’arriver au camp.
Le chef des soigneurs distribua des ordres en arabe à des hommes à proximité, avant d’interpeler l’étrange femme. Elle vint après avoir confié une tisane à son patient. Ses grands yeux bleus se posèrent aussitôt sur lui ; un sourire mystérieux flottait sur ses lèvres charnues. Sa peau très pâle laissait penser qu’elle venait du Nord, confirmée par son doux accent chantant qui évoquait les terres scandinaves. En réalité, peu lui importait d’où elle pouvait bien venir ; la seule chose qui comptait était où elle pourrait le mener. Heimdall avait été clair : une forte trace de seidr flottait autour de cette étrangère, si forte qu’il pouvait par instants lui-même percevoir l’ozone qui émanait de son essence. La magie n’existait pas sur Midgard, elle avait obligatoirement été importée depuis une autre racine d’Yggdrasil. Une piste potentielle, la plus favorable pour retrouver son frère. Alors il nota tout ce qu’il pouvait retenir : la manière qu’elle avait de fredonner en pansant les douleurs, son froncement de nez face aux plaies purulentes, son regard parfois perdu dans la contemplation des nuages, l’habileté de ses doigts à tresser ses longs cheveux avant de les faire disparaitre sous son voile. Et son sourire, toujours fleuri.
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Un sourire du passé qui se calqua sur celui du portrait entre ses mains. La peinture était minutieuse et reproduisait à merveille chaque trait de la pétillante soigneuse. Il n’y avait pas de voile sur ses cheveux, tressés à la place en une couronne qui lui donnait de l’âge. Elle se tenait debout derrière la barre d’un navire, un bonheur figé sur ses lèvres – comme dans son souvenir. Elle avait aussi ce petit quelque chose, cette étincelle dans ses perles au bleu plus profond que l’océan reproduit en arrière-plan. Une impression de déjà-vu, plus forte que l’écho dans sa mémoire. Lorsque Thor mit le doigt dessus, il retint momentanément sa respiration.
Sylvie ressemblait à sa mère.
« Elle était trop téméraire. » L’Ase détourna son attention du portrait pour observer Mobius entrer dans le bureau. Il portait un plateau ; deux tasses accompagnaient une théière fumante. Quelques biscuits étaient aussi disposés sur une assiette, et leur simple vue rappela au guerrier le petit-déjeuner qu’il avait sauté.
« Demain matin » avait dit son frère la veille, une pensée qui aurait suffi à le maintenir éveillé toute la nuit si la visite imprévue de leur sœur ne s’en était pas chargée – un problème à résoudre plus tard. Aux premières lueurs de l’aurore, il avait donc sauté hors du lit pour se préparer et rejoindre l’étude de son hôte. Qui, évidemment, n’avait pas encore montré le bout de son royal nez.
Il caressa du regard le portrait de la jeune femme recueillie par son frère plus jeune. « Je l’ai déjà rencontrée » ; ce n’était pas une question. À présent qu’il pouvait de nouveau l’observer, Thor ne pouvait que se souvenir de cette guérisseuse rencontrée au Moyen-Orient lors de la seconde vague de peste. Heimdall lui avait indiqué son chemin, la puissante trace de seidr accrochée à elle. La première vraie piste dont il avait disposé pour retrouver son frère, son premier espoir. Hélas, elle avait disparu du jour au lendemain, sans laisser d’indice pour la retrouver. Tel un mirage qui n’aurait jamais existé.
« Oui. » Mobius déposa le plateau sur le bureau ; le Dieu doré remit le portrait juste à côté. « Dame Sigyn avait l’esprit aventureux, parfois difficile à canaliser. Elle avait besoin de découvrir les choses par elle-même.
- Savait-elle qui j’étais ? »
Les yeux orageux de l’intendant l’observèrent un fragment de seconde, avant de répondre d’une voix à peine plus grave qu’à l’accoutumée : « Oui. » Il se détourna ensuite pour servir l’infusion dans les tasses ; une légère odeur de réglisse et de caramel s’éleva dans les volutes de fumée. « Du moins en partie. Sir Loptr n’a jamais été très loquace concernant son passé et, comme je vous l’ai dit, Dame Sigyn préférait découvrir les choses seules. Un ou deux sucres ? »
S’asseyant sur le rebord du bureau, Thor fronça les sourcils en demandant : « C’est pour cela que vous saviez tout sur moi.
- Oui, et non. » Mobius décida pour lui et mit un sucre dans la tasse qu’il lui tendit. La seconde en reçut deux ; elle était destinée au palet gourmand de son cadet devina-t-il. « En réalité, j’ai toujours gardé un œil sur vous, depuis mon entrée en fonction auprès de Sir Loptr. »
L’Ase accepta la tasse d’un geste mécanique, son attention focalisée sur son interlocuteur. « Et cela remonte à quand ? » Il percevait la porte ouverte dans la discussion. À défaut de devoir attendre son frère une autre éternité, autant passer le temps en apprenant des informations utiles.
Un sourire s’étira su les lèvres de Mobius. « Vous essayez de me faire parler. » Le guerrier blond haussa les épaules ; il ne s’en cachait pas. « Très bien. » Et le vieil homme ne s’en offusqua pas, au contraire. « J’ai rencontré votre frère il y a deux siècles maintenant. À cette époque, je servais le grand Freyr dans sa demeure.
- Vous êtes un Alfe. » Thor se remémora les iris enflammés de l’intendant et la sensation de brûlure de ses doigts autour de son poignet. « Idiot » lui avait-il dit ce jour-là, ce même sourire aux lèvres. La colère et la fatigue l’avaient aveuglé à cet instant, et il n’avait pas reconnu cette empreinte pourtant caractéristique des elfes lumineux – fils d’une Alfe, Balder possédait la même.
Pourtant, contrairement aux autres de son espèce, diaphanes et lumineux, l’apparence de Mobius était terne : son visage était creusé par les âges, et il se rapprochait davantage d’un vieux gentleman britannique que d’un être éthéré. « Immortel ne veut pas dire éternel » lui rappela la voix de sa mère dans sa mémoire, et il revit parfaitement les ridules au bord de ses paupières lorsqu’elle souriait.
Un très long service peut-être ? « Pourquoi avoir suivi mon frère dans ce cas ? »
Sa question drapa un air songeur sur les traits de l’Alfe qui prit appui à côté de lui. Réaction à laquelle Thor n’était pas habitué ; au contraire, l’intendant avait en permanence la réponse juste et rapide, comme s’il était capable de prévoir les interrogations à venir. Mais pas cette fois. « Pourquoi ? » débuta-t-il, en quête de plus de temps de réflexion. Ses bras se croisèrent sur sa poitrine. « J’ai vécu de nombreuses années, jeune prince, bien plus que vous ne pourrez jamais l’imaginer. J’ai assisté à de nombreuses guerres, de nombreuses paix, de nombreux complots. J’étais présent lors des premiers pas du grand Bor. » Le second roi d’Asgard, le père de son père. « J’aurais pu continuer des siècles encore. Observer la vie naître et mourir, l’amour éclore et flétrir. Mais à quoi bon ? »
Mobius marqua une pause. À la lueur tamisée de la cheminée, son visage apparaissait plus fatigué, capable d’avoir traversé tous ces millénaires.
« Un serviteur de Freyr n’a pas besoin de réfléchir. Il fait la tâche qui doit être faite. » Il attrapa l’assiette derrière lui et la tendit au Dieu du Tonnerre. Ne voulant perturber son discours en froissant son sens du devoir, l’Ase attrapa l’une des mignardises pour la porter à sa bouche. C’était moelleux, et un goût de citron se répandit aussitôt sur sa langue. La satisfaction dut se lire sur ses traits, car la seconde d’après, le sourire était de retour sur les lèvres de l’Alfe. « Le jour où j’ai rencontré votre frère, j’étais bien incapable de poursuivre ma tâche. Je rangeai les livres de la bibliothèque lorsqu’il est apparu de nulle part. Il ressemblait à un oisillon égaré de son nid, et pourtant aucune peur ne transparaissait dans ses yeux. » L’homme observait un point à droite de son interlocuteur, imaginaire ; une scène appartenant au passé. « Il s’est tourné vers moi pour me poser une question. » Son timbre se fit plus bas, brisé dans un murmure. « Depuis, la pile de livres est demeurée intacte. Je n’ai jamais repris ma tâche interrompue. »
Thor cessa de mâcher et demanda, les yeux plissés dans une tentative de compréhension : « Parce que mon frère vous a fait réfléchir ? C’est ridicule.
- L’existence semble ridicule si l’on commence à réfléchir : quelles sont nos origines ? Qui sommes-nous vraiment ? Pourquoi ai-je décidé de suivre votre frère ? Pourquoi avez-vous choisi de le poursuivre ? » Mobius se retourna pour récupérer le plateau qu’il serra contre son torse. « La logique a toujours été chaotique. Rien n’a de sens ; c’est pourquoi nous essayons d’en trouver un. » Il lui accorda un dernier sourire énigmatique. Puis, lui offrant une révérence de la tête, l’intendant s’éclipsa de l’étude, repartant comme il était arrivé : sans un bruit.
De nouveau seul, Thor observa longuement la porte menant vers la bibliothèque. Les paroles de l’Alfe résonnaient encore dans son esprit, dans une tentative maladroite pour les faire correspondre entre elles et tenter de comprendre. Il n’avait jamais été le plus cérébral de la fratrie ; ce rôle incombait davantage à l’aînée ou au cadet de ses adelphes. Néanmoins, dans un sens, il parvenait à comprendre des brides. Loki avait toujours été le meilleur pour manipuler autrui, les amener à reformuler leur existence, à remodeler leur esprit. Un don dont il avait lui-même été la première victime. « Pourrais-je rester ?
- Peux-tu rester ? » Un talent parfois – si ce n’était souvent – détestable.
« Ne réfléchis pas trop fort, nous avons enfin un temps clair. » Il releva son attention à la recherche du nouveau venu. Il se trouvait là, debout devant le panneau en bois qui se refermait derrière sa silhouette. Combien de temps s’était écoulé depuis le départ de Mobius ? « Ce serait dommage de nous en priver par ton exploit. » La taquinerie étirait les coins de ses lèvres. Comme la veille, Loki arborait ses traits habituels : ceux d’un jeune homme aux pommettes saillantes et au vert oculaire profond. Le Loki qu’il connaissait le mieux ; celui qu’il avait tenu dans ses bras pour affronter les restes de poison ; celui dont il avait croisé le regard pour la dernière fois deux siècles plus tôt. Son Loki.
Il portait une ample chemise verte déboutonnée jusqu’à son sternum qui laissait voir le cœur du Tesseract pendu à son cou. Les manches bouffantes tombaient sur ses phalanges ; Thor était persuadé qu’elles dissimulaient plusieurs dagues dans leurs fibres. Pour l’heure, les mains demeuraient liées dans son dos.
« Tu es en retard » fut la seule chose qu’il trouva à répondre pour saluer ce stupide frère qui savait beaucoup trop bien se faire désirer.
« Tu as la bouche pleine de miettes » répliqua en retour le né Jötunn en s’avançant dans la salle, sans un regard supplémentaire dans sa direction. Il gagna le rebord de la fenêtre, là où il s’était déjà tenu une semaine plus tôt pour lui demander – plus ou moins directement – de l’aide. Thor eut alors une vision sur ses doigts qui jouaient de manière mécanique avec le lacet d’une manche. Il aperçut aussi la barrette qui maintenait les boucles de son frère vers l’arrière : une émeraude aussi grosse que son pouce ornait le centre d’un coquillage en or, serti de vagues en diamants. Beaucoup trop voyant ; l’Ase était prêt à parier son œil gauche que c’était l’effet recherché par son cadet. La provocation, encore un art dans lequel le métamorphe brillait trop souvent.
Sans réfléchir, le guerrier blond attrapa une petite cuillère sur le bureau et, comme le godet la veille, l’envoya sur la silhouette malicieuse. Contrairement à sa première tentative, l’ustensile percuta la hanche de sa cible en chemin, avant de tomber à ses pieds dans un cliquetis léger. Un geste qui attira finalement l’attention de son frère : avec lenteur, Loki tourna la tête dans sa direction avant de prononcer un « Aïe » bien trop neutre et tardif pour être sincère.
« C’était pour être sûr » se justifia-t-il en attrapant une tasse et la seconde cuillère entre ses mains. Il avait besoin de les occuper. Il prit une gorgée de l’infusion encore chaude ; le liquide était âcre et amer, le sucre unique n’étant pas suffisant pour sauver le goût.
Une moue s’afficha sur les lèvres de son frère. « Je t’ai connu des méthodes bien plus douces pour démasquer les illusions. » Une réponse qui manqua de le faire avaler de travers. Réaction qui fit éclore une espiègle satisfaction dans les prunelles fraternelles. Le bougre. « Enfin, peu importe. » Loki prit place sur un fauteuil près de la fenêtre. D’un mouvement du poignet, il convia ensuite la cuillère tenue par son aîné et l’autre tasse entre ses mains. « Tu voulais discuter me semble-t-il. Ou plutôt, tu avais besoin de me parler » rectifia-t-il en insistant sur la nécessité du blond. Il porta ensuite la tasse à ses lèvres pour boire une gorgée, avant de grimacer. À priori, deux sucres non plus n’étaient pas suffisants pour adoucir le goût du ginseng.
Thor bougea à peine contre le bureau ; il sentit chacun de ses mouvements être scrupuleusement étudié, comme craignant de le voir bouger trop vite. Un loup farouche déshabitué à sa présence, dont il fallait regagner la confiance.
« La confiance est pour les enfants et les chiens » lui avait un jour dit Loki entre les murs de sa chambre ; ils venaient à nouveau de se disputer, durant cette période de croissance où tout s’était montré difficile, plus complexe avec son cadet. L’Ase n’avait alors jamais autant souhaité retourner à leur enfance, à cette période facile où les pommes d’Idunn scintillaient d’or à la chaude lueur solaire, à l’abri au sommet des plus hautes branches, et où le temps leur apparaissait encore comme une futilité bien dérisoire face à l’éternité qui les attendait, ensemble.
« Alors peut-être suis-je un enfant.
- Tu ES un enfant » avait clarifié le sorcier, avant d’ajouter d’une voix brisée d’un sentiment abscons : « et tu ne comprends rien. »
Comprendre, une tâche pour laquelle il avait toujours eu bien du mal.
Comprendre ; Thor avait cette fois eu deux cents ans pour le faire. Deux cents années pour tout remettre en question, s’interroger sur bien des problèmes, trouver des réponses pour y faire face. Et, qu’importe ce qu’il avait pu trouver au cours de ce voyage éprouvant, une seule chose demeurait sûre – celle en laquelle il n’avait jamais douté : qu’importaient les liens de sang, les langues de vipère, les ordres de son père, ou même la fin du monde ; Loki était, et serait à jamais. « Min kjære bror… »
Le métamorphe fit apparaître une mignardise dans sa main pour la déguster, patient. Il lui prêtait de son temps, pour la première fois depuis une éternité. Le Dieu de la Foudre devait saisir cette chance. C’est ce qu’il fit, d’une voix contrôlée : « Le procès s’est achevé avec succès, comme je te l’avais promis. »
La nouvelle alluma une lueur dans le vert de ses yeux, dissimulés derrière sa tasse. « Et donc ? » demanda-t-il après sa gorgée. « Est-ce que la cour aurait finalement décidé de mon innocence ? Est-ce qu’Odin a avoué s’être lamentablement trompé ? » Il se pencha en avant, comme prêt à entendre les potins récents. « Oh, comme je regrette de ne pas avoir pu assister à mon propre jugement, le spectacle devait être grandiose.
- Sois sérieux s’il te plaît » souffla Thor.
« Je suis sérieux » répondit son cadet d’un ton beaucoup trop calme pour être vrai. Il croisa sa jambe droite par-dessus l’autre et s’enfonça un peu plus dans le fauteuil. « Et donc ? » répéta-t-il. « Je suis innocent. » Il approuva d’un hochement de tête. « Content de l’apprendre ; Mère devait être ravie.
- Loki », l’Ase grogna en se décollant du bureau, un pied déjà en avant.
« Thor » l’imita ce dernier d’une voix faussement enjôleuse.
« Cesse de faire comme si tu ne comprenais pas ce que je veux te dire.
- Alors dis-moi. » Une flamme de défi dansa dans son regard, une invitation provocante et effrontée. Évidemment.
Un énième soupir mourut au bord des lèvres du plus âgé. Évidemment, il s’y était préparé ; rien n’était jamais simple avec le Dieu de la Malice. Face à la fourberie, seule la vérité franche fonctionnait. Il énonça donc les faits, sans la moindre marque émotionnelle : « Père a retiré sa condamnation. Tu n’es plus suspecté pour implication dans le meurtre de Balder. Entre outres, la défense d’Hela a joué en ta faveur, et le poids de sa condition t’a été retiré. » Il avança encore, obligeant son frère à plier le cou vers l’arrière pour conserver le contact oculaire. « Par conséquent », sa voix devint râpeuse dans sa gorge, craintive des prochaines paroles, mais surtout de la réaction qu’elles susciteraient.
« Et s’il ne veut pas revenir ? » avait suggéré Hela.
« Et s’il ne souhaite pas revenir ? » avait demandé Sylvie.
« Alors ne revenons jamais » lui chuchota la voix suppliante de Loki dans l’ombre des geôles, le cœur du Tesseract luisant autour de son cou.
Oh comme il avait eu envie de répondre à son appel. De le suivre. De tout laisser derrière pour lui, et seulement lui. « Je n’peux pas, je dois rester. » Comme il avait été dur de voir la déception se draper sur ses traits. De ne pas le suivre.
Plus douloureux que le coup de dague qui avait suivi.
Sa gorge se serra, en quête du courage nécessaire. Trois mètres seulement le séparaient à présent de la silhouette désirée si ardemment ces deux derniers siècles ; qu’il avait toujours considéré comme acquise, avant de la voir disparaître dans un flash de bleu et de vert.
Loki l’observait en silence, patient. Il savait, et pourtant n’intervenait pas. Un mélange de jubilation et de douleur assombrissait ses traits, complexe à déchiffrer ; et pourtant Thor savait aussi. « Par conséquent » ; une inspiration, deux secondes supplémentaires de gagnées, « en tant que prince Loki, quatrième enfant du Roi Odin, Père de toutes choses, et de la Reine Frigga, Mère de toutes choses, tu es autorisé par la couronne à emprunter de nouveau le Bifröst et revenir sur les terres d’Asgard. »
Il expira l’air séquestré dans ses poumons ; ce fut douloureux, de l’acide gazeux qui brûla son être tout entier. Mais il l’avait fait, avait annoncé la nouvelle en suivant à la lettre le protocole inculqué par son précepteur. Pourtant, il n’en ressentit aucune joie.
Et aucune joie ne gagna les traits de son frère.
Le métamorphe l’observa longuement en silence, le visage neutre. Vus du dessus, ses yeux verdoyants paraissaient plus grands, capables de dévorer le monde dans leurs reflets dorés ternis par la fatigue. Son cadet n’était pas aussi impeccable qu’il aurait sans doute souhaité apparaître ; Thor était suffisamment près pour apercevoir les cernes violacés sous ses paupières et les quelques petites imperfections qu’il avait – avec le temps - pris l’habitude de camoufler derrière sa magie. Midgard était cependant dépourvu de Seidr, et il avait dépensé toutes ses réserves pour le sauver du venin de Jörmungand. L’Ase repensa alors au goût âpre de la boisson : du ginseng, parfait pour lutter contre la fatigue. En plus du sucre qui aidait à adoucir l’aigreur de son frère. Une fois de plus, Mobius avait pensé à tout.
Les minutes se succédèrent, peut-être même une éternité, sans que le plus jeune prince ne prenne la parole. Sa patience se faisait peu à peu dévorer par son angoisse interne. « Mon frère » appela-t-il finalement, un nouveau pas en avant. Il ne put poursuivre cependant, car déjà son interlocuteur l’interrompait :
« Je ne suis pas ton frère. » Dans un geste calculé, la tasse fut posée sur un petit guéridon à proximité. Lorsqu’il releva son attention vers lui, un sourire factice était de retour sur ses lèvres et une ombre inquiétante assombrissait ses iris. « Je suis le monstre dont parlent les parents à leurs enfants, tu te souviens ?
- Le sang n’a jamais eu d’importance.
- Au contraire Thor, il en a toujours eu. » Son timbre devint menaçant ; Loki tenta de l'émousser en étirant davantage ses lèvres. Si faux que cela en devenait effrayant. « Ton frère est mort, et j’ai été accusé d’en être le coupable pour la simple raison que je n’étais pas né sous une étoile Asgardienne. » Il prit appuie sur les accoudoirs du fauteuil. « Ton cher père a voulu me faire tuer pour la simple raison que je ne suis pas mort à la place de Balder. » Dans un mouvement gracieux, il se releva pour lui faire correctement face.
« Si Loki était mort à sa place, Balder aurait-il été traité de la sorte ?! » Dans l’esprit du blond, l’écho d’une même pensée résonna. Personne n’avait jamais répondu ; tout le monde connaissait pourtant la réponse.
« J’ai dû fuir » reprit son cadet « tout ce que j’avais. Je t’ai proposé de me suivre. » « Viens avec moi. » Une colère enfouie refit son apparition dans ses iris. « Mais tu as refusé. Tu es resté.
- Pour te permettre de revenir.
- Qui te dit que je voulais revenir ? » Son sourire se crispa dans une expression horrible, partagée entre plusieurs émotions. Colère, oui, mais aussi rancœur, tristesse, douleur, abandon. Un trop-plein que même son sourire factice ne parvenait plus à contenir. « Je n’avais besoin de rien. J’étais prêt à payer cette faute qui n’était pas mienne. » Ce fut au tour du métamorphe d’avancer dans sa direction. « Puis tu m’as promis que nous trouverions une solution. Et je me suis retrouvé seul. » Un nouveau pas. « Je t’ai attendu, les premières années. En vain.
- Hela-
- Ne crois pas que je l’ignore » le coupa-t-il. « Je sentais son regard m’épier dans la brume. Mais lorsque je me retournais pour discuter, il n’y avait personne. Il n’y a jamais eu personne. Alors j’ai continué d’avancer. » Il avança ; leurs bottes se cognèrent. Ils étaient à présent si près que Thor pouvait sentir la fraîcheur de son souffle sur son menton. Son monde se remplit de son frère, unique chose d’importance dans son paysage : ses yeux verts bordés de longs cils aussi sombres que ses boucles, ses traits anguleux, le Tesseract autour de son cou. Identique à ce jour-ci, où il l’avait poussé à fuir. Où il l’avait perdu. Où un énième fragment du miroir s’était brisé.
« Loki. » Le nom de son frère sortit dans un murmure involontaire. Il avait simplement besoin de le prononcer, voir la réponse qu’il générer dans les iris fraternels – ce petit « oui ? » silencieux qui l’invitait à poursuivre ses propos. Il attendait, comme toujours ; lui laissait le temps de formuler ses paroles – car chaque mot avait son importance, pouvant aussi bien signer un traité de paix que déclencher une guerre. Loki n’avait jamais été un homme de paix, ni même de guerre ; son monde parfait se composait des deux, un chaos ordonné tout en nuances de gris. Il voyait des choses que le monde refusait d’entendre, prévenait d’un futur que personne ne voulait envisager, et attendait de les voir hurler de larmes et de douleur face au danger que les siens avaient préféré ignorer. Thor n’avait jamais su le protéger de cette cruauté ethnique : parce qu’il était différent, sa parole avait moins de valeur, ou bien apportait le malheur à ceux qui l’entendaient. « Mon frère. »
Le métamorphe soupira. « Je ne suis pas ton frère.
- S’il te plaît. » Sa prière se brisa contre ses dents. Cela avait toujours été important pour lui, ce lien qui lui permettrait de toujours revendiquer l’autre dieu comme sien. Son frère, que jamais rien ni personne ne pourrait lui retirer. « Je t’ai enfin trouvé. » Ne supportant plus l’écart – aussi infime fut-il – entre eux, Thor apposa son front contre le sien. Ses mains cherchèrent celles du sorcier, enroulèrent leurs doigts autour des siens, les serrèrent presque douloureusement. « J’aurais dû venir plus tôt. » Il murmurait, incapable d’autre chose.
« Tu aurais dû venir » rectifia Loki d’une voix qui peinait à conserver sa colère. Il voyait la fragilité dans son regard, ce qu’il refusait de lui montrer.
Il amena son bras droit et la main liée de son frère dans le dos de ce dernier afin de l’attirer plus près. La deuxième apporta les autres phalanges douées de seidr contre sa joue afin d’apprécier leur froideur naturelle entre sa paume et son visage. « Je suis là. »
Le vert oculaire vacilla. « Pour combien de temps ? »
Thor entrouvrit les lèvres. L’image de sa sœur au bas des escaliers s’imposa dans son esprit, inquiète et désolée. Le temps lui était compté. « Kom hjem, Loki » voulait-il implorer avec nécessité en boucle à l’oreille fraternelle.
Mais il était inutile de lui poser la question. « Et s’il ne veut pas revenir ? » ; « Et s’il ne souhaite pas revenir ? ». L’Ase connaissait déjà la réponse, l’avait su depuis son départ pour le retrouver. Rien n’était jamais facile avec lui.
« Apprends à mieux mentir, petit frère » l’avait un jour mis en garde Hela en tournoyant, « ou les cœurs seront cruels avec toi plus tard. »
« Pourrais-je rester ?
- Peux-tu rester ? » Un éclat, fragment d’espoir, fragment égaré. Oh, qu’aurait-il donné pour ce simple fragment ! Il était là, son frère, son petit frère, son cher frère, son adorable frère. Pouvait-il le rendre heureux d’un simple oui sans lui briser le cœur une seconde fois par la suite ? Était-il permis de se raccrocher à ce simple espoir ? D’y croire si fort qu’il pourrait en devenir fou ?
Thor sourit, le plus sincèrement possible.
Og synger: “når kommer du hjem?”
[Qui chante « quand rentreras-tu à la maison ? »]
Il n’avait pas d’autre choix ; Loki ne reviendrait jamais. « Jeg blir her. »
Notes:
Bonjour tout le monde ! Nous voici pour le onzième chapitre et la (vraie) discussion tant attendue entre les deux frères. Thor décide finalement de rester, mais le peut-il vraiment ? J’espère que cette petite pointe de suspense saura vous faire patienter jusqu’au prochain chapitre (on arrive dans la partie croustillante à mes yeux). En tout cas, merci d’avoir lu ; j’espère que l’histoire vous plaît toujours ;) Place aux notes !
Note 1 : Les quelques paroles citées appartiennent à la chanson Jeg saler min ganger tirée de la série Loki (saison 1 épisode 3) ; elle comporte des paroles en Norvégiens qui est une langue associée au Asgardien dans cette histoire.
Note 2 : Ainsi, plusieurs termes sont empruntés à cette langue : « Blir » veut dire « rester » et « Jeg blir her » signifie « je reste ici » ; « Min kjære bror… » se traduit par « Mon cher frère » et « Kom hjem » par « Reviens à la maison ».
Note 3 : Dans la mythologie nordique, Alfheim est la résidence des elfes ou Alfes lumineux, dirigée par le dieu Freyr, le Dieu de la Fertilité. Les Alfes sont décrits, comme leur nom l’indique, comme étant plus beaux à regarder que le soleil. De ce fait, Balder étant décrit comme un dieu lumineux à la grande beauté, je lui ai offert une moitié d’origine Alfe. Une origine que je trouvais aussi adéquate pour le personnage de Mobius, toujours calme et souvent bienveillant.
Note 4 : Pour rester dans la mythologie nordique, Bor est le père d’Odin et donc le grand-père de Thor, Muspelheilm désigne le royaume du démon Surtur, Valaskjálf est le nom du manoir d’Odin et Sigyn, présentée ici comme la fille adoptive de Loki, est connue dans les légendes pour être l’épouse fidèle de ce dernier.
Note 5 : Toujours dans les personnages mais cette fois-ci tirés de l’univers Marvel, Navid est une référence au superhéros Navid Hashim, et Donald Blake est l’une des identités prises par Thor sur Midgard, jouant ici le rôle d’un docteur.
Note 6 : Le ginseng est une racine utilisée comme tonique naturel pour lutter notamment contre la fatigue physique et intellectuelle, et pour aider les convalescents à retrouver la santé. Elle contient des ginsénosides qui dégagent une odeur de réglisse et de caramel. En bouche néanmoins, le goût est amer et âcre.
Note 7 : « La confiance est pour les enfants et les chiens » est une citation tirée de la série Loki ; de même, le petit monologue de Mobius est inspiré d’une discussion qu’il a avec Loki dans la première saison.
Encore merci d’avoir lu ! À la revoyure !
Chu
Chapter 13
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
« Thor » ; la voix de sa sœur se faisait insistante, tentant de traverser les mondes pour l’atteindre. Elle n’était qu’une ombre, dessinée avec incertitude sur la toile nocturne du fjord. Sa partie gauche, morte, était la plus visible : des os à la blancheur parfaite dont la simple vision suffit à le faire frissonner. Sa demi-vie était masquée dans la pénombre ; il parvint néanmoins à percevoir l’inquiétude dans le vert de son unique iris.
L’Ase descendit une marche, surpris de son apparition. « Hela ? » En cent quatre-vingt-sept ans, il ne l’avait jamais revu ; la plupart de leurs communications n’étaient qu’oral ou passaient par l’intermédiaire d’Heimdall. La dernière fois qu’il l’avait observée, elle se tenait aux portes d’Himinbjorg, sa silhouette auréolée par les moirures du Bifröst en arrière-plan. Elle lui avait serré la main une dernière fois, pour lui donner du courage, et avait déposé un baiser protecteur contre sa tempe. Sa tendre sœur, qu’il avait toute son enfance crue parfaite, avant de découvrir ses faiblesses en grandissant.
« Thor ? » elle répéta encore une fois. « Par les Nornes, dis-moi que tu m’entends.
- Oui. » Il descendit pour se rapprocher. « Oui. Je te vois aussi, mai-
- Peu importe » l’interrompit-elle d’un mouvement vague de la main. Son regard était fixé dans une direction unique, qui ne se corrigea pas lorsqu’il bougea pour la rejoindre, deux marches au-dessus de la sienne. Il comprit alors que ce n’était pas réciproque. Elle n’était pas là, pas réellement ; et seule la voix de son cadet lui parvenait. « Comment vas-tu ?
- Qu’est-ce que tu fais ici ? » demanda-t-il en même temps.
La magicienne se tritura les doigts sous ses amples manches. « Bon sang Thor, je suis venue voir comment tu allais ! » L’angoisse aggravait sa voix. « Je t’ai ressentie. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais c’était douloureux. » Elle tendit une main – celle charnue – vers lui, sans savoir ni où ni quoi toucher, dans un geste de pure habitude fraternelle. « Je t’en prie, dis-moi que tu vas bien. »
Le Dieu doré retint un soupir. « Je vais bien. J’ai retrouvé Loki. »
Une grimace dansa sur son visage pâle. « Nornes, est-ce lui qui t’a poignardé à mort ?!
- Non » il rit malgré lui. La joie ne contamina pas les traits féminins qui demeurèrent ancrés dans l’inquiétude. Aussi, il répéta d’un ton plus sérieux : « Non, bien sûr que non. Il m’a poignardé, certes, mais c’était gentil. Enfin… » Il tangua la tête plusieurs fois de droite à gauche, yeux levés vers la voûte étoilée, « gentil, façon de l’dire. Ça a quand même fait un mal de chien c’t’affaire.
- Thor » le rappela-t-elle.
« Hela », il imita son ton ; avant de soupirer pour de bon. « Je vais bien, je t’assure. » Les traits de sa sœur s’adoucirent quelque peu face à sa déclaration. La nervosité de ses doigts en revanche ne cessa pas. Il y avait quelque chose, et il était persuadé qu’il n’allait pas aimer la suite. Dans un coin de son esprit, il se remémora alors le petit jeu de Sylvie : une question contre une autre. Il venait de répondre ; c’était à son tour. « Hela, pourquoi es-tu ici ? » demanda-t-il. Cette dernière entrouvrit les lèvres, prête à lui répondre, avant de se stopper dans son élan, peut-être retenue par sa réflexion. Quelques secondes supplémentaires pour reformuler. Le pressentiment généré par l’apparition de sa sœur au beau milieu de la nuit commença à croitre dans son ventre ; il fallait toujours plus de temps pour annoncer une mauvaise nouvelle qu’une bonne. Il avait besoin de savoir. « Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui t’envoie ? » Ou qui ? Et pourquoi ? Était-ce grave au point d’user de l’apparence fragile d’Hela ?
« Thor », elle souffla ; « tu n’as pas idée de l’inquiétude que tu as engendrée au palais. Je l’ai senti. Mère l’a vu. Heimdall t’a perdu. Père était furieux. »
L’Ase blond fronça les sourcils, perplexe face au méli-mélo de la violoniste. « De quoi tu parles ?
- Mort. » Il la vit bloquer son souffle dans sa poitrine, l’angoisse revenir face à ce simple mot qui avait suffi à briser le miroir familial des années plus tôt. « Immortel ne veut pas dire éternel. » Qui ? Son propre cœur se serra ; qui était mort ? « Thor, tu es mort. »
La boule poursuivit de croitre dans son ventre, de pousser ses organes vers l’extérieur. « Quoi ? » L’acidité se répandit dans son système digestif. L’environnement tanguait dangereusement. « Qu’est-ce que tu racontes ?
- Cela n’a duré qu’une minute, ou peut-être moins, mais cela a suffi pour que nous le ressentions. Ton fil de vie a été coupé. » Il ouvrit la bouche face à l’annonce, prêt à en rire ou à en vomir. Mort ? Quand ? Comment ? Les questions se bousculèrent au portillon de son cerveau. Il n’avait pas…
« Vous vous êtes écorché sur les écailles venimeuses de Jörmungand et avez perdu connaissance » lui rappela Mobius dans un coin de sa mémoire. Le poison, la douleur, le néant. La voix de Sylvie prit la relève : « Comme un homme épuisé portant son frère à moitié mort à bout de bras ? » « Tu sais que tu as vraiment failli y passer ? »
« Thor » appela de nouveau son aînée, « que s’est-il passé ? »
« Vous êtes resté inconscient une semaine. » Il se remémorait la douleur et la fièvre délirante. « Les deux premiers jours ont été critiques. » Des eaux chaotiques remplacées par une chambre calme et chaleureuse. De son frère lui demandant de l’attendre ; avant de le retrouver dormant à son chevet. Une ellipse. Quoi ? « Votre frère n’a jamais baissé les bras. » La voix de l’intendant se superposa à celle plus récente de Loki : « Je rattrape actuellement tout le retard accumulé ces derniers jours. Tu sais, quand je tentais de te sauver la vie. » Sauver la vie. Mort. Deux jours critiques. Mort – Thor était mort. Peut-être une minute, peut-être une seconde, peut-être encore moins, mais il était mort. Son fil s’était rompu. Mais il avait été renoué de force avant de pouvoir totalement s’effilocher. Et il vivait.
Il repensa à la fatigue sur les traits fraternels, à l’illusion imparfaite, à son absence de rejet lorsqu’il l’avait pris dans ses bras pour s’endormir. « Loki va être si triste si tu ne te remets pas rapidement » lui murmura un souvenir de sa mère.
« Je suis mort », il testa l’idée sur sa langue. Inconsciemment, il frotta les cicatrices sur ses paumes, vestiges des coupures. « Loki m’a sauvé. » Encore. Comme toujours. Une ombre parfaite pour assurer ses arrières. « Et je vais bien. » Grâce à lui. Une fois de plus.
Soudain, une pensée zébra l’esprit du guerrier.
Il tourna toute son attention en direction des yeux aveugles de sa sœur. « Ne me dis pas que… », ses mains cherchèrent à attraper les siennes ; en vain, il ne rencontra que le vide. La boule gonfla un peu plus ; un orage gronda à peine au loin. « Ne me dis pas qu’ils accusent Loki et que son jugement a été annulé. » Non, pitié, tout sauf ça. Ils s’étaient trop battus pour obtenir la clémence amère de l’auditoire, la reconnaissance de faute de leur père, et l’autorisation pour le retour à Asgard de leur cadet. Des années qu’ils s’y préparaient, et tant de sacrifice. « Il n’a pas le droit. » Roi ou non. Père de toutes choses ou non. Ils avaient déjà trop payé pour une rancœur raciale idiote.
« Non. » Pour la première fois depuis son apparition, un sourire se dessina sur les traits incertains de sa sœur. « Ne t’en fais pas pour ça. Père ignore même que tu as déjà retrouvé Loki ; comment pourrait-il l’accusé ?
- De la même manière qu’il l’a accusé d’avoir tué Balder ? » Le sourire se fana face à lui, écorché par la franchise acérée de sa proposition. Il soupira. « Désolé, je suis fatigué. » Malgré son injustice, malgré ses fautes commises, Odin demeurait leur père, leur roi, et la fidélité d’Hela appartiendrait toujours en partie au trône. Même si elle avait déjà tant fait contre ses propres principes. Elle était une alliée ; il avait décidé de placer une part de confiance en elle. « D’accord, alors je vais bien. Tout va bien. Dois-je fournir une preuve nécessaire pour prouver de mon bon état ? »
Elle tritura de nouveau ses doigts. « Je crains que cela ne soit pas nécessaire. »
Thor plissa les yeux en réponse. « Pourquoi ? » demanda-t-il. Avant qu’il ne se rappelle sa question initiale, demeurée sans réponse concrète. « Hela », elle ne s’était pas simplement déplacée pour le voir ; la visite d’Heimdall aurait suffi à vérifier son état. « Pourquoi es-tu ici ? » La sphère d’angoisse grimpait à présent le long de sa gorge, demandait à sortir pour exploser. Il craignait de connaître la réponse.
« Thor. Petit frère. » Le timbre fragile de sa sœur ne fit que conforter son mauvais pressentiment.
Lorsqu’elle se confia enfin à lui, le ciel nocturne s’éclaira subitement d’un éclair qui gronda au-dessus de leurs têtes.
Chapitre 12
Kyss
« Jeg blir her. » Ses mots résonnaient encore dans sa bouche, et dans celle pressée avec nécessité contre la sienne. Il y avait un feu vital qui brûlait entre eux. C’était cacophonique, complètement chaotique, et pourtant si bon. Une première inspiration depuis des décennies d’apnée, loin de l’autre, jamais totalement entiers. Il avait besoin de son frère ; il avait besoin de Loki. Le soleil pouvait bien tomber du ciel, la mer soudainement s’assécher ; il le tenait fermement contre lui. Ils étaient si proches. Le cœur du Tesseract battait contre son sternum ; les doigts du métamorphe s’agrippaient à sa nuque. Jamais assez proches.
« Min bror » assura-t-il entre deux baisers, le souffle erratique, les lèvres gonflées et la cage thoracique douloureuse. « Min kjære – bror. »
Loki grogna dans sa bouche, avant de se décoller pour répliquer : « Je n’suis pas ton frère.
- Toujours. » Son cadet entrouvrit les lèvres pour répliquer ; il plongea langue la première dans l’ouverture. Un gémissement, partagé entre désapprobation, surprise et affection, résonna contre son palet. Il pouvait entendre les sifflements de seidr chantonnaient gaiement à ses oreilles, son propre pouvoir galoper dans ses veines pour leur répondre. C’était si bon, de le retrouver, de se retrouver, de tout retrouver. Il était là, il était lui ; ils étaient eux.
« Je reste ici » répéta son esprit, plus fort que l’interrogation infiltrée de Loki : « Combien de temps ? » Qu’importait ; l’éternité elle-même ne saurait jamais être suffisante. Même dans l’au-delà, Thor aurait besoin de lui. Cela avait toujours été le cas, depuis qu’il avait croisé ses grands yeux verts camouflés derrière son couffin.
« Thor. » L’Ase laissa l’une de ses mains perdues sur les hanches du plus jeune remonter le long de sa colonne vertébrale. Loki se cambra sous son toucher, avant de protester dans le nouveau baiser initié lorsque ses doigts se refermèrent un peu trop violemment dans ses boucles sombres. Il pilota ainsi la tête sous un meilleur angle afin de mieux le dévorer. Les nattes glissèrent entre ses phalanges, avant qu’il ne rencontre l’horrible barrette à l’émeraude trop extravagante, offerte par ce maudit homme-poisson aux chevilles volantes. Sans regret, il la brisa dans son poing et, avant que son frère ne puisse répliquer quoi que ce soit contre, il banda les muscles de son autre bras pour soulever dans les airs la silhouette svelte. Par réflexe, Loki enroula ses jambes autour de sa taille pour se cramponner. Un geste de confiance, qui l’invitait là où il avait craint d’être repoussé.
« Combien de temps ? » Il ne voulait pas y penser. « Peux-tu rester ? » S’il savait.
Mais pas maintenant, non. Cent quatre-vingt-sept ans et huit mois de traque. Douze tentatives de fuite pour venir à sa rencontre. Des disputes à n’en plus finir. Des espoirs brisés, des nuits de solitude. « Je reste. » Il n’avait pas besoin de préciser ; Loki n’avait pas besoin de savoir. Pas encore. Plus tard.
Plus tard.
o
L’orage gronda à ses oreilles, si fort qu’il crut devenir sourd aux paroles de sa sœur, ne pas avoir compris la bonne chose. « Pourquoi ? » ne put-il que répliquer dans un murmure. Son monde s’effondrait peu à peu ; les grains accélérèrent leur course cruelle dans le lugubre sablier temporel.
Hela émit un faible soupir. « Je te l’ai dit : en apprenant que tu étais… », elle inspira un coup pour se donner du courage, « mort, même si ce ne fut que pour une minute, Père est rentrée dans une colère noire. Il t’a traité d’irresponsable, a hurlé contre ses conseillers. Mère était trop atteinte par ce qu’elle avait vu pour intervenir. Et j’étais moi-même… » Elle déglutit. « Tu n’peux pas nous en vouloir, Thor. Nous pensions que tu étais mort. Tu ÉTAIS mort » insista-t-elle. « Je l’ai ressenti. C’était comme si… on m’arrachait les mains, et qu’un feu visqueux se répandait dans tout mon organisme.
- C’était du poison. »
Elle releva son regard, chercha le sien avant de se rappeler qu’elle ne pouvait pas le voir. « Du poison suffisant pour tuer un Ase ? Sur Midgard ? »
Il haussa des épaules, avant de se rappeler à son tour qu’elle demeurait aveugle de son apparence. « Peut-être que cette créature vient d’ailleurs. » Il y songea un fragment de seconde, avant de revenir au plus important : « Peu importe. » Il soupira en passant une main dans les mèches échappées de sa couette durant sa danse avec Sylvie. Il avait besoin de réfléchir ; ce n’était pas son fort, mais la situation l’exigeait. Il venait à peine de retrouver Loki, et bien qu’il ignorât encore la réponse que lui donnerait ce dernier, une petite voix au fond de lui ne cessait de lui répéter qu’il savait déjà. Qu’il avait toujours su, depuis ce jour où il l’avait poussé à fuir Asgard. « Combien de temps me reste-t-il ?
- La date n’a pas encore été fixée, mais Père songe à organiser la cérémonie au début du printemps, donc… » Elle fit une pause, poursuivit de se mutiler la pulpe des doigts. Thor calcula dans sa propre tête : l’automne avait démarré il y avait peu. « Peut-être six mois midgardiens ? Peut-être un peu moins ? » Une demi-année.
« Si peu… » comparé à ce qui lui avait été promis en échange de son engagement. Trop peu. Il venait à peine de retrouver Loki. « Peux-tu rester ? » demanda celui-ci dans sa mémoire.
« Thor. » Serait-il capable de lui mentir ? De le regarder dans les yeux et de passer outre cette information ? « Petit frère » appela de nouveau la violoniste. Il tourna son regard vers elle. Sa partie gauche commençait à s’estomper, simple voile blanc qui révélait la silhouette des navires derrière. Son énergie diminuait ; sa voix, nota-t-il, était moins forte.
« Très bien. Je n’ai pas le choix de toute manière. » Il lut l’inquiétude sur les traits restants de son aînée. « Ne t’inquiète pas », il tenta de les rassurer tous les deux - Hela lui avait autrefois demandé d’écouter, et c’était ce qu’il avait fait. « Merci de m’avoir prévenu. »
Elle lui offrit un sourire en retour, maladroit ; car elle savait l’impact de ce qu’elle venait de lui apprendre. La cérémonie avait été avancée de près de deux décennies. Deux cents ans, c’était le temps qui lui avait été alloué pour partir sur les traces de son frère, avant de devoir rentrer pour embrasser ses devoirs. Il avait cherché Loki durant ces cent quatre-vingt-sept dernières années ; la colère paternelle le privait des treize qui lui restaient. Dont il aurait eu besoin.
Il devait rentrer. « Peut-être six mois. »
« Ha det, Hela. »
Cela ne serait jamais suffisant, et pourtant il devrait.
o
La tête de Loki cogna contre la vitre ; le bruit interpella l’aîné et le stoppa momentanément dans la passion pour observer son frère. Ce dernier ne le laissa cependant pas faire, saisissant ses joues à pleines mains pour rapprocher son visage du sien et l’embrasser à nouveau. Il n’y avait pas de répit, ils avaient beaucoup trop à rattraper. Le métamorphe était assis sur le rebord de fenêtre. Ses doigts électrifiés pianotèrent sur les cuisses du cadet, ouvertes pour lui permettre de se glisser entre et de se rapprocher, toujours plus. Leurs pouvoirs dialoguaient sous leur épiderme, mélange de grondement et de sifflements ; se mêlaient entre eux pour se retrouver, se taquiner, se redécouvrir. L’odeur d’ozone et de soufre saturait l’air environnant. Ses nerfs étaient à vif, rendaient chaque parcelle de son être conscient de la proximité de son frère : de sa fraicheur, de son souffle saccadé, de son cœur affolé, de ses boucles soyeuses réorganisées en pagaille, et de la perfection de chaque imperfection sur ce visage familier. Il en voulait plus, toujours plus, le serrer au risque de le briser, l’embrasser au risque de l’étouffer. Son petit frère dont il retrouvait le goût, plus enivrant qu’aucun autre hydromel des Neuf Royaumes.
L’extérieur s’assombrit sans qu’aucun n’y prête d’intérêt ; la luminosité de la pièce baissa sans les perturber. Ils n’avaient pas besoin de voir pour savoir où était l’autre moitié.
Il l’adorait à en perdre le contrôle. Ses oreilles bourdonnaient, les bords de sa vision blanchissaient, ses doigts le démangeaient.
Il l’adorait tellement qu’il aurait lui-même incendié le monde pour le moindre de ses baisers.
Soudain, un éclair zébra le ciel ; si fort qu’il auréola la silhouette du plus jeune d’une lueur dangereuse. Un fragment de seconde plus tard, son grondement résonna dans tout le bureau. Les vitres tremblèrent, se fissurèrent autour des nattes sombres. Du coin de l’œil, Thor observa les failles dessiner une toile de plus en plus complexe et étendue, avant qu’un second éclair ne déchire l’horizon. S’arrachant finalement à ses lèvres, son frère tourna à son tour son attention en direction de l’extérieur. Une à une, des lueurs orangées s’allumaient dans la pénombre instaurée par l’orage ; des cris, étouffés par la vitre, retentirent en réponse et des silhouettes s’agitèrent en contrebas. Le quai, des marins. Un incendie.
Loki soupira en posant son front contre son épaule. Il en profita pour retrouver son souffle, et l’Ase l’imita, remontant une main pour venir caresser l’arrière de son crâne. Ils demeurèrent ainsi plusieurs minutes, simplement en quête d’apaiser leurs poumons. Sans jamais s’éloigner l’un de l’autre.
Lorsqu’il sentit les épaules de son cadet tremblotaient, le cœur de Thor avait retrouvé un rythme relativement normal. Il s’inquiéta aussitôt pour le né Jötunn, leva son autre main pour soulever son menton et chercher la raison de son comportement soudain. « Loki ? » Cependant, au lieu de la tristesse ou de la colère à laquelle il aurait pu s’attendre, un rire, fort et mélodieux, lui répondit. Un son qu’il n’avait pas entendu depuis une éternité. Le sourire qu’il lui offrit était authentique, sans l’once de malice, décoré de dents blanches, et contagieux au point de gagner ses yeux. Il était merveilleux. Et le Dieu du Tonnerre ne put lui résister longtemps, plongeant de nouveau pour l’embrasser à pleine bouche.
Le métamorphe rit contre son palet, donna des coups peu convaincants contre son torse pour le repousser. Un troisième éclair montra sa satisfaction au-dessus du fjord.
« Thor » gronda son frère amusé. « Arrête, tu vas réduire Lamentis en fmh- » Il avala ses paroles d’un baiser langoureux et désespéré. Pourquoi devrait-il s’inquiéter du reste du monde quand il pouvait ainsi le tenir dans ses bras ?
« Tu m’as manqué » susurra-t-il contre ses dents en le libérant finalement, le front pressé contre le sien, une main toujours dans ses cheveux et l’autre de retour au bas de son dos. « Tu m’as tellement manqué. »
Une étincelle dorée dansa dans le vert de ses yeux. « J’en suis honoré. » Le prince héritier tenta une nouvelle approche, avant qu’une main dressée ne vienne bloquer son élan. « Non, je tiens à mon foyer. Tu es vraim- Ah ! » Thor mordit le bord de sa paume qu’il retira de sa bouche par réflexe. Libre, l’Ase vint alors picorer la mâchoire anguleuse de son cadet qui leva automatiquement son menton pour lui offrir un meilleur angle et lui permettre d’attaquer son cou. Dehors, la foudre poursuivit son vacarme, accompagnée d’une pluie diluvienne et de rafales. « Thor, attends-
- La ferme Loki » marmonna-t-il contre sa clavicule qu’il suçota pour laisser une marque de son passage. Le pouvoir dévalait en lui, le rendant ivre de tout ce qu’il était capable de faire. Il voulait de nouveau entendre ce rire parfait, redécouvrir la moindre parcelle de ce corps trop longtemps éloigné. Il voulait tout. Il avait besoin de tout.
Une vitre se brisa dans le bureau ; le vent s’infiltra avec violence pour siffler sa rébellion à leurs oreilles.
La seconde d’après, Thor enlaçait le vide et son front heurta la fenêtre fissurée face à lui. La silhouette captive de son affection s’était échappée ; des éclats de seidr voletaient encore là où le sorcier se tenait précédemment. Lorsqu’il tourna la tête par-dessus son épaule, il le retrouva, debout au milieu de l’étude, le souffle à nouveau court et l’apparence complètement chaotique. Ses cheveux n’étaient plus qu’un amas de boucles en désordre qui voletait autour de son visage, ses lèvres étaient rougies de leurs précédents échanges, sa chemise tirée sur son épaule gauche, et ses pupilles dilatées par ce même besoin qui incendiait ses artères. Un chaos parfait. D’une beauté redoutable.
Le sourire avait disparu, remplacé par une moue qui se voulait réprobatrice, sans y parvenir complètement. Il se frottait la pomme d’Adam, là où reposait la dernière marque gravée. « J’ai dit. Attends. »
Dehors, les cris des hommes se faisaient plus nombreux. « Loki » grogna le blond, plus capricieux que les éléments qu’il avait déclenchés.
En réponse, une dague apparut de sous une manche, là où il les avait précédemment supposées camouflées. « Calme tes ardeurs mon frère » demanda son hôte en la dressant dans sa direction. « Ou tu risques. De tous nous tuer. » Il expira longuement pour stabiliser sa voix, et ajouta avec amusement : « Bien que l’idée de te faire perdre le contrôle flatte volontiers mon ego. »
Thor s’appuya contre le rebord de fenêtre et prit une longue inspiration pour tenter de chasser l’énergie accumulée par passion en lui. Elle était puissante, amplifiée au contact du seidr fraternel. Ses professeurs leur avaient toujours dit qu’il existait une compatibilité rare entre eux ; l’Ase s’en était vanté durant des semaines, avant que les lèvres maternelles ne lui exposent le revers de cette médaille. Son pouvoir était déjà grand, instable, difficilement contrôlable et enclin à répondre à ses émotions. Un plus grand pouvoir impliquait en conséquence une plus lourde charge, une plus grande responsabilité. Un potentiel chaos plus dévastateur. Combien de fois, enfants, n’avaient-ils pas été séparés pour faire diminuer cette tension au fond de ses entrailles - au moins jusqu’à ce qu’il apprenne à la contrôler en partie ? « Mais Loki est mon frère ! Pourquoi je ne peux pas le voir ?
- Parce qu’Asgard n’est pas prêt à une telle catastrophe, mon petit coup de foudre » le consolait sa mère en le berçant entre ses bras. « Un jour, tu seras roi ; et Loki sera ta force. Mais tu dois grandir pour ça, devenir plus résistant. »
« Tes émotions sont la clef de ton pouvoir » lui avait toujours dit son père.
Au-dehors, l’orage se résorba progressivement, le vent se calma et la pluie se tarit. À l’horizon, l’aurore retrouvait peu à peu ses couleurs chatoyantes. Un incendie, se remémora-t-il ; des cris d’hommes. « Arrête, tu vas réduire Lamentis en feu. » Il leva son regard, en quête de celui verdoyant. Loki avait baissé son arme sans pour autant la ranger ; la dague luisait faiblement entre ses phalanges. Un sourire moqueur étirait ses lèvres. Oh, il en entendrait parler longtemps de cet accident ; le Dieu des Histoires se chargerait personnellement de le lui rappeler.
« Je suis désolé.
- Mmh » chantonna gaiement son frère, « je te laisserais bien me prendre dans tes bras pour te faire pardonner, mais je risquerais alors un nouveau Ragnaröck. Et Nornes ! que Mobius déteste le désordre.
- Comme celui que vous venez de provoquer ? » Loki se retourna pour faire face au nouveau venu. Comme répondant à l’évocation de son nom, l’intendant se trouvait dans l’embrasure de la porte. De la suie tachait sa joue gauche et le col blanc de sa chemise. Il avait un sourcil froncé et l’autre levé, comme incapable de choisir entre irritation et perplexité. « Par les défenses de Gullinbursti, il suffit que je vous laisse seuls cinq minutes pour que vous me déclenchiez un cataclysme.
- Sans vouloir me défendre, je n’y suis pour rien » déclara le Dieu de la Malice en levant les mains, ses yeux pétillants de réjouissance tournés en direction de son frère.
« Sans vouloir vous offenser, j’ai bien de peine à vous croire, Sir Loptr. » Le métamorphe ouvrit la bouche dans un geste de vexation exagérée. De son côté, Mobius se frotta les tempes en soupirant.
C’est alors qu’une deuxième tête s’invita dans le bureau, ses boucles blondes rebondissant autour de son visage. « Mère, un orage soudain a mis le feu à deux bateaux. Je crains que votre présence soit requ- Oh ! » Son regard changea de cible pour se poser sur l’Ase. Elle lui adressa un geste vif de la main par-dessus l’épaule de Mobius, un grand sourire peint sur ses lèvres. « Coucou, joli cœur ! Je vois que tu as enfin trouvé ton frère.
- Un peu trop même » maugréa l’intendant.
« Bien. » Loki s’avança vers la porte ; dans le mouvement, une cape se généra depuis ses épaules pour venir voleter au-dessus de ses chevilles. « Tu tombes bien Sylvie. Pourrais-tu t’occuper de notre cher invité en l’emmenant aux cuisines ? Je crains », il plongea ses prunelles espiègles dans les siens, « qu’il ait une faim de loup. Un peu de viande fraîche devrait le rassasier.
- D’a-ccord. » La jeune femme fronça les sourcils, perplexe. « Et ensuite ?
- Il se chargea d’éteindre l’incendie.
- Mais il est déjà éteint l’incendie, la pluie s’en est chargée. »
Une ombre passa dans le vert de ses yeux, intense, spécialement dédiée à sa personne. Loki jouait ; il le devinait dans la manière qu’il avait de mordre l’intérieur de sa joue pour ne pas sourire. « J’en connais encore un qui a besoin de se tarir. »
Le Dieu de la Foudre serra des dents en réponse ; L’Alfe leva les yeux au ciel. Sylvie de son côté sembla ne pas comprendre le double sens des paroles maternelles, ou du moins n’en montra rien.
« En route Mobius » déclara ensuite son frère comme s’il ne venait littéralement pas de jouer avec le feu. Sa silhouette poursuivit de se métamorphoser, redessinant les tresses autour de son crâne et défroissant les plis creusés par leur passion. Son bras droit le suivit sans discuter, bien qu’une liste de choses qu’il rêvait de prononcer pesait lourdement sur sa langue.
Ne resta ainsi bientôt que la fille adoptive du métamorphe et lui-même dans le petit bureau où le vent poursuivait de siffler son mécontentement. En quelques pas, Sylvie le rejoignit, une main déjà tendue en avant pour venir remettre des mèches derrière ses oreilles. Elle lui sourit, d’une manière si douce et innocente qu’il fut presque étonné de ses prochaines paroles : « Ça c’est ce que j’appelle un coup de foudre. Heureuse de voir que le courant passe plutôt bien entre vous. Oh, j’t’en prie » ajouta-t-elle lorsqu’il entrouvrit les lèvres, les yeux plissés dans une interrogation muette. « J’ai dépassé cet âge depuis longtemps. Je sais très bien quel genre de viande fraîche tu aimerais bien cr- » Il la fit taire en pressant sa main sur sa bouche. Elle marmonna une exclamation frustrée contre sa paume.
« Allons manger » dit-il simplement ensuite en quittant le bureau à son tour, sans même vérifier qu’elle le suivait. Il avait besoin de se changer les idées, d’oublier la fraîcheur de son frère encore présente sur son épiderme. Plus la tension redescendait, et plus il se rendait compte de son erreur, de ce qu’il aurait pu provoquer. Oui, il devait penser à autre chose. Peut-être était-ce finalement une bonne idée de manger un bout.
o
Il ne lui restait que très peu de temps ; la décision était injuste.
Pourtant, alors qu’il aidait les marins à réparer les dégâts causés par sa foudre incontrôlée et qu’il leva la tête de son ouvrage pour apercevoir son frère l’observant depuis le quai, un éclat mystérieux égayant ses traits, Thor ne put songer qu’à une seule chose : il avait fait le bon choix.
Même s’il pouvait déjà entendre l’écho futur d’un cœur qui se brise.
« Sig ! » appela James depuis le pont. Il répondit aussitôt, prêt à tout pour faire oublier sa faute inconnue de tout l’équipage.
Sa décision était déjà prise. Il devait tout tenter.
o
Mobius savait que cela sonnait comme une mauvaise idée : deux dieux demi-frères laissés seuls dans une même pièce après deux siècles de séparation n'auraient pu se contenter de simples salutations amicales autour de quelques biscuits. Il avait toujours su voir derrière l'indifférence de son maître - face aux nouvelles qu'il lui rapportait de son aîné entre autres - l'étincelle d'intérêt qu'il tentait de nier. Il avait aussitôt reconnu dans la fougue du blond la nature principale de sa quête. Il avait senti l'alchimie naître entre eux à l'instant même où ils s'étaient fait face dans le petit salon, avant que le charme ne soit brisé par le coup soudain d'une dague n'aimant pas les surprises. Leurs pouvoirs se cherchaient, s'appelaient, se répondaient. Quelque chose à la fois de merveilleux et de blessant. « L'amour est une arme imaginaire » lui avait un jour dit Sir Loptr, refusant de s'abriter sous son parapluie pour masquer le chagrin décorant ses joues. Sigyn était partie, à tout jamais, emportant avec elle les rares éclats de joie qu'elle lui avait apportée de son vivant. Des boucles blondes et un regard d'un bleu profond. Traits que conserva Sylvie ; mais une personne ne pouvait jamais en remplacer une autre.
« L'amour est comme une dague. » Sir Loptr avait toujours aimé parler avec de grandes métaphores ; comme Mobius le lui rappelait souvent, cela le rendait plus malin, et son respect pour ce jeune garçon de près de deux millénaires ne cesserait jamais de croître.
Du coin de l'œil, l’Alfe observa son maître distribuer les directives pour réparer les dégâts de la tempête passionnelle ayant ravagé le quai. Deux bateaux avaient brûlé, la foudre n'avait manqué que de peu la réserve de poudre, et quelques hommes avaient été blessés par des lames d'air. Le pétrichor embaumait l’atmosphère, contrastant avec l'absence totale de nuage à l'horizon. Un calme qu'il retrouva sur les traits de son supérieur. Le seidr avait fait disparaître toute trace de l'échange et il apparaissait parfait au regard de la nation. À un détail près : l'éclat qui réchauffa le vert de ses yeux lorsqu'il tourna son attention vers une silhouette en particulier. Mobius n'eut pas besoin de le suivre pour savoir ce qu’il observait ; tout comme il n'avait pas besoin de se retourner pour savoir deux perles safres fixées dans leur direction.
Ô Freyr, ces deux-là lui donneraient assurément des migraines. Pourtant…
Un sourire secret étira à peine les lèvres de l'intendant.
Oui, pourtant.
Notes:
Et bonjour tout le monde ! Chapitre 12 disponible ; la romance montre enfin le bout de son nez ! Car, oui, pour ceux qui auraient encore un doute, ou pour ceux qui commençaient à désespérer, on part bien sur du Thorki (ou Thor/Loki). Le premier bisou, ça se fête, non ? x) J’espère que ces échanges vous auront plu.
Note 1 : Quelques mots en Norvégien comme d’habitude avec « Jeg blir her » qui, pour rappel, signifie « Je reste ici », « Kyss » qui veut dire « bisou » et « Ha det » qui peut se traduire par « aurevoir ». Quant à « Min kjære bror », cela signifie « mon cher frère ».
Note 2 : Dans la mythologie nordique, Himinbjorg est le nom donné à la demeure d’Heimdall, située au bout du Bifröst. Gullinbursti est quant à lui le sanglier de Freyr qui, pour rappel, est décrit dans cette histoire comme l’ancien maître de Mobius.
Note 3 : Du côté des références Marvel, le Dieu des Histoires est un titre gagné par un variant de Loki dans les comics.
Note 4 : Enfin, plusieurs références à la série Loki se sont glissées dans ce chapitre, à commencer par « L’amour est une arme imaginaire » et « L’amour est comme une dague » qui renvoient au dialogue entre Loki et Sylvie dans l’épisode 3 de la saison 1. Le fait que Mobius trouve que Loki parle avec beaucoup de métamorphes et que cela lui donne un air plus malin est aussi tiré de la série. Enfin, « Le soleil pouvait bien tomber du ciel, la mer soudainement s’assécher » est une traduction des paroles de If you love me, une chanson interprétée par Brenda Lee dans l’ending de l’épisode 4 de la saison 1.
Note technique : Un peu comme pour les épisodes d’une série, il y a des scènes avant le « générique de début » (qui correspond au titre) et des scènes « post-crédits » qui, parfois, pourront présenter un point de vue différent, comme la scène qui vous ai proposé juste ici avec la narration de Mobius. En espérant ne pas vous perdre sur ce point x)
Un grand merci pour avoir lu ! À la revoyure !
Chu
Chapter 14
Notes:
Soundrack : Leave her Johnny, un chant de marin notamment chanté par Peter Kennedy
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
La vie grouillait autour des grands voiliers ; sur les jetées, les hommes chargeaient et déchargeaient de grands sacs de provisions et des tonneaux lourds de boisson. Au-dessus des mats, le chant des mouettes se mêlait au mugissement du vent froid. Des petits groupes de femme attendaient devant les auberges, en quête d’un prochain client à satisfaire. Néanmoins, elles devraient sans doute attendre un moment, car le ciel favorable avait déjà emmené au large bon nombre de marins. Un temps clair désiré depuis des jours, car des jours de pluie et d’orage s’étaient abattus sur le port, les maintenant tous à quai.
L’endroit avait remarquablement changé ces derniers siècles, depuis sa dernière visite. La chaleureuse plage de galets, où des grands feux avaient brûlé pour célébrer leur victoire et où ils avaient dansé jusqu’à l’aurore, s’était transformé en un carrefour commercial prospère. Les haches et les peintures de guerre avaient été abandonné au profil d’une civilisation plus calme et hédoniste. Un changement déstabilisant.
Midgard était devenu une autre terre durant leur absence ; le temps s’y écoulait différemment, et la totalité des guerriers qu’ils y avaient rencontrés n’étaient plus.
Un sentiment de solitude planait sur son cœur. Ce choix était le sien ; « Heimdall, ouvre le Bifröst », la dernière chose qu’il avait prononcé avant de se faire engloutir par les moirures multicolores du pont entre les mondes. Sans savoir où aller ; sans savoir où chercher. Loki pouvait être partout, et nulle part à la fois. Était-il seulement sur Midgard ?
Son soupir se perdit dans la clameur des marins. Il avait choisi cet endroit, cette ancienne plage pleine de promesse, car c’était le premier endroit auquel il avait pensé ; le seul qui le rattachait à lui. Un début comme un autre, car il fallait bien commencer quelque part.
Une agitation s’éleva sur sa gauche, l’arrachant à sa réflexion. Intrigué, Thor détourna son attention des flots pour analyser la direction des exclamations de surprise. Les marins semblaient agités : certains se reculaient pour esquiver, d’autres manquaient de se prendre les pieds dedans. Dans quoi ? L’Æsir ne le découvrit qu’après, lorsque le coupable se faufila jusqu’à lui, agile et rapide. Un chat, à la robe d’un noir pur, qui courait sur les lattes dévorées par le sel marin. Il tenait quelque chose dans la gueule, une sorte de lien rouge, et jetait par moments des regards en arrière. Une faute d’inattention qui manqua de le faire cogner dans les jambes du Dieu. Tous deux surpris, l’animal freina au dernier moment tandis que l’homme s’écarta sur le côté. Ils s’observèrent ensuite en silence, le vert perçant du félin rencontrant son bleu oculaire. Très vite, il plissa ses oreilles vers l’arrière, sa queue se gonfla d'hostilité et il bomba le dos dans une tentative d’intimidation. En vain évidemment, car aucun chat ne pourrait jamais détrôner l’aura dangereuse des compagnons de Freyja. L’animal feula, le lien tomba à ses pattes ; il jeta de nouveau un regard par-dessus son dos en réponse à un cri candide au loin. À priori, sa poursuivante n’était guère loin.
Et, en effet, à peine une minute plus tard, les ouvriers s’écartèrent sur le quai pour laisser passer une fillette chétive aux lourdes boucles blondes. La pauvre enfant n’avait que la peau sur les os, une silhouette gracile révélée par le haillon lui servant d’unique vêtement – absolument pas suffisant pour affronter les vents marins. Lorsqu’elle s’approcha, le chat avait déjà décampé. En chemin, l’une de ses sandales usées se prit dans le plancher et faucha son équilibre. Heureusement, Thor anticipa sa chute et tendit les bras pour lui éviter la douleur. Elle percuta ainsi son torse de plein fouet – plutôt que le bois détrempé – et referma par réflexe ses mains écorchées autour de ses avant-bras.
« Ouch » maugréa-t-elle malgré tout en cognant un genou sur les planches. « Maudit chat… Merci monsieur, mais je- » Elle stoppa ses mots en plongeant ses iris safres dans ceux de son sauveur. Sa bouche s’entrouvrit alors, exempte de mots ; une vision qui lui rappela l’expression des enfants vikings lorsqu’ils étaient apparus, drapés des mille couleurs du Bifröst. Un mélange de surprise et d’émerveillement.
S’agenouillant face à elle, Thor prit donc la parole à sa place : « Tu devrais faire plus attention, tu aurais pu te blesser ou blesser quelqu’un d’autre. » Il retira de ses épaules la large cape dans laquelle il s’était enveloppé pour l’enrouler autour des épaules de la frêle enfant. Le froid environnant lui fit aussitôt regretter son geste de charité, mais l’affection qui étira les lèvres féminines en retour suffit amplement à chasser cet inconvénient. Il ne faisait aucun doute qu’elle en avait plus besoin que lui. « Tiens » dit-il ensuite en attrapant la lanière laissée tomber par le chat pour la poser entre les doigts tendus par réflexe, « je suppose que c’est pour ça que tu le poursuivais. » L’objet n’avait aucune valeur ; ce n’était qu’un bout de cuir carmin tressé, peut-être suffisamment long pour servir d’attache. Pourtant, la fillette l’observa avec une telle vénération qu’il était certain que sa véritable importance n’était pas chiffrable, ni même visible.
« Merci beaucoup. » Elle fit rouler l’objet entre ses phalanges ; un sourire éclatant barrait le bas de son visage pâle. « J’ignore pourquoi, mais ce chat s’est brusquement jeté sur moi pour me l’arracher. Alors je lui ai couru après.
- Où sont tes parents ? » demanda l’Ase, craignant déjà de connaître la réponse.
« Maman est partie au ciel il y a longtemps. » Une ombre de nostalgie modifia à peine la courbure de ses lèvres. « J’ai de la chance d’avoir encore mon frère, mais il n’est pas là ; je l’ai perdu en courant après Monsieur le chat. » Ses paroles se succédaient, un peu décousu, comme si ses lèvres ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur ce qui devait être dit en premier. « Ali m’a dit que c’était une mauvaise idée, mais je devais récupérer mon trésor. C’est maman qui me l’a offert. Elle disait toujours qu’il est important de garder espoir et de se rattacher à ce que nous possédons. Vous pensez que Monsieur le chat aussi était perdu ? » Ses sourcils se froncèrent légèrement, son sourire disparu, avant qu’elle ne rajoute : « Vous aussi Monsieur vous courez après le chat ? »
Déconcerté par sa demande, Thor battit plusieurs fois des cils. « Non, pourquoi ?
- Parce que vous avez l’air perdu. » Ses mots étaient emplis de compassion et prirent de court le prince guerrier. Résonnant en chœur avec son esprit.
Perdu… Était-il perdu ? Égaré ? Comme l’homme errant, seul, au milieu des montagnes noires d’orages dépeint par la mélodie d’Hela ? Perdu, dans ce monde au cœur duquel il se battait autrefois, au centre duquel il dansait l’âme en joie ; à présent si différent, le passé oublié. Perdu, comme son cadet.
« Tu as raison », il avoua sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être était-ce l’adorable bouille de la fillette camouflée sous tant de crasse, ou bien la chaleur de ses petits doigts toujours attachés à lui. Ou ses grands yeux qui le contemplaient comme une merveille tombée sur terre. « Oui, j’ai perdu quelqu’un moi aussi. Mon petit frère. Mais je compte bien le retrouver. Comme toi » ajouta-t-il en lui tapotant le nez du bout du doigt ; elle rit en réponse, un son qui réchauffa son âme.
Depuis la mort de Balder, le ciel d’Asgard était morne de chagrin et les voiles blancs emplissaient le royaume. La joie s’était tue pour laisser le temps au deuil de se faire. Une chose que Thor n’avait lui-même pas eu le temps d’accomplir, obligé - à peine remis de ses blessures – de défendre l’innocence de son cadet pour éviter un second enterrement.
Il n’y avait plus eu de rire depuis longtemps ; seulement des larmes et de la colère. Les éclats d’un miroir brisé.
« Tenez », elle imita son geste passé en lui confiant le lacet rouge. « Vous en avez plus besoin que moi. Maman disait toujours que nous sommes liés aux personnes qui comptent. Grâce à celui-ci, j’ai toujours retrouvé mon chemin. Peut-être qu’il pourra vous aider à retrouver le vôtre.
- Mais- » Il ne put finir sa phrase car, distraite par un cri au loin, la fillette tourna son attention en direction d’une auberge devant laquelle se tenait la silhouette d’un garçon à peine plus âgé qu’elle.
« Ah ! J’ai retrouvé mon alouette ! » Elle fit de grands gestes des bras dans sa direction. La cape manqua de glisser sur ses épaules, l’obligeant à la retenir d’une main. « Vous voyez ? » déclara-t-elle ensuite, toute joyeuse, en replongeant dans ses yeux. « Ce porte-bonheur fonctionne ! Je suis sûre qu’il vous aidera à retrouver votre frère. Bon, je dois y aller maintenant, sinon je vais me faire gronder par Ali. » Elle déposa un baiser sur sa joue, puis se détacha de lui. « Au revoir Monsieur, et merci pour la chaleur ! » Et elle disparut comme elle était apparue dans son existence : tel un courant d’air printanier pétillant de vie.
Une rencontre parmi tant d’autres durant son long voyage, anodine auraient pu dire certains. Les Nornes étaient celles qui tissaient les liens entre les personnes ; une simple ficelle n’avait pour seule magique que celle accordée par la foi. Pourtant, Thor l’avait conservée, ignorant le pourquoi, ne se référant qu’à sa teinte usée par les âges pour se remémorer la positivité de cette fillette égratignée par la vie. L’espoir ressortait plus beau dans l’obscurité.
o
La taverne était pleine à craquer ; le vin et la bière coulaient à flots. Les marins consolaient leur journée dans la chaleur d’une gorgée ou d’un décolleté. Un petit groupe en particulier était impliqué dans le brouhaha local : ils chantaient faux et fort, certaines syllabes articulées avec difficulté. Ils n’avaient pas besoin d’instrument, l’un d’eux frappait son poing sur la table d’un rythme assez peu régulier, mais suffisant pour mener la chorale improvisée par l’alcool.
Thor ne leur prêtait que peu d’attention, occupé à boire le velouté que venait de lui servir l’affable aubergiste, un sourire peint au milieu de ses joues joufflues. Le liquide chaud était le bienvenu contre son palet, et le long de ses boyaux qui irradièrent les degrés supplémentaires pour chasser la froideur. Le printemps venait de débuter, encore bien trop timide face aux vents hivernaux encore persistants. Il avait passé la journée au port, à collecter la moindre information qui aurait pu aiguiller ses recherches. En vain. Même si sa piste s’était réduite à un seul royaume – et il priait de tout cœur d’avoir suivi le bon instinct -, Midgard demeurait vaste et peuplé d’humanoïdes. Déjà dix-huit ans qu’il enquêtait, inlassablement. Sans le moindre indice
Leave her, Johnny, leave her
[Laisse-la, Johhny, laisse-la]
Une ombre se glissa en face de lui sans qu’il ne lui prête tout de suite attention. Il y avait tellement de monde qu’il pouvait partager un bout de table sans problème – il avait renoncé à ses privilèges princiers à l’instant où il avait quitté Asgard. Cependant, ne percevant aucun autre mouvement de son voisin qui aurait pu indiquer qu’il mangeait tout comme lui, l’héritier déchu releva la tête pour étudier le nouveau venu.
Il croisa aussitôt deux orbes d’un or pur qui l’observaient sous un casque sans ciller. Une mâchoire large, une barbe parfaitement taillée, et un teint hâlé rehaussé par l’armure dorée qu’il portait. Un visage familier qu’il n’avait pas vu depuis sa fugue ; le dernier, avant que les moirures du Bifröst ne l’emportent loin de son foyer.
Il arracha un morceau à son grognon de pain et le trempa dans le bol. « Que puis-je pour toi, mon ami ? » Gorgée de soupe, la mie fondit sur sa langue. Les repas étaient plutôt rares, il avait par conséquent appris à apprécier chacun d’entre eux.
« Votre père m’envoie. » C’était une évidence. Au moins une fois par semaine, il pouvait percevoir la présence d’Hugin ou de Munin à proximité. Les deux corbeaux l’épiaient dans l’ombre depuis son arrivée sur Midgard, et il s’étonnait de ne pas avoir été à nouveau arrêté dans sa fugue. Peut-être qu’Hela était parvenue à convaincre leur père ? Ou peut-être ce dernier, lasse, s’était finalement résolu à sa quête ?
Non, impossible. Odin était un roi opiniâtre. Sa parole était divine ; personne, pas même lui, n’avait le droit de la remettre en doute.
Le mutisme s’installa entre les deux Ases, laissant le temps au plus jeune de dévorer son repas.
Oh leave her, Johnny, leave her
[Oh laisse-la, Johhny, laisse-la]
For the voyage is long and the winds don’t blow
[Car le voyage est long et les vents ne soufflent pas]
And it’s time for us to leave her
[Et il est temps pour nous de la quitter]
Autour d’eux, la mélodie se poursuivait sans fin, toile de fond pour accueillir les conversations aux différentes tables. Lorsque Thor reprit finalement la parole, son bol était vide et il serrait entre ses deux mains son godet d’hydromel. « Tu n’as pas répondu à ma question : que puis-je pour toi ? »
Les sourcils du gardien se froncèrent de manière fugace au-dessus de ses prunelles incapables de ciller. « Vous devez revenir.
- Parce qu’il s’est finalement rendu compte à quel point j’étais sérieux ?
- Parce que tout cela n’a aucune raison d’être. » Ce fut au tour du guerrier blond de froncer les sourcils. Est-ce que son père pensait réellement que tout ceci n’était rien ? Qu’il avait tourné le dos à la couronne, à sa famille – ce qui en restait – et à son peuple seulement pour aucune raison ? Douze fois ?! « Mon prince, la patience de votre père a ses limites.
- J’ai cru comprendre » ; Hela lui avait dit une chose similaire avant de l’aider dans sa dernière fuite. Heimdall aussi. « Mon prince, êtes-vous sûr ? » il lui avait demandé de sa voix assombrie par l’inquiétude. Il ne l’avait jamais autant été.
« Le Père de toutes choses vous offre une chance de revenir. Profitez que sa clémence soit suffisamment fertile.
- Pas sans lui. » Sa réponse fut directe, aussi puissante que cette nuit-là où il avait ordonné au gardien l’ouverture du Bifröst contre l’avis de tous – contre l’avis de son père, de son roi ! Il sentit néanmoins les fêlures dans son propre timbre. Dix-huit années midgardiennes qu’il cherchait sans savoir par où commencer, ni comment s’assurer qu’il ne passait pas à côté d’un indice. Loki pouvait être nulle part, ou peut-être ailleurs.
Comme lisant dans ses pensées, Heimdall demanda alors : « Et où le chercherez-vous ? Votre frère fut l’un des plus grands stratèges militaires d’Asgard, et le plus grand sorcier de sa génération. Comment comptez-vous le surprendre ?
- Je le retrouverais. » Il n’en avait aucune idée ; il savait seulement qu’il ne pouvait pas abandonner, pas maintenant.
« Vous n’y arriverez pas seul.
- Ai-je le choix ?
- Vous pourriez l’avoir. » Thor plissa les yeux à l’entente de ces mots, de cet éclat d’espoir qu’il savait cacher derrière. Les traits du gardien apparaissaient toujours neutres, mais il connaissait suffisamment l’homme pour y déceler une émotion plus vive. Il y avait autre chose ; il n’était pas seulement venu à lui pour lui demander de mettre fin à son propre exil. « Je vous l’ai dit, profitez que sa clémence soit encore fertile. »
Profiter. Marchander. L’Ase blond comprit sans effort. « Que demande-t-il en échange ? »
Une pensée assombrit l’or oculaire de son interlocuteur. Il savait ; bien sûr qu’il savait. Si la confiance de leur roi ne devait se répartir qu’en une petite poignée de personne, Heimdall serait bien placé dans les premiers. Sa loyauté au trône était sans failles, et ses yeux lui permettaient de déceler le vrai du faux, de trouver le moindre grain de poussière dans l’univers. Son aide, couplée aux dons de téléportation du Bifröst, lui seraient d’une grande aide dans sa quête. Sans, il la savait d’avance vouée à l’échec.
« Vous » répondit le gardien après une minute de silence. « Votre frère retrouvé ou non, une fois le sablier accordé vide, vous devrez rentrer et assumer votre rôle. Le traité de paix avec Vanaheim a déjà été retardé. » Le sang se glaça dans ses vaisseaux, comprenant le sens caché de ces paroles. Pourtant, il aurait dû s’en douter : avec la mort de Balder et l’état incertain d’Hela, cette tâche lui incombait à présent.
Ses doigts jouèrent avec le cordon carmin autour de son poignet. « Combien de temps ? » demanda-t-il en conservant son calme. Il était un prince malgré tout, et n’oubliait pas l’image impeccable qu’il devait renvoyer au moindre membre de son peuple. Malgré l’acide mélange d’irritation et d’aversion qui s’invitait lentement sur sa langue.
« Les préparatifs ont débuté à peine avant votre départ précipité. Suivant les coutumes, il faut deux siècles pour anticiper la cérémonie. » Deux cents ans. Cent quatre-vingt-deux pour être exact. Si peu.
Mais il n’avait pas le choix ; il n’y arriverait jamais seul.
We swear by rote for want of more
[Nous jurons par cœur, faute de mieux]
Leave her, Johnny, leave her
Il détacha le lien en se levant de table. « Très bien » déclara-t-il en fourrant ses mains dans ses boucles pour les tirer vers l'arrière. Le lien se resserra. « Préviens mon père que j'accepte. »
Chapitre 13
Einherjahr
Propulsé par un coup brusque dans la poitrine, Thor dérapa sur plusieurs mètres avant de percuter le tronc solide d’un pin. Son dos craqua, la douleur chatouilla ses terminaisons nerveuses ; pourtant, le sourire sur ses lèvres s’agrandit. Prenant appui contre l’arbre, il se redressa avec le maximum de désinvolture dont il était capable – son ego méritait d’être épargné. Plus loin, debout au milieu du terrain d’entrainement, Brunehilde attendait son retour. Elle se tenait, le menton levé avec fierté, appuyée contre sa lance. Un air moqueur dansait sur ses traits.
« Je croyais qu’on y allait doucement » demanda-t-il en la rejoignant, une main sur son ventre encore douloureux du coup.
« Je croyais que tu étais prêt.
- Je le suis toujours.
- Fort bien. » Sans attendre plus, elle se jeta sur lui, lance brandie et cri de guerre dans sa bouche. Le sol bougonna en réponse, comme piétiné par un troupeau de chevaux au triple galop. De son côté, l’Ase se prépara. L’énergie crépita à toute vitesse le long de son bras pour matérialiser le manche de son fidèle marteau. Juste à temps, il put ainsi brandir Mjöllnir devant lui pour intercepter l’offensive de la Valkyrie. Le poids de son attaque l’obligea à bander les muscles ; ses pieds s’enfoncèrent dans la terre en quête d’un ancrage. Prenant appui sur lui, la guerrière tenta ensuite de lui assigner un coup de genou en pleine tête ; il l’intercepta de sa main libre et tordit le membre dans un angle désagréable. Un sifflement de douleur retentit au-dessus de lui. La culpabilité le fit hésiter une seconde ; la seconde de trop.
Enroulant avec force son autre jambe autour de son cou, Brunehilde le serra entre sa cuisse et son mollet, si fort qu’il vit bientôt des spots lumineux brouiller sa vision. Ses poumons s’affolèrent en quête d’air, et l’urgence lui retira la capacité de réfléchir. Ne répondant plus qu’à ses réflexes, il convia ainsi la foudre au travers de son corps. Face au danger annoncé par les nuages de plus en plus nombreux au-dessus d’eux, la Valkyrie tenta un repli. Cependant, au lieu du saut arrière préparé, elle s’écrasa lourdement à ses pieds, entravée dans son mouvement par le poing serrant toujours sa jambe. Il l’entendit pester sous la cascade de tresses sombres. Rapide, Thor l’empêcha ensuite de se relever en s’asseyant à califourchon sur son dos, ce qui aggrava les protestations de son adversaire. Elle lui adressa un regard noir par-dessus l’épaule ; il rit en réponse. Le soufre emplissait ses narines, ses doigts le démangeaient. Un grondement déchira la voûte céleste, dangereux, menaçant.
« Eeeet victoire pour Sig ! » s’exclama une voix lointaine, pas si éloignée que ça finalement car, très vite, deux paires de bottes se dessinèrent dans son champ de vision. James et Steven, les deux inséparables qui devaient certainement avoir stoppé leur propre entrainement pour les observer. Tout comme lui, ils portaient une armure légère en cuir souple. Le bandage avait été retiré des doigts de Steven qui pouvait à nouveau manier l’épée – bien qu’il privilégiait davantage la défense et l’usage de son bouclier.
Thor se décala sur le côté afin de permettre à sa propre partenaire de combat de se redresser. Son menton avait râpé contre le sol et des petits cailloux accrochés les fins lambeaux de peau. Heureusement, il ne repéra aucune goutte de sang ; la blessure n’était que superficielle.
« Je croyais qu’on avait dit pas de pouvoir » rouspéta-t-elle en chassant la poussière de sa tenue.
« Je croyais qu’on avait dit doucement » il répliqua en retour, avant qu’ils ne partagent tous les deux un rire. Qu’il était bon de pouvoir à nouveau se sentir vigoureux ! Les effets indésirables du poison avaient duré deux semaines supplémentaires qui l’avaient obligés – ou du moins, durant lesquels Mobius l’avait obligé – à maintenir le repos. Deux semaines qu’il avait traversé comme un vieux sac de pommes terreuses, lourd et inutile. Deux semaines d’ennuis, enfermé dans sa chambre, avec de rares visites de la petite bande qui s’était formée autour de lui depuis son arrivée : James et Steven, ses deux anciens compagnons de galère ; Sylvie, la malicieuse fille adoptive de son frère ; Alioth, l’homme qui la suivait comme son ombre ; Clint, le tireur d’élite à la langue acérée ; Fenrir, un vargr plus affectueux qu’impressionnant ; Brunehilde, une valkyrie isolée, et son cheval ailé Warsong. Et, bien évidemment, l’intendant du manoir, Mobius, qui semblait se réjouir de ses moindres soupirs.
Quant à son frère, cela variait suivant l’esprit lunaire de ce dernier. Ses journées étaient pleines de tâches à accomplir, et ses soirées occupées avec un ouvrage aussi épais que le matelas qu’il acceptait parfois de partager avec lui. Les discussions ne s’éternisaient jamais, et ils ne faisaient en aucun cas mention ni du passé ni de l’avenir : Loki évitait l’un, là où Thor refusait de songer au second.
D’un bond, l’Ase se releva sur ses jambes et tendit son bras à sa partenaire pour faire de même. « En tout cas, bien heureuse d’avoir enfin un adversaire à ma taille » se confia celle-ci en lui donnant un coup de poing amical dans l’épaule.
« Eh ! » protestèrent en chœur les deux marins, mais aussi Sylvie qui venait de les rejoindre, frustrés.
« Navrée mes agneaux, mais avec vous je suis toujours obligée de… vous voyez ? Sinon, je devrais moi-même vous conduire au Vahalla, et j’en ai moyennement envie.
- Dis celle qui n’a jamais remporté un seul combat. » La répartie de la blonde fit sourire son aînée.
D’un pas en avant, cette dernière se retrouva alors face à Sylvie, plus petite malgré les talons de ses bottes. La Valkyrie attrapa son menton entre son pouce et son index afin de l’obliger à lever le regard dans le sien. « Syl, je pourrais sans peine briser le moindre petit os de ton corps d’une seule main, les yeux bandés. Je pourrais te détruire d’un battement de cils, et il faudrait des millénaires pour retrouver le moindre fragment de ton existence. Je pourrais te torturer au point que tu me supplierais de t’achever.
- Ou de m’en donner davantage » ronronna la demoiselle, faisant lever au ciel le regard des trois combattants. Contrairement à Brunehilde qui rit face à l’audace de sa prisonnière bien heureuse.
Thor les observa en silence, un sourire peint sur ses lèvres. Il y avait du jeu affectueux entre elles, comme il y en avait toujours eu entre son petit frère et lui. Sur Asgard, l’amour n’avait pas de forme définie et avait le droit de s’exprimer comme il le désirait. Pourtant, ils avaient toujours conservé leur relation secrète, car cela était à la fois plus simple et plus amusant de faire ainsi. Plus simple, car ils n’étaient jamais parvenus à mettre un mot dessus : ils étaient frères, mais aucun sang ne les reliait ; ils s’étaient détestés presque autant de fois qu’ils s’étaient aimés ; il y avait eu des trahisons, des tromperies, des éclats de bonheur et des besoins d’étreintes réconfortantes. La position de Thor demandait bon nombre de sacrifices personnels ; quand la fluidité sexuelle du métamorphe avait soulevé de nombreux complexes et interrogations. Alors, ils s’étaient arrêtés à « frères ».
« Je n’suis pas ton frère. » La dague la plus douloureuse de Loki, celle qui lui arrachait tous les pardons des Neuf Royaumes.
« Si tu n’es pas mon frère, alors que seras-tu ? »
« Reprenons cette discussion un peu plus tard, veux-tu ? » reprit Sylvie en se décrochant – avec peine – de la Valkyrie, l’arrachant à ses souvenirs. « Le repas sera bientôt servi ; vous devriez tous rentrer pour prendre une bonne douche. »
James rouspéta pour la forme, mais tous se plièrent aux recommandations de la jolie blonde qui se suspendait déjà au bras de l’Ase pour entamer une discussion banale avec lui. Sa grande question du moment étant de déterminer par quel surnom elle devrait l’appeler : Dony ? mon oncle ? beau-père ? ou bien joli cœur avait encore une chance ?
Il les lui accorda tous, ne faisant qu’ajouter de l’eau à son moulin de paroles. Et c’était toujours aussi agréable d’avoir une personne avec qui échanger sans retenue.
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Contempler son frère dans son sommeil, lorsque celui-ci lui faisait l’honneur de sa présence, était devenu une habitude agréable, reposante, et même rassurante. Deux mois s’étaient écoulés depuis son arrivée à Lamentis, déjà ; jamais Thor n’avait porté autant d’intérêt au temps. Il voulait profiter de chaque seconde offerte, au risque de voir son plan échoué dans le futur, et de le perdre à tout jamais. Néanmoins, la méfiance de Loki le conservait à une distance préventive, là où lui ne désirait que le conserver près de lui, l’étreindre jusqu’à l’étouffement.
Leur temps était compté.
Son cadet ignorait le cadran qui menaçait leurs moments d’échange, et peut-être se serait-il montré moins farouche à le laisser l’approcher dans le cas contraire. Ou peut-être l’aurait-il, au contraire, directement mis dehors en sachant, refusant de souffrir par la suite. Car il souffrirait, et Thor ne serait pas là pour lui expliquer, le rassurer, le serrer comme il le faisait à présent. Un poids qui pesait déjà sur les épaules de l’Ase.
« Écoute » avait dit Hela ; il avait écouté.
Déjà deux mois.
Un soupir lui échappa ; il l’étouffa contre les boucles sombres étalées sur l’oreiller à côté du sien. Son frère se tenait plus bas que son menton, son souffle caressait sa gorge à intervalles réguliers, signe qu’il dormait encore. Le cœur du Tesseract avait roulé de sa position habituelle et battait à présent lentement contre le biceps supportant la tête fraternelle. Leurs jambes s’entrelaçaient sous les draps, dans un duel de chaud et de froid perpétuel afin de coordonner la tiédeur partagée de leur épiderme. Une position adoptée par automatisme au cours de son sommeil, car il n’y avait eu personne à étreindre avant son endormissement.
Nornes, qu’aurait-il pu sacrifier pour demeurer ainsi à jamais ? Attendre le Ragnaröck dans les bras de son cadet devait être une mort parfaite ; qu’importait si elle ne lui ouvrait pas les portes du Valhalla.
Il l’avait enfin retrouvé.
Moins de quatre mois…
Le rythme aérien contre sa clavicule connut une variation. Un grognement de satisfaction retentit près de son oreille, et une jambe bougea pour se resserrer autour de sa cuisse. Par instinct, Thor referma son bras autour de la taille, comme apeuré de le voir fuir au réveil. Mais Loki n’en fit rien, au contraire. Son nez chatouilla sa carotide et sa propre main trotta sur les côtes du blond pour venir se perdre au bas de ses reins. Il était bon de le sentir aussi détendu, comme lors de leurs nuits candides durant lesquelles la chambre de l’un ou de l’autre avait représenté leur monde tout entier. Ils avaient dormi ensemble jusqu’à très tard, même lorsque les nourrices et précepteurs ne cessaient de leur répéter à quel point ils étaient trop grands pour cela ; en ignorant que le lit l’était encore plus sans l’autre dedans. C’était leur petit truc à eux, leur jardin secret où personne d’autre n’avait le droit de pénétrer.
Mais Thor savait aussi ce qui se cachait derrière cette quête d’affection.
De sa main droite servant d’oreiller, l’Æsir passa ses doigts entre les boucles sombres. « Encore un cauchemar ? » Un fredonnement lui répondit. Il retint un soupir et nicha son menton au-dessus du crâne voisin. Comme leur mère, Loki voyait des choses, un don qu’il portait depuis son enfance. Un don qui avait brisé leur famille. Car, contrairement aux visions bienveillantes de la grande oracle Frigga, ce que voyait son cadet n’était jamais de bon augure. « Tu veux en parler ?
- Non » grogna la voix endormie. « Serre-moi juste encore un peu. » Et c’est ce que Thor fit, se pliant à la volonté de son petit frère, incapable d’autre chose.
Le temps leur était compté, et il voulait profiter de chaque instant. Or, la journée, et surtout la soirée serait longue.
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Les préparatifs s’étaient succédé ces derniers jours, sous la supervision de Mobius qui veillait au bon positionnement de chaque grain de poussière et n’hésitait pas à élever la voix face aux esprits rebelles. Ayant retrouvé toute sa vigueur, Thor avait prêté assistance. Les habitants du fjord furent bien contents de pouvoir compter sur sa force pour déplacer les tables et chasser un maximum de gibier. Fenrir s’était d’ailleurs montré d’une grande aide pour cette dernière tâche, et le lien qu’il entretenait avec le Vargr s’était renforcé autour d’un sanglier abattu. Il ne restait à présent qu’à peaufiner les détails : l’alcool dans les tonneaux, les fleurs autour des poutres de la grande salle, les jolis habits sur les convives et la nostalgie dans leurs cœurs.
La célébration des Einherjahr, ceux tombés au combat pour la paix, était prête à résonner.
Assis sur le bord du lit, jambes écartées pour permettre à son frère de s’y tenir assis sur un tabouret, Thor aidait ce dernier à tresser ses boucles qu’il avait allongées jusqu’au bas de ses reins. Neuf tresses, pour les neuf branches principales d’Yggdrasil, et pour les Neuf Royaumes qu’elles reliaient. Il prit soin de décorer chaque natte des perles dorées que les doigts peinturés de vert lui tendaient une à une. Le métamorphe aurait pu s’en charger seul ; aussi l’Ase fut plus que ravi de sa demande.
« Il faut aussi que nous choisissons la tenue que tu porteras. » Les doigts de Loki dansaient dans l’air pour orchestrer les éclats de seidr devant lui et finaliser ses propres habits.
Thor haussa des épaules. « Une tunique et un pantalon suffiront. » La tête de son cadet se tourna lentement dans sa direction, faisant cliqueter les perles entre elles. Il arborait des traits androgynes ; le vert de ses yeux était mis en valeur par un crayonné noir qui agrandissait son regard. Un regard qui le mit au défi de répéter son propos. L’Ase rit. « Je suis parfait dans tout ce que je porte.
- Mmmh » ronronna le métamorphe en l’observant de haut en bas, avant de conclure : « non. Vous n’êtes parfait que lorsque vous ne portez-Eh ! » Il glapit lorsque son aîné tira un peu trop fort sur une tresse.
« La ferme Loki » grogna-t-il, ou il répondrait à sa provocation et alors, jamais ils ne quitteraient cette chambre. Et alors, Mobius les tuerait pour avoir raté la fête.
Le sermon que l’intendant leur fit, lorsqu’ils se présentèrent avec une demi-heure de retard aux portes de la grande salle, fut déjà douloureux à supporter pour ses tympans. Comment pouvait-on parler d’une voix colérique sans hausser le ton ? Un mystère – qu’ils n’auraient pas le temps d’élucider ce soir.
La musique résonnait dans tout le couloir, et ils furent plongés dans l’ambiance festive avant même d’avoir descendu le dernier escalier. Le trajet avait paru plus court en compagnie de son frère que lorsqu’il l’avait traversé en quête de ce dernier, l’estomac noueux et l’ombre de Fenrir lui servant de guide. Loki lui avait fait revêtir une armure semblable à celles qu’il portait sur Asgard, décorée d’une longue cape rouge qui voletait dans son dos. Son cadet avait à son tour tressé ses cheveux, avant de les recouvrir d’un casque d’argent orné d’ailes sur les côtés. Un accessoire qui avait déclenché un débat – ou peut-être une dispute ? – et fut l’une des principales raisons de leur retard. « C’est pas parce que toi tu portes des cornes, que moi je dois porter ce truc » s’était-il plaint ; il n’avait jamais été très friand des coiffes, cela le rendait ridicule. Les femmes le préféraient les cheveux en bataille, détail que lui jalousaient ensuite les autres guerriers.
« Pour l’honneur des guerriers, tu feras l’effort » avait conclu le né Jötunn en lui vissant lui-même le heaume d’argent sur le crâne. Et ce fut la fin du débat.
Mjöllnir pendait à sa ceinture ; Loki se tenait sur son autre côté. Il avançait avec prestance sur des talons vertigineux, suffisamment pour compenser les centimètres instaurés par les siècles. Il avait opté pour une armure légère en cuir noir décorée d’un jupon asymétrique en velours sapin. Une tiare ornée de deux cornes dorées ceinturait son front. Il avait l’air puissant, autant en charme qu’en force.
Mobius les fit attendre derrière les grandes portes, rappelant au prince blond le jour où sa position d’héritier au trône avait été proclamée aux oreilles de tous – un jour où Loki s’était tenu à ses côtés, de la même manière. La voix de l’intendant perça les notes mélodieuses pour instaurer un silence, le temps d’énoncer son discours d’ouverture.
« C’est une célébration importante pour les Alfes » murmura son cadet. Leurs doigts se frôlèrent entre eux.
« J’ai cru comprendre. » Son commentaire arracha un sourire à son cadet.
Thor se remémorait les fêtes tenues en l’honneur des Einherjahr sur Asgard. Elle servait davantage de raison politique pour réunir les grandes familles du conseil que de véritable commémoration pour les âmes des défunts héros. Un choix qu’il avait toujours regretté, car il connaissait des noms, avait connu des personnes sur cette longue liste de sacrifiés. Leurs ancêtres y figuraient, mais aussi le nom de leur grand frère. Un frère qu’ils n’avaient jamais eu le temps de pleurer, temps arraché par les oreilles sourdes de leur peuple.
Peut-être que les Alfes avaient raison. Peut-être que, une fois roi, il devrait restaurer cette coutume, présenter aux futures générations l’importance de ce qui fut autrefois, de ceux qui furent la fierté de leur peuple.
« Tu es nerveux ? » L’Ase haussa les épaules ; l’était-il ?
Il s’était déjà tenu ici des semaines plus tôt, le corps encore lourd du poison de Jörmungand, en quête de son frère. Un frère qu’il avait retrouvé, après cent quatre-vingt-sept ans de traque. Un frère qu’il devrait à nouveau quitter, bientôt, en espérant pouvoir le retrouver très vite. Si Loki voudrait toujours de lui.
« Tu veux un bisou ? »
Le Dieu de la Foudre rit. « La ferme Loki. » Il enroula ses doigts autour des siens.
« Toujours des menaces. » Les phalanges douées de seidr se plièrent en réponse.
« Il n’y a que ça qui fonctionne avec toi.
- Mmh, non. » Ses lèvres s’étirèrent davantage, l’amusement gagna le coin externe de ses paupières. « Mais je crains que Mobius ne nous accorde suffisamment de temps pour autre chose. » Des étincelles d’or dansèrent dans ses iris au moment où il les croisa. Il était magnifique, qu’importaient les traits qu’il décidait d’arborer.
Thor porta une main à sa joue, sans pour autant la toucher – il y avait tellement de paillettes sur ses pommettes saillantes qu’il craignait de les efface, et alors il connaîtrait des nuits solitaires les trois prochaines semaines. « Tu m’avais manqué » dit-il simplement en choisissant à la place de replacer une boucle derrière son oreille.
« Je sais » chantonna le sourire ravageur de son frère ; un joyau qui finirait bientôt brisé.
Moins de quatre mois.
Mobius achevait son discours dans un tonnerre d’applaudissements. « Peut-être qu’un baiser ne serait pas de trop finalement. » Loki haussa les épaules en réponse, avant d’incliner la tête pour accueillir ses lèvres contre les siennes. Doux et précieux, comme leur premier ; bien que moins maladroit et soudain.
Lorsqu’ils se séparèrent, les portes s’ouvrirent sur la musique entraînante et la joie de la foule. Le chant des guerriers pouvait retentir.
Notes:
Coucou tout le monde, de retour pour le chapitre 13. J’espère que vous allez bien et que vous avez passé une lecture agréable. Thor se fait doucement mais sûrement à sa nouvelle petite vie, son frère enfin retrouvé, quoi qu’encore un peu farouche. Néanmoins, des ennuis se profilent déjà (sinon ce serait pas drôle XD). Rendez-vous dans le prochain chapitre pour peut-être plus en découvrir ?
Note 1 : Leave her Johnny fait est un grand classique des chants de marin (ou sea shanties).
Note 2 : « Ouch » est l’onomatopée équivalant à « aïe » en Norvégien.
Note 3 : Dans la mythologie nordique, Hugin et Munin sont les deux corbeaux messagers au service d’Odin. Ils parcourent les Neuf Royaumes dès l’aube pour rapporter à leur maître les nouvelles. La phrase « l’aura dangereuse des compagnons de Freyja » fait quant à elle référence aux deux chats qui tirent le char de la déesse Freyja. Enfin, Einherjahr, qui se célébrait le 11 novembre, est une fête orchestrée en l’honneur des guerriers entrés au Valhalla, les fameux Einherjahrs.
Note 4 : Toujours dans la mythologie nordique, il est fait mention dans certains textes que la déesse Frigga possèderait des dons de vision, d’où le titre d’oracle lui étant attribué dans cette histoire. Don de vision partagé ici avec Loki : dans la mythologie, Loki eut pour amante une géante appelée Angrboda, la mère de Fenrir, Jörmungand et Hela, qui avait pour surnom « celle qui prédit le chagrin ».
Note 5 : L’emploi du fil rouge pour relier les personnes est une croyance très répandue, notamment en Asie, qui relie entre eux les amants destinés à être ensemble. Le destin étant lui-même représenté par un fil tissé par les Nornes dans la mythologie nordique, je trouvais que ces deux traditions allaient bien ensemble. D’autant que Freyja, associée aux chats, est notamment la déesse de l’Amour ;)
Note 6 : « Comme l’homme errant, seul, au milieu des montagnes noires d’orages dépeint par la mélodie d’Hela ? », cette phrase fait référence aux paroles de Jeg saler min ganger, la chanson tirée de l’épisode 3 de la saison 1 de Loki, reprise dans cette histoire pour être la chanson d’Hela. La phrase « bien qu’il privilégiait davantage la défense et l’usage de son bouclier » en parlant de Steven est bien sûr un clin d’œil à Captain America.
Note 7 : La cérémonie pour annoncer Thor en tant qu’héritier dont il est fait mention est une référence à une scène coupée du film Thor 1 où les deux frères attendent qu’Odin les fasse entrer. Les phrases « C’est pas parce que toi tu portes des cornes, que moi je dois porter ce truc » et « Tu veux un bisou ? » viennent d’ailleurs directement de ce passage.
Note 8 : « Sur Asgard, l’amour n’avait pas de forme définie et avait le droit de s’exprimer comme il le désirait », cette phrase est inspirée par l’ouvrage Loki, les Racines du mal de Mackenzi Lee qui traite de la jeunesse de Loki (une bonne lecture au passage), et notamment de sa fluidité sexuelle. Notez néanmoins que ce dernier point est à la fois tiré de l’univers Marvel, mais aussi de la mythologie elle-même où Loki est à la fois père et mère.
Un grand merci pour avoir lu et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter 15
Notes:
Soundtrack : Follow me de Evergreen (musique sans paroles) puis Jeg saler min ganger tirée de la saison 1 de Loki
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
« Dis, à ton avis, c’est quoi la différence entre un garçon et une fille ? » Sa question était spontanée, inspirée par l’image de Balder baisant la main de Nanna, une courtisane, de l’autre côté de la fenêtre.
Assis à l’opposé sur le divan, Loki leva le nez de son ouvrage pour l’interroger du regard. Cela faisait des heures qu’il lisait sans se lasser cet imposant traité sur les plantes médicinales, annoté avec la calligraphie illisible et minutieuse de Eir, ainsi que celle plus harmonieuse d’Idunn. Ils rentraient tous deux à peine dans l’âge de raison ; cet âge où le monde entier paraissait à la fois étrange, effrayant et fabuleux. Cet âge où la langue devenait lourde de questions et l’esprit nécessiteux de réponses. Une curiosité maladive qui pouvait se traiter de différentes manières : par la lecture dans le cas de son cadet, par l’intermédiaire d’autrui dans le sien.
« À quel niveau ? » demanda à son tour Loki pour aiguiller sa réponse.
Il haussa les épaules, ne sachant pas vraiment lui-même ce qu’il souhaitait apprendre. Bien sûr, son précepteur s’était assuré de l’informer globalement sur les différences anatomiques entre les deux sexes : l’homme avait une longueur là où la femme présentait un puits pour l’accueillir. Les mères portaient les enfants et se connectaient plus facilement avec le seidr ; contrairement aux hommes sculptés pour la force.
Thor contenait les deux visions majeures dans son cercle rapproché : sa mère était la plus digne des femmes, et son trio d’amis reprenait à merveille le cliché masculin enseigné aux petits garçons. Néanmoins, il y avait aussi d’un côté son frère, doux et doué de magie ; et de l’autre Sif qui, malgré son jeune âge, écrasait la majorité des aspirants avec lesquels elle s’entraînait à l’épée.
Et puis il y avait Loki, un parfait mélange de complexités qui rendait floues les moindres barrières. Tantôt frère, tantôt sœur, tantôt autre chose. Depuis qu’il avait développé ses dons de métamorphose, il semblait avoir aussi déverrouillé une porte enfouie en lui, comme une évidence qui échappait encore à son aîné. Une facette que le prince héritier rêvait de découvrir, car il s’agissait de Loki.
« Par exemple », Thor se concentra pour formuler sa pensée. « Toi, tu es mon frère.
- Adopté » compléta son cadet, car il savait à quel point ce détail l’irritait. Il rit d’ailleurs lorsque le blond gifla son mollet du dos de sa main dans un geste préventif. « D’accord, je suis ton frère, et ?
- Tu peux aussi être ma sœur. » Il sentit l’adjectif désireux de sortir des lèvres malicieuses, le menaça du regard pour ne pas l’ajouter une seconde fois. Assuré qu’il ne le ferait pas, Thor ajouta donc : « Comment savoir quel terme utiliser ? »
Les sourcils se froncèrent à peine au-dessus des iris verts ; le livre se baissa pour révéler son visage perplexe. « Est-ce que cela est si important pour toi ? Ce que je suis ?
- Non. » Sa réponse fut directe, car elle constituait l’une des plus grandes vérités de sa vie. La nature de Loki n’avait jamais compté pour lui. Même lorsque leur mère leur avait annoncé les origines du né Jötunn, il ne s’était jamais senti dérangé par ces dernières. Loki était son frère, son petit frère, une certitude que rien ni personne ne pourrait jamais changer. Ils se l’étaient promis, juré. « Non » répéta-t-il donc pour être certain de retirer cette idée parfois envahissante de l’esprit espiègle. Ses doigts trouvèrent sa main droite pour s’enrouler autour de ses phalanges. « Je voulais seulement savoir ce que toi tu préférais. » Il détourna son regard vers le jardin où un mouvement attira son attention. Vali, le meilleur ami de leur aîné, venait d’arriver ; les deux compagnons s’offrirent une accolade pour se saluer.
« Te comporterais-tu différemment si j’étais une fille ? » l’interrogea le métamorphe, appelant de nouveau sa concentration sur lui. Pourtant, les yeux du plus jeune demeuraient encore ancrés sur le dehors. « Si Balder devenait une femme demain, crois-tu qu’ils s’étreindraient différemment ? »
Ce fut au tour de Thor de froncer ses sourcils, dans un geste de réflexion pure. Son cerveau était encore trop jeune pour comprendre les subtilités de ces interrogations, et il pouvait sentir ses neurones cogiter entre eux pour comprendre les mots cachés de son frère. Car Loki adorait camoufler des secrets dans ses paroles.
L’attention fraternelle revint sur lui. Un éclat malicieux dansait sur ses traits, loin de rassurer le blond. « Tu sais quoi ? » Le livre se referma dans un bruit sourd, avant d’être déposé sur le rebord de fenêtre où il tint en équilibre précaire. « Et si nous testions quelque chose ? »
L’Ase voulut l’interroger sur ses mots, mais son cadet fut plus rapide que sa langue. La seconde d’après, Thor sentit quelque chose de léger se déposer sur ses lèvres, à peine appuyé, mais suffisamment pour accélérer les tambourinements dans sa cage thoracique. En un battement de cils, le vert oculaire de son frère avait envahi son champ de vision pour occulter tout le reste. Si près que le prince héritier pouvait voir danser les paillettes dorées de seidr autour de ses pupilles. Des sifflements chantèrent à ses oreilles ; une odeur piquante d’ozone emplit ses narines. Lorsque les lèvres de son cadet effleurèrent à nouveau les siennes, elles étaient plus charnues et les traits de son visage moins anguleux – frère devenu sœur. Puis un mélange des deux lorsqu’il l’embrassa pour la troisième fois.
Comme si de rien n’était – comme s’il ne venait pas de lui voler littéralement son souffle -, Loki retourna ensuite à son ouvrage, le laissant bouche entrouverte face à ce qui venait de se passer. « Comme ça, tu pourras choisir » dit simplement le métamorphe derrière les pages du traité botanique.
Choisir ?
Thor avait déjà embrassé bon nombre de demoiselles, et échangé des expériences buccales avec son trio d’amis – « pour essayer » ou « pour rire ». Bien sûr, embrasser une femme différait à peine d’embrasser un homme. Mais embrasser Loki…
Lorsqu’il leva son attention en direction de ce dernier, le blond aperçut la malice en train de l’observer derrière les vieilles pages. Le coin de ses paupières souriait, trahissant l’étirement de ses lèvres dissimulées derrière la couverture en cuir. La plus horrible farce de son frère, dont il ne comprendrait le sens que des siècles plus tard où, à pleine bouche, Thor avalerait toute la frustration de son cadet.
Choisir ?
Pourquoi devrait-il choisir ?
Chapitre 14
Balder
Sylvie laissa entendre un soupir attendri. « Mooh ! » ; sa réaction dessina un sourire au coin des lèvres narratrices. « Comment c’était votre premier baiser ? » lui avait-elle demandé de manière faussement innocente entre deux cuillerées de son ragoût, et comme il gagnait toujours à échanger des informations avec la jeune femme, il lui avait raconté. « Mère devait être tellement mignon quand il était petit. »
Mignon, « oui » concéda l’Ase. Ils étaient tous les deux assis dans un coin de la salle, partageant une table avec Brunehilde et Alioth. Son heaume s’était malencontreusement – bien sûr - égaré quelque part, laissant ses boucles tressées à l’air libre. L’atmosphère embaumait l’hydromel et le rôti de sanglier dont la chair savoureuse lui avait valu bon nombre de remerciement pour sa chasse. Des hommes et des femmes – et autres – qu’il ne connaissait pas, et avec lesquels pourtant il avait trinqué durant tout le repas, les gens se succédant sur les tabourets dans une ronde naturelle. Chaque demi-heure appelait à lever le godet dans un « Helse ! » collectif, avant de frapper fort le récipient sur la table la plus proche. Certains se brisaient, et le coupable se voyait alors applaudi pour sa bonne descente, l’accident considéré comme une trinque avec l’esprit d’un Einherjahr.
L’ambiance était parfaite et, sans le poids oppressant de devoir retrouver son cadet en fuite, Thor parvenait à plus facilement s’en imprégner. Chaque coup d’œil vers la salle lui rappelait son adolescence et les concours de beuverie avec ses amis dans les tavernes asgardiennes. Sif remportait généralement la victoire, et s’attirait même les grâces des dames impressionnées par son fort caractère. Lorsqu’il ne sortait pas avec la sulfureuse guerrière et le trio de paladin, l’Ase tentait de convaincre ses adelphes de le suivre. Hela acceptait toujours avec joie, et l’aider ensuite à convaincre les deux autres membres de leur quatuor, plus réticents : Balder ne buvait que très rarement et Loki avait toujours aimé se faire désirer. Ils devaient alors maintenir leurs identités secrètes et faire preuve d’une grande discrétion pour ne pas attirer l’attention des foules ; chose dont ils étaient tout bonnement incapables.
Un fragment du passé se dessina dans l’esprit du Dieu foudroyant : le violon énergique emprunté par Hela, les voix désaccordées des trois frères, le claquement des mains étrangères autour d’eux. « Deux verres si tu montes sur scène » avait parié Balder en tendant la main à leur sœur. Une chanson plus tard, et l’audace victorieuse de cette dernière lui avait valu de vomir ses boyaux dans l’arrière-cour de la taverne. Un tableau bien loin de la dignité attendue d’un prince ; à cette époque, ils s’en fichaient tous les quatre royalement. Ils étaient soudés, unis – malgré les langues parfois un peu trop acérées, les liens de sang manquants et l’opiniâtreté contagieuse. Un lien qui les avait menés à combattre ensemble, plus d’une fois, avant de les séparer.
« Mignon » reprit Thor en portant sa cuillère à ses lèvres, avant de compléter d’une voix riche d’affection : « Quand il n’essayait pas de m’assassiner ou de détruire le palais. »
Sa remarque fit rire Sylvie à gorge déployée et sourire la Valkyrie. « Il devait avoir ses raisons.
- Assurément, il en avait. La vraie question était : étaient-elles toutes valables ? » Prendre l’apparence d’un serpent pour baisser sa garde et se venger de son absence prolongée d’une dague en plein ventre ; couper les cheveux d’une femme après avoir batifolé avec elle par pure jalousie ; transformer des gardes en crapaud et des servantes en pigeon pour une simple remarque déplaisante. La liste était longue. L’esprit de son frère avait toujours été des plus imaginatifs. Là où la paix prônait le silence, et la guerre l’usage des épées, le chaos sublimait ses talents. « L'existence est un chaos. » Oui. Assurément.
Baillant à s'en décrocher la mâchoire, Sylvie étendit les bras par-dessus la table pour venir enrouler ses doigts autour des coudes de Brunehilde, assise en face. « J’aimerais tellement visiter cette époque. Ou même juste Asgard. Je me demande comment c’est là-bas. Bruny ? » Elle posa son menton sur son biceps et observa sa camarade par en dessous. « Tu y as vécu toi, non ? Comment était-ce ? »
La guerrière ouvrit la bouche, avant de stopper son élan. Thor comprit sans peine la raison de son hésitation. Le clan des Valkyries avait été dissous il y a longtemps, par décret royal, pour la simple explication qu’une armée de redoutables combattantes chevauchant la mort n’aidait pas à faire signer les traités de paix. La majorité de ces grandes femmes étaient alors retournées vers le Vahalla pour retrouver leurs précieux guerriers collectés, ou bien assuraient à présent d’autres fonctions telles que garde rapprochée de la reine. Une Valkyrie aussi loin des siennes témoignait d’une guerrière en exil, aux épaules lourdes d’un passé peu joyeux. « Je ne saurais dire, cela fait longtemps. » Il croisa ses perles sombres ; un nuage de chagrin planait sur ses traits. « J’ai perdu mes sœurs au cours de la conquête de Niflheim. Il y a longtemps » répéta-t-elle. Avant la naissance de Thor.
Un silence tomba sur la tablée. Brisé lorsque, attrapant son verre pour le lever, Alioth déclara d’une voix basse : « À toutes ces reines des cieux qui ont tant sacrifié pour nous. » Les yeux de Brunehilde pétillèrent à l’écoute de ses mots.
Sylvie attrapa son propre gobelet en se redressant pour trinquer à son tour : « À tous ceux qui sont partis trop tôt, en suivant leur glorieuse destinée. »
L’image de Balder s’imprégna dans l’esprit de l’Ase : ses lèvres imbibées d’ichor souriaient en soufflant ses dernières paroles, dans un univers de feu et de mort - une glorieuse et tragique destinée. « À nos héros » déclara-t-il simplement en imitant ses deux acolytes.
Très vite, le verre de la Valkyrie rejoignit les leurs. « Et à nous, qui vivons pour nous souvenir.
- Helse ! » s’exclama le quatuor, rapidement rejoins par leurs voisins. Et ils burent, accueillirent la douceur du miel sur leurs papilles. C’était enivrant, parfait pour oublier – même si Thor ne pouvait oublier.
Une fois la gorgée prise, le Dieu doré laissa son regard balayer la grande salle. Des couples dansaient joyeusement sur la piste aménagée entre les tables ; James et Clint y avaient traîné Steven pour se joindre à la ronde colorée. Ils avaient tous fière allure sous la lueur tamisée du grand lustre. Un peu plus loin, Mobius et son frère discutaient à l’ombre d’une poutre. Les doigts du métamorphe caressaient le crâne de Fenrir dont la robe noire était parée d’or, à l’image de son maître. Un Jötunn, un Alfe et un Vargr ; tous les trois bien loin de leur foyer, et pourtant chez eux. « Lamentis, la nation des laissés-pour-compte », où chacun pouvait espérer avoir sa place.
Lorsque son regard croisa le vert fraternel, les lèvres de celui-ci cessèrent de bouger, à peine entrouvertes, comme coupées dans leur élan. Au même moment, la musique se stoppa et les danseurs s’applaudirent avec force. De nouveaux verres furent levés, de nouveaux héros furent célébrés. Durant ce court laps de temps, l’intendant s’invita entre les musiciens, empêchant le démarrage d’un nouveau morceau.
« Ah » lâcha Sylvie, « je crois que ça va être l’heure du discours. » Le blond voulut tourner son regard dans sa direction pour l’interroger – quel discours ? – mais il ne pouvait décrocher son attention de la silhouette noire drapée d’or et de vert qui se mouva entre les danseurs pour rejoindre son bras droit sur la scène des musiciens. Ses talons démesurés et ses cornes artificielles lui permettaient de dépasser toutes les têtes ; son jupon flottait autour de lui avec une minutie si parfaite que Thor supposa du seidr entrelacé avec les fibres du velours. Lorsqu’il monta sur la scène, ses bottes claquèrent sur le plancher et il dominait entièrement la salle de sa prestance. Loki avait toujours été à l’aise avec l’idée d’impressionner les foules ; chaque discours était un spectacle à part entière, où rien n’était laissé au hasard. Car, différent, il avait dû grandir en se pliant à des normes non adaptées, en supportant des attentes plus hautes que celles des autres.
Il avait l’allure d’un roi.
« Mes chers camarades, je vous remercierais de m’accorder un fragment de votre temps. » Sa voix était posée, naturellement forte pour emplir la grande salle. Ses mains étaient jointes à hauteur de nombril, les ongles repliés dans la paume opposée, les avant-bras parallèles au sol, le dos droit, le port altier, et les iris voguant au milieu de la marée vivante. « Je vois parmi vous des visages familiers, mais aussi des nouveaux, et des manquants. Lamentis est une terre d’accueil, pour ceux qui ont besoin de se retrouver. Les oubliés. Les laissés-pour-compte. Les perdus. » Il marqua une pause, mesurée. « Toute personne qui veut trouver sa place en ce monde doit commencer par admettre qu’elle ne sait même pas ce qu’elle y fait. Moi-même par le passé, je me suis interrogé à ce sujet. »
« Est-ce que cela est si important pour toi ? Ce que je suis ? » Les paroles du jeune Loki résonnèrent dans sa mémoire. Non, cela n’avait jamais eu d’importance ; cela n’avait jamais rien changé. « Je suis le monstre dont parlent les parents à leurs enfants, tu te souviens ? » Thor l’avait toujours défendu contre ses démons internes, avait toujours souhaité qu’il se sente comme les autres, à sa place.
« Et voici ce que j’en ai conclu : le premier et le plus oppressant mensonge jamais prononcé était la chanson de la liberté. » Le regard de son cadet glissa sur lui, s’ancra de nouveau dans le sien.
« Tu dois fuir Loki.
- Viens avec moi. » Il avait refusé. « Tu m’as promis que nous trouverions une solution. Et je me suis retrouvé seul. » Car il n’était pas venu, pas assez rapidement. « Il n’y avait personne. » Thor aurait souhaité être là. « Alors j’ai continué d’avancer. » Pour gagner lui-même sa propre liberté. Une liberté que son ainé était venu lui reprendre, incapable de vivre sans lui. Il avait besoin de Loki ; il avait besoin de son petit frère.
L’attention du sorcier retourna vers l’assemblée. « Cette liberté, factice ou non, nous la devons à nos ancêtres, ceux qui se sont battus pour l’obtenir. À nos pères, nos mères », il s’attarda sur Sylvie, « nos sœurs » compléta-t-il en observant Brunehilde, avant de le regarder lui à nouveau : « nos frères. Morts, mais jamais en vain. Car nous serons là pour nous souvenir d’eux, pour faire vivre leur mémoire. » Il se retourna à peine pour récupérer le godet tendu par Mobius. « Que vous soyez anciens ou nouveaux, de passage ou non, sachez que je me souviendrais. De cette nuit, et de toutes les autres. » Loki, le Dieu des Histoires. « Alors, je lève mon verre à vous. À vous tous. Que l’on puisse trinquer ensemble dans cette vie au moins une fois, avant de fêter nos retrouvailles sur l’autre rive. Helse.
- Helse ! » clama la salle en chœur, avant que la musique et l’alcool ne reprennent leur rythme. Les rires et les danses suivirent, prêts à défier la venue de l’aurore. Tant de joie pour célébrer la tristesse ; créer de nouveaux souvenirs pour ancrer ceux du passé. Au lieu de pleurer. Car les larmes n’avaient jamais rien ramené. Elles prenaient du temps à se former, à s’écouler, à disparaître. Du temps, ce que Thor n’avait pas eu depuis plus de deux siècles. Immortel obligé de veiller sur son sablier. Car « immortel ne veut pas dire éternel ». Balder ne l’avait pas été. Ce monde ne l’était pas non plus, menacé par la venue du Ragnaröck futur. Qui se souviendrait alors ? Qui les célébrerait ?
« Allons danser. » La proposition vint de Brunehilde qui se leva en terminant son verre, avant de lui tendre sa main. Thor l’observa une seconde, avant de finalement l’accepter et de se laisser entraîner à sa suite. Le duo de mutins les suivit sans un mot, et tous les quatre se joignirent à la ronde qui s’ouvrit pour les intégrer. La mélodie était joyeuse et rythmée, la voix de la chanteuse remplacée par son souffle dans la flûte. L’air était familier, typique des tavernes asgardiennes. Les gens riaient, claquaient des mains, frappaient des pieds, et tournaient pour échanger de partenaire.
Ainsi, le visage de Brunehilde fut bientôt remplacé par celui d’une jolie rousse aux joues saupoudrées d’éphélides.
Puis par une brune au côté droit du crâne rasé.
Puis par Steven qui, visiblement peu à l’aise avec les pas de danse, se laissait entraîner malgré lui le long de la ronde.
Lorsque Sylvie apparue devant lui, son sourire était éclatant ; surtout lorsqu’elle observa sur leur gauche la personne qui serait le prochain partenaire de l’Ase. Un coup d’œil à son tour, et ce dernier aperçut les cornes d’or et les longues tresses nouées de ses propres doigts. « Chercherais-tu ton frère ? » demanda, malicieuse, la demoiselle par-dessus les notes assourdissantes, avant de rire lorsqu’il lui pinça la hanche.
Une dizaine d’accord plus tard, et elle tourna à son tour, son bleu oculaire remplacé en un battement de cils par un vert profond et familier auréolé d’or. Ses mains s’adaptèrent aussitôt à la taille de son nouveau partenaire afin de cueillir le corps fraternel – une habitude prise à vivre avec un métamorphe. Ils s’offrirent l’inclinaison de tête respectueuse avant de commencer à valser. C’était différent des précédentes ; avec Loki, tout l’était. Il pouvait entendre les sifflements de seidr répondre aux grondements internes de son pouvoir assoupi, percevoir l’odeur hivernale teintée d’ozone chevaucher celle de l’alcool et du sanglier, ressentir sa fraîcheur naturelle dans l’écrin chaleureux de la ronde.
L’instant ne dura pas longtemps, assez pour que son frère lui manque ensuite, retenant presque sa main dans la sienne lorsqu’ils durent changer. Il ne fallait pas briser la ronde, elle était symbole de continuité pour guider les esprits. Aussi, Thor le laissa partir. Après tout, une ronde n’était rien qu’un cercle sur lequel il s’était fixé, et Loki un électron qui gravitait autour sans jamais pouvoir s’égarer. Destinés à se retrouver. Et c’est ce qu’ils firent, trois fois au total au cours du morceau. Et peut-être que l’Ase ressemblait finalement à un chiot abandonné par son maître, car chaque passage de Sylvie lui valait un rire moqueur. « Moins de quatre mois » se rappelait-il à chaque fois qu’il quittait le regard fraternel.
Trop peu avant que Loki ne le déteste.
o
« Me laisserais-tu partager ta chambre ce soir ? »
Le métamorphe fredonna, songeur, face à sa proposition. Ils se tenaient tous les deux au bas des escaliers qui les séparaient chaque soir. Les appartements de Loki étaient situés au dernier étage du manoir ; son balcon offrait une vue imprenable sur le fjord. Il n’y avait accueilli son ainé qu’une seule fois, et seulement le temps de récupérer quelque chose. Le reste du temps, c’était lui qui rejoignait la couche du blond, située deux étages plus bas dans l’aile réservée aux invités, à ceux de passages. Comme si son frère savait déjà qu’il ne pourrait rester éternellement. « Combien de temps ? », la question ne cessait de lui brûler l’esprit ; il avait préféré se taire, plutôt que de tenter un mensonge face à ces orbes qui savaient si facilement les déchiffrer.
La nuit avait été longue, le soleil pointerait ses premiers rayons dans quelques heures. Il était épuisé, aussi bien physiquement que mentalement, et il ne voulait pas se retrouver seul, dans le silence, après la célébration bruyante et stimulante qu’ils venaient de passer. Il avait senti l’amertume dans le discours de son cadet ; il y avait encore de la colère en lui, et il faudrait du temps pour reconquérir entièrement sa confiance. Peut-être même ne la récupèrerait-il jamais complètement.
« S’il te plaît. » Son pouce caressa le poignet maintenu prisonnier.
Les yeux verts l’observèrent, cherchèrent le piège, la faille dans sa proposition. Avant qu’un soupir, plus pour la forme que sincère – Thor avait appris à différencier les deux – ne s’échappe de ses lèvres. « Si tu insistes.
- J’insiste. » Ses phalanges glissèrent jusqu’à sa paume, avant de se refermer sur celles plus pâles. Qui firent de même pour sceller leur accord.
La minute d’après, Thor se laissa guider dans la pénombre des étages supérieurs par son frère.
Ils ne se quittèrent pas avant la venue du jour.
Et, cette nuit-là, l’Ase laissa son esprit voguer vers un passé scellé depuis trop longtemps.
Cette nuit-là, entre les bras de son cadet, Thor commémora la mémoire d’un grand Einherjahr : celle de son grand frère. Balder.
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Le petit garçon se sentait tangué entre les vagues oniriques. Un bras le soutenait sous le postérieur ; sa joue reposait contre une épaule large et solide. Par moments, ses paupières s’entrouvraient pour révéler des fragments de l’environnement changeant d’un couloir : un tapis rouge, un tableau, un bout de jardin sombre au travers d’une fenêtre, une tapisserie, un lustre, un regard ambre affectueux. « Vous n’êtes pas possibles tous les deux », un murmure trop chaleureux pour le reproche qu’il voulait porter. Balder qui veillait sur lui, son visage auréolé par la lueur des flammes. Et, dans son autre bras, Loki endormi contre l’épaule fraternelle – tout comme lui précédemment.
Il y avait eu des rires et de la joie pour célébrer les anciens héros ; des lèvres trempées dans la mauvaise coupe ; l’euphorie qui les avait fait danser jusqu’à l’obscurité.
Il y avait eu les yeux espiègles de Loki, l’hardingfele joyeux d’Hela, les encouragements de Balder, la magnificence de leur père, la douceur et la beauté de leur mère, et Loki - encore Loki, toujours Loki – qu’il avait fait tournoyer et qui l’avait fait tournoyer à en perdre la tête. Deux petits corps au milieu d’une marée d’armures et de velours.
Ses lèvres bougèrent sans qu’aucun son autre que des marmonnements ne se fasse entendre. « Bien sûr, bien sûr », Balder rit. « Je vous mets tous les deux au lit, et après j’y retourne. Nanna m’attend. »
Frais, les doigts de son cadet reposaient encore entre les siens. Une constatation qui suffit à l’esprit du blond pour replonger dans ses songes, épuisé, en se laissant bercer par le pas de leur grand frère. En sécurité.
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« Bald ! » Les bras s’ouvrirent en grand pour le cueillir dans les airs au moment où il lui sauta dessus. Un éclat de rire lumineux et son aîné le fit tournoyer au-dessus de sa tête. Enfin de retour d’Alfheim après une absence de presque deux ans. Enfin l’adelphie pouvait de nouveau être au complet. Thor avait toujours détesté lorsqu’ils étaient séparés ; du plus ancien qu’il parvenait à se souvenir, ils avaient toujours été quatre. Unis.
Le portant contre sa hanche, Balder laissa ensuite Loki s’approcher. Son sourire avait maigri, mais il demeurait une part d’affection dans son regard – Thor ne comprendrait la raison que des siècles plus tard ; de même pour la distance que conservait toujours le plus jeune avec le premier fils.
Une main passa dans les boucles sombres, avant de presser le petit corps contre sa hanche saillante. « Ça fait du bien d’être à la maison. » La maison, leur foyer.
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La mélodie composée par Hela emplissait le jardin ; les notes s’élevaient entre les branches de l’if qui leur offrait de l’ombre. La musicienne dévoilait sa dernière composition, sous le regard attendri de leur mère. Balder se tenait près d’elle, et les deux plus jeunes princes s’étaient assis contre les jupons maternels. Il faisait clair dans le ciel et dans les cœurs. Ils étaient unis, telle une pelote entrelacée de liens. Ils étaient une famille, le modèle parfait.
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« Loki, plus de force ! Thor, plus grands les yeux ! » La voix de Balder résonnait derrière eux. L’arc était lourd, la corde difficile à tendre ; son sang avait fini par tacher les deux. Aucune de ses flèches ne parvenait à toucher la cible, au détriment des arbres derrière qui servaient à les stopper. Contrairement aux projectiles de son cadet qui achevaient leur trajectoire trop tôt et s’échouaient dans la boue.
Ils s’entraînaient depuis des heures, sans se plaindre, car leur requête avait été acceptée par leur aîné. Balder était meilleur professeur qu’aucun instructeur n’aurait pu l’être, car il connaissait mieux que quiconque les deux jeunes princes. Néanmoins, son temps était précieux – c’était toujours pareil avec les adultes -, et il fallait savoir en profiter au maximum.
Lorsque la dernière flèche quitta son carquois pour rejoindre les autres au loin, un court silence tomba sur le terrain d’entrainement. Du coin de l’œil, Thor échangea un regard avec Loki. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, mais le sourire sur ses lèvres était sincère, partagé sur les siennes. Les rejoignant, Balder posa une main sur le crâne de chacun. « Allez les p’tites têtes, on part chercher les flèches et on recommence. » Ils ne protestèrent pas, ne dirent jamais non, et firent même la course pour récupérer le plus possible de projectiles, avant de recommencer. Sous le regard amusé du premier prince.
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« Comment tu as su que Nanna était la bonne ? »
Balder stoppa le mouvement du tissu sur la lame de son épée pour lever le regard, intrigué, dans sa direction. Avant que la perplexité ne se transforme en éclat de curiosité. « Notre petit coup de foudre aurait le coup de foudre pour quelqu’un ? »
La gêne chatouilla aussitôt les veines du blond qui reprit, comme si de rien n’était, le nettoyage de sa propre arme en marmonnant dans son coin.
« Oh, allez ! » poursuivit son aîné en fouettant sa cuisse du tissu. « Crache le morceau, tu en as déjà trop dit. Je la connais ? C’est une princesse ? Ou peut-être un prince ? » Il oscilla un sourcil vers le haut dans un geste suggestif. Avant d’éclater de rire en se prenant le chiffon de son cadet en plein visage. Pourquoi oubliait-il toujours que, derrière l’apparence calme et sage de son grand frère, se cachait un jacasseur en quête de ragot ? « Oh allez p’tit frère » rit-il de nouveau tandis qu’il l’abandonnait, qu’il courait pour lui échapper, « reviens ! »
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« Loki, Loki, Loki. » Un soupir forcé quitta les lèvres du Dieu lumineux. « Pourquoi n’y en a-t-il toujours que pour lui ?
- C’est mon p’tit frère » répondit simplement le jeune prince en haussant les épaules, comme si cela était une évidence – et cela en était assurément une.
« Et je suis ton grand frère.
- C’n’est pas pareil. » Les iris ambre se plissèrent, cherchant à comprendre. Mais il n’y avait rien à comprendre. « Il a besoin de moi. » Il devait le protéger. Loki était différent des autres habitants d’Asgard ; il était à présent suffisamment grand pour comprendre ce que cela impliquait. Les moqueries, les regards de travers, les rumeurs : toutes ces choses qui blessaient autant qu’une simple arme blanche. Et si son cadet ne montrait rien, il savait aussi à quel point il pouvait être bon menteur. Alors Thor avait décidé de grandir plus vite, pour mieux le protéger.
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« Thor ! Thor arrête ! » Il avait eu envie de détruire son aîné. Sa colère grondait dans ses veines à chaque fois qu’il croisait ses iris ambre. Il le détestait. Le détestait.
Le monde devenait blanc autour de lui, menaçait d’exploser – ou d’imploser – pour balayer la salle de réception. Ces colonnes d’or méritaient de finir en poussière. Ce visage méritait de finir méconnaissable. Ce monde méritait de s’embraser.
Il le détestait, le détestait. « Thor ! »
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« Est-ce que tu peux lui dire que je suis désolée ? » Balder se tenait au milieu du salon de ses appartements. Un gros pansement masquait le bas de son visage ; sa pommette gauche arborait encore des teintes violacées de sa violence et des cernes creusaient son regard terne. Lui qui apparaissait toujours rayonnant, baigné de lumière, il avait perdu de sa prestance et apparaissait vieilli d’un demi-millénaire.
Durant les semaines qui avaient suivi la fête chaotique, aucun membre de l’adelphie n’avait été autorisé à se voir, le temps de laisser les émotions se calmer et de décider de la punition de chacun. Bien sûr, Thor n’avait pas attendu les mots paternels pour rejoindre Loki dans ses appartements. Quelque chose s’était brisé en lui à la suite de son étrange dispute avec leur aîné. Le métamorphe avait refusé de lui donner les détails de l’incident, insistant sur son autonomie pour gérer la situation. Mais lui ne pouvait pas juste faire comme si de rien n’était ; pas alors qu’il avait manqué de détruire le visage de Balder. Pas alors que son esprit fertile, faute d’informations, s’inventait ses propres versions, toutes plus horribles les unes que les autres. Il devait protéger son petit frère.
Un véritable regret assombrissait l’or des yeux sages ; il avait l’air plus pathétique que jamais, atténuant à peine la colère grondant encore dans le cœur du blond. « Pourquoi n’irais-tu pas lui dire directement ?
- Parce qu’il refuse de m’entendre. » Le Dieu de la Lumière afficha un sourire triste, qui devint très vite une grimace lorsqu’il tira trop fort sur le pansement dans le geste. « Je ne voulais pas le blesser, je le jure. J’aime Loki. Je n’sais pas pourquoi, c’est sorti comme ça. Ce n’était que de la vérité sans mal.
- Certaines vérités sont difficiles à entendre. En tant qu’enfant illégitime, tu devrais le savoir toi aussi. » Sa remarque assombrit le regard adverse ; Thor tâcha de conserver son calme. Debout de l’autre côté de la salle, il maintenait la distance pour être certain de ne pas relancer le débat physique avec son aîné – ni Hela, ni leur mère n’étaient présentes pour les stopper ; et il n’était pas certain de pouvoir se stopper la prochaine fois.
Loki était son frère, comme Balder, mais le lien qu’il entretenait avec le plus jeune de l’adelphie était plus puissant. Parfois même effrayant. « Asgard n’est pas prêt à une telle catastrophe. » Son pouvoir avait été incontrôlable ce soir-là, il s’était senti dangereux pour la deuxième fois de sa vie. Son âme avait choisi son camp avant même de connaître la situation. Il y avait cette émotion brûlante au fond de sa poitrine, une émotion qui s’embrasait à la simple idée que Loki puisse être blessé. Et c’était effrayant, oui. Un instinct primaire.
« Ne t’approche plus de lui si ce n’est pas nécessaire. »
Balder fronça les sourcils face à son ordre – car c’en était définitivement un. « Loki est aussi mon frère.
- Non. » Thor se remémorait l’affection dans les yeux ambrés, ce même genre d’attachement offert à un petit animal trop fragile pour survivre seul, adopté en conséquence. Lorsqu’Hela l’avait ramené de Jotunheim, ils atteignaient déjà tous les deux la fin de l’adolescence. Le blond avait lui été retiré de la garde maternelle, incapable de subvenir à ses soins d’après son père, pour être éduqué dès son plus jeune âge à son futur rôle. Loki avait alors servi de fils de substitution à Frigga afin d’apaiser son cœur de ne pouvoir allaiter son unique enfant de sang.
« Je ne suis qu’un tribut de guerre » lui avait un jour marmonné son cadet, un sourire faux sur les lèvres.
Thor ne lui avait jamais laissé redire de tels mots. « Tu es mon frère, jamais rien de moins. »
« Non », il reprit, la colère grondant de nouveau dans ses veines. « Je peux croire en tes excuses et en ton regret, Bald. » Les liens s’effilochaient ; il tentait de les maintenir entrelacés. « Mais je ne te laisserais pas mentir sur ce point-là. » Le fil carmin de Loki était le plus précieux. « Je lui dirais. Maintenant, vas-t’en. »
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« Thor, calme-toi. T’énerver n’arrangera pas les choses.
- Mais enfin ! » clama-t-il plus fort qu’il n’aurait voulu, « Loki est-
- Innocent » compléta Balder en resserrant sa prise sur son épaule. Une chaleur pulsatile émanait de ses doigts, tel un métronome censé tempérer ses émotions grondantes. L’or de ses iris était stable, ancré dans le bleu des siens, comme pour lui offrir un appui au cœur d’une tempête qui ne demandait qu’à exploser. « Bien sûr qu’il l’est. Loki est notre frère, il n’aurait jamais pu s’associer à de telles crapules. » L’irritation était aussi présente dans sa voix ; elle s’atténua à peine lorsqu’il ajouta, un sourire au coin de ses lèvres : « Notre petit courant d’air est bien trop intelligent pour fomenter un plan aussi bancal.
- Exact ! » s’insurgea à son tour Hela par-dessus l’épaule du semi-Alfe. « Si Loki était coupable, Père aurait rejoint le Valhalla depuis bien longtemps ! Maudite enchanteresse ! » grogna-t-elle en donnant un coup de pied dans l’amphore que Balder était parvenu à sauver de la colère du blond. Ce qui lui valut un regard désapprobateur du Dieu lumineux à l’instant où la porcelaine éclata en mille morceaux sur le sol.
Plusieurs minutes s’écoulèrent, avant que l’indignation engendrée par le traitement de leur plus jeune frère n’éclate à son tour, juste le temps d’un rire partagé entre les trois enfants d’Odin face à la risibilité de la situation. Et cela faisait du bien, car cela faisait longtemps. Car, dans ces instants où plus rien n’allait, les fragments de joie pareil étaient les plus précieux, des bouffés d’air vitales pour poursuivre l’apnée dans l’obscurité.
Balder avait raison, s’énerver n’arrangerait pas les choses. Loki refuserait de toute manière son intervention directe. Et puis, il y avait plus grave : après la tentative d’assassinat de leur père par les Jötnar, le départ pour le champ de bataille n’était plus qu’une question de jours.
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Loki refusa de le voir jusque-là. Refusa de voir qui que ce soit. « Comme si une porte close t’avait déjà stoppé dans ton élan » rit Balder sous son heaume. Heaume qu’il inclina en direction de Bilskirnir – en direction de leur cadet. « Va. Malgré ses paroles, et même s’il ne l’avouera jamais, je suis persuadé qu’il t’attend. » Son sourire était sincère, tout comme l’affection qu’il tentait de contenir.
Autour d’eux résonnaient les notes composées par l’hardingfele d’Hela. Tout comme ce jour où ils s’étaient tenus, ensemble, dans l’ombre du grand if pour l’écouter. Avant les guerres, avant les disputes.
« Es-tu en train de proposer de me couvrir ? » L’amusement dansa en réponse sur les lèvres adverses, surtout lorsqu’il ajouta : « Qui êtes-vous ? Et qu’avez-vous fait de mon frère plein de droiture et-
- File » l’interrompit Balder d’un nouveau rire, en donnant un coup de poing dans son épaule, « ma proposition est à durée limitée. » Il soupira un sourire. Et alors, peut-être que Thor s’était trompé. Peut-être y avait-il plus qu’une simple forme d’attachement dans le regard ambré. Peut-être ses excuses passées avaient été plus sincères qu’il ne l’avait imaginé. Peut-être ; les fils devenaient difficiles à dénouer avec le temps, le noir et le blanc de l’enfance s’enrichissaient en une palette de nuances de plus en plus complexes.
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« T’es-tu disputé avec Loki ? » Il interrogea son aîné par-dessus sa chope d’hydromel. Ils venaient à peine de rentrer de la grande bataille contre Jotunheim. Vingt-et-une longue année passée dans le froid, loin de leur patrie, de leur foyer, du regard vert parsemé d’éclats d’or. Un regard qui manquait encore à l’appel malgré l’heure de plus en plus tardive, comme il le fit remarquer au semi-Alfe, qui fronça en réponse ses sourcils, perplexe. « C’est étrange, nous l’avons croisé en venant, il- » Balder stoppa ses mots ; son attention coula sur la gauche de son cadet, là où se tenait Sif, avachie sur la table, les yeux clos et les joues gravées par le sel de ses précédentes larmes. Son père était mort au combat ; ils avaient célébré ensemble sa mémoire durant des heures. Un homme fort et juste. « -Oh »
Thor releva son regard en direction de son aîné. « Quoi ? » demanda-t-il après une demi-minute de silence – il n’aimait pas la multitude de possibilité que pouvait cacher ce simple « Oh ».
Balder se contenta d’un simple soupir contre le rebord de son gobelet. Il prit le temps d’avaler plusieurs longues gorgées, de prolonger de manière presque sadique l’attente de son futur roi, avant de déclarer d’une voix partagée entre l’amusement et la lassitude : « Loki a raison.
- Lorsqu’il dit que je suis génial ? » proposa Thor, plus pour attirer la prochaine réponse que pour se vanter d’un fait qui n’avait jamais traversé les lèvres du plus jeune de la fratrie.
« Non. » Balder rit du nez en reposant son verre sur la table. L’amusement avait gagné la bataille, étirait à présent le coin de ses paupières. « Lorsqu’il dit que tu es lent pour comprendre. »
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« Tu es un cas désespéré » souffla Thor en supportant son aîné autour de ses épaules. Malgré sa grande taille, il ne pesait rien, mais le surplus d’alcool le faisait sans cesse tanguer dans tous les sens, et lui avec. « Deux verres, et regarde-toi ! »
Mais le Dieu de la Lumière ne l’écoutait que d’une oreille, poursuivant de chanter l’air joué par Hela plus tôt sur les cordes de l’instrument emprunté :
Men trærne danser og fossene stanser
[Mais les arbres dansent et les cascades s’arrêtent]
Når hun synger, hun synger “kom hjem”
[Quand elle chante “viens à la maison »]-
Accrochée au bras de Loki, la musicienne rit face à son comportement.
Quatre silhouettes encapuchonnées, dont la discrétion était ruinée par la joie enivrée des plus âgés. Ils étaient pleins – pour la première fois depuis une éternité. Ils grandissaient, et chacun apprenait progressivement ses responsabilités : Hela rejoindrait la tour des mages pour finaliser sa formation, Balder serait bientôt père, et Loki entrait enfin dans l’âge adulte. Quant à lui, son père officialiserait sous peu sa position d’héritier, augmentant le nombre de tâches quotidiennes à accomplir. Leur temps ensemble se réduisait ainsi, les liens se tendaient. Mais ils demeureraient soudés, à tout jamais.
Men trærne danser og fossene stanser
When she sings, she sings “come home”
Car c’était ce que faisait une famille.
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« Nous n’irons pas.
- Surtur a déjà récupéré l’Éternelle Flamme ; il a failli tuer Hela. Bon sang Balder, qu’est-ce qu’il te faut de plus ?! » Debout sur ses jambes face à son aîné encore assis, Thor le fusilla depuis sa hauteur.
La fatigue imprégnait les traits de lumière. Thor pouvait comprendre ses réticences à prendre les armes, ils avaient tous faillit y passer. Tout cela parce que personne n’avait voulu prêter oreille aux images de Loki. Pour autant, ils ne pouvaient pas abandonner, pas maintenant. La première bataille était perdue, mais la guerre ne débutait qu’à peine, manquant d’exploser de l’autre côté des branches d’Yggdrasil.
« Bald » ; il fit un pas en direction de son aîné. « Nous n’avons pas le temps d’attendre la décision de Père. Nous devons nous rendre sur Muspelheim avant que Surtur n’ai retrouvé toute sa vigueur. Avant qu’il ne soit trop tard. »
L’enchanteur lumineux l’observa un instant en silence. Ses pupilles naviguèrent ensuite vers Loki, debout derrière le siège précédemment occupé par Thor, pour revenir vers ce dernier. Puis, soupirant, il céda : « Accorde-moi une nuit. »
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« Ne t’en fais pas Hela, nous te vengerons et stopperons ces démons avant qu’ils ne puissent détruire notre monde. » Il l’enlaça avec crainte entre ses bras puissants. Sur son épiderme, Sowilo et Tiwaz se mêlaient, emportant un peu du seidr de leur sœur dans la bataille. Ils en auraient besoin, car aucun n’était certain de l’état dans lequel ils reviendraient. Leur père refusait d’écouter ; aussi, ils avaient décidé d’agir, ensemble, afin de préserver l’avenir.
« Laissez-moi venir avec vous. » Les larmes s’accumulaient au bord de son unique paupière visible, le côté gauche de son visage maintenu secret derrière d’épais bandages.
Les doigts de Loki se resserrèrent autour de sa main encore viable, Balder embrassa son front et Thor décida de l’enlacer plus fort encore. « Nous reviendrons vite.
- Tous les trois » promit Balder.
L’entaille poursuivait sa progression sur le fragile miroir familial.
« Tous les trois » répéta leur sœur, avant de les étreindre ensemble. « Revenez. »
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Le feu. La destruction. La souffrance. La mort. La lueur de Balder au milieu du chaos, ses larmes, ses cris, son sang. Son sourire, toujours, entaché. « Je suis désolé. Dites. À Hela. Que je suis. Désolé. » Son corps à la fois glacé de vie et brûlant de mort. « Dites à. Mon fils. »
Thor pleurait, ne pouvait retenir son chagrin. Ses doigts, poissés par l’ichor fraternel, nimbaient ses mèches cuivrées à force de le presser contre son torse. « Nous allons rentrer, je te le promets. Ensemble. Eir va te sauver, ne crains rien. Tous les trois.
- Thor », la voix de Loki l’appelait. Calme, et pourtant sur le point de se briser. Tentant de suggérer ce qu’il refusait d’assimiler, de comprendre.
« Non. » Ses mains tremblaient ; la douleur était insoutenable.
« Mes p’tites têtes. » Sa respiration était sifflante. « Fuyez.
- Non » il répéta. « Non. Nous avons promis à Hela. Nous avons. Promis. Bald, j’t’en prie, lève-toi.
- Je suis désolé.
- Je peux te porter. » Il jeta un regard noyé de larmes et de sang à son cadet, par-dessus le corps ensanglanté. « Loki, je peux le porter. Nous rentrons.
- Mais, Thor-
- Charge-toi de l’avant. Allez !
- Mes frères-
- La ferme, Balder ! Nous rentrons ! »
Ensemble.
Et ils étaient rentrés. Plus ou moins. Les voiles blanches ; Laguz brûlait sa peau ; il manquait un chevet auprès duquel se rendre. Sa mère contenait son chagrin, son père criait, Loki ne cessait de s’excuser, et il avait mal. Terriblement mal. Pourtant, ils étaient rentrés, Thor le savait. Tous les trois.
Puis on lui avait annoncé l’exécution prochaine de son cadet.
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« Il était votre frère, votre sang. » Thor remua dans son sommeil. « Il vous a sauvé la vie en sacrifiant la sienne. » Des bras s’enroulèrent autour de lui. « Pourtant, vous n'avez versé aucune larme à sa disparition. » Il s’y accrocha avec désespoir. « Il était votre frère. »
Une larme roula sur sa joue, dégringola de son menton avant de s'écraser sur son biceps.
Balder était mort.
Notes:
Bonjour à tous ! Bienvenue dans ce quatorzième chapitre de Kom hjem – bientôt la moitié ! J’espère que cette histoire vous plaît toujours autant. Personnellement, je suis beaucoup attachée au personnage assez complexe de Balder, et je suis bien contente de pouvoir enfin vous le présenter autrement que par la simple mention d’un frère mort. D’autant que nous aurons l’occasion de revenir sur ces souvenirs plus tard, afin de vous offrir plus de détails ;)
Note 1 : J’ai choisi la mélodie Follow me de Evergreen pour la danse lors de la fête, avec la flûte joyeuse qui donne envie de danser. Pour la chanson chantée par Balder, il s’agit toujours de puis Jeg saler min ganger tirée de la saison 1 de Loki.
Note 2 : Comme déjà présenté dans un chapitre précédent, Dieu de la Lumière et de l’Amour, Balder est le demi-frère de Thor dans la mythologie nordique, mais aussi dans l’univers Marvel (bien que pas abordé dans le MCU). Nanna est le prénom de son épouse dans la mythologie. Quant à Vali, il s’agit du dieu venu au monde pour venger la mort de Balder, indirectement causée par Loki. Enfin, Einherjahr désigne une fête qui célèbre le 11 novembre les guerriers entrés aux Vahalla, les fameux Einherjahrs.
Note 3 : Toujours dans la mythologie nordique, Bilskirnir est le nom du manoir de Thor, ici utilisé pour désigner le manoir des enfants d’Odin. Muspelheim est le royaume de Surtur, démon responsable du Ragnaröck ; Alfheim est le royaume des Alfes où règne Freyr ; et Niflheim est un royaume désolé, souvent associé à la Déesse Hel.
Note 4 : Plusieurs références aux films de Thor se sont glissées dans ce chapitre. Par exemple, « Prendre l’apparence d’un serpent pour baisser sa garde et se venger de son absence prolongée d’une dague en plein ventre » est une référence à l’anecdote de leur enfance donnée par Thor dans le troisième film. « Je suis le monstre dont parlent les parents à leurs enfants » est une réplique de Loki dans le premier film, tout comme « Toute personne qui veut trouver sa place en ce monde doit commencer par admettre qu’elle ne sait même pas ce qu’elle y fait » déclarée par le professeur à Thor.
Note 5 : Nous avons aussi des références à la série Loki avec « L’existence est un chaos » et « Une princesse ? Ou peut-être un prince ? » empruntées à Sylvie, ainsi que « le premier et le plus oppressant mensonge jamais prononcé était la chanson de la liberté » prononcé par Loki dans la saison 1. Nous avons aussi l’histoire de Loki qui a coupé « les cheveux d’une femme après avoir batifolé avec elle par pure jalousie », référence à la scène avec Sif (dont nous aurons l’occasion de reparler dans un autre chapitre). Enfin, nous avons la fameuse « glorieuse destinée » à laquelle Loki aspire dans le MCU.
Note 6 : « Helse ! » est l’équivalent de « Santé ! » ou « À la tienne ! » pour trinquer en Norvégien.
Note 7 : Dans l’alphabet runique viking, Sowilo est la rune du soleil qui apporte la lumière sur le chemin sombre et symbolise l’accomplissement d’une étape importante, d’une étape à franchir ou encore d’une victoire. Tiwaz est quant à elle la rune de Tyr, le Dieu de la Guerre, de l’Ordre et de la Justice. Elle est utilisée pour gagner ses faveurs afin de remporter une bataille, et donne l’endurance à la fois physique et mentale. Deux runes en sommes parfaites pour partir pour une bataille. Quant à Laguz, la rune de l’eau, déjà présentée dans cette histoire, elle est utilisée ici comme une rune de soin.
Un grand merci pour avoir pris le temps de lire ce chapitre, ça fait toujours plaisir de partage cette histoire avec vous =3 À la revoyure !
Chu
Chapter Text
La cour s’était réunie sous les toitures d’argent de Glitnir, la demeure de celui qui, malgré son jeune âge, présidait déjà les plus grands conflits entre Æsir : Forseti. Une foule dense s’agrégeait entre les colonnes d’or rouge. Les voiles blancs étaient nombreux et flottaient au-dessus des joues encore salées. Tous attendaient le verdict, ne comprenant pas pourquoi le jugement devait être renouvelé. La culpabilité du Dieu de la Malice avait déjà été reconnue, et il payerait pour son crime une fois retrouvé – s’il était retrouvé. Aucune âme n’envisageait la situation autrement, car aucun n’avait connu l’autre visage de Balder. Icône de l’Amour et de la Lumière, le semi-Alfe avait été un prince juste, un guerrier valeureux, un mari fidèle et un père affectueux ; comme l’avait rapporté Nanna, sa compagne, durant des heures entre ses larmes intarissables.
Un besoin de justice qui s’était transmis à leur fils, Forseti qui, ce jour-là, avait bien du mal à maintenir sa position objective sur son haut trône pour ne pas venir consoler le cœur maternel.
Balder avait aussi été un enchanteur de première catégorie ; il avait répandu sa lueur bienfaitrice sur les peuples des Neuf Royaumes et apporté la paix dans les foyers. Aimé et pleuré de tous. Une réputation déjà construite lorsque Thor était venu au monde ; un modèle sur lequel il s’était forgé les premières années de son existence, avant d’en comprendre les limites.
Car, à force de briller, la Lumière finissait par dévorer le reste. Omniprésente, elle ne laissait que très peu de place à ce qui était différent, aux ombres qui tentaient de survivre entre ses faisceaux. La gentillesse avait ses préférences, parfois la sincérité devenait une lame tranchante, et l’incompréhension face à un esprit divergent pouvait se métamorphoser en barrière douloureuse. En grandissant, Thor l’avait compris : la Lumière pouvait se montrer égocentrique en se pensant sans reproche, mais il en était autrement. Loki en avait fait les frais le premier. Différent, brillant à sa manière.
« Je ne comprends pas pourquoi nous sommes encore là à discuter de ce traitre ! » s’emporta Vali, le meilleur ami de son frère, en se relevant brusquement. Son siège grinça sur les dalles en cristal, et il manqua de retourner la table dans son geste. « Balder est mort, à cause de ce Jötunn ! »
Le prince héritier serra des dents en ressentant la haine mise dans l’origine de son cadet. Assise à côté de lui, Hela posa une main sur la sienne pour calmer le grondement en lui. Du coin de l’œil, il croisa son unique iris qui lui suppliait patience.
« Le juge a déjà révélé son verdict » poursuivit Vali, « vengeance doit être faite ! Pourquoi revenir là-dessus ?!
- Du calme Vali. » Depuis son trône, opposé à celui du juge, le Père de toutes choses parla d’une voix calme et grave qui imposait un respect immédiat. L’écharpe blanche était encore accrochée sur son épaule et ses doigts étaient entrelacés avec ceux de sa reine.
L’Ase vengeur, à la coiffure anarchique et au teint crasseux, ne reprit pas pour autant sa place ; il profita au contraire de sa hauteur nouvelle pour défier Thor du regard et lui adresser d’un ton cinglant : « Il était votre frère. Votre sang ! Il vous a sauvé la vie en sacrifiant la sienne. Pourtant, vous n’avez versé aucune larme à sa disparition. Et défendez même le coupable de ce complot ? »
Le prince héritier expira lentement, avant de prendre la parole : « Nous étions trois à Muspelheim. Pourquoi Loki serait-il le seul coupable ?
- Parc’que c’est un Thurse ! C’est ce qu’ils sont ! » Face à l’insulte, son poing se referma sur l’accoudoir dont le bois craqua entre ses phalanges. Le regard de sa sœur se fit lourd sur son côté. Inspirer, lentement. « Loki a toujours jalousé Balder, depuis des siècles ! Il- » Le reste de sa phrase fut engloutie dans un vacarme assourdissant. Des courtisanes émirent des glapissements de surprise face à la lourde table fendue en deux là où le poing du Dieu fertile s’était abattu.
« C’en est assez. » Une nouvelle fois, Hela tenta de le retenir, mais il ne voulait plus écouter. Il était épuisé. Tendu. Peut-être intérieurement dans le même état que cette pauvre table – brisé. Son cadet avait disparu depuis des mois, presque deux ans, rejeté à cause de toutes ces langues qui refusaient de comprendre ; qui croyaient tout savoir. « Vous n’étiez pas là. » Par miracle, sa voix demeurait calme, contrairement à la tempête qui menaçait d’éclater en lui. Les bordures de sa vision blanchissaient, le soufre emplissait ses narines. « Vous n’étiez pas là » répéta-t-il, « comment pourriez-vous juger qui est coupable de quoi ? » Vali ouvrit la bouche, déjà prêt à répliquer ; il le fit taire d’un regard noir : « La ferme Vali. »
Il fit trois pas en avant, passa par-dessus les décombres du meuble. La main de sa sœur s’attarda autour de son poignet, avant de le lâcher, en sachant sans doute l’émotion trop forte pour être maintenue plus longtemps. Il avait besoin que ça sorte, qu’ils comprennent, qu’ils cessent avec leurs mensonges grotesques.
Le feu. La destruction. La souffrance. La mort. La lueur de Balder. Ils n’étaient pas là.
Ils n’avaient été que trois, car personne n’avait voulu les écouter.
« Je n’ai pas pleuré la perte de mon frère, comme tu le dis, parce qu’on ne m’en a pas laissé le temps. » Deux nouveaux pas en avant ; son regard voyagea sur l’audience. « Dois-je rappeler que j’ai été brûlé au troisième degré ? Que j’ai failli mourir ? Que sans Loki, que vous psalmodiez tous sans honte, je ne pourrais me tenir devant vous aujourd’hui ? Dois-je rappeler que, sitôt remis, j’ai dû me battre pour sauver la vie de mon cadet ?
- Ce tröll n’est p-
- Loki est MON frère. » Toute son attention revint vers Vali. « Troisième prince d’Asgard et plus grand enchanteur de sa génération. Lui manquer de respect, c’est s’en prendre directement à moi. » Les étincelles crépitaient au bout de ses doigts, le suppliaient de les laisser sortir. Il les calma en enfonçant vivement ses ongles dans ses paumes. « Vous n’étiez pas là. Aucun d’entre vous » ajouta-t-il en croisant le regard des plus grands guerriers venus défendre l’honneur de son aîné. « La décision de se rendre sur Muspelheim était commune à nous trois.
- Nous quatre » rectifia sa sœur derrière lui.
« Loki avait prévenu des dangers, mais personne n’a prêté oreille à ses paroles. Le temps nous était compté. Vous seriez tous morts ! Alors nous avions décidé d’agir, ensemble. » Car c’était ce qu’ils avaient toujours fait, petite pelote reliant quatre fils entre eux. Quatre enfants, quatre visions, harmonisés par les notes d’un même hardingfele.
« Mon oncle », la voix de Forseti résonna dans l’enceinte, attirant sur lui le regard de l’Ase blond et de toute l’assemblée. Sans aucun doute, il était bien le fils de Balder : les mêmes traits gracieux au milieu desquels luisaient des perles ambrées. Une vision devenue douloureuse, car elle lui rappelait ce qu’il avait perdu. « J’ai réuni toutes ces personnes car vous avez insisté pour ; mais je vous le redis une nouvelle fois : Loki a déjà avoué son crime devant l’assemblée, alors pourqu-
- Loki a avoué ce que vous avez bien voulu entendre » le coupa-t-il en s’avançant au milieu de la salle pour lui faire correctement face. La foule s’agita, des murmures s’élevèrent face à son comportement indigne d’un futur roi ; il en avait cure. « Il vous a donné ce que vous vouliez prendre. Mais, mon cher neveu, vous oubliez une chose. » Forseti leva un sourcil, intrigué. « Mon frère est le Dieu de la Ruse, du Mensonge et des Histoires ; comment pourriez-vous croire ce qu’il raconte aussi facilement ? » Des murmures s’élevèrent. « En d’autres mots » ; il chercha du regard celui de Vali – ce même guerrier qui, des siècles plus tôt, leur avait montré à son cadet et lui sa botte secrète - ; puis, retournant vers son neveu, compléta : « si Loki vous avait assuré son innocence, l’auriez-vous acceptée aussi facilement ? »
Une question, simple en apparence, qui suffit à faire exploser les voix dans la salle.
Chapitre 15
Yule
Thor s’éveilla avec une migraine lancinante. Sa langue était pâteuse de l’alcool répandue la veille, ses joues encore salées des larmes qu’il se souvenait à peine d’avoir versé. Einherjar. Les souvenirs s’étaient succédé dans son esprit, tableaux éveillés par les festivités peignant les joies et les peines de leur petite famille, détruite par le temps. Balder était mort. Après toutes ces années de politique, d’angoisse et de traque, Thor avait enfin pu dire au revoir à son aîné. Dans les bras de Loki qui, patient, l’avait laissé s’ouvrir. Avait tamponné son chagrin par sa présence. Il n’y avait pas eu de mots, seulement sa présence. Seulement eux, deux fragments du miroir brisé à nouveau assemblés.
Peut-être était-ce pathétique. Peut-être Vali avait raison. Peut-être aurait-il pu sauver Balder, comme ce dernier avait sacrifié sa vie pour eux. Peut-être aurait-il dû mourir à sa place. Peut-être était-il le coupable sur lequel tout le monde aurait dû rejeter la faute.
Peu importait. Regrets et remords n’avaient jamais ramené les morts. Balder avait rejoint l’autre rivage, en paix, revenant dans ses derniers instants le grand frère vénéré par le petit garçon qu’il fut autrefois. Celui qui lui demandait comment reconnaître la bonne personne. Celui qui venait le trouver pour apprendre à tirer à l’arc. Celui vers qui, en quête de sauver le royaume, il s’était automatiquement tourné. Vers Balder. Une lueur intarissable, qui s’était pourtant éteinte. Car Balder était mort.
« Tu es réveillé ? » Le timbre de Loki était calme au-dessus de lui.
Lorsqu’il ouvrit les paupières, laissant la douce lueur matinale chasser les ombres oniriques, il plongea directement dans le vert de ses yeux – une forêt profonde et pleine de mystères auréolés de fragments dorés. Ses traits étaient anguleux, les boucles sombres lâchées autour de son visage. Ainsi, il paraissait plus jeune que la veille, drapé de velours et de paillettes. Il se tenait assis sur le rebord du matelas, les jambes vers l’extérieur, comme s’il venait tout juste d’arriver – ou bien qu’il s’apprêtait à partir. Une ombre d’inquiétude planait sur ses lèvres, alerta aussitôt l’Ase. Avant qu’il ne comprenne qu’elle lui était destinée. Et qu’il ne devine la question muette flottant entre eux.
« Je vais bien. » Mieux, il allait mieux ; car un grand chemin nécessitait encore d’être franchi pour l’affirmer totalement.
Des doigts se tendirent vers sa joue, avant de se rétracter. « Tu as l’air horrible. »
Thor rit. « C’est la poêle qui se moque du chaudron », parce que son cadet aussi avait l’air horrible. Les cernes s’étaient encore creusés sous ses yeux et, s’il appréciait de découvrir son frère au réveil sans artifices, il ne pouvait ignorer la boule craintive qui ne cessait de croître au fond de lui. « Encore un cauchemar ? » Loki ne répondit pas ; il n’en avait pas besoin.
Le prince blond se redressa dans le lit en grimaçant – sa tête tangua à peine sous l’effort - afin de se rapprocher de lui. L’ozone lui piquait le nez, et la distance maintenue par le plus jeune était frustrante. Mais il la devina très vite nécessaire.
« Tu veux un bisou ? » osa demander le plus jeune.
Sa main se referma sur le coussin. « Encore faudrait-il que tu sois là » se plaignit Thor avant de le soulever pour l’abattre sur l’image de son frère. Sa silhouette vacilla dans des éclats smaragdins, avant de reformer son illusion. L’Ase se laissa ensuite retomber parmi les draps en soupirant avec dépit, le nez à proximité des genoux factices. « Où est-c’que t’es encore passé ? » marmonna-t-il contre le coton imprégné de l’odeur fraternelle.
Loki retint un soupir, avant d’avouer : « Je ne trouvais pas le sommeil, alors je suis parti faire quelque chose de plus… », il hésita une seconde, « stimulant ? »
L’héritier d’Asgard lui adressa un regard par en dessous. « Tu veux dire quelque chose comme lire ? » Une passion qu’il n’avait jamais comprise, chose pertinemment sue par son cadet qui rit face à son commentaire.
« Quelque chose comme ça. Mais en moins intéressant.
- La lecture n’a rien d’intéressant.
- La lecture EST intéressante. Tu n’as seulement jamais su être suffisamment patient pour l’apprécier. » Les doigts revinrent près de son visage, rangèrent une mèche imaginaire derrière son oreille ; Thor pouvait presque le sentir. « Toujours à vouloir jouer.
- Est-ce un reproche ? » Il imagina sa fraîcheur.
Les yeux verdoyants l’observèrent en silence, une minute, avant de souffler avec une affection mal dissimulée : « Non. » Ses phalanges glissèrent ensuite vers le torse dénudé du blond, vers la cicatrice stylisée qui barrait son pectoral gauche – un souvenir laissé par Surtur, réarrangé ensuite par la magie du sorcier en cet amalgame runique. Sa jumelle était logée en bas de la colonne vertébrale du plus jeune, décentrée sur la gauche.
Thor suivit la main, referma la sienne dessus, avant de se rappeler trop tard de son inexistence. Il grogna, avant de répéter : « Où es-tu ? » ; ces mêmes mots qu’il n’avait eu de cesse de se répéter durant ces cent quatre-vingt-sept longues années.
Une lueur espiègle dansa sous les longs cils ébène du plus jeune. « Me chercheras-tu ?
- Toujours » répondit-il sans hésitation et, au fond de sa mémoire, un petit garçon se mit en quête, ne cessait d’appeler : « Loki ? Loki ! Allez, montre-toi ! Loookiiiii ! »
Les lèvres fraternelles dessinèrent un sourire, avant qu’il n’indique la porte de la tête. Le salon. « Couvres-toi, je n’ai pas allumé la cheminée. » Puis il s’approcha de son visage ; son vert oculaire emplit tout son univers, avant de s’évaporer à quelques millimètres de lui.
Sans attendre, Thor jeta les draps par-dessus lui. L’air était effectivement glacé en dehors du cocon de coton. Aussi enveloppa-t-il rapidement son corps, uniquement vêtu d’un short, dans une large et chaude cape en laine de mouton. Il ne prit pas la peine d’enfiler ses bottes et échappa au parquet froid en trouvant refuge sur les tapis duveteux. La porte indiquée n’était qu’à quelques enjambées du lit et donnait sur ledit salon, plus grand que l’étude de son cadet. Trois canapés étaient orientés en demi-cercle autour de la cheminée – en effet éteinte -, avec des coussins entassés entre pour permettre à Fenrir de s’y allonger convenablement. Les murs disparaissaient pour la plupart derrière des étagères pleines de livres et de parchemins en tous genres. Une table était positionnée près de la porte vitrée, celle donnant un accès au balcon et à sa vue imprenable sur le fjord. Le jour était timide, mais suffisant pour auréoler la pièce d’une douce lueur.
Loki était assis dans l’un des canapés, le coude appuyé sur l’accoudoir pour soutenir sa joue, une jambe étendue sur le côté et l’autre ramenée pour servir de pupitre à son carnet. Comme son illusion, il n’était pas apprêté, vêtu d’une simple tunique sombre par-dessus un pantalon beige, et les boucles grossièrement retenues vers l’arrière par une pince. Il ne ressemblait à rien, et pourtant c’était ainsi que Thor le préférait.
Sans réfléchir, l’Ase vint le rejoindre en se laissant tomber contre le canapé occupé. Aussitôt, Fenrir tourna la tête pour la poser contre son mollet. Sa fraîcheur contre son épiderme le fit frissonner et il resserra par automatisme la cape autour de lui. Avant de laisse sa nuque reposer contre le rebord de l’assise et d’observer son frère étendu derrière. «Trouvé » déclara-t-il, en même temps que cette petite voix d’enfant qui jubilait dans sa tête « Trouvé, trouvé ! ». Les iris verts avaient déjà quitté les pages pour se poser sur lui, et il vit le sourire se dessiner derrière le poing supporteur.
« As-tu longtemps cherché ? »
« Cent quatre-vingt-sept ans » voulut-il répondre, mais il préféra garder le silence, surtout lorsque la main pâle quitta l’ouvrage pour se perdre dans ses boucles blondes, pour de vrai cette fois-ci. Car il était vraiment là.
Thor tendit à son tour sa main en direction du plus jeune pour jouer avec le lacet de son col. Une question chatouillait sa langue sans qu’il n’ose la prononcer ; Loki la comprit sans peine et, de la même manière que lui plus tôt, il répondit : « Je vais bien. » Était-ce un mensonge ? Était-ce la vérité ? Le guerrier avait appris à composer avec les deux : dans le doute, il se montrerait vigilant.
« Qu’est-ce que tu fais ? » demanda-t-il à la place de toutes les questions qui naissaient dans sa tête face aux cernes violacés. Son cadet n’évoquerait ce sujet que lorsqu’il serait prêt à le faire ; forcer n’aurait fait que retarder l’ouverture.
« De la gestion » souffla le sorcier et, effectivement, cela avait l’air moins intéressant que la lecture.
« Tu veux un coup de main ? » Un sourcil ébène s’éleva ; deux iris célestes l’imitèrent. « Je te rappelle que j’ai aussi suivi une formation pour gouverner un royaume.
- Que tu loupais volontairement pour aller t’entraîner dehors.
- Ce qui ne m’a pas empêché de recevoir les félicitations de mes professeurs. Allez, donne. » Sa main vagabonde attrapa le carnet posé sur la cuisse de son frère pour le rapatrier sur les siennes.
Sur les pages noires d’encre, deux calligraphies se partageaient les lignes et les entrelignes. Il reconnut sans peine celle ondulée de Loki, avec cette manière qu’il avait de courber les lignes, ses o en forme d’Othala inversée et ces grands espaces entre chaque mot. La seconde, plus petite et plus serrée, devait appartenir à Mobius. Il repéra très vite les mots-clefs au milieu du débat muet : hiver – provision – Yule ; et comprit sans peine ladite gestion mentionnée par son frère. Le solstice hivernal était dans un peu plus d’un mois.
« Vous fêtez aussi Yule ? » demanda-t-il en interceptant la main glissée hors des boucles pour récupérer le livre de comptes. Il la serra ensuite entre ses doigts en caressant l’éminence thénar de son pouce.
« Pourquoi ne le fêterions-nous pas ?
- De nos jours, les Midgardiens préfèrent Noël. » Quatre jours plus tard que Yule.
« Eh bien à Lamentis, nous préférons célébrer la venue du repos terrestre plutôt que la naissance d’un inconnu. » Sa remarque fit rire l’aîné.
Une nouvelle fête à préparer, de nouveaux souvenirs à se créer.
La main capturée trouva sa place contre sa gorge pour dénouer les nœuds de tension dont il ignorait l’existence. Thor se laissa faire, soupira d’aise lorsque les boucles anthracite vinrent chatouiller sa joue et que les bras s’enroulèrent autour de ses épaules. Il ferma les paupières au moment où un torse se colla dans son dos et se laissa aller. Ignora le carnet qui tomba. Oublia les heures de souvenirs sombres et le temps qui s’égrainait. N’écoutant plus que ces sifflements bas qui s’accordaient si bien à ses grondements internes.
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« Est-il fréquent pour mon frère de faire des cauchemars ? » La question sortit sans réflexion, brisant le silence studieux instauré.
Mobius leva à peine le nez de sa pile de parchemins pour l’interroger depuis son bureau. « Vous voulez dire des rêves prémonitoires ? » Les deux étaient vrais, car rien du futur entrevu par son cadet n’était heureux. L’intendant soupira en se redressant dans son siège. « Je pensais qu’il tenterait de vous le cacher.
- Il le fait. Depuis l’âge de raison. Depuis qu’il a commencé à en faire. » Adossé bras croisés contre la fenêtre, Thor laissa son regard se perdre dans la contemplation du temps maussade à l’extérieur. Il avait commencé à neiger en fin de matinée, le ciel chargé de nuage était gris, et peu de lueur solaire parvenait à passer au travers, plongeant le fjord dans une pénombre précoce. « Vous pensez bien qu’en près de deux millénaires, j’ai appris à contourner ses illusions.
- Dans ce cas, pourquoi ne pas lui demander directement ? » Revenant à lui, Thor leva un sourcil. « Évidemment » soupira de nouveau l’Alfe. « Vous deux, vous allez me rendre… » ; Mobius n’acheva jamais sa phrase, préféra à la place capituler face à sa demande : « Ils sont rares, ses rêves. Quoique de plus en plus fréquent » rajouta-t-il plus bas, telle une pensée échappée involontairement partagée. Il compléta ensuite en fixant son regard dans le sien : « Il me raconte rarement. Je sais néanmoins que ce n’est pas très… joyeux.
- Ça ne l’est jamais » marmonna le blond. Il se rappelait des premières crises de vision de son cadet, avant qu’il n’apprenne à les contenir. Il y avait eu des cris, des larmes et des éclats de seidr. Puis, avec l’âge et le contrôle, il y avait eu un petit corps infiltré sous les draps de son lit, en quête de réconfort. Et, enfin, des sourires, faux ; si faux qu’ils étaient douloureux à supporter.
« Je vais bien. Serre-moi juste plus fort. » Thor avait toujours trouvé la magie de son cadet magnifique : les fleurs transformées en grenouille, les feux d’artifice au-dessus du lac, les moirures sur les écailles de sa forme reptilienne, les éclats dorés animés dans le vert de ses yeux. Pourtant, il n’avait jamais aimé cette face-là de son pouvoir, celle qui lui montrait ce que personne ne voulait voir. Le mauvais, le pire. La fissure sur le miroir familial. Le nœud dans la pelote de laine. « Je t’ai vu brûler. Je t’ai vu mourir. Je- » Sa main broyant la sienne avec douleur, pour se raccrocher au vrai, jusqu’à les mutiler mutuellement. « Thor, je t’en supplie… » Loki ne suppliait jamais. Ne pleurait jamais. Ne montrait que très rarement ses faiblesses.
Trois choses dont étaient capables ces visions nocturnes.
Il avait vu la Flamme Éternelle vaciller. Il avait vu le réveil de Surtur, l’attaque de ce dernier. Les voiles blancs flottant au-dessus d’Asgard. « Je t’ai vu, toi. »
Et personne, pas même leur père, n’avait voulu les écouter. Hela avait perdu une moitié de vie ; Balder avait rejoint l’autre rivage ; Loki avait été condamné à la peine capitale. Et Thor luttait pour recoller tous ces morceaux.
« Comment faisait-il ? » Dans quels bras avait-il trouvé refuge lorsque lui n’avait pas été disponible ? Une émotion mordit son cœur. S’était-il servi de cet homme-poisson volant ? Ou peut-être que Fenrir, ou Sylvie, ou quelqu’un d’autre à Lamentis avait joué ce rôle ?
« Vous ne voulez pas savoir. » Le voulait-il ? Pas réellement, anxieux de ce qui aurait pu être révélé. Mais le secret dans la voix de l’intendant le poussait à creuser ; il avait besoin de savoir. Il voulait savoir. « En tout cas, vous n’obtiendrez pas cette information de ma part.
- Pourquoi ? Vous avez peur de ce que mon frère pourrait vous faire ?
- Oh non, loin de moi cette idée. J’ai plutôt peur pour ces ouvrages, certains sont très anciens. » Un sourire secret dansa à l’ombre de la moustache grisonnante. « Vous êtes puissant. Et fougueux. Et imprévisible. Trois traits qui, réunis, peuvent créer des étincelles ; sans vouloir faire de jeux de mots.
- Je pourrais incendier cette pièce sans raison valable. » La menace assombrit son timbre, sans pour autant masquer l’étrange amusement sur les traits de son interlocuteur.
« Je sais. » Puis, changeant totalement de sujet, Mobius lui demanda : « Comment vous êtes-vous contenus, vous, durant toutes ces années ? Votre pouvoir » ajouta-t-il face à la perplexité de l’Ase. « Vous êtes un catalyseur, vos émotions forgent votre force. Pourtant, après tant d’années pleines de désespoir, de solitude, de difficulté. Comment avez-vous fait ? »
Le prince héritier ouvrit la bouche pour répondre, pensant posséder la réponse à cette question simple. Avant de réaliser qu’il ne la possédait pas. Qu’il ne se l’était jamais posée.
Durant ces cent quatre-vingt-sept ans, son pouvoir s’était montré stable, malléable, et il avait joui de son contrôle sans problème. Les grondements avaient dormi au fond de son esprit, comme attendant leur heure. Comme bercés par quelque chose de plus fort que ses émotions négatives.
« Pour l’amour de Freyr, ne réfléchissez pas trop, la neige est préférable à la pluie » rit l’intendant. Et, avant que l’Ase ne puisse l’interroger davantage – au sujet de son frère ou bien du mystère que l’autre homme venait de lui mettre en tête -, ce dernier se replongea dans ses nombreuses notes. Rendant au salon son silence. Contrairement au brouhaha d’incompréhension qui s’instaura dans l’esprit asgardien.
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Plus il s’éloignait de la grande salle de bal, et plus les murs étouffaient les enivrantes notes musicales pour le plonger dans l’intimité de la nuit. Des gardes étaient postés à chaque croisement de couloirs, et ils l’observaient passer d’un regard interrogateur, ignorant la lueur de seidr verdoyante qu’il tentait de rattraper. Elle voletait plusieurs mètres devant, suivant une course improbable qui éclairait les tableaux et tapisseries sur son passage ; elle l’attendait à chaque tournant pour être certaine d’être suivie, avant de filer à nouveau dans la pénombre. Elle s’était montrée à lui après qu’il eut fait danser Sif et sa mère. Loki ne s’était pas montré de la soirée, craintif depuis qu’il avait atteint l’adolescence, et le prince héritier s’était presque persuadé qu’il n’aurait aucun signe de lui avant qu’il ne rejoigne sa chambre en fin de soirée. Pourtant, l’effluve d’ozone avait chatouillé ses narines, et l’éclat de seidr lui avait siffloté une promesse après laquelle il n’avait pu que courir.
La lueur le mena jusque dans les jardins, où l’obscurité se fit plus dense et les gardes plus rares. Son père l’aurait sévèrement réprimandé en le sachant autant à découvert, inconscient de ce qui pouvait se tapir dans les recoins. Mais il y avait plus important ; il y avait Loki à retrouver.
Au tournant d’un arbre, l’Ase comprit rapidement où voulait l’emmener son guide lumineux. Un recoin secret des jardins nord, à l’ombre du petit kiosque abandonné sur lequel la chambre de son cadet offrait une vue dégagée. Leur petit coin à eux, car jamais personne ne s’aventurait jusqu’ici. La végétation y était laissée en autonomie, indisciplinée et sauvage. Avec la venue de l’hiver, seuls les conifères conservaient encore des teintes colorées – un vert sombre presque noir dans la nuit -, mais il était possible d’y admirer au printemps une collection impressionnante de fleurs atypiques, allant des pensées sauvages aux anémones timides.
Lorsqu’il arriva enfin sur place, Thor était essoufflé et la cape autour de ses épaules l’étouffait de chaleur. Les colonnes du kiosque délabré se dressaient au milieu de la clairière. Du lierre courait le long des fissures, et des lueurs de seidr, identiques à celle l’ayant guidé jusqu’ici, flottaient au-dessus des dalles pour éclairer l’endroit. Et ainsi souligner de leur aura éthérée la silhouette tournoyant sous le dôme en verre. Une demoiselle, dont les longues boucles ébène cascadaient dans son dos. Elle portait une ravissante robe vert sapin brodée de dentelles dorées qui révélait son cou et ses épaules. Une couronne de gui était tressée dans ses cheveux ; les boules blanches ressemblaient à des perles enfilées sur de la soie noire. Le vert des feuilles s’harmonisait avec le reste de sa tenue, et l’éclat des prunelles qui se tournèrent dans sa direction au détour d’une ronde.
Loki. Au sourire éclatant, qui picora de sa présence les terminaisons nerveuses de l’Ase.
Il ignorait ce que c’était. À la fois effrayant et fascinant. Grandir était une expérience étrange, complexe. Pourtant, il voulait s’y raccrocher.
Son frère présentait tant de facettes. Pourtant, il voulait tous les découvrir, les comprendre, les amadouer. Car, pourquoi choisir ? Qu’il valsait dans une robe au milieu d’un kiosque abandonné, qu’il s’enroulait autour de sa gorge sous la forme d’un serpent, ou qu’il lisait avec calme un livre près d’une fenêtre. Loki était, demeurait – demeurerait toujours – son frère.
Celui qu’il voulait.
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Peut-être était-ce ce jour-là que Thor l’avait compris. Peut-être était-ce avant ? Peut-être était-ce après. Il n’avait jamais su le quand réel. La certitude semblait avoir toujours existé en lui. Loki, son frère, son petit frère. Plus important que tout.
Enter the night and you’ll find the light
[Entrez dans la nuit et vous trouverez la lumière]
That will carry you to your dreams
[Cela vous mènera à vos rêves]
Les notes étaient douces, portées par la voix d’une jeune chanteuse. Le métamorphe tournoyait au milieu de la piste ; ses jupons se déployèrent autour de ses hanches pour former une rose d’or aux vertes feuilles représentées par son bustier. Ses cheveux étaient plus courts que dans son souvenir, ses traits plus androgynes. La couronne de gui entrelacée dans ses boucles sombres conservait le lien avec le passé, mêlant la demoiselle qui s’était révélée à lui ce jour-là à l’incroyable personne qu’il était devenu. Son petit frère.
Enter the night, let your spirit take flight
[Entrez dans la nuit, laissez votre esprit prendre son envol]
In the field of infinite possibilities
[Dans le domaine des possibilités infinies]
Moins de trois mois. Non, moins de deux.
Moins d’une saison.
Les mots d’Heimdall résonnaient encore dans son esprit. « Je suis désolé. » La décision avait été prise, plus rapide qu’ils ne l’auraient cru tous les deux. Son père le pressait, car il voulait le voir revenir au royaume. Pour reprendre sa place, pour endosser ce rôle qu’il ne voulait plus depuis longtemps. Le miroir était encore fracturé ; il ne pouvait pas juste rentrer ainsi. Loki avait besoin de lui.
Non, il avait besoin de Loki. Ce sens avait toujours été plus juste.
Ses ongles se plantèrent dans la paume de ses mains. Il n’y avait plus le temps pour les hésitations ; il n’y avait plus le temps pour les questions. Il n’y avait plus de temps.
Alors il dévorerait chaque minute, chaque seconde restante.
On the longest night we search for the light
[Durant la nuit la plus longue, nous cherchons la lumière]
And we find it deep within
[Et nous la trouvons au plus profond de nous-même]
Thor quitta l’ombre de la grande porte pour rejoindre le centre de la salle, décorée de bougies et de gui en l’honneur du solstice hivernal. La nuit la plus longue de l’année. L’odeur du cerf rôti flottait au-dessus des tables. Contrairement à la célébration des Einherjahr, les enfants avaient été autorisé à veiller plus tard pour recevoir les cadeaux gratifiant leur bonne conduite. Certains se dandinaient avec maladresse parmi les danseurs, leurs rires innocents couvrant par moments les paroles de la chanteuse.
Loki dansait avec Sylvie, qui riait presque autant que les plus jeunes. Leurs doigts s’entrelaçaient pour les faire mutuellement tournoyer. Des gestes marqués par l’habitude, par toutes ces fêtes que Thor avait manquées. Yule avait toujours été la célébration préférée de son cadet. Chaque année durant plus d’un millénaire, l’Ase s’était assuré de rendre chacun de ces longs soirs mémorables. Car ce qui était important pour Loki l’était également pour lui. La première danse officielle du métamorphe s’était faite avec une couronne de gui sur la tête ; cette jolie demoiselle qui avait valsé sous un clair de lune timide, au milieu d’un kiosque vétuste. Une danse tout aussi maladroite que celle de ces enfants : des pieds écrasés, des fronts cognés, des cœurs réchauffés par une euphorie contagieuse. « Tu devrais abandonner » avait suggéré son cadet en riant, alors qu’il manquait de perdre l’équilibre pour la seconde fois.
La valse n’avait jamais été son truc ; ses professeurs s’en étaient suffisamment plaints par le passé. « En tirerais-tu satisfaction ?
- La satisfaction n’est pas dans ma nature, Thor. » Le vert pétillant de ses iris avait indiqué le contraire. Si magnifique, comme toujours. Loin de tout, près de lui. Toujours.
Le prince héritier l’avait serré plus fort, plus près encore, persuadé de laisser des traces écarlates sous les volants de soie. « Et la reddition n’est pas dans la mienne. » Jamais.
Thor avança encore et se faufila entre les binômes de danse. Par-dessus l’épaule de sa mère adoptive, Sylvie fut la première à le voir arriver. Elle aussi arborait une couronne aux fleurs nacrées. D’un mouvement de tête, elle l’invita à les rejoindre, un secret enfoui dans ses prunelles. Il comprit sans peine ce qu’elle complotait. Et, sans un mot, déroba la place de la blonde pour achever la ronde de son frère et le cueillir entre ses bras.
So when you find that spark
[Alors quand tu trouves cette étincelle]
Si celui-ci en fut étonné, il ne montra rien, conserva son sourire détendu. Ses doigts trouvèrent naturellement leur place sur le corps du guerrier qui prit le contrôle de la danse. Comme il avait fini par apprendre après des siècles de rondes communes. Ils étaient proches. Loki n’arborait pas ses hauts talons, et devait fléchir l’échine vers l’arrière pour l’observer correctement dans les yeux. « Où étais-tu ? » murmura le métamorphe, comme effrayé de briser la mélodie.
Thor sentit la vérité lacérer sa langue. Il ne pouvait pas. « Besoin de prendre l’air. » Le mensonge brûla ses lèvres.
Un sourcil se leva ; une bouche s’entrouvrit. Il ignora la question muette de l’un, et empêcha la seconde de parler en l’attrapant brusquement par les épaules pour le serrer contre son torse. Il l’enlaça, si fort, avec ce besoin de s’assurer de sa présence. « Loki, Loki », le nom de son frère se répétait en boucle dans son esprit.
When you dream in the dark
[Quand tu rêves dans le noir]
« Imbolc » avait dit Heimdall. Moins de deux mois. « Vous devrez être rentré avant. » Plus qu’un seul. Trop peu de temps.
Son nez se nicha dans le cou du plus jeune ; il respira le familier mélange de givre et d’ozone.
« Écoute » avait dit Hela, et il avait écouté.
Moins de deux mois. Il serra plus fort.
Hold it to close to your heart and know
[Tenez-le près de votre cœur et sachez]
« Thor ? » appela Loki – son Loki, son petit frère. Une pointe d’anxiété frôlait son ton ; alors l’Ase l’enlaça plus fort encore. Il avait besoin que son frère – SON frère – le ressente. Pour qu’il puisse plus tard lui pardonner. Car dans moins de deux mois. Car bientôt. Car beaucoup trop tôt.
Il avait besoin de Loki. « Je t’aime petit frère. »
Il avait besoin que Loki croie en lui.
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« Combien de temps ? »
Il faisait froid. Présent sans l’être vraiment, le gardien ne pouvait le ressentir directement, mais le panache pâle qui s’échappait des lèvres de son futur souverain à chacune de ses expirations était assez pour le deviner. Il s’était présenté à lui sans qu’Heimdall n’ait besoin de l’appeler. Comme s’il avait prédit sa venue, Thor l’avait attendu assis sur les marches menant à cet étrange manoir en bois. Il ressemblait à ce qui se faisait en Asgard, tout en conservant un aspect atypique. L’endroit était imprégné de magie, un îlot de seidr perdu au milieu de Midgard. Pourtant, ses yeux étaient demeurés aveugles de son existence durant ces nombreuses années. Il ne l’avait trouvé qu’en se connectant à l’esprit du prince héritier. Les barrières érigées autour des terres étaient puissantes, suffisantes pour brouiller sa vision. Une magie lumineuse, différente de la signature du jeune Jötunn.
Un Alfe.
Durant ces presque deux cents ans de traque, Heimdall avait été incapable de voir. Sa promesse d’aide n’avait été que futile. Mensonge involontaire. Pourtant, il était temps pour son jeune ami d’endosser la part de son contrat.
« La cérémonie se tiendra pour Imbolc, lorsque les premiers perce-neiges auront annoncé la venue proche du printemps. Il vous faudra rentrer un peu avant. » Il marqua une pause, inspira, avant d’ajouter : « Vous rencontrerez votre promise le jour des noces. »
Le prince Thor approuva d’un hochement de tête, calme. Trop calme. Le gardien du Bifröst s’était attendu à une émotion contenue ; l’absence totale de réaction le fit frémir. La foudre répondait à ses émotions. Calme. Avant que la tempête n’explose ?
« Merci pour l’information mon ami. Nous nous reverrons donc bientôt. » Un sourire faux barra le bas de son visage. Le guerrier lui adressa ensuite une inclinaison de tête respectueuse, qu’Heimdall répéta aussitôt de manière plus profonde afin de marquer son respect. Grand, si grand pour celui qu’il espérait voir un jour régne sur Asgard. Thor était né pour le trône, un cadeau du ciel offert au ventre infécond de la Mère de toutes choses. Sa naissance avait tant été glorifiée, était célébrée chaque année vers la fin de l’hiver. Ce petit enfant solaire sur lequel il avait veillé depuis son entrée en fonction, et même avant. Le roi auquel il voulait obéir.
Le prince héritier finit par le quitter pour gravir les marches et retourner à l’intérieur de la bâtisse. L’image se brouilla ; la barrière était plus dense autour du manoir, comme pour protéger le secret qu’elle renfermait. Tirant sur son pouvoir, Heimdall parvint à lui arracher des éclats.
Une grande bûche brûlait dans l’âtre ; Othala était dessinée à la craie blanche sur son écorce peu à peu dévorée.
La silhouette du Dieu doré se faufila entre les danseurs.
Une jeune femme chantait.
All that you see is all that can be
[Tout ce que tu vois est tout ce qui peut être]
Des pétales en velours doré se déployèrent entre deux ombres.
Thor attrapa l’une d’elles.
Heimdall plissa ses paupières ; la marque de l’Alfe était puissante sur cette personne. Il devina sans peine son identité, à la simple manière qu’eut le guerrier de le prendre dans ses bras, de rechercher sa présence. Après cent quatre-vingt-sept ans.
When you give birth to the dreams of your soul
[Quand tu donnes naissance aux rêves de ton âme]
Le prince Loki.
Notes:
Bonsoir, bonjour ! J’espère que vous allez bien ! Nous voici officiellement à la moitié de Kom hjem !! Ce chapitre est surtout un chapitre de transition, comme le précédent, et comme le prochain dans une moindre mesure ; les problèmes de la seconde partie de cette histoire commencent à se profiler. Car, oui, comme vous l’aurez compris, le départ de notre héros est imminent. Maaah, ça risque de ne pas plaire !
Note 1 : La chanson utilisée dans ce chapitre est Yule de Lisa Thiel. Je trouvais que les paroles s’harmonisaient bien avec le message du passage.
Note 2 : Le jour de Yule, qui se célèbre le 21 décembre, correspond au solstice d’hiver. On y célèbre la fertilité et la fécondité en faisant des sacrifices aux dieux. Les couronnes de gui étaient utilisées pour orner les têtes. Heimdall descendait de son trône pour venir à la rencontre des enfants et récompenser les plus sages (ce qui fait un joli parallèle avec ce chapitre où Heimdall vient sur Midgard le jour de Yule). Othala, la rune du foyer, était tracée à la craie blanche sur une bûche qui était ensuite brûlée.
Note 3 : En parlant de la rune Othala, elle est ici utilisée pour décrire les « o » de Loki qui ressemblent donc à des gamma inversés. Cette particularité est directement inspirée de la signature de Loki inventée par Tom Hiddelston. D’ailleurs, la description générale est inspirée de l’écriture de l’acteur (du moins, de ce que j’ai pu en voir).
Note 4 : Imbolc est quant à elle une fête célébrée le 1 février pour symboliser la fin de l’hiver et le retour du printemps et de la vie.
Note 5 : Dans la mythologie nordique, Nanna est la compagne du Dieu Balder. Ensemble, ils eurent Forseti, le Dieu de la Justice et de la Réconciliation. Son prénom signifie littéralement « celui qui préside » ; il préside en effet le tribunal des dieux dans sa demeure, Glitnir, et règle les conflits entre les dieux par la médiation. Glitnir est décrit comme un manoir dans les cieux possédant des piliers d’or rouge et un toit d’argent, ce que j’ai repris ici pour le décrire. Quant à Vali, Dieu de la Vengeance né après la mort de Balder, il est dit de lui qu’il ne se coiffa ni ne se lava avant d’avoir accompli sa vengeance de la mort de Balder causée par Loki.
Note 6 : « Thurse » et « Tröll » sont deux mots péjoratifs pour désigner les Jötnar.
Note 7 : Enfin, au niveau des citations, « les fleurs transformées en grenouille, les feux d’artifice au-dessus du lac » vient de l’épisode 3 de la saison 1 de Loki, lorsque ce dernier parle de sa mère à Sylvie. L’échange « Tu devrais abandonner. - En tirerais-tu satisfaction ? - La satisfaction n’est pas dans ma nature. - Et la reddition n’est pas dans la mienne. » vient quant à lui de Thor 2.
Un grand merci pour avoir lu et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter 17
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Chapitre 16
Løgner
Loki dormait encore à son côté. Sa respiration caressait son épaule suivant un tempo régulier. Ses boucles ébène se déversaient en bataille autour de ses traits anguleux ; certaines retenaient dans leur hélice des plumes blanches – les restes d’un oreiller éclaté par passion. Du regard, Thor caressa le corps fraternel, à la pâleur rougie par endroits : des ongles enfoncés trop profondément, ou des étincelles qu’il n’avait pas su résorber à temps. Certaines zones viraient quant à elles déjà au violet : ses poignets, ses hanches et ses cuisses auxquels il s’était accroché avec trop de ferveur. Des vestiges d’une bataille romantique, dont il était fier, qui finiraient par s’estomper bientôt.
Il se souvenait de chaque seconde durant lesquelles il avait aimé son frère, de tant de manière, sous tant de forme. Car cela n’avait jamais compté ; jamais. Il pouvait encore sentir ce feu brûler en lui, allumé depuis des siècles, entretenu par le désespoir, rendu incontrôlable par le sablier de plus en plus pressé. « Imbolc. »
Sa main s’égara sur la pommette saillante de son cadet, qu’il avait de si nombreuses fois picoré, vénéré de ses lèvres. Comme tout autre partie de son existence. Il avait besoin de lui, de le sentir vivant près de son cœur. Sa bouche se posa sur celle du plus jeune, l’embrassa avec lenteur. Un grognement amusé lui répondit bien vite, et des doigts passèrent derrière sa nuque pour approfondir l’échange. C’était doux, loin de ces attaques incendiaires qui avaient occupé une bonne partie de leur nuit. Ses phalanges pianotèrent le long des hanches pâles, avant d’enlacer sa taille. Sa paume rencontra le tracé en relief en bas de son dos, des lignes jumelles à celles présentes sur son propre torse. Deux runes combinées. Une promesse. Qu’il ferait tout pour consolider.
Il se pencha au-dessus du corps plus frêle ; son ombre le drapa entièrement dans la pénombre. Sa main droite captura celle opposée pour venir l’étreindre contre les restes du coussin. De nouveau, l’amusement résonna dans la gorge du métamorphe qui lutta entre ses lèvres pour se faire entendre. Il le lui accorda, seulement après de longues minutes de baisers langoureux menés par une faim intarissable.
Le souffle court, Loki eut alors bien du mal à s’exprimer. Une petite victoire personnelle pour le blond, car il était si dur de le faire taire lorsqu’il était décidé à se faire entendre. Thor pressa donc son front contre le sien et attendit ; sa respiration rauque et chaude se mêla à celle fraîche de son cadet. Des éclats d’or dansaient autour de ses pupilles dilatées, dévorant presque l’entièreté de sa forêt oculaire. « Mobius va nous tuer. »
L’Ase grogna en réponse, avant d’apposer sa bouche contre la carotide fraternelle. Sa langue goûta le pouls affolé, trop rapide pour une personne qui venait de s’éveiller. Le seidr sifflota à son oreille ; des lueurs smaragdines dansèrent dans son champ de vision aux rebords blanchis. Il cogna son bassin près d’une source secrète, et étouffa à temps contre son palet le cri arraché au métamorphe. Les vitres restantes vibrèrent, les lattes du parquet gémirent, le peu de cire non consumée des bougies s’évapora dans l’ardeur des flammes ravivées. Tout n’était que chaos, et c’était parfait. Lorsque Loki le fit rouler sur les tapis pour prendre la dominance. Lorsqu’un ouragan s’abattit sur les quais, pour la troisième fois de la nuit. Lorsqu’ils rirent, en chœur, face aux coups énergiques menés contre la porte dégondée de la chambre.
Oui, Mobius allait les tuer.
Et il le fit, tel un père obligé de punir deux enfants, chacun dans un coin du manoir pour être certain de les séparer. « Trois fois. Pour l’amour de Freyr, trois ouragans !
- Seulement trois ? » avait faussement paru surpris son cadet, avant de plonger son regard dans le sien. Thor avait aussitôt compris l’allusion, et partagé ce même sourire secret que les lèvres rusées. Car, en une nuit, ils s’étaient aimés de nombreuses fois. Plus que trois fois.
Mais qu’aurait-on pu attendre de moins de l’union entre le Dieu de la Fertilité et celui du Chaos ?
Asgard savait, ayant connu bien plus.
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Tapis dans l’ombre d’un buisson au feuillage écorché par l’hiver, ils patientaient, immobiles. Le sanglier fouillait avec soin chaque centimètre de terre, en quête désespérée de restes automnaux pour le substanter. C’était le même animal qu’il avait chassé trois semaines plus tôt ; il reconnaissait l’entaille faite par les crocs de Fenrir dans l’ivoire robuste de sa défense droite. Il était massif et avait constitué un repas généreux pour une trentaine de bouches. Une fois la carcasse dépecée, Thor s’était assuré d’enterrer le moindre petit fragment de son squelette là où il l’avait exécuté, puis avait insufflé de son énergie féconde en direction du sol pour lui permettre de revenir, en gratitude face à sa viande généreuse. Il était ce matin-là plus imposant que la fois précédente. Peut-être pourrait-il rassasier dix personnes supplémentaires ?
L’Ase échangea un regard avec le Vargr allongé à côté de lui. Ses iris cramoisis luisaient dans la pénombre. Il patientait, prêt à bondir au moindre signal. Un binôme de chasse dont il avait l’habitude à présent, si bien qu’il lui semblait parfois comprendre les émotions sur les traits lupins. L’excitation faisait pendre sa langue. Oui, il était prêt.
Thor convia son pouvoir entre ses doigts. Il aurait pu se contenter de foudroyer le gibier sur place pour l’abattre d’un coup, mais Fenrir avait besoin de se dépenser, et il ne voulait pas rentrer tout de suite – Mobius trouverait assurément une corvée moins stimulante pour le tenir occupé loin de son méfait. Ainsi, il se contenta d’un faible jet électrique, à peine suffisant pour inquiéter le sanglier qui détala au milieu des pins. Le loup de Jotunheim se lança aussitôt à sa poursuite, le guerrier sur ses talons.
Il avait un trop-plein d’énergie qui ne demandait qu’à sortir. Des heures entre les bras de Loki l’avaient rechargé à bloc, telle une plante abreuvée d’eau après plusieurs jours de sécheresse.
Au total, neuf embarcations avaient subi leur passion ; quatre étaient irrécupérables. Il n’eut de remords pour aucun d’entre elles. Ni pour le lit détruit. Ni pour les fenêtres à changer. Ni pour la belle robe dorée déchirée avec empressement. Aucun.
Il n’avait plus de temps pour les pincettes.
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Lorsqu’ils rentrèrent de la chasse, Fenrir et lui furent accueillis en cuisine par Clint et James qui les aidèrent à décharger les carcasses du chariot. Ravonna, une gentille femme au teint mate et à l’accent hachuré des iles, leur offrit ensuite de quoi se restaurer. Le repas du soir ne serait pas servi avant plusieurs heures, mais Thor pouvait facilement engloutir l’équivalent de dix portions par jour. Durant ses années de traque, la nourriture s’était parfois faite rare, voire inexistante, et sa forme physique en avait payé les frais. « Tu es trop maigre » lui avait un soir reproché Loki, étendu de tout son long sur le corps du plus âgé. « Ce n’est pas confortable.
- Je n’suis pas un matelas.
- Devrais-je partir ? » L’Ase ne le lui avait pas permis. Et, depuis, il faisait en sorte de retrouver sa corpulence athlétique. Même si le sorcier s’en plaignait tout autant.
Lorsqu’il eut terminé, il quitta Fenrir et les deux humains pour rejoindre les étages supérieurs. Au travers d’une fenêtre, Thor aperçut les quais et les marins encore afférés à nettoyer les dégâts de la nuit. Un ponton avait pris la foudre ; des fissures noircies se répandaient sur son bois, telle une toile d’araignée. Les quatre bateaux irrécupérables étaient en plein démantèlement afin de réutiliser leurs pièces pour réparer les cinq autres. Les lèvres des hommes bougeaient telle une seule bouche, et leurs mouvements étaient réguliers, comme rythmés par un chant collectif. Et peut-être était-ce le cas.
Mobius était parmi eux, notant dans son carnet de ce mouvement devenu familier depuis son arrivée à Lamentis. Sylvie lui avait un jour dit que l’intendant possédait ses propres archives pour tous les ranger et qu’aucune personne non autorisée n’avait le droit de s’y rendre. De quoi tenter les âmes curieuses. Hélas, la lecture n’avait jamais été son fort ; il laissait ce passe-temps à son frère.
Frère qu’il retrouva d’ailleurs sans peine dans son étude, au dernier étage de la bibliothèque, les jambes étendues sur le canapé occupé. Frère qui sourit derrière son ouvrage avant de le voir, percevant sans doute sa présence, son empreinte magique, ou tout autre chose de fantastique ou romantique qu’il aurait pu imaginer. « Tu ne devrais pas être ici » ; il l’accueillit d’une voix neutre, sans quitter du regard les lignes du livre.
Sans demander son approbation, Thor s’avança pour soulever les jambes du métamorphe et prendre place à ses côtés. Le mollet gauche se pressa contre son torse ; il posa une main large sur ses genoux.
« Pourquoi devrais-je me tuer à la tâche pendant que Monsieur prend du bon temps, seul ici ?
- Je travaille » corrigea le métamorphe en tournant une page. « Je suis actuellement en train de donner un cours de botanique à de jeunes adolescents. Pour leur apprendre à différencier les plantes médicinales des mauvaises herbes. Et, crois-moi, y a du mal de fait » rajouta-t-il plus bas ; l’Ase admira la manière qu’avaient ses dents de maltraiter sa lèvre inférieure dans la réflexion, et plus encore la danse de son vert oculaire pour suivre le tracé du texte.
Ici, mais aussi ailleurs. Une projection de sa personne devina-t-il, habitué aux petits tours de passe-passe de son cadet. Malheureusement.
Un doute idiot chatouilla son esprit à cette pensée. Alors, pour se rassurer, il pinça la cuisse la plus proche de sa main. Loki sursauta en retour, avant de lui jeter un regard noir par-dessus les pages sans fin de son bouquin. « C’était pour être sûr » se justifia le guerrier. Tout était possible avec son frère ; il avait appris à composer avec chacune de ses multiples facettes.
Les paupières se plissèrent autour des iris verts, prudents, avant que l’attention ne lui soit reprise en faveur des mots écrits. Les talons et le fessier du plus jeune se rapprochèrent de ses jambes pour les prendre en sandwich ; Loki se mettait à l’aise. Thor fit de même : presque à hauteur de visage, les genoux drapés de soie sombre furent parfaits pour venir y déposer son menton au milieu de ses phalanges.
Ils demeurèrent ainsi de longues minutes, peut-être même plusieurs heures. Les positions se succédèrent sur le canapé, afin de trouver celle qui conviendrait le mieux aux deux Asgardiens. Le livre finit par être oublié sur le tapis. Leurs corps s’entremêlèrent pour leur permettre de s’allonger tous les deux, côte à côte. Loki se plaignit encore qu’il n’était pas confortable ; Thor lui maugréa un « La ferme » tendre. Et ils s’assoupirent ainsi, tous deux épuisés par la longue nuit traversée ensemble.
Ensemble.
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Lorsqu’il retourna à la chasse, dix jours plus tard, des tiges aux feuilles vert glauque se faufilaient entre le tapis nivéal dense. Les petits bulbes blanchissaient à peine, mais il redoutait déjà de les voir éclore.
Les premiers perce-neiges.
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Des cris étouffés l’éveillèrent en pleine nuit. Alerté, il ne lui fallut pas longtemps pour chasser complètement les grains de sommeil et chercher le corps de son cadet dans le lit. Une respiration rauque, saccadée, anarchique. Loki se tenait en boule dans un coin, presque sur le rebord du matelas, les paumes pressées sur ses paupières, les ongles enfoncés dans son front. Une position que reconnut rapidement l’Ase, qui ne fit qu’aggraver son inquiétude. Un battement de cils plus tard et il se tenait près du plus jeune, les mains posées sur les siennes pour l’empêcher de se blesser. L’image de Loki enfant, le visage ensanglanté de ses propres coups, était encore forte dans sa mémoire.
« Eh, » Thor appela doucement. « Tout va bien. Je suis là. » Avec prudence, il tenta d’écarter les phalanges du visage pâle. Des marques en demi-lune se dessinaient au-dessus de ses arcades sourcilières, froncées par la perturbation. Le vert des yeux enchanteurs apparaissait noir entre ses paupières entrouvertes, en grande partid dévoré par l’or de sa magie. Un spectacle qui aurait pu être magnifique, si ce qu’elle montrait n’était pas horrifiant pour l’esprit Jötunn. « Loki » retenta-t-il. « Eh, je suis là. Tout va bien. Regarde-moi » ; Thor posa ses paumes sur les joues glacées pour l’obliger à relever la tête. Ses pouces caressèrent ses pommettes dans un geste lent et répétitif. « Je suis là Loki. Tout va bien. »
L’or vacilla dans le regard adverse. Si fragile, telle une flamme sur le point de s’éteindre. Les doigts s’agrippèrent à ses poignets avec force. Le blond ne releva pas la douleur, l’entièreté de ses nerfs tournés vers son cadet et le besoin de l’apaiser. Il tremblait ; la vision n’était pas totalement achevée, elle se poursuivait dans l’esprit rusé. « Thor » appela-t-il d’une voix brisée. Il ne pouvait pas encore le voir, ses sens déchirés entre présent et futur.
« Oui. Loki, je suis là. » L’Ase posa son front contre le sien, espérant pouvoir ainsi partager de sa chaleur. Même s’il savait les tremblements causés par autre chose que le froid – car un Jötunn n’avait jamais froid. « Tout va bien, ne t’en fais pas. Je te tiens petit frère.
- Tu brûles.
- Non. Je suis avec toi. Regarde. » Il guida l’une des mains vers son torse pour la presser contre son cœur, tout près de la rune tracée par magie. « Je vais bien. Il n’y a pas de feu. Au contraire, on se les gèle », il tenta un trait d’humour qui le fit rire. Un éclat échappa également aux lèvres fraternelles, fugace mais rassurant. « Tu vois ? Loki, ouvre les yeux. Regarde. » Son nez frotta contre celui plus fin du métamorphe. « Fais-moi confiance. Je suis là. Je te tiens. Respire. » Les doigts s’étalèrent autour des lignes en relief, suivirent le tracé familier. « Tout va bien. » Il utilisait sa voix pour guider l’esprit de son cadet. « Je te tiens. »
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La crise ne s’était arrêtée qu’avec la venue de l’aurore. De longues heures durant lesquelles, comme promis, Thor avait étreint son frère avec force, répétant inlassablement les mêmes paroles, telles des litanies protectrices pour éloigner les mauvaises images. Il était parvenu à le faire rire deux ou trois fois supplémentaires, à gratter la couche dure et profonde d’angoisse. « Serres-moi plus fort. » Puis Loki s’était assoupi, cramponné à ses épaules, et il avait dormi toute la matinée sous le regard alerte de l’aîné.
« Ils ont encore poussé.
- Mmh. Je préfère. » Les longs doigts doués de seidr passèrent dans ses boucles blondes pour délier un à un chaque nœud. Le métamorphe s’était déjà chargé d’arranger sa barbe « trop piquante », et une mauvaise blague de Thor lui avait valu un coup de ciseaux trop près de sa joue. Une blessure superficielle, déjà en cours de guérison.
Loki entamait la deuxième tresse sur le côté gauche de son crâne. Il prenait son temps, et l’Ase, avachi dans son bain, le laissait faire. Personne ne viendrait les chercher. Car, si aucun n’avait prononcé mot en le voyant débarquer dans la cuisine pour repartir avec deux petits-déjeuners, Thor était certain d’avoir croisé la compréhension dans plusieurs regards. Sylvie avait ouvert la bouche, peut-être pour l’interroger, mais Alioth l’avait retenu ; et Mobius lui avait adressé un hochement de tête pour lui accorder de filer. Ce qu’il avait fait sans tarder, préoccupé par la seule idée de laisser le plus jeune seul trop longtemps.
La dernière nuit avait été difficile ; la voix de son frère était encore rayée par les cris qu’il avait poussés.
Peut-être que les murs n’avaient pas été suffisant pour les maintenir confinés dans la chambre – celle attribuée à Thor, dans l’aile des invités, qu’ils occupaient en attendant la réparation du lit.
Une nuit difficile, oui, mais pas autant que le comportement du Jötunn depuis son réveil. Toute émotion avait quitté ses traits, pour ne laisser que ce masque calme, habituellement adressé aux gens de la cour. Comme si rien ne s’était passé. Et l’Ase aurait pu le penser, s’il ne portait pas encore la trace des ongles enfoncés par le besoin dans ses épaules et ses avant-bras. « Tu brûles », le seul écho qu’il avait obtenu des images diffusées dans l’esprit malin. Deux mots qui évoquèrent à sa mémoire une voix à peine plus jeune, tout aussi désespérée : « Je t’ai vu brûler. » L’attaque surprise de Surtur, qui avait volé une demi-vie à leur sœur et entraîné Balder vers l’autre rivage. Une prédiction de mauvais augure.
« T’est-il déjà arrivé de visionner une scène du passé ? » Les doigts se stoppèrent dans ses cheveux. « Une réminiscence de pouvoir, ou quelque chose comme ça ? » Levant son attention par-dessus son épaule, il croisa les iris au vert ternis par la fatigue. Un soupire était contenu au bord des lèvres habituellement espiègles. « Était-ce la même vision ? » Près de deux siècles s’étaient passés entre temps.
« Je n’sais pas » souffla finalement Loki. Il reprit son activité, occupa ses mains, sourcils froncés. « Les images s’estompent rapidement. La plupart du temps, elles ne laissent qu’une impression de leur passage.
- Mère pourrait peut-êtr-
- Non », sa réponse fut instantanée. « Thor, non. Je ne rentrerais pas.
- Je n’te parle pas de rentrer là, mais d-Eh ! » Il glapit lorsque son cadet tira avec vigueur sur une natte.
« J’ai dit non. Fin de cette discussion. »
Ce fut alors au tour du blond de retenir son exaspération. Plus opiniâtre qu’un nain. « J’oubliais » marmonna-t-il pour lui-même, « si charmant que personne ne te contredit. »
Loki rit du nez, à la fois ironique et amusé. « La plupart des gens sont prêts à tout pour éviter l’anéantissement. Passe-moi ton lien. » L’Ase obéit de manière mécanique : la ficelle carmin, autrefois dérobée par un chat noir, avant de lui être confiée par une fillette aux grands yeux bleus, passa de ses doigts à ceux fraternels. Le temps l’avait raccourci de plusieurs millimètres, l’eau salée avait laissé des taches sombres, mais il l’avait toujours conservé, tel un porte-bonheur censé le ramener auprès de son cadet. Car une âme perdue, même la plus rationnelle, finissait toujours par se raccrocher au premier brin d’espoir. Et il l’avait été, perdu.
Le guerrier posa sa nuque contre le rebord de la baignoire, un soupir contenu au fond de sa gorge. « Tu penses que Surtur pourrait revenir ? »
Les mains ralentirent, sans pour autant s’arrêter cette fois. « Thor, Surtur est mort.
- Un démon peut-il vraiment mourir complètement ? »
Un silence, court, durant lequel il sentit son frère réfléchir à sa question. Avant qu’il n’avoue, dans un souffle marqué par le trouble : « Je n’sais pas. »
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Les perce-neiges blanchirent, leurs bulbes tintèrent dans le vent hivernal.
« Encore quelques jours. »
Heimdall retint un soupir. Il se tenait, droit dans son armure d’or, dans l’ombre d’un pin à proximité du terrain d’entraînement. Peu de personnes venaient jusqu’ici par temps froid, ils n’étaient que tous les deux. Ou plutôt, le prince était seul avec une projection du gardien céleste. Ses yeux dorés ne cillaient jamais, et ses traits demeuraient de marbre malgré les émotions qui le traversaient. « Votre père vous a déjà accordé sept jours supplémentaires. Mon prince, sa patience atteint ses limites.
- Je n’peux pas laisser Loki maintenant. Pas comme ça.
- Le pourriez-vous un jour ? » Thor tourna son regard dans sa direction. Peut-être était-il assassin ? Peut-être était désespéré. Dans l’un ou l’autre des cas, il arracha un éclat vaincu aux lèvres halées. « Je vais voir ce que je peux faire. Mais vous devez vous préparer. » Ce furent ses dernières paroles avant que son image s’estompe dans la brume légère.
Se préparer.
Il était prêt. Il lui manquait juste encore un peu de temps.
Le temps, toujours le temps.
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Le visage pressé contre le sternum de Loki, l’Ase conservait les paupières closes pour profiter au maximum de sa présence. Il le tenait dans ses bras, tout comme ce dernier l’enlaçait, les jambes entremêlaient, le rythme cardiaque synchrone. Les minutes s’écoulaient lentement, sans jamais s’arrêter. Les Nornes étaient cruelles ; il pouvait sentir les fils du destin s’enrouler autour de son cou, l’étouffer avec sadisme. Bien que Dieux, immortels, tout-puissants, ils ne demeuraient pas moins des pantins. « Immortel ne veut pas dire éternel. »
Un grattement retentit contre la porte. L’instant d’après, une ombre se faufila dans la chambre et un museau glacé chercha sa main perdue au milieu des boucles sombres de son cadet. Cadet qui rit contre son crâne blond, avant de bouger à peine pour frotter son nez contre son front. Il bailla, avant de marmonner : « Je crois que c’est pour toi. »
Thor maugréa pour la forme, comme il le faisait chaque matin que Fenrir venait le chercher avant l’aube. Mais cette fois, une boule pesait au fond de son estomac, enserrait son cœur avec douleur. Les fils se tendaient ; il ne voulait pas se lever, car alors…
Redressant la tête, le prince héritier vint butiner de ses lèvres celles fraternelles qui s’ouvrirent par automatisme pour l’accueillir. Un baiser lent et profond, qu’il aurait souhaité faire durer éternellement. Sa paume caressa la rune en bas du dos pâle, salua la combinaison parfaite de Gebo et Wunjo : leur promesse. Que cela lui prenne cent quatre-vingt-sept ans, ou qu’il lui faille un millénaire de plus, il ramènerait Loki à la maison. Tant de chambres de Bilskirnir attendaient encore d’être ravagées par leur alliance. Tant d’ignorants devaient encore supplier pardon à ces grands yeux verts, prêter allégeance, se prosterner devant son esprit sans limite. Car Asgard demeurait le véritable foyer de Loki.
« Tu seras roi » n’avait-on eu de cesse de lui répéter depuis son plus jeune âge, son cadet le premier. Et il s’était préparé à cette tâche avec joie et assiduité. Néanmoins, dans sa tête, Thor savait, s’était toujours répété. Pas seul, jamais sans lui.
« Écoute » avait dit Hela ; il avait écouté. Lofn. Son unique chance.
Loki gémit dans sa bouche lorsque sa passion devint trop grande, incontrôlable, submergeant le métamorphe pris en embuscade entre son torse et le matelas. Il aurait tant voulu l’aimer encore une fois, détruire cette nouvelle chambre, le manoir tout entier par la seule force de leur lien – le chaos fertile. Mobius les auraient alors grondés et ils auraient ri sous cape, tels des adolescents aux émotions trop fortes. Sans soucis, sans crainte, sans sablier. Juste tous les deux.
« Peux-tu rester ? »
Fenrir couina d’impatience ; son museau s’infiltra entre eux pour quémander de l’attention. Loki rit de nouveau, et il ne put que l’imiter. « Je crois que c’est pour moi » confirma le blond ; il eut bien du mal à retenir son soupir.
« Filez. Je ne voudrais pas vous mettre en retard, mon valeureux chasseur. » Un baiser chaste fut déposé à la commissure de ses lèvres. Thor dût alors rassembler toute sa volonté pour ne pas replonger, et quitta les draps d’un bond.
L’air glacial l’accueillit ; le Vargr grogna de satisfaction en recevant sa caresse matinale et l’aida à retrouver ses vêtements éparpillés dans la chambre. Il s’enroula dans une épaisse cape en peau de mouton, puis s’assit sur le bord du matelas le temps d’enfiler ses bottes fourrées. Au moment de se relever cependant, il sentit des bras s’enrouler par-derrière autour de son ventre et un front se presser entre ses omoplates.
« Reviens vite. » Son cœur se serra ; la boule manqua d’exploser.
Il sentait l’émotion grimper dans sa gorge. Ils ne seraient séparés que quelques jours – seulement si Loki acceptait de jouer à ce jeu, sans rancune. Tout parier, ou tout perdre sans rien tenter ; Thor avait déjà fait son choix.
Incapable de parler, il se contenta donc d’attraper une main et d’embrasser le creux de sa paume. Puis, sans un regard en arrière, il quitta la chambre – leur chambre – et s’engouffra dans l’obscurité des couloirs devenus familiers avec le temps.
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Fenrir gémit, perdu ; il ne comprenait pas ce qui se passait. Le blond musclé était étrange ; ils n’avaient pas emprunté le même chemin que les autres matins de chasse. La forêt dense et son gibier étaient loin, il n’y avait rien à chasser en bord de mer. Voulait-il ramener du poisson pour le déjeuner ? Mais Fenrir n’aimait pas l’eau. Non, la terre était plus appréciable.
« Je suis désolé. » Une main caressa le côté de sa mâchoire inférieure, son point faible que peu de personnes connaissaient. Son père le connaissait, sa sœur aussi ; c’était elle qui avait montré au nouveau membre de la meute comment s’attirer ses faveurs. Même si Fenrir avait tout de suite intégré cet étranger comme faisant partie des siens. Son père tenait à lui : son odeur changeait lorsqu’il était à proximité du blond musclé, son rire sonnait plus vrai, son seidr plus vivant.
« Thor, Thor, chasser » appelait-il entre ses crocs. « Sanglier, cerf. Meute. » Il referma sa gueule sur la main affectueuse pour le tirer vers les arbres et l’alléchante odeur de viande fraîche. Il voulait courir ; il voulait que le bipède court avec lui. Il voulait chasser, attendre que les yeux bleus de son coéquipier lui donnent les directives à suivre. Il n’en avait pas besoin, mais c’était plus ludique.
« Je suis désolé » répéta-t-il, « nous ne chasserons pas aujourd’hui. »
Fenrir pencha la tête sur le côté. « Bateau ? Poisson ? » Il ne comprenait pas.
Le blond musclé soupira. « Tu ne peux pas venir avec moi. J’ai besoin de toi pour une autre mission. »
« Mission ? Besoin ? Dire, dire ! » Il glapit d’excitation, son mauvais pressentiment éveillé par la tristesse sur les traits de son ami atténué par l’importance dans sa voix. Fenrir était un bon frère, il pouvait aider.
Un rire, puis une lettre lui fut tendue. « Tiens, donne ça à Mobius. » Donner, grand-père. Oui, il pouvait le faire.
Il referma ses crocs sur l’enveloppe. Le papier apporta un peu de sel sur sa langue ; l’odeur de son jeune ami satura ses narines. La tâche était facile. Il n’avait qu’à courir jusqu’à la chambre du vieil intendant, donner, et revenir. Ensuite, ils pourraient aller chasser. Le gibier attendait ; les petites bouches de la meute avaient besoin d’être nourris.
« Merci mon ami. » Les doigts s’attardèrent derrière son oreille ; la tristesse revint sur les traits pourtant souriants.
« Bien ? » Fenrir couina en frottant son museau contre son avant-bras. « Chagrin ? Chercher père ? »
Les lèvres s’étirèrent davantage. « Apporte juste la lettre à Mobius, d’accord ? »
Fenrir aboya d’approbation. Puis, se détournant, il commença à rejoindre la forêt qui séparait cette plage déserte du cœur de leur tanière. Pourquoi être venus si loin pour monter dans un bateau ? Pourquoi un si petit bateau ? Et pourquoi tout seul ? Il ne comprenait pas ; il avait une mission.
Arrivée à l’orée de la forêt, Fenrir s’arrêta pour jeter un dernier coup d’œil en direction du blond musclé. Son ami, son jeune frère. Ou peut-être son futur père ? Il l’observait depuis le côté de la petite embarcation. Peut-être attendait-il son retour ? « Rapide. Donner. Attendre. » Et, sur ces grognements, Fenrir s’enfonça à toute allure entre les pins hauts. Il serait rapide, il reviendrait bientôt, et alors ils iraient chasser.
Une peur glaciale s’infiltra dans ses veines, nourrissant ce mauvais pressentiment qui l’avait tenu éveillé depuis le départ de son frère. Thor s’était montré étrange. Il avait ressenti le besoin dans son baiser, un besoin différent de celui habituellement exprimé par sa passion. Mais son aîné ne savait pas mentir, alors il n’avait pas cherché davantage.
Le souffle maintenu calme, Loki s’était levé aux premiers rayons solaires, s’était préparé en silence, puis avait rejoint la cuisine où son frère aurait déjà dû revenir pour rapporter ses premières proies et prendre son deuxième repas de la journée. Personne ne l’y attendait cependant, aucun sourire idiot, aucune salutation chaleureuse, aucune tentative de blague face à laquelle lever les yeux. Personne. Un éclat d’espoir néanmoins : Fenrir manquait aussi à l’appel. Peut-être avaient-ils pris du retard dans leur chasse ? Ou peut-être étaient-ils déjà repartis ? Oui, peut-être était-il seulement nerveux à cause de ses récentes nuits trop courtes ? Thor ne savait pas mentir ; il reviendrait bientôt.
Cependant, Loki sentit sa faible tentative pour se rassurer se briser à l’instant où il franchit la porte de son étude, habituellement vide à cette heure, peuplée de plusieurs silhouettes ce matin-là. En particulier lorsqu’il aperçut le Vargr allongé sur le large tapis. Son museau reposait entre ses pas, un air abattu voilant ses prunelles. Sylvie était assise par terre près de lui, passant sa main dans son pelage comme pour lui apporter du réconfort, ou se réconforter elle-même. James était également présent, assis dans un fauteuil près de la cheminée, les yeux encore lourds de sommeil et les traits tirés par la confusion. Ce qui finit d’alerter le métamorphe fut néanmoins l’éclat d’inquiétude dans les iris orageux de Mobius, appuyé contre le bureau. Une inquiétude oculaire qui se tourna aussitôt dans sa direction lorsqu’il traversa la porte du bureau.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-il en guise de salutation. Quelque chose n’allait pas ; voulait-il vraiment savoir ? Thor n’était pas avec Fenrir. Son bras droit n’était que très rarement inquiet. Il devait savoir.
L’Alfe ouvrit la bouche ; toute l’attention du prince déchu était sur lui. Cependant, aucun mot ne sortit.
« Mobius » il insista. Il avait besoin de savoir.
L’intendant conserva le silence. À la place, il se redressa sur ses jambes pour venir jusqu’à lui, ses doigts triturant une note déjà froissée par sa nervosité. « Je suis désolé » déclara-t-il avant de la lui tendre. Loki observa le papier un instant ; la peur devint angoisse, la glace un feu douloureux. Lorsqu’il l’accepta finalement pour la lire, l’Alfe poursuivit : « Fenrir me l’a apporté ce matin, avant de repartir à toutes jambes. Lorsqu’il est revenu cependant, il… »
Le sorcier n’écoutait que d’une oreille. Il reconnut sans peine la calligraphie imparfaite de son frère. Il lut les mots une première fois, sans pouvoir les comprendre.
« Bruny et Aly sont partis fouiller la zone » ajouta Sylvie en tournant la tête dans leur direction. « Mais si Fenrir est revenu seul, alors… » Elle n’acheva pas sa phrase, menacée par le regard noir que lui adressa son parent adoptif.
Il avait besoin de silence ; pourtant, ses oreilles devenaient bourdonnantes, les sifflements de seidr se firent insistants contre ses tympans. Il avait besoin de comprendre, même s’il avait déjà compris. Ces mots, il les avait tant craints qu’il n’avait pas besoin de les lire pour les connaître. Mais tout pouvait n’être qu’une farce. Une erreur. Un problème. Quelque chose devait lui échapper. Oui.
Thor n’avait pas pu l’abandonner une nouvelle fois.
Thor ne savait pas mentir !
« Sir Loptr ?
- Sortez. » Sa voix était calme, par miracle. Mobius l’observa un instant, puis adressa un mouvement de tête aux autres. Ils se levèrent sans un bruit ; le monde était déjà trop bruyant. Fenrir passa à proximité de ses doigts pour lui arracher une caresse réconfortante, « Chasse. Perdu. Désolé. », puis s’en alla avec les autres.
En un battement de cils, il se retrouva seul dans son bureau, la porte close, le papier toujours présent entre ses phalanges. Un papier qu’il froissa davantage lors de sa deuxième lecture.
« Je suis là.
- Combien de temps ? » Thor n’avait pas répondu.
Le seidr dansa dangereusement autour de ses doigts ; les sifflements grondèrent dans ses entrailles.
« Pourrais-je rester ?
- Peux-tu rester ? » Il n’avait pas répondu. Car il n’avait pas pu lui mentir dans les yeux.
[Je dois rentrer. Je suis désolé. Thor.]
À la fin de sa troisième relecture, son poing se resserra d’un coup sur les lettres maladroites. Les sifflements jaillirent, des éclats de vert et d’or volèrent autour de lui ; le chaos interne se transféra à son environnement. Il y eut des fragments de bois et de verre, des feuilles volantes, des cris dans les couloirs. Dans tout ce vacarme, un unique son résonna à ses oreilles : le gémissement de son cœur qui se brisa, pour la seconde fois.
« Je t’aime petit frère. »
Thor avait menti. Thor l'avait abandonné.
Notes:
Coucou tout le monde ! Bienvenue pour ce seizième chapitre qui est certes un peu court mais qui, ma foi, renverse bien la situation (c’est le cas de le dire, comme vous pourrez le voir dès le prochain chapitre ;D). J’espère que cette avancée vous aura plu, et que la suite vous plaira tout autant !
Note 1 : « Løgner » signifie « menteur » en Norvégien.
Note 2 : Dans la mythologie nordique, Thor a la capacité de ramener à la vie des animaux sacrifiés pour le nourrir. C’est d’ailleurs ce qu’il fait avec ses boucs : il en tue un, le mange, puis enterre tout son squelette pour lui permettre de revivre. J’ai donc repris cette idée avec le sanglier dans ce chapitre. Pour rappel, toujours dans cette mythologie, Bilskirnir est le nom donné au manoir de Thor, utilisé dans cette histoire pour désigner la demeure des enfants d’Odin. Imbolc est quant à elle une fête célébrée le 1 février pour symboliser la fin de l’hiver et le retour du printemps et de la vie.
Note 3 : Gebo et Wunjo sont deux runes de l’alphabet nordiques. Gebo, représentée par un X, symbolise la générosité, les cadeaux et les échanges ; elle incarne ainsi le fait de donner et recevoir de l’amour. Wunjo quant à elle, représentée par un P, est la rune de la joie et de l’harmonie ; elle incarne le bonheur qu’apportent les relations, notamment l’amour. Lorsqu’elles sont fusionnées, c’est-à-dire superposées l’une sur l’autre, ces deux runes créent une rune de liaison qui symbolise une relation harmonieuse et heureuse fondée sur le don et la réception mutuels ; elle peut par exemple être utilisée en talisman pour renforcer l’amour.
Note 4 : Les perce-neiges sont des plantes à l’aspect délicat qui pointent leur nez au milieu des bois enneigés dès la fin de l’hiver et qui symbolisent ainsi l’arrivée du printemps. Un peu comme le muguet, leurs fleurs ressemblent à des petites clochettes blanches qui leur vaut le surnom de clochettes de l’hiver, d’où l’emploi du verbe tinter dans ce chapitre pour les désigner ;)
Note 5 : Dix repas, c’est ce qui compose le régime protéique de Chris, l’acteur de Thor, et qui participe à la silhouette incroyable qu’il arbore pour incarner notre Dieu de la Foudre préféré.
Note 6 : Enfin, au niveau des références, nous avons l’échange « Si charmant que personne ne te contredit. – La plupart des gens sont prêts à tout pour éviter l’anéantissement » qui vient de la série Loki, lors d’un dialogue de ce dernier avec Sylvie. Quant au prénom Ravonna, il est inspiré par l’un des personnages de la série.
Un grand merci pour avoir lu ce chapitre et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter Text
Chapitre 17
Barndom
La première chose dont Loki parvenait à se remémorer de sa glorieuse et misérable existence était ce jour où il avait rencontré un Ase pour la première fois.
Le monde n’avait été que vacarme et chaos autour de lui : des cris de détresse, de douleur et de mort. Il avait pleuré, si fort que ses cordes vocales, encore fragiles, avaient menacé d’éclater. Il avait été abandonné dans le sanctuaire avec l’Écrin des Hivers d’Antan - le cœur énergétique de leur peuple - ; déposé là par une silhouette aux traits inconnus. Il n’avait aucun souvenir de ses parents de sang ; sa première rencontre avec Laufey ne s’était faite que des siècles plus tard, après son entrée dans l’adolescence. Période à laquelle il avait aussi aperçu des géants des glaces autres que lui-même pour la première fois, des personnes qui faisait de sa différence une normalité – même si, avec sa petite taille, il différait tout autant de son peuple de naissance.
Son monde ne s’était ainsi composé que de ce vacarme funeste, de ses pleurs de détresse, et de ces perles verdoyantes qui s’étaient finalement penchées au-dessus de son couffin pour l’observer avec curiosité. Une peau pâle qui contrastait sous des boucles sombres tressées en couronne. Un éclat de magie au fond de ses pupilles. Une beauté de vie vers laquelle il avait tendu son petit poing. Des sifflements avaient chanté à ses oreilles, maladroits, poussés par l’instinct de survie. Le bleu de ses doigts avait perdu sa pigmentation pour emprunter ce même blanc crémeux. Une transformation involontaire, éprouvante, qui avait éveillé quelque chose au fond de l’étrangère. Un quelque chose qui lui avait fait lâcher son épée, tombée dans un fracas sourd, avant qu’elle n’enveloppe son couffin de ses bras pour le soulever.
« Je t’ai immédiatement aimé » lui avait confié Hela plus tard. « Tu étais comme un trésor. Le plus précieux que j’aurais pu dérober. Et je n’ai pu me résoudre à repartir sans toi. » Et c’est ce qu’elle avait fait.
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Der hvor kuling møter kav
[Où le vent rencontre les embruns marins]
Le timbre était doux, riche d’une émotion que son petit corps n’avait jamais connue.
Deux grands yeux bleus l’observaient par-dessus les bras protecteurs. C’était joli à contempler ; ses poings minuscules, encore malhabiles, se tendirent vers eux, comme pour s’emparer de ces joyeux. Un rire chaud lui répondit, résonna à ses oreilles. Il sourit.
Danser minner mot et mektig hav
[Les souvenirs dansent contre la mer]
Un doigt se fit prendre de lui-même en otage entre les siens ; il le serra par réflexe.
Son monde avait changé. Il n’y avait plus de peur ; seulement de la douceur. À cette époque, Loki ne comprenait pas encore d’où il venait, ni où il se trouvait. La propriétaire des bras porteurs, l’importance de l’attention cérulée penchée au-dessus de lui.
Sov, du lille, i min favn
[Dors, mon petit, dans mes bras]
« Loki. » Il agita son poing en réponse, arrachant un sourire plus grand encore aux traits solaires. « Oui, Loki. »
For i den elven finnes alt
[Parce que tout se trouve dans cette rivière]
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Lorsque sa mère lui avait appris la vérité sur ses origines, Loki était entouré de ses adelphes – entourés d’amours – qui s’étaient pressés autour de lui pour l’aider à affronter cette nouvelle. Il n’avait d’Ase que son apparence, empruntée par magie à sa sœur. Ses vrais parents se nommaient Laufey et Farbauti, des géants de glace – des Jötnar ! -, anciens ennemis de son peuple d’adoption. « Cela n’a pas d’importance. » La reine Frigga avait parlé, doucement, pour leur expliquer cette particularité de leur famille : des fragments différents liés ensemble par les fils du destin. Aucun n’avait la même mère, certains partageaient un père, mais cela ne devait rien changer. « Car nous sommes une famille. »
Une famille. Cela sonnait plutôt bien.
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« Thor ! » Il frappa pour la énième fois contre la porte de sa chambre, demeurée close ces cinq derniers jours. Depuis leur discussion avec leur mère, l’enfant solaire avait refusé de montrer son museau, affecté plus qu’il n’aurait dû par la révélation. L’apprenti sorcier peinait à le comprendre : des quatre enfants, Thor était celui au sang le plus pur, fils légitime du Roi et de la Reine, prince héritier et futur souverain d’Asgard. Loki, de son côté, n’était que l’enfant de monstres, le fils abandonné et ramené, tel un trophée de guerre pouvant servir plus tard. Une origine dont il s’était toujours douté : Odin était plus froid avec lui qu’avec ses autres enfants, Balder lui adressait une affection semblable à celle offerte aux animaux de compagnie, et Hela prenait plus facilement le parti du blond. Il n’était pas le plus aimé ; il n’était que l’ombre d’une lumière éblouissante, dont le moindre éclat d’attention suffisait à chatouiller ses veines de chaleur. Car Thor était différent des autres. Idiot, long à la compréhension, pataud, fougueux, bruyant – il perfectionnait sa liste de défauts chaque jour. Mais il était son frère. « Min kjære bror » comme ce dernier ne cessait de l’appeler, souvent avec insistance. Sans jamais se lasser.
Aujourd’hui, c’était à lui de venir à la portée de ses grands yeux bleus. Il lui rapporterait la stupidité de son confinement, le gronderait d’avoir loupé ses repas, et le ferait culpabiliser de l’avoir abandonné aussi longtemps. Thor n’était pas une personne pour lequel il aimait se faire du souci ; sa poitrine devenait trop douloureuse, son esprit trop distrait pour poursuivre les enseignements de sa mère, et il finissait inéluctablement par se retrouver face à cette même porte close. Non. Il lui ferait regretter.
Mais pour cela, encore devait-il parvenir à franchir ladite porte close.
Le garçon bougea le nez de gauche à droite, dans un rythme lent propice à la réflexion. Sa forme de serpent n’était pas encore parfaite ; il pourrait rester bloqué par mégarde sous le panneau de bois ou – pire ! – révéler une métamorphose imparfaite aux yeux de son frère. Non, il refusait, il devait avant atteindre la perfection de chaque écaille. Une surprise se devait d’être grandiose pour être réussite. Il chercha une autre idée. Une illusion ne serait pas suffisante pour attirer l’attention de son aîné ; après tout, il renvoyait la moindre servante, et leur propre mère s’en était retournée bredouille à trois reprises. Non. Mais Loki n’avait pas non plus toute sa journée à gâcher devant cette porte ; ses phalanges commençaient déjà à rougir à force de frapper. Encore une mauvaise option. Hela aurait pu l’aider, mais elle était en déplacement à Vanaheim et ne rentrerait pas avant la prochaine lunaison. Non, il était seul.
Seul, avec sa ruse.
Un sourire se dessina sur ses lèvres ; fort bien.
Ses doigts pianotèrent dans les airs, engendrèrent des crépitements de seidr qui tourbillonnèrent avec lenteur autour de ses ongles. À la fois mère et professeur personnel, Frigga ne cessait de louer chaque jour ses progrès remarquables. Il apprenait vite – peut-être même trop selon certaines langues mauvaises. Les éclats verts brodés d’or dansèrent avec espièglerie, de plus en plus nombreux, de plus en plus anarchiques. Il ferma les yeux, tenta de les canaliser. Trois traits s’imposèrent alors dans son esprit pour dessiner une rune – la première qu’il avait apprise - : Fehu. « La rune du commencement. Car là où le feu entraîne la mort, la vie finit toujours par reconquérir ses terres. »
La minute d’après, une explosion retentit à ses oreilles, couvrant les sifflements de seidr encore timides. Du verre se brisa, du bois éclata, et des cris retentirent en réponse plus loin dans les couloirs. Son sourire s’étira davantage. Parfait.
Loki révoqua son pouvoir, avant de frapper à nouveau contre la porte de son frère, plus insistant que les fois précédentes. « Hjelp ! » cria-t-il alors de son meilleur jeu d’acteur.
Il ne fallut pas moins d’une seconde au panneau de bois pour s’ouvrir et révéler derrière le visage alarmé de son frère. Ses boucles blondes étaient en pagaille, sa tunique désordonnée et son souffle déjà saccadé par l’urgence. Lorsqu’il ouvrit la bouche pour parler – sans doute pour demander ce qui se passait -, le Jötunn en profita pour se faufiler sous son bras et pénétrer dans sa chambre. Il attrapa ensuite son aîné par le coude et l’incita – du moins lui fit comprendre, car sa force était bien insignifiante comparée à celle en pleine croissance du Dieu doré – à refermer la porte derrière eux. Les isolant ainsi du chaos externe.
Plaqué contre le torse de son frère, lui-même dos à la porte, Loki tendit l’oreille. Des gardes et des servantes venaient d’arriver à l’intersection entre les couloirs menant à différents appartements, dont ceux du prince héritier. Ici, aucun dégât n’était à soulever ; le sorcier en devenir s’était assuré de déclencher l’incendie plus loin. Les adultes ne s’attardèrent donc pas dans le secteur, et leurs bruits de pas ne furent bientôt qu’un murmure lointain.
Le garçon souffla l’air qu’il ne se rappelait pas avoir séquestré, puis pressa davantage sa joue contre le torse chaud et rassurant de son aîné. Son sourire tirait toujours ses lèvres ; il étouffa un gloussement contre la tunique vermeille.
« Loki ? » appela la voix fraternelle. L’incompréhension se lisait dans son timbre ; il la retrouva dans le bleu de ses yeux vers lesquels il leva son attention, le menton posé sur le sternum plus haut. Les bras de l’Ase s’étaient naturellement enroulés autour de lui et, bien qu’il ne l’avouerait jamais à voix haute, il ne connaissait pas meilleur endroit dans les Neuf Royaumes que celui-ci. « Qu’est-ce qui se passe ? Tu n’es pas blessé ? »
Le plus jeune prince inspira un coup, s’imprégna de l’odeur solaire bordée de soufre de son aîné, tel l’effluve d’un orage estival sur le point de s’estomper. Il demanda en réponse : « Pourquoi n’as-tu pas ouvert ? », et enlaça à son tour la taille plus large du blond, comme apeuré de le voir s’échapper.
Thor ouvrit la bouche, prêt à parler, puis la referma. Puis la rouvrit, exempt de son. Son hésitation lui donnait l’air d’une carpe molle. « Je… » Il se mordit la lèvre, en quête de réflexion.
Décidé à l’aider, car voulant déjà passer à autre chose, Loki proposa : « C’est à cause de ce que Mère a dit ? Que je ne suis pas votre frère ? »
Thor le fusilla du regard ; l’étreinte se resserra autour de lui dans un geste possessif. Ah, il venait de mettre le doigt sur le problème. « Tu ES mon frère », rectifia le blond d’un timbre menaçant. « Je ne laisserais jamais personne penser le contraire. Pas même toi. »
Loki soupira en souriant. Son aîné pouvait parfois se montrer borné et grincheux, tel un gros ourson attaché à son pot de miel. « Tu sais que ça ne changera rien ? » retenta-t-il. Cela n’avait jamais eu d’importance, pourquoi le fait de le formuler aurait changé quelque chose ?
« Tu as d’autres frères. » Loki se rappela : Helblindi et Bÿleistr. C’était la partie après laquelle le comportement de son aîné avait changé : l’évocation de son passé, du futur qu’il aurait pu avoir. Un avenir loin d’Asgard, probablement sans Thor.
« Je ne les connais pas.
- Le voudrais-tu ? » Un éclat de reproche trancha sa voix, accompagné d’une peine qui enserra le cœur Jötunn dans sa poitrine. Le voulait-il ? Connaître ses origines était une chose ; souhaiter se rattacher à elles en était une autre.
L’étreinte devint douloureuse autour de lui ; son silence s’attardait trop, interprété autrement par les iris cérulés. « Non » dit-il alors. Et parce qu’il savait que son frère était un idiot qui avait besoin d’être réconforté en permanence, le jeune sorcier répéta en portant une main à sa joue : « Non, jamais. »
Thor se pressa contre son toucher, à la manière d’un chiot en quête d’affection. La détresse transperçait ses mots lorsqu’il demanda : « Si tu n’es pas mon frère, alors qu’est-ce que nous serons ? »
Le cadet retint un soupir. « Je te l’ai dit, cela ne change rien. Nous serons tous les deux, tu deviendras roi et moi-
- Mon conseiller. » Loki plissa le nez face à la proposition. Tentante, mais tous les deux savaient pertinemment la place déjà destinée à quelqu’un d’autre : en tant que prêtre et aîné des princes, Balder serait sans doute le meilleur choix pour ce poste. « Loki », les doigts du blond gravirent leur étreinte pour enlacer ceux pressés contre sa joue, « c’est toi que je veux près de moi. Toi, ou personne. Pour toujours.
- À jamais » compléta-t-il, telle une évidence. La déclaration était belle ; elle lui arracha un sourire malgré lui. Néanmoins, il savait que ce choix ne leur reviendrait pas. Du moins, pas avant longtemps. Ils n’étaient que des enfants ; l’âge de raison et ses premières difficultés les attendaient. Thor avait le temps de changer d’avis, de se lasser de lui, de se rendre compte qu’il n’était pas aussi parfait qu’il le pensait, que peut-être un frère Jötunn n’était pas la meilleure compagnie à avoir. Peut-être lui tournerait-il le dos ? Peut-être perdrait-il un jour son affection ? Après tout, il n’était qu’un trophée de guerre rapporté sur Asgard pour compenser le chagrin maternel de leur reine. Une bête étrange, qu’il ne parvenait pas lui-même encore à comprendre.
Thor avait le temps de changer d’avis. Oui. Et de le laisser seul.
« De toute manière » déclara le sorcier en gigotant dans l’étreinte fraternelle, « qui te dit que je veux être à la cour d’un roi qui se prend son propre marteau en pleine tête ? »
L’Ase gémit face à sa remarque : « C’n’est arrivé qu’une fois ! »
Loki éclata de rire en réponse. « Pourtant, cela restera à jamais gravé dans ma mémoire. »
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« Tu es prêt ? »
Thor approuva d’un hochement de tête, nerveux. Son cadet l’était tout autant, bien qu’il tentait de le camoufler. Il n’avait jamais fait ça. Cette apparence était devenue comme une seconde peau, un bouclier dressé dans les premières heures de sa vie pour sa survie, que son seidr maintenait à présent aussi naturellement que ses poumons assuraient son oxygénation et son cœur de battre dans sa poitrine. Il ignorait à quoi il ressemblait dessous – à quoi il était censé ressembler. Les caricatures des Jötnar dans les ouvrages n’avaient rien de flatteur ; ils étaient dépeints comme des barbares aux cornes et aux crocs acérés, les yeux ruisselant de sang et les os si pointus qu’ils semblaient vouloir déchirer leur peau d’un bleu froid. Des monstres.
Il était un monstre.
« Eh », Thor l’interpela ; il leva aussitôt son attention vers ses iris cérulés. Un joli bleu, bien plus beau que l’épiderme affiché de ses semblables.
Ils étaient tous les deux assis sur un épais tapis de l’étude de leur mère, plusieurs livres ouverts autour d’eux, en quête de ce que Loki craignait de découvrir : ses origines. Des réponses à ces nombreuses questions apportées par l’âge de raison, par la prise de conscience de son corps – différent de celui de son frère – et des messes-basses des adultes à son encontre. Il n’était pas un Ase ; il ne le serait jamais. Alors peut-être pouvait-il trouver autre chose à devenir ? Ni un monstre, ni une apparence factice ? Sa propre identité, sa propre case dans laquelle se ranger.
Les doigts fraternels s’enroulèrent autour des siens, dans ce geste réconfortant qu’ils avaient appris à partager en secret pour affronter les remontrances paternelles – Hela disait toujours qu’ils finiraient par détruire Asgard avec leur créativité fertile.
« Ça va aller. » Une pression contre ses phalanges. « Je reste près de toi.
- Et si quelqu’un rentre ? »
Son aîné haussa des épaules. « Je pourrais l’assommer si tu veux. » Loki rit malgré lui à sa proposition. « Mais personne ne viendra. Nous sommes tous les deux.
- Tous les deux. » Ce fut au tour des lèvres adverses de s’agrandir, éclairant ce visage solaire. Un visage fait pour embellir les émotions, contrairement au sien entraîné à les masquer. « D’accord » ; il souffla longuement pour se donner du courage. Ses doigts s’enroulèrent en réponse autour de leurs confrères. « D’accord. » Ses paupières se fermèrent sur la vision des orbes aux reflets célestes ; il devait se concentrer. Il n’avait jamais fait ça ; il était terrifié. Mais il n’était pas seul. Non, Thor était là. Il pouvait le faire ; il devait se concentrer. Inspirer ; trouver la source de ce pouvoir presque inné, enraciné dans son être. Expirer ; comprendre le mécanisme de ces différentes branches étendues avec les années.
Se concentrer, oublier son angoisse, les images des livres, les sifflements au fond de son subconscient. Respirer.
Oublier. Effacer.
Être.
Dans sa concentration, Loki perçut le soubresaut dans le flux d’air de son aîné, l’instant où son déguisement d’Ase dû s’effondrer. Pourtant, la chaleur demeura autour de sa main. Il n’y eut aucun cri, aucun rire, ni éclat de dégoût. Seulement les tambourinements de son propre cœur, affolé de ce qu’il allait découvrir, et la respiration redevenue calme du blond.
Il avait peur. Il n’était pas prêt. Et s’il ne pouvait jamais retrouver son ancienne apparence – celle créée en prenant le visage d’Hela comme modèle ? Et s’il avait tout gâché par sa curiosité ? Et s’il n’y avait pas de case pour lui ?
« Loki ? » Une paume frôla sa joue avec prudence. Était-il repoussant ? Dans le doute, il tenta de s’éloigner du toucher ; celui-ci se fit alors plus entreprenant en épousant la courbure de sa pommette. « Eh, tout va bien. » Il pouvait sentir les reliefs de sa propre apparence contre l’épiderme fraternel. D’après les ouvrages, les Jötnar présentaient des runes sur leur peau qui déterminaient, à la manière d’une empreinte génétique, leur appartenance à une famille de la population. Le pouce suivit l’une d’elles jusqu’à son menton, avant de se stopper. « Tu n’as pas à avoir peur.
- Je suis horrible.
- Mmmh, non. Tu t’en sors mieux que les illustrations. » Thor éclata de rire au moment où il ouvrit ses paupières pour lui jeter un regard noir. Un geste qui atténua bien vite l’éclat de son aîné lorsque leurs pupilles se croisèrent.
Son frère était toujours le même, avec ses lourdes boucles blondes qui encadraient son visage aux rondeurs candides. Ses yeux étaient grands et clairs, comme pour apporter toujours avec lui une part du ciel ensoleillé. Il avait cette expression idiote, qu’il affichait lorsqu’il découvrait quelque chose : un mélange d’étonnement et d’émerveillement.
Avant qu’il ne puisse lui faire la remarque, la seconde main vint attraper son autre joue pour capturer son visage en entier. Les poignets se plièrent pour faire lentement pivoter sa tête, sous le regard attentif du prince héritier, silencieux. Thor n’était jamais silencieux. « J’te jure, là c’est toi qui commences à m’faire peur.
- M’nifique. »
Ses sourcils – était-il encore noir ? – se froncèrent d’incompréhension. « Quoi ? »
Le sourire revint alors sur les traits du plus âgé, plus éclatant que son prédécesseur. « Tu es si joli. Loki, tes yeux !
- Quoi ? » Il se sentait bête de se répéter, mais les mots de Thor n’avaient aucun sens à ses oreilles. « Suis-je horrible ou joli ? Il va falloir choisir. » Lui connaissait déjà la réponse.
Son frère, néanmoins, avait son propre avis sur la question et répondit, en haussant les épaules : « Tu es le même, juste en bleu. Tes traits n’ont pas changé : toujours les petites joues qu’Eir adore pincer, la petite moue chafouine, les jolies boucles.
- Je n’suis donc pas horrible ? » Sa respiration se bloqua ; il ne pouvait pas le croire.
« Horrible ? » Thor haussa un sourcil. « Loki, tu es toujours aussi adorable. Bleu ou pas, tu restes mon adorable petit frère. Je regrette que tu ne puisses pas voir ce que je vois. » Ses iris cherchèrent les siennes, comme si tout le reste ne comptait pas. « Je pourrais presque m’y habituer. Min kjære bror. »
Une faiblesse picora le bord de ses paupières. Louées furent les Nornes, aucune larme ne coula. Il aurait pour une fois pourtant été prêt à les accueillir, à les offrir à son aîné en retour pour ce qu’il venait de lui donner inconsciemment. Car Thor ne savait pas, bien sûr. Ils étaient frères ; tout était normal entre eux. Ils étaient frères, prêts à se serrer les coudes dans l’adversité. Ils étaient frères, mais pas de sang ; une subtilité qui, de plus en plus, réjouissait le métamorphe autant qu’elle l’effrayait. Car ce lien d’adoption était fragile ; il subsisterait tant que sa présence au palais ne gênerait pas. Avec le temps, il s’effilocherait probablement. Thor se lasserait – sa plus grande crainte -, alors il devait profiter de ces moments. Ou donner une bonne raison à son aîné de ne jamais l’abandonner.
« Suis-je joli ? » proposa-t-il donc. Il avait besoin d’être rassuré.
Et le sourire fraternel ne fut que plus grand, plus éclatant, plus dévorant. Il comprit alors son premier mot : « Tu es magnifique. »
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« Ma grande sœur dit que si tu croises ses yeux, alors il dévorera ton âme.
- Moi, on m’a dit que c’était un démon déguisé en comme nous.
- Quelle horreur ! » Des éclats de rire retentirent ; Loki les fit taire d’un regard noir par-dessus les pages de son ouvrage. Hogun, Fandral et Volstagg.
Les trois apprentis guerriers se figèrent dans l’ombre de l’arbre adjacent au terrain d’entrainement. Trois idiots aux paroles desquels il avait fini par s’habituer. Des idioties, qui pourtant avait toujours le même effet. Des amis de son frère, qu’il ne supportait que pour faire plaisir à ce dernier. Mais est-ce que Thor avait connaissance de cette part laide de ses soi-disant compagnons ? Le métamorphe espérait secrètement que non.
« Par la barbe d’Odin, il nous observe ! » Les trois sots inspirèrent de frayeur – fausse évidemment – avant de cracher trois fois par terre pour éloigner le mauvais œil. L’un d’eux frotta même ses deux index entre eux en psalmodiant des « Tvi, tvi, tvi » par-dessus son épaule.
Des idiots. Qui ne valaient pas même la peine de leur prêter attention. Quoi que…
Son regard retourna sur les pages de son ouvrage. Les inscriptions anciennes décrivaient une formule permettant de transformer des fleurs et des poissons en crapaud. Thor adorait les reptiles, et il lui demandait toujours de lui en montrer de toutes les formes et de toutes les couleurs. Peut-être pourrait-il faire une pierre, deux coups ? Peut-être qu’en modifiant un peu la formule…
Un sourire étira ses lèvres. Thor allait adorer son prochain tour.
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Thor détesta son nouveau tour. Sa voix avait été forte de colère, ses gestes grands, et l’émerveillement auquel il s’était attendu dans ses iris cérulés n’avait été qu’effroi. Les trois crapauds étaient pourtant si mignons, plus que sous leur précédente forme.
Avertis par le bruit, les adultes étaient arrivés, et Loki avait sévèrement été punis. Ces mêmes adultes qui faisaient toujours la sourde oreille lorsque les injures pleuvaient dans sa direction ; étant parfois eux-mêmes la source de ces mots répétés par les bouches juvéniles. Toujours en prenant garde de ne pas être entendu par le prince héritier afin de conserver ses faveurs. Car Thor ignorait tout, comme toujours, et interprétait les faits avant même d’avoir toutes les informations.
Un idiot, comme ses amis.
« La ruse n’est pas toujours un substitut à la diplomatie » lui avait dit sa mère en lui apportant son diner dans sa chambre. Il ne l’avait pas touché, écœuré par l’injustice de la situation. Car il n’avait fait que se défendre.
Une subtilité que son aîné ne découvrit que plusieurs jours après ; mais la trahison était déjà trop forte, gravée dans le cœur du métamorphe.
« Loki ? Loki ! » Les appels se multiplièrent, sans jamais se lasser. Thor avait toujours brillé dans la capacité de le retrouver - un miracle pour un garçon qui parvenait à se perdre dans les couloirs de Bilskirnir. Aujourd’hui cependant, décidé à ne pas être débusqué, le cadet avait usé de toute sa malice pour demeurer caché. Il ne voulait pas le voir, ne voulait pas entendre ses excuses stupides qu’il oublierait bien vite. « Allez, montre-toi ! » Une pointe d’inquiétude commençait à percer dans son timbre. Fort bien. « Loookiiii !
- Pourquoi est-ce que tu cris comme ça ?
- Ah ! Bald ! Tu n’aurais pas vu Loki ?
- Loki, Loki, Loki. » Un soupir forcé quitta les lèvres du Dieux lumineux. Le métamorphe sentit néanmoins l’agacement camouflé derrière, surtout lorsqu’il ajouta : « Pourquoi n’y en a-t-il toujours que pour lui ?
- C’est mon p’tit frère » répondit le blond avec une telle normalité que le né Jötunn oublia un fragment de seconde le motif de sa colère. Puis, il se remémora ses cris injustes, et il dût se refreiner de ne pas planter ses crocs dans l’abdomen lui servant d’abri.
« Et je suis ton grand frère. » Balder avait toujours eu ce besoin de ramener l’attention d’autrui vers lui, jolie lumière habituée à être contemplée. Tout en ignorant que celle du prince héritier était, malgré son jeune âge, déjà bien plus brûlante que la sienne. Car Thor serait roi, un très grand roi.
« C’n’est pas pareil. Il a besoin de moi. » Sa voix était fragile, pleine de remords. S’en voulait-il vraiment de lui avoir crié dessus ? De ne pas avoir cherché à comprendre la raison de son mauvais tour ? De s’être contenté des versions des autres sans même prêter attention à la sienne ? À quel point ce manque d’attention l’avait blessé ? Car, sans elle, Loki n’était qu’une ombre indésirable, un enfant adopté pour les mauvaises raisons. Thor était le seul à le traiter autrement. S’il perdait cela, alors…
« Tu seras roi.
- Jamais sans toi. »
Le métamorphe fronça son museau. Peut-être que la leçon avait suffisamment duré ?
L’ouïe tendue, il attendit que Balder soit suffisamment éloigné pour agir. Thor avait déjà repris sa course ; sa voix perdait peu à peu en puissance à force de clamer l’objet de sa quête dans les moindres mètres carrés de Bilskirnir. Quittant la poche lui servant de cachette, Loki serpenta le long de la manche vermeille pour se hisser sur l’épaule de son aîné. L’Ase l’avait ramassé plusieurs heures plus tôt ; sa passion pour les serpents ne l’avait même pas questionné sur l’identité de celui-ci, et il l’avait laissé se nicher dans sa tunique. Bien sûr, tout avait été calculé, notamment la coloration turquoise atypique pour une vipère arboricole – peut-être que Thor l’avait d’ailleurs ramassé pour le lui montrer, le bleu étant sa couleur de cœur.
« Lokiiiii ! » Il prit une minute pour observer l’angoisse sur les traits de son aîné. L’émotion semblait authentique.
« Ton frère t’aime » disait toujours sa mère lorsqu’ils se disputaient trop violemment, « n’en doute jamais. » Et pourtant, cela demeurait sa plus grande crainte.
« Tu n’es qu’un idiot » siffla-t-il à l’oreille décorée de boucles blondes.
Étonné, Thor freina brusquement, et manqua de rencontrer une colonne dressée devant lui. N’attendant pas qu’il connecte deux neurones pour comprendre, le métamorphe laissa le seidr couler en lui, remodeler les contours de son existence. Ses tendons gémirent, et il sentit chacune de ses cellules retrouver sa place dans une chatouille à peine douloureuse. Lorsque sa main fut formée, il convia une dague dans la droite et visa en plein dans l’abdomen de son frère. Ce dernier émit un hoquet de surprise, qui gagna ses yeux grands ouverts. Il y eut quelques gouttes de sang, mais rien qui aurait pu mettre sa vie en danger. Heureusement pour lui, même fâché, Loki demeurait magnanime. Peut-être aurait-il dû le transformer, lui, en crapaud ?
« Ça t’apprendra à-Ah ! » il s’écria lorsque le guerrier blond se jeta sur lui pour l’étreindre avec force.
Thor nicha son nez contre sa carotide. « Je suis désolé. Désolé. »
Le né Jötunn étouffa un soupir contre les boucles solaires. Il le laissa répéter ces mots, en boucle près de son oreille. Il ne pouvait pas lui pardonner d’un battement de cils – même si l’envie lui prenait - ou son aîné ne retiendrait pas la leçon et la dispute reprendrait dans plusieurs mois. Loki était un être par nature patient – tout le contraire de l’Ase - ; il savait néanmoins cette patience douée de limites. Limites qu’il ne voudrait jamais franchir. Pas avec Thor.
« Si tu ruines ma jolie tunique, j’te jure que je te tue. » Son aîné répondit par un gargouillement peu élégant, mélange de rire et de larmes. Car il pleurait, cet idiot. Tout comme les nuages au-dessus des jardins depuis plusieurs heures, enfin percés par un soleil timide.
« Désolé.
- Je sais, je sais. Tu le paieras plus tard » marmonna-t-il pour lui-même ; car une raison de faire culpabiliser le prince héritier était toujours bonne à garder sous la main.
Ils demeurèrent ainsi, immobiles au milieu du couloir, de longues minutes ; et cela aurait pu durer des heures. Mais Loki avait déjà perdu suffisamment de temps avec toutes ces idioties, et un nouveau sort attendait d’être perfectionné. Il se força donc à quitter la chaleur fraternelle pour se mettre en route, Thor sur ses pas – comme il le serait assurément les deux prochaines semaines. Une pensée qui lui arracha un sourire secret.
« Eh, Loki.
- Hm ? » demanda-t-il par-dessus son épaule devant la porte de son étude.
« Ton serpent était magnifique. » Un secret qui fut bien difficile à dissimuler.
Alors, comme à chaque fois, il usa de sa malice pour transformer l’émotion sur ses lèvres : « Évidemment. »
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Les erreurs devenaient de plus en plus difficiles à pardonner. La confiance se tarissait peu à peu. L’impatience grandissait, de plus en plus douloureuse à camoufler. Mais Loki était habitué à jouer des rôles ; son existence ÉTAIT un rôle, une tromperie – sa plus belle.
L’enfance s’éloignait peu à peu.
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L’hémoglobine s’échouait en goutte à goutte épais sur le tapis en peau de bélier, ruinait sa blancheur que les serviteurs auraient bien du mal à nettoyer. Peut-être parleraient-ils alors moins ? Peut-être cesseraient-ils de porter sur lui ce regard où se mêlaient pitié et dégoût ?
Aux portes de l’adolescence, Loki était perdu, en conflit interne avec toutes ces facettes qui constituaient son personnage complexe. Il n’avait jamais été un Jötunn, mais il ne serait jamais un Ase non plus. Fruit hybride d’un sang qui l’avait abandonné et d’un foyer qui l’avait récupéré par défaut, par intérêt. Parfois, il jalousait les belles courbes d’Hela ; parfois les muscles développés de ses frères. Lui n’était qu’un être chétif, dont chaque trait était emprunté par son seidr à d’autres. Qui était-il ? Était-il seulement quelqu’un ?
« Loki ? » Un murmure l’appela depuis le balcon ; il sursauta. La visite était imprévue, trop soudaine pour qu’il ait le temps d’arranger sa chambre sans que cela n’apparaisse suspect. Tout était détruit, sa colère n’avait épargné aucun meuble, si ce n’était ce miroir dont il avait fini par s’occuper lui-même, écœuré par l’image reflétée. Le flot de questions serait interminable.
Il tâcha de recouvrir au moins son poing ensanglanté d’un voile illusoire et de faire apparaître un grimoire de runes dans sa main fonctionnelle. Cela ne serait pas le premier incident de ce genre.
La seconde d’après, Thor passa sa tête dans l’encadrement de sa fenêtre, d’abord tout souriant, avant que la vision chaotique des appartements n’attire l’angoisse sur ses traits. En trois pas, le guerrier blond rejoignit le plus jeune pour attraper son visage entre ses mains et l’ausculter dans tous les sens. À l’évidence, il ne trouva rien – car Loki s’en était assuré. L’Ase n’abandonna pas pour autant et demanda d’un timbre assombri par ce besoin de protection maladif : « Que s’est-il passé ?
- Bonsoir à toi aussi Thor, comment vas-tu ? Comment était Vanaheim ?
- Loki » gronda la voix déjà brodée d’orages, qui l’obligea à retenir un soupir pour ne pas les voir éclater tout de suite. Pourquoi fallait-il toujours qu’il parte au quart de tour ? Durant leurs années de jeux, le métamorphe s’était pourtant assuré de lui inculquer la patience. Faire languir son aîné de son attention était même devenu un de ses passe-temps favoris, car il aimait cette manière qu’il avait de supplier son nom, de courir à sa recherche, et de l’éteindre, une fois trouvé, avec tellement de force que ses poumons suffoquaient dans sa prise.
Mais, de manière totalement contradictoire, Loki était aussi celui capable de dévorer le plus rapidement cette patience acquise.
« Ce n’est rien. » Par réflexe, il posa sa main libre, blessée, sur le poignet de son frère pour tenter de se dégager. Idiotie ! Car le geste lui arracha aussitôt une grimace qui enflamma les iris célestes d’inquiétude. « Je vais bien » il tenta, inutilement, car Thor savait déjà son mensonge.
« Tu es blessé. » Ce n’était pas une question. « Où ? » Il referma ses doigts sur ladite blessure, camouflée ; geste qui ne fit qu’aggraver sa grimace. « Comment ? Qui ? » Il analysa les doigts d’une pâleur parfaite ; sous l’illusion néanmoins, la pression accentua le flot sanguin. Sa magie devint alors rapidement inefficace, et il perçut dans le regard fraternel l’instant où son aîné sentit l’humidité poisseuse de l’hémoglobine. « Montre », plus qu’un ordre : une menace.
Le soupir se fit entendre. « Je te dis que ce n’est rien, juste un sort qui a mal tourné. » Il retira le voile factice inutile ; les pupilles dérivèrent derechef vers ses phalanges abîmées. Les nains étaient reconnus pour leurs talents d’orfèvrerie, et les miroirs qu’ils fabriquaient pouvaient résister à bon nombre de chocs. Un excellent défouloir pour ses nerfs. Une fois brisés, ils devenaient néanmoins des armes au tranchant dangereux, causant des blessures qu’aucun sort n’aurait pu engendrer, il le savait ; et peut-être que Thor aussi. Idiot la plupart du temps, intelligent quand cela ne l’arrangeait pas.
« Quel sort ? » L’Ase attrapa avec délicatesse la main blessée entre les siennes, plus épaisses. « Celui qui a détruit les vitres ? Ou celui qui a démembré ton lit ? » L’ironie tranchait dans ses mots. Par réflexe, le métamorphe joua le même morceau :
« Plutôt celui des vitres.
- Loki », les yeux bleus revinrent dans les siens, porteurs d’un avertissement silencieux. « Dis-moi la vérité. Que s’est-il passé pendant mon absence ?
- Mmmh », il prit le temps de réfléchir. « De manière succincte, je dirais qu’Hela a composé un nouveau morceau, mère a-
- Ne fais pas l’idiot ! » Sa voix gronda, un second avertissement. Au-dehors, le ciel répondit à son appel, et le crépuscule s’obscurcissait de manière précoce.
Loki soupira enfin en récupérant sa main blessée. « Qui de nous deux fait l’idiot ? Je te dis que ce n’est rien, pourquoi devrions-nous en faire toute une histoire ?
- Parce que tu es mon frère.
- Je n’suis pas ton frère.
- Loki ! » clama le plus vieux.
« Thor ! » s’exprima-t-il plus fort en retour. Sa propre patience atteignait ses limites. Il n’avait pas besoin d’être protégé ; les ragots étaient déjà lourds sur ses épaules. L’ombre du prince héritier, le fauteur de troubles, le chat noir, le venin de vipère, le troll hideux. Le Jötunn. Le Thurse. « Je vais bien. » Il allait bien – il devait aller bien. Pour faire taire ces mauvaises langues, pour conserver sa dignité, leur prouver qu’ils avaient tort. « Une blessure à la main n’a jamais tué un- », il s’interrompit, avant de rire des propositions sur sa lague. Non, il n’était pas un Ase. « Sorcier, menteur, tricheur », ces termes lui convenaient mieux, car c’étaient ceux employés pour le désigner, pour rappeler ce qu’il était. Ceci n’était pas sa vraie apparence. Il serait toujours différent, car il n’était pas comme eux ; car il ne serait jamais comme Thor.
Son aîné l’observa en silence, longtemps. Or, les silences du prince héritier n’étaient jamais bon signe.
Loki hésita entre le mettre à la porte et se précipiter dans ses bras pour trouver refuge. Il avait besoin de lui ; de lui heureux. Pas inquiet ; pas pour ça du moins. Les bisous magiques de Thor ne marchaient que sur les petites blessures physiques ; son aîné ne comprenait pas encore suffisamment cette étincelle entre eux pour soigner les plaies plus profondes. Au contraire, son ignorance ne faisait que les creuser davantage. Il était encore trop jeune, trop immature, à offrir ses sourires et son aide à autrui, sans restriction. Sans préférence. « Tu en es sûr ? » lui avait un jour demandé Amora, une apprentie magicienne venue à Asgard pour perfectionner ses sorts plusieurs mois auprès de leur mère. Elle avait l’amour du goût, et ils avaient très vite sympathisé, au point de se confier l’un à l’autre. « Pourtant, il me semble qu’il y a quelque chose.
- Je suis son frère.
- Adopté. » Il avait simplement haussé les épaules. Est-ce que cette subtilité avait vraiment une importance aux yeux de l’Ase ? Lui qui ne cessait de l’appeler ainsi ?
« Mon frère. Mon cher frère. »
Au final, cela importait peu. « Nous discuterons demain. » Il était épuisé, moralement. « Va-t’en maintenant. » Les iris célestes l’observèrent longuement, toujours muets. Il soupira. « Ou reste, si c’est ce que tu veux. » C’était ce qu’une part de lui-même voulait : se blottir sous les draps contre la chaleur apaisante et familière du blond. Là où tout s’effaçait ; là où rien ne comptait.
Des doigts vinrent cueillir à nouveau sa main blessée pour tracer une rune imaginaire sur le dos. Le métamorphe reconnut sans peine Laguz, l’une des seules que Thor connaissait – et sans doute celle qu’il connaissait le mieux, pour le nombre de fois où son cadet avait dû la tracer sur son épiderme blessé par les entraînements. « Est-ce que cela a un rapport avec la fête de Balder ? » Devait-il retirer sa main pour s’éloigner ? Battre en retraite ? Ou gifler ce visage bien trop têtu de curiosité ? « C’est ça ? Quelqu’un t’a dit quelque chose ?
- Thor, il est tard.
- Tu sais que ce ne sont que des foutaises. » Il n’écoutait pas, comme toujours. « Loki », il porta ses doigts inoccupés sur la nuque de son cadet, fit pression dessus pour rapprocher leurs fronts. « Tu ne seras pas seul. Je serais là ; nous serons tous là. Personne n’osera s’en prendre à toi.
- Ah oui ? Et qui te dit que je veux aller à cette fête stupide ? »
Un éclat dansa dans les prunelles adverses. « Parc’que je te connais. » Trop, beaucoup trop. Mais jamais assez. Aveugle pour les choses les plus importantes, toujours. Il ignorait les messes-basses des servantes à son sujet, se moquant des tenues qu’il essayait en se les imaginant sur son apparence véritable – les portes de Breidablik ne permettaient pas au faux d’entrer et effaçaient les sortilèges sur leur passage. Il ignorait les images récentes dévoilées par ses songes, chaotiques – comme à chaque fois. Il ignorait, tant de chose. « Tout se passera bien, j’te l’promets.
- Ne fais pas de promesse que tu ne pourras pas tenir » souffla le sorcier – car il ne pourrait pas la tenir. Un mauvais choix, ce qu’ils étaient en train de faire. Hélas, toutes les visions ne pouvaient être évitées, car pire se tapissait toujours dans l’ombre du mauvais.
Thor fronça les sourcils. « Tu as confiance en moi ?
- La confiance est pour les enfants. Et les chiens.
- Et les petits frères bougons.
- Certainement pas pour les grands frères stupides. » L’Ase rit, et cela lui allait beaucoup mieux que l’oppressante inquiétude. Laguz orna de nouveau le dos de sa main ; un énième soupir lui échappa. Ils le regretteraient. Il y aurait des cris, des grondements, de la peur.
« Tu seras magnifique. Tu leur montreras, à tous. » Loki avait envie de le croire. De demeurer un peu plus longtemps dans l’enfance. « Je serais là. Avec toi. Ensemble. » Et la promesse était séduisante.
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Il était calme, étrangement calme, beaucoup trop calme.
Cela faisait maintenant cinq jours que Dony était parti. Cinq jours de silence ; cinq jours de tensions accumulées. Cinq jours durant lesquels tout le monde à Lamentis craignait de voir sa colère exploser à nouveau. Mais il n’en était rien. Depuis l’incident du bureau, ravagé et irrécupérable, sa mère avait été d’un calme effrayant. Mobby ne cessait de lui rappeler qu’il fallait attendre, que cela prendrait un peu de temps ; mais un peu de temps pour quoi ? Pour que le guerrier blond revienne ? Pour qu’il soit oublié des mémoires ? Pour aller de l’avant et faire comme si de rien n’était ?
Impossible. Quatre mois environ s’étaient écoulés depuis sa rencontre avec le Dieu de la Foudre, le frère de celui qui l’avait élevé. Punie, confinée à Lamentis pour avoir mis sa vie en jeu dans une quête à priori beaucoup trop périlleuse, Sylvie avait quand même pris la décision de suivre Aly – oncle qui était bien incapable de lui dire non – afin de ramener ce bateau si important selon les dires de l’intendant. Gagner la confiance du capitaine n’avait pas été une mince à faire ; en comparaison, mener les mutins pour s’emparer du bâtiment fut une expérience beaucoup plus agréable. Bien qu’à cette époque elle ignorait qui il était, elle l’avait rapidement repéré parmi les marins : plus grand et plus fort que le reste de l’équipage, et diablement plus beau, Dony s’était démarqué au milieu des marins. Un adonis qui n’avait pas sa place sur le bâtiment – ou était-ce plutôt le bateau qui ne méritait pas sa lumière ? Peu importait ; Sylvie avait senti son intérêt glisser dans sa direction de manière insistante, comme s’il cherchait quelque chose – une réponse, un indice, ou même une trace. Il en avait mis du temps à venir vers elle, à quitter son ombre pour entrer totalement dans son champ de vision. Il s’était ainsi montré, incroyable et belliqueux : un mélange qui lui avait rappelé un fragment de seconde le caractère de sa mère adoptive. Ils avaient discuté, puis il les avait suivis, en quête d’un frère qu’il avait fini par retrouver. Avant d’être à son tour adopté par tout le manoir, et de se frayer une place parmi tous ces laissés-pour-compte.
Dony – Thor – était devenu l’un des leurs.
Il était étrange de ne plus le croiser lors des repas, de ne plus entendre son rire fort et charismatique ; ses tapotages de tête qui encourageaient manquaient, la chaleur de ses sourires aussi. Celle qu’il faisait naître sur les lèvres du maître des lieux par sa seule présence.
Trop calme. Beaucoup trop.
« Peut-être aurions-nous dû le poursuivre plus loin. » La plume se stoppa sur le carnet, avant que des iris verts ne se lèvent lentement dans sa direction. Une invitation – ou une mise en garde – de poursuivre sa pensée. Assise dans un fauteuil près du bureau, la tête de Fenrir sur ses genoux, Sylvie se mordit la joue en quête des bons mots. Car, comme on le lui avait enseigné, les mots avaient leur importance. Elle inspira pour se donner du courage et poursuivit : « Peut-être que nous aurions pu le rattraper et-
- Et quoi ? » Le ton était neutre ; elle en frissonna.
Il était difficile de tenir tête à cette incroyable personne, cette figure parentale qui lui avait tant appris. Dompter un serpent plus long qu’un continent créait sans mal une réputation. Néanmoins, Sylvie avait toujours brillé dans le domaine de la rébellion, de pousser à bout la patience pourtant légendaire de sa mère adoptive. D’après Mobby, elle tenait cela de sa génitrice, « une enfant à problème, toujours à courser des chats. » La jeune femme avait toujours pris cette remarque comme un compliment ; ses bêtises l’avaient davantage forgée que ses leçons ennuyantes.
Mieux valaient les remords aux regrets.
Alors, enfouissant ses mains dans la fourrure glacée du Vargr pour se donner du courage, Sylvie se lança : « Mère, je suis sûre qu’il avait ses raisons. » Les paupières adverses se plissèrent à peine ; elle ne se découragea pas. « Après tout le mal qu’il s’est donné pour vous retrouver, pourquoi serait-il parti comme ça, avec juste un mot ?
- Parce que, c’est ce qu’il fait toujours. Les mauvais choix.
- Mauvais choix selon qui ? » Elle le vit serrer des dents. Le feu commençait à prendre. Fort bien ! Au moins cela changerait de ce calme morne et stérile des cinq jours précédents. « Dony n’est pas si idiot.
- Mon frère EST un idiot.
- Toutes les personnes amoureuses le sont ! Oh, j’t’en prie » ajouta la blonde face à son regard suspicieux. « Je sais ce qu’il y a entre vous, je n’suis pas aveugle.
- Il n’y a rien entre nous. » Ses réponses étaient sèches ; elle ne se laissa pas décourager :
« Vous êtes frères, partenaires, confidents, amis, amants ; pourquoi aurait-il fait ça ?
- Ce ne sont pas mes affaires.
- Bien sûr que si. Mère ! » Sa voix commençait à s’emporter face à l’esprit têtu du Dieu malicieux. « Ouvrez les yeux ! On ne part pas à la recherche de quelqu’un pendant cent quatre-vingt-sept ans pour tout abandonner sur un coup de tête ! Dony a traversé la misère, la famine, la maladie et-
- Ça suffit.
- Non ! Dony était aussi un ami ; il EST mon ami ! Je refuse de l’abandonner sous prétexte que votre ego a été blessé. Il doit avoir ses raisons ; peut-être a-t-il des problèmes ? Peut-être qu-
- Ça suffit ! » Des éclats de seidr jaillirent de ses doigts au moment où il les frappa sur le bois de son bureau ; un vent violent souffla dans la pièce, répandant la pile de parchemins aux quatre coins du salon. Il s’était redressé, si brusquement que son fauteuil alla cogner contre la bibliothèque derrière lui. Une colère mordorée brûlait le vert de ses iris ; la jeune femme frissonna face à cette vision. « Il est parti parce qu’il voulait partir. Point. Nous avons vécu sans lui, nous ferons de même ensuite. » Son ton était menaçant, ne laissait pas le doute à la réflexion.
Un immortel capable de réduire le monde en poussière par la seule force de son envie.
Sylvie ne l’avait que très rarement vu en colère. Sa mère Loptr préférait habituellement camoufler ses émotions derrière une bonhommie pauvre d’authenticité qui convenait à tout le monde, car rares étaient ceux suffisamment courageux pour creuser le mur épais forgé par les années. Adolescente, Sylvie s’y était elle-même cassée les dents à plusieurs reprises, avant de se laisser amadouer par les mots réconfortants de son parent adoptif. Tout allait bien, et tout irait bien. Il n’y avait pas à s’en faire.
Mais aujourd’hui, tout était différent ; elle ne pouvait pas seulement se contenter de ces mots et retourner jouer dans sa chambre comme si de rien n’était. Dony était parti, cet homme qui avait cassé les pieds de tous les habitants de Lamentis pour retrouver son frère à chaque minute qu’engendrait le jour ; cet homme qui n’avait eu d’attention que pour la silhouette du métamorphe, qui avait mis sa vie en jeu dans une quête rejointe pour un simple « s’il te plaît » prononcer indirectement. Cent quatre-vingt-sept ans bon Dieu !
« Vous n’pouvez pas croire cela. » Sa mère soupira ; elle fut plus rapide pour enchaîner : « J’vous en prie, interrogez n’importe qui au port et demandez-lui s’il croit ou non au départ de votre frère. Il vous aime !
- L’amour n’est pas l’étendard de toutes les bonnes causes.
- Moi je veux le croire.
- Grandis un peu Sylvie ! » Le bois craqua sous ses paumes, le sol vibra. Oui, c’était déjà mieux ; cela lui ressemblait plus. Elle l’avait vu si vivant ces derniers mois : espiègle, tendre et détendu, comme il ne l’avait jamais été avec quiconque à Lamentis. Cette colère avait besoin de prendre forme, pour avancer, pour retrouver l’idiot parti en laissant derrière lui un mot aussi banal que « J’y vais, bisous. »
Elle devait poursuivre l’effort, alimenter le feu pour le voir embraser le reste du foyer. « Je grandis, vous refusez seulement de le voir. Et osez mentir en me regardant dans les yeux. À moi, certes, je m’en fiche. Mais vous vous mentez aussi à vous-même. Ce calme, ce n’est pas vous. Cet abandon, non plus. Il vous rendait heureux, plus vivant que jamais. Vous n’allez pas bien, vous avez besoin d’aide.
- Je n’ai besoin de personne » siffla-t-il ; un énième avertissement.
Elle prit le risque : « Vous vous trompez, vous avez besoin de lui.
- Vous avez toujours eu besoin l’un de l’autre » compléta une voix tierce presque effacée.
Surprise, Sylvie sursauta dans son fauteuil. Fenrir glapit et tourna aussitôt sa gueule aux babines retroussées en direction de la fenêtre. La seconde d’après, une silhouette se dessina devant la vitre, informe au départ, avant d’emprunter les traits d’une femme à la beauté effroyable. À la fois morte et vivante, portant cette dualité sur les deux côtés de son apparence : la chair pâle du côté droit était maintenue dans la pénombre, les os du côté gauche faisaient miroiter la lueur des flammes sur leur surface parfaitement polie. Son torse et ses membres étaient noyés dans une lourde robe d’un noir vaporeux
Il y avait quelque chose dans son apparence de familier, un elle-ne-savait-quoi qui perturba la Midgardienne. Avant qu’elle ne devine le pourquoi par les prochains mots des deux immortels de la pièce : « Hela ?
- Bonjour petit frère. »
La dénommée Hela avait les mêmes traits que sa mère adoptive sous son apparence féminine.
Notes:
Coucou tout le monde ! Comment allez-vous après ce dix-septième chapitre ? Eh oui, nous sommes passés du point de vue de Loki, avec un bond vers le passé qui, sans trop en dire, va nous permettre d’éclairer pas mal de points. J’espère que ce changement vous plaît ; pour ma part, j’adore la complexité du personnage de Loki qui change de Thor. Bon, sans tergiverser davantage, place aux notes !
Note 1 : I elven finnes alt, la berceuse chantée par Frigga, est la version norvégienne de La Berceuse d’Ahtohallan présente dans La Reine des Neiges 2.
Note 2 : En Norvégien, « barndom » signifie « enfance », « hjelp » correspond à « à l’aide » et « min kjære bror » peut se traduire par « mon cher frère ».
Note 3 : Pour rester en Norvège, une croyance veut que lorsqu’une personne croise un chat noir, elle doit cracher trois fois pour éloigner les mauvais esprits. Il est aussi possible de dire « tvi tvi tvi » par-dessus son épaule.
Note 4 : Dans l’alphabet nordique, Fehu est la rune de la richesse. Cependant, au-delà de sa notion de prospérité, elle projette aussi de la puissance et est associée au feu destructeur et incontrôlable. Je lui ai donc donné la capacité ici de déclencher un incendie. Quant à Laguz, la rune de l’eau, déjà présentée dans cette histoire, elle est utilisée ici comme une rune de soin.
Note 5 : Pour rester dans la mythologie nordique, Bilskirnir désigne le manoir de Thor et Breidablik celui de Balder. Laufey et Farbauti sont les parents biologiques de Loki, respectivement mère et père de ce dernier (l’inverse dans le MCU). Helblindi et Bÿleistr sont quant à eux ses deux frères de sang. Thurse est un mot péjoratif pour désigner les Jötnar. Du côté des Asgardiens, Hogun, Fandral et Volstagg, autrement appelés trio de paladin, sont de leur côté les fidèles allier de Thor dans la bataille.
Note 6 : Amora est quant à elle un personnage tiré de l’univers Marvel. Aussi appelée l’Enchanteresse, elle est une méchante récurrente des aventures de Thor, parfois alliée avec Loki. Dans cette histoire, je me suis particulièrement inspirée de son personnage dans le roman Les racines du Mal de Lee Mackenzi qui traite notamment de son amitié plutôt toxique avec ce dernier. C’est d’ailleurs de ce livre dont est tirée l’histoire du marteau dans la tête de Thor. Enfin, la phrase « Elle avait l’amour du coup » fait bien évidemment écho à « Amora, par amour du goût », juste pour la blague XD
Note 7 : Pour rester dans les références, « La ruse n’est pas toujours un substitut à la diplomatie », « La confiance est pour les enfants. Et les chiens » et « Grandis un peu Sylvie ! » sont des phrases déclarées par Loki dans la saison 1 de la série éponyme. « Pour toujours, à jamais » est le slogan du TVA présent dans cette même saison. Quant à l’histoire de Thor enfant ramassant son frère sous la forme d’un serpent avant de se faire poignarder par ce dernier, elle est inspirée par l’anecdote que l’Ase raconte dans le troisième film.
Note 8 : Et, en parlant de serpent, celui dont Loki prend l’apparence dans ce chapitre est très précisément un crotale insulaire bleu, un reptile à la couleur vraiment magnifique =3
Merci beaucoup pour être toujours au rendez-vous ;) À la revoyure !
Chu
Chapter 19
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Chapitre 18
Idunn
Avec une lenteur presque sadique, l’aurore perçait l’horizon ; les couleurs chatoyantes du Bifröst vibraient sous les premiers rayons vagabonds. Construit en dehors de la capitale, sur un flanc de montagne qui offrait une vue imprenable sur Asgard, Bilskirnir était l’un des endroits les mieux logés dans ce royaume pour observer la course de Sól dans le ciel. Une vision apaisante, encore plus depuis les appartements de son aîné.
Aîné qu’il sentit bientôt se presser dans son dos, emmitouflé dans une épaisse couverture qu’il partagea avec lui. Le printemps n’était pas encore là, et un vent glacial provenait depuis les cimes enneigées. Loki sourit malgré lui face au geste inutile – les Jötnar ne craignaient pas le froid – et laissa le menton anguleux du blond se poser sur le haut de son crâne. Il avait encore grandi, et dépassait le métamorphe d’une bonne tête à présent. Odin l’emmenait depuis peu avec lui lors de ses déplacements diplomatiques, et si tous s’étaient pour l’heure déroulés sans encombre, les deux frères savaient que cela ne serait pas tout le temps le cas. Car la paix appelait la guerre. Car le combat coulait dans les veines des Æsir. Car le Père de toutes choses n’avait pas encore atteint son objectif final, à savoir unir les Neuf Royaumes. Un objectif pour lequel Thor serait l’arme parfaite.
« Nous devrions nous préparer. » Le blond grommela face à sa suggestion ; il interpréta les mots marmonnés contre son cuir chevelu et répondit : « Aucun temps ne sera jamais largement suffisant pour vous préparer, cher prince débrayé.
- Tout me va.
- Je suis à peu près sûr que non » rit le métamorphe tandis qu’une image du corps de plus en plus musclé de son aîné dans l’une des robes d’Hela se dessinait dans son esprit. Thor n’avait jamais été fan des mondanités ; ou plutôt, il aimait faire la fête sans se soucier de l’étiquette et des règles de bienséance. Personne n’oserait le lui reprocher, il était le prince héritier. Néanmoins, cette indulgence ne pourrait perdurer avec les années, car, bientôt, le prince deviendrait roi. Un grand roi, qui ne pouvait décemment pas se montrer vêtu comme un simple page. « Heureusement, j’ai déjà tout prévu.
- Depuis deux mois au moins. »
Loki ne prêta pas attention à son commentaire sarcastique et poursuivit : « Tes vêtements seront doublés pour que tu n’aies pas froid. Je les ai aussi faits ajuster, tu grandis trop. J’ai fait en sorte que nous soyons assortis, évidemment.
- Évidemment. »
Le jeune sorcier fronça à peine les sourcils. « Tu ne m’écoute pas » dit-il ; ce n’était pas une question. Et le Dieu de la Foudre ne chercha même pas à nier le contraire, se contentant d’un acquiescement sonore tout en enroulant ses bras autour de ses épaules. Son dos rencontra alors la surface dure de son torse sculpté par les entraînements – il devenait de plus en plus difficile de trouver un centimètre carré confortable pour faire la sieste contre lui.
« Je ferais ce que tu veux » marmonna la tête blonde au-dessus de lui, « mais plus tard. Trop tôt. » Un bâillement retentit. « Plus tard » répéta-t-il.
Loki sentit ses bras le tracter vers l’arrière, vers la chambre du plus âgé, dans une demande, une proposition, ou peut-être même un ordre silencieux. Réaction face à laquelle le né Jötunn força un soupir exaspéré, digne d’une tragédie extravagante, en se laissant emporter de l’autre côté de la porte vitrée, vers la chaleur de la chambre et des draps encore tièdes de leur ancienne présence.
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La mélodie portait les silhouettes sur la piste de danse dans un charme rythmique ; chaque binôme virevoltait au milieu des vagues colorées. Pour autant, la majorité des regards observait dans une direction conjointe ; Loki pouvait très clairement les sentir braqués sur sa personne, scruter le moindre de ses gestes. Depuis son entrée fracassante au bras de Thor, la coloration bleue de son épiderme n’avait eu de cesse de faire travailler les langues en secret. Pour des propos jaloux, racistes, contemplatifs, ou même un mélange des trois. Car sa tenue était parfaite, et son cavalier tout autant, prince héritier d’Asgard qui régnerait bientôt sur les Neuf Royaumes, et dont l’attention lui était entière. Les soupirs des pauvres femmes dévastées furent nombreux sur leur passage, et cela avait été jouissif. Il s’était senti fort, fier, digne du bras qui le menait, lui, seul Jötunn au milieu de toutes ces races soi-disant plus nobles et civilisées. Son exclusivité – « Toi, ou personne. »
Sa joie fut si grande qu’il en oublia presque, dans les nombreuses danses passées entre les bras protecteurs, les images pessimistes révélées par ses songes des semaines plus tôt, les paroles moqueuses des servantes qu’il avait fait renvoyer, ou même la douleur de son poing pansé avec soin par son aîné.
Il était l’ombre parfaite de Thor, celle qui rehaussait au mieux sa lumière éclatante. Il était Loki, troisième prince d’Asgard, et meilleur magicien de son ère.
Pourtant, était arrivé l’instant où les bras forts de Thor l’avaient lâché, poussé vers un autre, dans une trahison muette qui fut difficile à interpréter pour son cerveau. Était-ce le début de son désintérêt à son égard ? Se lassait-il de sa présence ? « Jamais sans toi. » Allait-il briser une énième promesse entre eux ?
« Danse avec Balder » s’était seulement justifié son aîné, « tu mérites d’être le centre de cette soirée. » Futilité émise par son esprit trop sot car, si Thor avait su, il aurait pu mieux interpréter les signaux dans les orbites de son cadet. Loki n’avait pas besoin d’être le centre de cette stupide fête, de cette foule d’inconnus hypocrites ; il ne voulait être le centre que d’une seule personne.
Le métamorphe avait néanmoins accepté la requête du blond ; il n’était plus un enfant pour refuser de danser avec un autre et s’accrocher avec détermination au cou de Thor. Lorsque la main de Balder s’était tendue dans sa direction, il l’avait donc accepté en cachant au maximum sa déception – un art dans lequel il excellait de plus en plus. Non pas qu’il n’aimait pas Balder, au contraire, mais celui-ci n’était pas son binôme adéquat. Il le ressentit dès les premières notes, dès le premier pas : là où Thor l’accompagnait, le demi-Alfe dirigeait. Il était plus haut et large que le prince héritier, doué d’une grâce que Thor n’avait pas encore atteinte. Bientôt, bientôt. Car il grandissait trop vite, malgré qu’il demeurait ignorant de bien des choses.
Les yeux ambre scrutaient ses traits, à la recherche d’un il ne savait quoi. C’était différent du regard d’autrui ; il y avait davantage de curiosité dans ses orbites, tel un chercheur découvrant un nouveau spécimen. Puis Loki se souvint : c’était la première fois que son aîné voyait cette apparence – sa vraie apparence. Hormis Thor, sa mère et Eir, personne ne l’avait jamais vu ainsi. « Cela ne change pas beaucoup »
Le garçon sourit face aux paroles du prêtre, tachant de ne pas révéler trop ses dents dans le geste – il savait ses canines développées sous cette forme -, puis haussa les épaules. « Je suis juste bleu. »
« Tu es le même, juste en bleu. » avait dit le blond la première fois
« Entre autres, oui. » Ils poursuivirent la ronde en silence, juste le temps nécessaire à l’Alfe pour déceler davantage chez lui. « Je comprends maintenant pourquoi Thor t’offre sa préférence.
- Parc’que je suis son p’tit frère ?
- Parce que tu es joli. »
« Tu es si joli » ; la voix enfantine se superposa à celle plus profonde de Balder. Le souvenir était lointain, mais Loki le conservait à la portée de sa mémoire.
« Joli, oui » poursuivit son cavalier. « Une créature exotique. Le mystère est toujours plus attrayant. » Les sourcils sombres se froncèrent à peine ; était-ce un compliment ? Dans le doute, son sourire demeura impeccable ; rien ne pourrait lui être reproché. « Je me souviens encore le soir où Hela t’a ramené à la maison. Lorsqu’il t’a vu à son réveil, Thor n’a plus voulu te lâcher.
- Il paraît que j’étais mignon.
- Tu l’étais. Tu ressemblais à un petit chaton abandonné dans un coin de rue. » Un sourire nostalgique éclaira les traits de son aîné. « Il t’emmenait partout avec lui, et Mère était obligée de lui courir après pour te récupérer. Les couloirs de Bilskirnir n’ont jamais été aussi animé que depuis cette rencontre. » La main guide le fit tourner sur place ; les jupons s’étalèrent autour de lui, telle une rose glacée. « J’ai parfois l’impression que ce n’était qu’hier. » Lorsqu’il revint près du torse costaud de son hôte, la nostalgie s’était en partie fanée, remplacée par une autre chose qu’il ne parvint pas à déchiffrer tout de suite. « Vous grandissez si vite.
- Et tu ne vieillis pas d’un pouce. »
Balder rit. Il était rare pour eux de communiquer ainsi. Habituellement, Thor ou Hela servaient d’animateurs. Ils avaient toujours été les plus discrets du quatuor – sauf lorsque l’Alfe buvait son plaisir et que l’hydromel déliait sa langue. C’était agréable, il devait le reconnaître, même si le métamorphe ne pouvait ignorer le pressentiment qui gonflait peu à peu dans son estomac. Sa mère lui avait toujours dit d’écouter son instinct ; un instinct qui lui ordonnait de courir le plus loin possible, de trouver refuge dans l’ombre du prince héritier. Mais il n’avait pas besoin de son aide, il n’était plus un enfant.
Non, il ne le pouvait pas, surtout lorsque Balder reprit la parole pour révéler : « Je suis content que tu aies accepté de danser avec moi. » Il rit de nouveau. « Je ne pensais même pas que Thor t’aurait lâché de la soirée.
- Pourquoi ne l’aurait-il pas fait ? »
Le brun lui adressa un regard entendu ; il ne fut pas certain de l’interprétation. Pas certain non plus d’apprécier ses sous-entendus, surtout lorsqu’il ajouta : « Il finira par s’en rendre compte.
- Que je lui ai coupé deux centimètres de cheveux ? » Le plus jeune tenta de noyer l’idée ; il ne voulait pas l’entendre à voix haute – pas de lui, pas maintenant. Cela ne le concernait en rien.
« Tu sais que tu n’peux pas l’avoir, n’est-ce pas ? »
L’air se stoppa dans ses poumons. Il eut bien du mal à maintenir en place son masque de perfection. Ne pas se laisser atteindre, poursuivre la danse. Car Thor les observait par-dessus l’épaule d’Hela, telle une mère surprotectrice assistant aux premiers pas de son bambin.
« Pourquoi le voudrais-je ? Thor est mon frère. Il-
- Loki » souffla l’hôte de la soirée, un sourire à la fois fatigué et désolé sur ses lèvres, « j’ai près de deux mille ans. Je suis passé par là bien avant toi : j’ai rencontré Nanna, je l’ai épousée, puis nous avons construit notre foyer. Ensemble. Je sais. » Que savait-il ? « Mais c’est impossible. » Le visage de Balder disparut le temps d’une ronde. « Thor sera roi. »
« Jamais sans toi » murmura une voix candide dans sa mémoire ; quelques mots dans lesquels il avait toujours placé toute sa confiance, son espoir. Une ombre avait besoin de sa source lumineuse pour s’étendre.
« Et pour cela » poursuivit son aîné, « Thor doit grandir, se détacher des jouets de son enfance.
- Sous-entendrais-tu que je ne suis qu’un jouet pour lui ?
- Plutôt un doudou, un confident en coton qui prête oreille lorsque les choses ne vont pas. Mon frère a- » ; il se mordit la lèvre inférieure pour corriger son erreur : « Notre frère a toujours été un garçon fragile émotionnellement. Avant ton arrivée, tout était compliqué. Comme tu le sais, Mère ne peut plus avoir d’enfant depuis son accouchement ; Thor fut son unique chance d’offrir un héritier au trône. Les espoirs sont par conséquent grands sur ses épaules. Un fardeau qu’il ne pourra porter seul toute sa vie ; il lui faudra quelqu’un pour l’aider.
- Je ne comprends pas. » Il refusait de comprendre.
Le sourire avait complètement quitté les lèvres de Balder lorsqu’il expliqua : « Loki, regarde-toi. Regarde autour de toi. Tu es magnifique, mais tu n’es pas des nôtres. Tu es un Jötunn, l’ennemi de notre peuple. Aucun Ase ne voudra jamais de toi au bras de Thor. » Ses paroles n’étaient pas faites pour blesser, il énonçait seulement un fait connu de tous – que le métamorphe connaissait depuis son enfance. Pourtant, ce fut douloureux à entendre. Une attaque involontaire, qui réveilla en lui ces images oniriques contre lesquelles il avait tant lutté.
« Vous êtes jaloux », il avait besoin de se ressaisir. « Tu es jaloux » rectifia-t-il. Balder ouvrit la bouche, prêt à répliquer, mais il ne lui en laissa pas le temps : « Parce que Thor m’a toujours préféré. Parce qu’il a toujours pris mon parti, y compris contre Odin, contre tous. » Lui aussi connaissait des vérités aussi blessantes que les dagues dissimulées dans ses manches. « Tu as peur de l’influence que je pourrais avoir sur lui, de perdre la place que tu espères à son côté. »
Le pas de danse les rapprocha ; Balder l’observait depuis ses centimètres supplémentaires, la mâchoire serrée. « Je crains pour mon frère.
- Parce que je ne suis pas le tien. » Ce n’était pas une question ; un autre fait blessant.
Une ombre passa dans l’ambre de ses iris, une excuse silencieuse. Car, comme sa demeure, Balder ne pouvait pas mentir ; ses mots prônaient la vérité et la justice. Dans le cas inverse, Loki aurait pu le frapper. Il n’avait pas besoin de pitié pour avancer, au contraire.
« Mais je suis celui de Thor. Son petit frère, son préféré. » Les doigts se resserrèrent autour des siens ; ses phalanges grincèrent sous la pression. « Thor sera roi, un très grand roi, que rien ni personne ne pourra manipuler.
- Pas même toi ?
- Tu crois que je le manipule ?
- Loki » souffla Balder, « ta parole est du venin. Tu prends plaisir dans le malheur d’autrui. Tu es le Dieu du Mensonge et de la Discorde. » La ronde s’accéléra ; sa poitrine se serra. « Qui pourrait te faire confiance ?
- Thor croit en moi. » Les sifflements de seidr chantèrent à ses oreilles.
« Thor ne t’aimera jamais pour ce que tu es. » Une odeur charbonneuse mit en garde ses narines.
« Alors il me suffira de devenir ce qu’il aime. » Il était métamorphe ; il pouvait devenir qui ou ce qu’il voulait. Cela n’avait pas d’importance, son aîné le répétait inlassablement. Il serait parfait pour lui, car il n’y avait rien qu’il ne pouvait être. Il n’avait besoin que d’une seule chose : l’attention du prince héritier, de cet homme qui fut autrefois un petit garçon penché au-dessus des bras nourriciers. Cet enfant qui avait pleuré à sa place les liens fragiles entre eux, à qui il avait montré sa première transformation complète. Cet adolescent qui lui courait toujours après pour se faire pardonner d’erreurs qu’il ne comprenait pas, juste pour lui rendre le sourire. Ce frère – SON frère -, à défaut de pouvoir obtenir autre chose. « Sache que j'aime Thor plus qu'aucun d'entre vous.
- Je sais. Au point de devenir dangereux » Une main se posa contre sa joue, ardente. Il retint une grimace ; sa peau Jötunn était plus sensible aux écarts de température que celle d’emprunt. « Tu restes néanmoins un monstre. » Des larmes mordirent ses paupières, appelées en renfort pour empêcher la sécheresse de ses yeux. « Le monstre sous le lit. Celui dont Thor avait si peur enfant. Celui qui-
- Assez. » Loki attrapa le poignet aux doigts ignés. Sa magie chatouilla sa paume pour envelopper l'épiderme adverse. Une couche de givre se forma à la surface des poils blonds. « Je n’abandonnerai pas Thor. Jamais » ajouta-t-il en laissant sa colère contenue glacer jusqu’à l’os le membre capturé.
Puis, tout s’enchaîna à grande vitesse sous ses yeux, sans qu’il ne puisse saisir l’ordre exact de chaque événement : des cris s’élevèrent dans la salle ; des armes furent brandies dans leur direction ; la musique et les danseurs se stoppèrent ; sa joue le brûlait ; ses doigts martyrisaient le poignet de son cavalier ; les odeurs d’ozone et de charbon se mélangèrent ; il y eut plus de cri ; des larmes lui échappèrent ; des cris. Des images qui se superposèrent à celles de ses songes prémonitoires.
Puis Thor apparut dans son champ de vision. Le parfum de soufre dévora celui charbonneux. La terre gronda ; il recula loin des deux silhouettes à présent à terre. De nouveaux cris ; la voix d’Hela par-dessus les autres, plus forte et détraquée par la panique : « Thor arrête ! » Mais le blond ne l’écoutait pas, aveuglé par une colère grandissante qui martelait la joue de son aîné. Balder ne tenta rien pour se défendre, ou plutôt abandonna très vite, car il n’y avait rien à faire contre cette rage incontrôlable. Cette émotion si vive, si primaire, si belle à contempler. Thor se battait pour lui, pour son honneur, sans même chercher à comprendre la situation. Sa confiance était sienne. Ce chaos était sa cause ; il ne put s’empêcher de le trouver magnifique.
« Dieu du Mensonge et de la Discorde. » Il n’avait jamais demandé à recevoir ces titres.
Le seidr coula sur son épiderme, camoufla sa véritable identité aux yeux inquisiteurs de Breidablik. « Un monstre. » Le bleu s’atténua pour rendre à sa chair une pâleur plus normale, plus asgardienne ; ses larmes se volatilisèrent derrière un voile illusoire, de même que sa blessure – elle guérirait vite, mais elle gâchait son profil gauche. Il voulait partir ; il voulait rentrer. Pourquoi était-il venu ? Alors qu’il avait su, dès le départ, que cela serait une mauvaise idée ? Pourquoi Thor lui avait demandé de danser avec un autre ? Pourquoi n’était-il pas resté près de lui ? Pourquoi devait-il être différent ?
« Tout se passera bien, j’te l’promets. »
« Loki. » Il ne réagit pas à l’appel de son prénom, ni à l’arrivée de leur mère qui mit fin au conflit. Lorsque Thor vint jusqu’à lui pour poser ses mains contre ses joues avec une délicatesse fébrile, il sentit un chagrin nouveau dévorer le bord de ses paupières. Il ne pleurerait pas ; personne dans cette salle n’en valait la peine.
Non. « Je vais bien » dit-il d’une voix contrôlée en se dégageant de sa prise. Il conserva néanmoins une main autour du poignet de son aîné – il était blessé : dans sa tentative de défense, Balder avait brûlé sa chair. Un constat qui le blessa davantage. Sans hésiter, sa magie vint soigner l’affront fait. Personne hormis lui n’avait le droit de mutiler Thor. Car il était le monstre, le chat noir, la langue venimeuse, le fauteur de troubles. Et Thor était son frère. « Ce bal est stupide. Rentrons. »
Et ils partirent sans un mot ni regard en direction du reste des convives.
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Les jours et les nuits de dispute s’étaient succédé. Malgré les tentatives de leur mère, Odin avait fini par être mis au courant de l’incident, et les trois frères furent sévèrement punis, interdits de se voir les uns les autres. Bien entendu, Thor n’avait pas mis longtemps pour déroger à ses ordres – une nuit avait suffi. Il était venu sur son balcon, avait tenté de consoler un chagrin que le métamorphe avait refusé de révéler, et même de reconnaître ; le ton était monté. « Je peux me débrouiller seul Thor ! », et il avait fini par fermer sa fenêtre sur le visage désespéré du blond. Un geste qui lui avait fait mal car, contrairement à ce que son ego ne cessait de lui crier, il avait plus besoin que jamais de son frère.
Balder était venu pour s’excuser ; il ne lui avait pas ouvert la porte.
Hela était venu pour prendre de ses nouvelles ; il ne lui avait pas ouvert la porte.
Sa mère était passée ; elle n’avait pas cherché à entrer.
Lorsque Thor revint à la charge, une semaine plus tard, aucun sort ne fut suffisant pour maintenir le panneau de bois clos.
Une nouvelle dispute éclata, mais plus contrôlée. La lassitude avait tari sa colère ; il voulait juste passer à autre chose. Aussi, lorsque le prince héritier commença à s’emporter contre l’injustice de la décision de son père de les punir tous les trois – mais surtout de le punir lui, victime dans l’histoire aux yeux du blond -, Loki tenta de mettre fin au débat par une évidence qui lui avait été révélée depuis sa plus tendre enfance : « Il n’a pas besoin de raison pour me punir, je ne suis pas son fils.
- Tu l’es. » Non, Odin n’était pas son père. Jamais. Il refusait de le voir ainsi. Comprenant son rejet silencieux, Thor corrigea : « Tu es mon petit frère.
- Adopté. »
Le blond soupira, comme à chaque fois qu’il rappelait cette vérité. Une vérité qui avait du sens, pour lui du moins. Car Thor refusait toujours de grandir, de voir, de comprendre. « Il finira par s’en rendre compte » avait dit Balder ; le métamorphe désespérait de voir ce jour arriver.
Il dessina un sourire sur ses lèvres pour tenter de réconforter son aîné – de quoi ? Il l’ignorait en général, mais le Dieu de la Foudre avait tendance à beaucoup trop s’inquiéter pour tout. Ils étaient tous les deux assis sur le matelas du plus jeune, si proches que leurs genoux se cognaient, mais trop loin pour ressentir la chaleur corporelle qui émanait en permanence de cet être solaire. « Thor, tu seras roi. Il n’y aura pas de place pour moi.
- Je t’en ferais une » répondit-il aussitôt ; il n’y avait jamais d’hésitation dans sa voix à ce sujet. « C’est toi que je veux près de moi » lui avait-il certifié plus jeune, « toi, ou personne. » Les doigts plus larges jouaient avec les siens d’un geste distrait ; le bleu de ses yeux ne quittait jamais le vert des siens.
« Thor », il retint un soupir ; pourquoi ne comprenait-il pas ? « Je suis le monstre dont les parents parlent à leurs enfants le soir. Le monstre tapis sous le lit. » Celui dont il avait lui-même eut peur durant toute son enfance, au point de refuser de dormir sans son cadet.
« Alors vient hanter le mien » déclara le blond en haussant les épaules, comme si la question était futile. Une main quitta ensuite ses doigts pour venir se presser derrière sa nuque, dans ce geste fraternel qui avait pour habitude de le réconforter. « Autant de nuit que nécessaire. » Ses doigts se resserrèrent à peine autour des phalanges douées de foudre. Sa voix était sincère, perçait la surface du mur érigé avec tant d’effort autour du cœur givré. « Toutes, si c’est ce que tu souhaites. »
C’est ce qu’il souhaitait. Ce qu’il avait toujours souhaité. Ce qu’il souhaiterait toujours. Thor, son frère, son grand frère.
Et peut-être alors que Loki était encore un peu enfant, car il voulut croire, une fois encore, aux mots de son aîné.
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Les printemps s’envolèrent, rendant son frère de plus en plus protecteur, mais aussi de plus en plus occupé. Sa première bataille le forgea, affina les traits de son visage, rendit sa lueur plus éblouissante au milieu des autres Asgardiens. Lorsqu’il revint, victorieux après six mois d’absence, son sourire ne fut qu’adressé à lui. Et Loki eut bien du mal à demeurer en haut des marches, près de sa mère, pour ne pas lui sauter au cou, l’étreindre en larmes devant toutes ces personnes.
Thor allait bien. Thor était revenu. Le monde respirait à nouveau.
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« Eir ! Eir ! » Les cris de Thor lui perçaient les tympans.
L’angoisse grandissante détraquait son pouvoir ; des arcs de cercle se formaient entre ses phalanges, chatouillaient le dos et les cuisses de son cadet, peloté entre ses bras. Loki pouvait à peine bouger, moins à cause de la souffrance dans son bas-ventre que dû à l’étreinte forte de son frère autour de son corps, qui en devenait parfois douloureuse à son tour. Le blond courait dans les couloirs de Fensalir, l’option Mjöllnir oubliée à son poignet – l’atterrissage depuis leur propre manoir avait été rude et le métamorphe avait noté dans un coin de son cerveau de sermonner son aîné pour cela.
Lorsqu’ils arrivèrent à proximité de la grande infirmerie royale, des éclairs vinrent percuter de plein fouet les grandes portes qui s’ouvrirent – et se dégonda pour l’une d’elles – sous le choc. Des exclamations de surprise retentirent. Le visage pressé contre le cou du blond, le plus jeune ne voyait rien ; il pouvait néanmoins imaginer avec aisance la stupéfaction, et peut-être même la peur, sur le visage des disciples de la déesse de la médecine. « EIR !!
- Pas la peine de crier aussi fort jeune homme, je suis là. » Loki reconnut sans peine la voix de la grande dame. Se dégageant à peine de la chaleur apaisante de Thor – qui faisait une parfaite bouillote ambulante -, il observa par-dessus son épaule la silhouette qui avançait vers eux avec un pas léger et le port altier. Eir était une Asyne remarquable. Ses mèches sombres étaient entrelacées dans une couronne complexe qui dégageait son visage marqué par les âges et la sagesse accumulée. Ses iris, d’un gris nuit, se confondaient presque avec le noir de ses pupilles. Elle portait une palla bleu roi par-dessus sa stola blanche, dans les replis de laquelle elle camouflait des herbes et des concoctions vulnéraires. Un excellent professeur, pour laquelle Loki vouait une profonde admiration. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle d’une voix claire et calme ; tout l’inverse du prince héritier lorsqu’il répondit :
« C’est Loki, il saigne ! Il a mal et- » Une main levée le fit taire, sous le regard admiratif du né Jötunn – encore une de ces choses qu’il espérait apprendre auprès de la médecin royale.
S’approchant encore un peu, Eir plaça une de ses mains aux longs doigts au-dessus du plus jeune et convia son pouvoir. Des éclats de seidr flavescents dansèrent entre ses phalanges et autour de ses prunelles ; ses yeux reflétèrent un ciel étoilé infini. Loki savait déjà ce qu’elle trouverait, devina lorsqu’elle le trouva, et demeura silencieux face à la question muette qu’elle lui adressa en croisant son regard. Son nez chercha refuge contre la gorge de Thor qui, par réflexe, resserra davantage sa prise autour de lui.
« Il est comme ça depuis ce matin. Les draps étaient pleins de sang. » Il sentit son cœur se serrer face à la détresse fraternelle. « Eir, il faut faire quelque chose.
- À l’évidence. Je devine que vous avez encore dormi ensemble.
- Non. » Elle arqua un sourcil ; il mentait si mal. « Enfin on s’en fiche. Eir, il faut sauver Loki ! »
Le métamorphe retint un sourire avec difficulté. La naïveté de son aîné était parfois si mignonne.
« Bien. Confiez-moi notre malade. » La demande fut accueillie par deux pas en arrière et un grondement magique. Les doigts s’enfoncèrent dans sa cuisse ; ils laisseraient sans doute des ecchymoses de leur protection. Eir soupira. « Je ne peux rien faire si vous ne me l’autorisez pas. » Elle tendit les bras ; Thor échangea un regard avec lui. L’inquiétude noyait le bleu de ses yeux. Le Dieu malicieux eut presque un remords de le voir dans un tel état, mais la vérité était à la fois complexe et difficile à avouer. Et puis, la surprotection de son aîné, sa chaleur et ses bras puissants lui avaient presque fait oublier la douleur qui lacérait ses entrailles.
Pour se faire pardonner, Loki posa son front contre les boucles blondes. Ses sifflements de seidr chantèrent pour apaiser le pouvoir grondant. « Ça va aller, tu peux me laisser.
- Mais-
- Pourrais-tu aller chercher Mère ? Elle saura quoi faire » ajouta-t-il pour finir de le convaincre de l’importance de sa mission. Il y eut tout de même de l’hésitation dans le regard du guerrier, avant qu’il ne cède et le dépose dans les bras de la médecin. Bien qu’il connaissait la force de la femme, Loki usa de sa magie pour alléger son poids.
Une main se pressa contre son font, avant de replacer une mèche derrière son oreille. « Je reviens vite » promit Thor, avant de repartir, plus vite qu’ils étaient venus, Mjöllnir déjà dans son poing pour décoller sans doute à la première fenêtre ouverte.
Le sorcier soupira un sourire ; il était incorrigible.
« À nous » déclara alors l’Asgardienne en l’emmenant dans une petite pièce à part : la salle de consultation privée. L’endroit disposait d’un lit - sur lequel il fut déposé avec délicatesse – et d’un bureau rempli de grimoires en cours de consultation. Loki connaissait parfaitement l’endroit, le moindre de ces ouvrages, pour les avoir dévorés les uns après les autres, assis sur ce même matelas ; un de ses lieux d’étude préférés. Un mur entier était habillé d’étagères sur lesquelles se mêlaient carnets de notes et bocaux d’ingrédients. Une odeur forte d’herbes médicinales saturait l’air ambiant ; il reconnut un effluve de passiflore et la pointe désagréable de valériane : une nouvelle concoction contre l’insomnie ?
Eir tira un fauteuil près du chevet pour s’assoir à sa hauteur. « À nous, jeune fille. Maintenant que votre idiot de frère est loin, sentez-vous libre de me parler. » Elle avait compris ; elle comprenait toujours.
Loki glissa une main sur son ventre, là où ses entrailles semblaient se tordre et s’étirer sans vergogne. Une partie de son anatomie endormie depuis sa naissance, dont il avait presque oublié l’existence. « On ne peut rien faire contre ? » Il nota la pointe de peur dans sa propre voix. Peur de quoi ? Il l’ignorait, mais il était au moins certain d’une chose : c’était horrible.
« La ménarche est toujours une étape délicate à traverser. Elle marque la fin de l’enfance et-
- Je n’suis plus un enfant depuis longtemps » la coupa-t-il.
« Vous croyez ? » Un sourire amusé tira les lèvres de son mentor. « Votre petit tour à votre frère était censé me convaincre ?
- Thor n’aurait pas compris. » Il hésita entre soupirer de la situation et rire au souvenir de son aîné à son réveil. Comme fréquemment, et malgré les remontrances des aînés, ils avaient dormi ensemble – dans les draps du plus âgé cette nuit-là ; un cauchemar avait encore brouillé son sommeil et il avait trouvé refuge contre le torse du blond. Les mauvais rêves avaient toujours pris peur du pouvoir somnolent de son frère. La douleur avait commencé à peine avant l’aurore, et il avait fait de son mieux pour la cacher, roulé en boule entre les bras ignorants. Ce fut l’odeur ferreuse qui le trahit, une odeur à laquelle Thor était devenu sensible depuis sa première bataille une décennie plus tôt. Ne voulant expliquer le pourquoi, ni s’attarder sur le comment, Loki avait alors tendu les bras dans sa direction en quémandant le médecin.
Et peut-être que sa demande avait ressemblé davantage à un gémissement.
Un gémissement qui avait rendu Thor fou d’inquiétude. Sans même prendre le temps de se changer, il les avait fait voler jusqu’au manoir de leur mère, avant que la précipitation ne les face s’écraser contre une colonne en marbre blanc, le dos de l’Ase en premier pour éviter au plus jeune d’être blessé.
« Pourtant, votre frère sait déjà ce que vous êtes ; à la fois un homme, et une femme. » Eir échangea un regard avec lui ; il était plein de compassion. « Je sais que cela peut paraître peu évident, surtout pour nous autres, mais c’est dans votre nature. Et Thor l’a déjà accepté depuis longtemps.
- Je sais. » Ses lèvres prirent le choix du soupir.
« Cela n’a pas d’importance » avait dit leur mère le jour où il avait appris son lien d’adoption ; des mots que Thor n’avait eu de cesse de lui répéter depuis. Il se rappela cet après-midi où, encore jeune et en quête de réponse à toutes les questions existentielles de son esprit, le petit garçon blond lui avait demandé « c’est quoi la différence entre un garçon et une fille ? » Loki avait répondu par trois baisers successifs, sous trois formes différentes ; « Comme ça, tu pourras choisir. » Des baisers innocents, dont il avait depuis longtemps eu envie, et qu’il avait voulu tester contre ces lèvres toujours si souriantes. Bien qu’il ne l’avouerait jamais à voix haute, Loki aimait Thor plus que n’importe qui, depuis longtemps. Peut-être même depuis toujours. Si les regards et avis d’autrui n’avaient jamais eu d’impact sur sa personne, il savait qu’un seul mot de son aîné serait capable de le détruire.
Et peut-être était-ce cela la chose qui l’effrayait autant.
« L’âge ménarchique est toujours délicat pour une jeune fille » reprit Eir en attrapant un mortier pour broyer de la sauge et quelques feuilles de valériane. « Surtout pour une disciple du seidr. Les plantes peuvent aider contre la douleur, mais il faut être prudent pour le dosage. » La décoction qu’elle lui tendit rapidement dégageait une odeur assez peu ragoutante. Loin de vouloir faire l’enfant, Loki but sans se plaindre. Son ventre se plaignit du goût, les sifflements de son pouvoir se mélangèrent dans leur chant habituel. Très vite, il se sentit vaseux, désireux de retourner sous les draps, pressé contre la chaleur apaisante de Thor. « Les hormones décuplent la force des runes ; les premiers temps pourraient être difficiles.
- On ne peut pas juste tout éteindre ? » marmonna-t-il en reposant le bol sur la table de chevet.
Eir suivit son geste du regard. « Éteindre une part de vous ? »
Il posa une main contre son ventre, là où les crampes douloureuses commençaient à s’atténuer. Une part de lui ; celle qui révélait le moins. Celle qu’il lui offrait sa force, car « les femmes ont toujours eu une connexion plus forte avec le seidr » lui avait un jour confié sa mère. Loki voulait être fort ; la douleur ne l’effrayait pas. Et puis…
« Loki ! »
Non, il était trop tôt pour penser à cela.
La porte de la salle privée s’ouvrit en grand, et une silhouette se jeta sur lui, bras grands ouverts avant de l’enlacer. C’était chaud. Des boucles blondes volèrent dans son champ de vision, avant que le sourire attendri de sa mère ne se dessine derrière, debout près de la médecin. Une fierté éblouissait ses traits. « Selon Thor, tu étais en train de rendre ton dernier souffle. Je suis ravie de voir qu’il exagère toujours autant.
- Mère, Loki n’allait pas bien, je vous le jure » protesta le prince héritier en serrant son cadet plus fort contre son torse.
Il y eut des éclats de rire, des grognements outrés, des échanges entre les deux femmes. Et Thor ; Thor toujours présent. Thor contre le corps duquel il se laissa aller. La douleur ne l’effrayait pas si cela signifiait devenir plus fort ; plus fort pour revendiquer cette place promise depuis son enfance. Son aîné ne comprenait pas encore. « Te comporterais-tu différemment si j’étais une fille ? » Le temps viendrait. « Il finira par s’en rendre compte » Oui, il espérait. « Tu sais que tu n’peux pas l’avoir, n’est-ce pas ? » Il ferait tout pour. Car cela avait toujours été tous les deux.
Tous les deux. Persuadé de cela, Loki ne vit que trop tard la trahison arriver.
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La fête battait son plein au cœur des vergers d’Idunn. Les couronnes fleurissaient dans les mèches tressées des jouvencelles, réunies en ronde pour accueillir le printemps généreux. L’éternel recommencement.
Loki était parmi elles, battant la terre fertile de ses pieds nus en rythme avec la flûte joyeuse. Face à lui, Amora riait à grands éclats, enivrée par la mélodie. Ses lourdes boucles blondes tournoyaient autour de sa poitrine, aussi généreuse en chair que les pommiers en fruit. Elle avait bien grandi depuis sa dernière visite à Asgard. Bientôt en âge de se détacher de l’adolescence, ces festivités seraient probablement les dernières auxquelles elle pourrait participer en tant que danseuse. Raison pour laquelle le métamorphe s’était laissé entrainer dans la ronde, lui qui préférait d’ordinaire rester au côté de sa mère et de la ravissante Déesse de Jouvence, dans l’ombre d’un arbre. « Dansons ma belle, dansons ! » Et ils dansèrent, dansèrent, laissant leurs jupons aussi verdoyants que les feuillages valser au gré du vent printanier.
Lorsque l’heure vint pour les adolescentes bénies par la magie d’Idunn de choisir un cavalier pour les guider, Loki sut immédiatement vers qui se tourner. C’était l’année de Thor, Thor qui deviendrait adulte à la tombée du jour en croquant le fruit doré, comme le souhaitait la tradition. Une pomme juteuse que le sorcier voulait cueillir de ses mains afin de lui offrir ; car Thor avait toujours dit que ce serait eux, ensemble ; que ce privilège lui reviendrait. « Toi, ou personne. »
Cependant, lorsqu’il trouva enfin la silhouette de son frère dans la foule, son sourire se fana bien vite ; car l’idiot acceptait déjà une main tendue dans sa direction. Des cheveux ébènes, longs et lisses comme la lame qu’elle maniait si habillement sur le champ de bataille : Sif. Une autre personne que lui. Une autre.
Des sifflements de seidr lui brûlèrent les yeux ; ses doigts tremblèrent de colère contre ses cuisses. Avant que des paumes viennent les recouvrir. En relevant la tête, qu’il ne se souvenait pas avoir baissé pour cacher les larmes mordant ses paupières, il croisa les iris vert noisette de l’enchanteresse. Un sourire peiné étirait ses lèvres ; elle savait, avait très vite su.
« Viens » dit-elle d’une petite voix, comme si elle s’adressait à un enfant ou un chiot apeuré, reclus, abandonné – tout ce qu’il était. « Viens, danse avec moi. » Et il se laissa entraîner, plus loin, très loin de son idiot de frère et de son affreuse cavalière. Amora passa ainsi le reste des festivités à tenter de lui faire oublier l’affront, partageant avec lui des sorts de sa terre natale, se liant à lui pour jouer des tours aux couples un peu trop amourachés. À danser, danser sous les rayons solaires, sans se soucier des pommes qui attendaient d’être cueillies.
Et, à la tombée du jour, lorsque Loki cueillit l’une d’elles, il ne chercha pas son frère pour la lui offrir – sa colère brûlait ses veines à la simple pensée de la femme pendue à son bras. À la place, il tendit le fruit doré à son amie qui, surprise, l’accepta dans un éclat de rire sincère. Il ignora si Thor reçut la sienne des mains de Sif, et il s’en fichait. Loki n’avait jamais aimé cette fête idiote, détestait le printemps qui annonçait la fin de l’hiver, détestait tout. Tout le monde. Ne voulait qu’une seule chose : retourner dans sa chambre, seul, pour laisser éclater l’injustice qui entaillait sa poitrine.
Thor était un menteur ; croire en lui revenait à croire au Ragnaröck. Il le détestait.
Une main s’enroula autour de la sienne, occupée à taillader sa paume à coups d’ongles. « Allons-y » murmura Amora, le sourire aux lèvres. Il ignora la petite voix dans sa tête, ne voulait que tout oublier. Alors, il accepta de la suivre et rentra, moins seul qu’il ne l’aurait pensé.
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Loki se réveilla avec un mauvais pressentiment. Sa tête tournait, ses oreilles bourdonnaient, et sa magie rampait au ralenti sous son épiderme. Une odeur végétale désagréable lui démangeait le nez, sans qu’il ne parvienne à l’identifier. Les draps étaient encore tièdes à sa gauche ; des fleurs de pommier décoraient les oreillers de leur blanc rosé éphémère, déjà en train de faner. Aucune autre trace d’Amora.
Son corps gémit lorsqu’il quitta le matelas. Il s’enveloppa dans une tunique de soie trouvée dans un coin à l’aide de la lueur solaire, puis se dirigea vers la salle d’eau pour s’asperger le visage. L’image que renvoya le miroir lorsqu’il se redressa était horrible : ses cheveux ressemblaient à un nid de corbeaux, ses traits juvéniles commençaient à être déformés par les angles de l’adolescence, le vert de ses iris était terne, aucun éclat de seidr n’y tournoyait. Aucun.
Sa magie endormie.
Le pressentiment toqua à nouveau contre la porte de son esprit. Il retourna à sa chambre, ses jambes avancèrent d’elles-mêmes pour le guider vers la grande baie vitrée qui donnait sur Asgard enveloppé dans les premiers rayons solaires. Il lui fallut une bonne minute avant qu’il ne comprenne. Ses oreilles sifflèrent. Avant qu’il ne comprenne que la lumière ne provenait pas de l’astre – sa tête était douloureuse – mais du grand palais en argent au loin. Valaskjálf était en feu.
De nouveau, ses muscles se mirent en mouvement sans attendre sa tête, et il se retrouva à courir dans les couloirs de Bilskirnir. Vers où ? Il l’ignorait. Pour ? Encore plus. Il courait simplement, à perdre haleine.
Ce furent des bras puissants qui le stoppèrent dans sa course illogique pour le presser avec force contre une colonne en marbre. Son souffle, déjà erratique, fut brusquement coupé. Sa vision, déjà chamboulée, chavira davantage. Les bourdonnements s’intensifièrent contre ses tympans, avant qu’une voix ne perce le brouhaha : « Loki ! »
La migraine revint à la charge, plus énergique qu’une ruée de sangliers. Son cerveau avait déjà identifié son agresseur, mais les informations se perdaient dans la brume neurale.
« Eh, Loki » retenta la voix en secouant ses épaules, à peine mais suffisamment pour malmener ses entrailles instables. « Loki, écoute-moi, on n’a pas beaucoup de temps. » Il sentit l’urgence et tâcha de concentrer toute son énergie dans ses sens.
Deux iris d’un bleu profond se dessinèrent alors au-dessus de sa tête, assombris par des nuages de nervosité. Il les reconnut sans peine, car il se battait chaque jour pour obtenir leur attention. « Thor ?
- Loki, écoute-moi », son aîné se répétait. « Où étais-tu la nuit dernière ?
- La nuit ? Dans ma chambre ? » Il ne comprenait pas. Il se souvenait vaguement de la veille : le festival d’Idunn, les jouvencelles dansant dans l’ombre des pommiers, leurs fruits d’or généreux brillant sous le soleil clément. Amora ; Amora qui l’avait fait danser, oublier le bras de Sif autour de celui de son frère. Son idiot de frère. Car Thor avait choisi une autre. Thor n’avait pas tenu sa promesse.
« Étais-tu avec l’enchanteresse ? » L’adolescent fronça le nez face à l’amertume anormale dans le ton fraternel. Thor n’avait jamais apprécié la jolie blonde, et l’avait plusieurs fois mis en garde contre elle. Mais Amora était son amie, la seule qui ne préférait pas le côté de ses aînés au sien. Elle était son amie.
« Oui » répondit-il, mais déjà son frère ne l’écoutait plus ; il approcha son visage du sien et pressa son nez à la jointure de son cou. Le souffle était chaud, ardent, et transféra des degrés supplémentaires dans ses artères. « Qu’est-c’que tu-
- De la valériane. » Une main s’empara de son menton pour faire bouger son visage sous le regard analyseur. « Cette sorcière t’a drogué.
- Quoi ? » Il se rappela : l’odeur d’herbe désagréable, son seidr endormi, la sensation de nausée. « Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi aurait-elle-
- Loki, écoutes-moi » le coupa-t-il en le tenant par les épaules, « tu n’étais pas dans ta chambre hier soir.
- Quoi ? Bien sûr que si.
- Non, Loki, si on te pose la question, tu n’étais pas dans ta chambrer. Tu étais avec moi, d’accord ? » Des bruits de pas résonnèrent au loin, de plus en plus proches, accompagnés par le cliquetis habituel des armures asgardiennes. Une troupe de soldats. « Elle cherchera à t’utiliser, et alors ils t’accuseront. » La prise se fit douloureuse dans sa chair ; la nervosité céda sa place à l’angoisse dans les prunelles fraternelles. « Loki, j’t’en prie, dis-leur que tu étais avec moi. »
Le métamorphe ouvrit la bouche pour répondre ; aucun mot n’en sortit.
« Prince Loki ? » demanda alors une voix. Observant par-dessus l’épaule de son aîné, il les vit alors : les dix soldats venus pour le chercher.
Notes:
Bonjour, bonjour ! Bienvenue dans ce dix-huitième chapitre, toujours dans les souvenirs de Loki ; j’espère que ça vous aura plu. Il faudra attendre le prochain chapitre pour découvrir la suite de ses mésaventures avec son idiot de frère ;)
Note 1 : Dans la mythologie nordique, Idunn est la Déesse de la jeunesse éternelle et la protectrice des pommes d’or qui permettent de prolonger la vie de ceux qui les mangent. Le verger de pommiers et les jouvencelles renvoient à la chanson Jeg saler min ganger (Loki saison 1). J’ai choisi de créer la tradition symbolique que, pour passer à l’âge adulte, les Asgardiens doivent croquer dans l’une de ces pommes. Dans certaines croyances, la pomme représente en effet le savoir ou la sagesse (exemple la pomme croquée par Adam). Il en est de même pour le pommier. La fleur de pommier est quant à elle un symbole d’amour et de confiance ; d’où le fait que Loki tenait à offrir cette pomme à son frère.
Note 2 : Eir est la Déesse de la Médecine. J’ai adapté son physique du MCU, avec des vêtements à inspiration romaine : la stola est une sorte de longue robe portée par-dessus la tunique, et la palla une sorte d’écharpe encore par-dessus. Son seidr est flavescent comme dans les films. Pour rester dans la médecine, la sauge aide à réguler les cycles menstruels ainsi qu’à calmer les douleurs des règles. La valériane a quant à elle des vertus sédatives et relaxantes qui aide contre l’anxiété et les troubles du sommeil ; un surdosage peut néanmoins entraîner une asthénie (fatigue), une hypotension ou encore une sensation de tête lourde. La passiflore, souvent utilisée en association avec la valériane, est une autre plante qui peut être utilisée pour aider à soulager l'anxiété et l'agitation, favorisant ainsi un sommeil plus profond et plus réparateur
Note 3 : La ménarche correspond aux premières menstruations, et donc à l’entrée dans l’adolescence pour les jeunes filles (âge moyen de 13,5 pour la Norvège). Pour rappel, Loki est présenté comme un être hermaphrodite, donc à la fois un homme et une femme. De plus, dans la mythologie nordique, l’utilisation du seidr est majoritairement une histoire de femmes ; les hommes qui l’emploient sont plutôt mal vu (exception faite d’Odin).
Note 4 : Au niveau des manoirs, Bilskirnir est celui de Thor (partagé dans cette histoire avec les enfants d’Odin en général), Fensalir est celui de Frigga dans lequel j’ai placé l’infirmerie royale de Eir, Breidablik est celui de Balder, et enfin Valaskjálf est celui d’Odin avec la salle de trône.
Note 5 : Au niveau des personnages, Sòl est la déesse personnifiant le soleil dans la mythologie nordique ; Sif est une compagne de bataille de Thor dans le MCU (épouse dans la mythologie) ; et Amora, surnommée l’Enchanteresse, est une méchante récurrente des aventures de Thor qui s’associe parfois avec Loki, également présentée comme amie proche de ce dernier dans le roman Les racines du mal de Mackenzi Lee.
Note 6 : « Sache que j'aime Thor plus qu'aucun d'entre vous » est une citation de Loki dans le film Thor, et « Je suis le monstre dont les parents parlent à leurs enfants le soir. Le monstre tapis sous le lit. » est inspirée de son dialogue avec Odin lors de la révélation de son adoption.
Un énorme merci pour avoir lu et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter 20
Notes:
Soundtrack : ending Loki saison 1 épisode 5 (Nathalie Holt)
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
Chapitre 19
Sif
Son cœur pulsait encore avec vigueur contre ses tempes lorsqu’ils vinrent les chercher, ou plutôt le chercher lui. Dix des plus valeureux hommes de la garde royale. Leur expression était neutre, de même que leur voix lorsqu’ils exigèrent sa coopération. Bien sûr, Loki coopéra, plus que son aîné qui tenta de le cacher dans son dos.
En chemin, le métamorphe captura les pièces manquantes à son puzzle disparate. Un incident avait eu lieu à Valaskjálf – l’incendie se rappela-t-il, la disparition d’Amora, la valériane, le pressentiment. Sa magie tentait à présent de s’échapper de son étau de somnolence, alertée par ce qu’il craignait comprendre. « Père a été attaqué » lui expliqua Thor à voix basse en marchant près de lui, dans le cercle d’armure qui les obligeait à maintenir un rythme de marche. Il avait refusé de le laisser seul, avait même menacé les guerriers d’un grondement intimidant. Loki l’en aurait certainement remercié, si l’amertume de son abandon la veille ne tailladait pas encore sa poitrine. « Une tentative d’assassinat » poursuivit-il, « des Jötnar ont réussi à s’infiltrer au sein du palais. » Leurs yeux se croisèrent. « L’Enchanteresse les a aidés.
- Comment peux-tu en être si sûr ? »
Une ombre passa dans le bleu oculaire déjà terni par la crainte. « Parce que c’est moi qui l’ai stoppée. Loki. » Il sentit une main chercher la sienne ; il s’éloigna aussitôt d’un pas sur le côté et admira la douleur de son rejet sur les traits fraternels. Un soupir retentit. « Je sais qu’elle était ton amie.
- Elle ne l’était pas. » Personne ; plus jamais. Peu importait pour l’heure. « Et donc ? Elle prône mon implication dans cette histoire ?
- Elle prétend qu’elle était avec toi cette nuit.
- Et tu crois qu’elle dit la vérité ? » Thor lui avait demandé de mentir, de se protéger. Peut-être les avait-il vus partir de la fête ensemble ? S’était-il alors rappelé sa promesse ? celle qu’il n’avait pas tenue ? Il chercha la réponse dans le regard de son aîné. Il avait l’air épuisé, vieillit de plusieurs siècles par l’ombre des torches et l’absence de sourire sur ses lèvres.
« Je crois en toi » dit-il simplement, telle une évidence sempiternelle.
Loki rit ; le son lui brûla la gorge. « La confiance est pour les enfants, mon frère.
- C’est ce que nous sommes, des enfants. » Une pointe de colère perça la voix familière de l’Ase, à peine perceptible pour la majorité des personnes, mais le sorcier connaissait parfaitement Thor pour repérer la différence. Pourquoi en colère cependant ? Cet honneur ne revenait qu’à lui-même qui s’était fait abandonner sous les branches des pommiers fertiles.
Cette question demeura sans réponse, car le plus âgé détourna son attention pour observer le long couloir dans lequel ils s’enfonçaient. Hlidskjalf, la salle du trône royale, se trouvait de l’autre côté.
Il y avait du monde réuni entre les colonnes d’argent pur, beaucoup de lances scintillantes dans l’aurore à peine naissante. Les voix, élevées avant leur arrivée, se turent dès qu’ils franchirent les portes de la grande salle. Les regards étaient tournés dans leur – sa – direction ; des regards acides pour la plupart, riches d’une hostilité à laquelle il avait été habitué toute son enfance. Loki reconnut les membres du conseil, étalés autour des marches menant à l’estrade et ses deux imposants trônes. Odin régnait sur l’assemblée, le visage droit et lugubre. Hugin et Munin, ses deux messagers volants, étaient perchés sur le dossier serti de diamants. À sa droite, la reine Frigga tenait la main de son époux ; des cernes violacés trahissaient son inquiétude. Une inquiétude qui ne fit que s’accroître lorsqu’il fut mené au bas des escaliers, tel un vulgaire criminel. Allongés aux pieds de leur maître, Geri et Freki grognèrent à voix basse : un avertissement. Les deux loups ne s’en étaient jamais pris à lui ; au contraire, il était parvenu jeune à les amadouer. Derrière lui, Thor émit un hoquet offusqué ; il ne devait pas être autorisé à l’accompagner plus loin. Du coin de l’œil, le métamorphe aperçut Hela et Balder au milieu des cheveux grisonnants du conseil. De la colère pulsait dans leur regard, d’une tout autre nature que celle des autres Asgardiens réunis. C’était une colère d’indignation, qui les poussait à avancer pour protester là où les lances les en empêchaient.
Oui, ils étaient bien d’accord, Odin allait trop loin en le convoquant ainsi, tel un criminel, sans preuve, en outrepassant ses droits de prince. Car si Loki n’était pas son fils, il demeurait néanmoins un prince d’Asgard.
« Je vous salue, Père de toutes choses. » Il lui offrit une référence, se retint d’en faire trop comme l’exigeait son besoin ironique. « Veuillez pardonner mon apparence » ajouta-t-il en se rappelant sa simple tunique de soie et ses cheveux en pagaille, « peu de temps m’a été accordé pour me rendre présentable.
- Et que faisais-tu au juste, alors que notre demeure se consumait sous les flammes ?
- Ce que je faisais ? » Loki étira un sourire calculé sur ses lèvres. « Eh bien, comme toute autre personne de votre peuple, mon roi » - l’appellation sonna fausse – « je dormais dans mon lit.
- Malgré l’agitation ?
- Les vitres de Bilskirnir sont étonnamment bien isolantes ; mes adelphes pourront vous le confirmer.
- Je confirme. » Thor s’exprima derrière lui ; leurs aînés approuvèrent d’un hochement de tête. Intervention inutile, mais qui lui donna la force de poursuivre, de conserver la tête haute.
« Je dormais » reprit-il donc, « mon frère ne m’a que vaguement rapporté les faits. Du moins, il a tenté, avant qu’une bande de soldats ne vienne troubler ma quiétude sans explications.
- Des explications ? » La main d’Odin se resserra sur son accoudoir. « Loki, tu es accusé de crime contre la couronne, pour aide envers l’ennemi et tentative de meurtre sur ton roi. Nous sommes à présent tous réunis ici pour écouter ta plaidoirie. »
Bien qu’attendus, les mots le giflèrent de plein fouet ; il demeura de marbre face à eux. Accusé ; crime ; tentative de meurtre. La balance n’était pas à l’équilibre, elle penchait déjà en sa défaveur. Avant même qu’il n’ait eu connaissance de la situation. Voué à devoir se défendre avant de savoir. À parler devant ces regards qui prônaient déjà un avis. Il ne s’agissait pas là d’un simple interrogatoire. Non. Un procès ; son procès. Sans preuve, sans fondement évoqué.
« Je suppose que mes aînés ont aussi eu le droit de se défendre. » Il retint avec difficulté l’amertume de ses mots. Son sourire était faux, retenait contre ses courbes l’injustice qu’il voulait hurler à ces oreilles sottes. « Je suppose qu’ils ont aussi été amenés tels des criminels devant toute l’assemblée. À moins qu’il s’agisse là d’une faveur que vous me faite, mon roi, et en ce cas, je devrais me sentir chanceux. »
Des murmures s’élevèrent entre les colonnes ; il en avait cure. Ils n’étaient rien, des bouches pleines d’aiguilles dont il s’était habitué aux morsures.
« Soit » reprit-il d’une voix la plus claire possible, « voici ce que j’ai à dire : j’ignore tout de cette histoire.
- Ce n’est pourtant pas ce que l’enchanteresse Amora nous a confié, lorsqu’elle a avoué avoir ouvert, avec ton assistance, un portail vers Jotünnheim.
- Sous-entendez-vous que la parole d’une criminelle avérée est plus fiable que celle de votre propre fils ? » Ces mots furent durs à prononcer ; il ne s’était jamais considéré comme un enfant d’Odin. Et inversement ; les traits du roi se crispèrent à l’entente de ses paroles, ses lèvres se pincèrent, comme s’il eut envie de réfuter leur appartenance à la même famille. Mais il ne le pouvait pas, pas en présence de la reine Frigga qui avait toujours considéré Loki comme son fils biologique. Et réciproquement.
« Vous étiez proches.
- Pas plus qu’avec Hela. » Sa sœur émit un hoquet de surprise lorsque les iris paternels se tournèrent dans sa direction. Oui, le métamorphe savait pour la relation qu’elle avait entretenue un temps avec l’Enchanteresse. Une relation courte et intense, mais dont personne ne pouvait nier l’existence, pas même Odin. « De plus, nous avons été amenés à nous rapprocher parce que Mère nous faisait suivre des leçons ensemble.
- C’est exact » déclara celle-ci d’une voix adoucie, ou rassurée – était-ce une pointe de fierté qu’il apercevait au fond de ses prunelles ?
« Donc » reprit le Père de toutes choses, la mâchoire crispée par un sentiment que Loki n’eut aucune peine à identifier – de l’agacement -, « tu prétends qu’Amora a menti ?
- Je ne prétends rien, je n’étais pas là lorsque les faits ont été énoncés. Comme je vous l’ai dit, j’ignore tout de cette histoire. Je dormais.
- Dans ta chambre. »
Il sentit Thor s’agiter dans son dos à ces mots. « Si on te pose la question, tu n’étais pas dans ta chambre. Tu étais avec moi, d’accord ? » Le prince héritier avait insisté sur ce point. Leur avait-il déjà dit ? Pouvait-il se fier au plan de son aîné ? Il sentit la colère gronder de nouveau dans ses veines : tout cela était de toute manière la faute de Thor. Thor qui n’avait pas tenu sa promesse, qui aurait dû danser avec lui, croquer dans la pomme cueillie de ses mains, avant de rentrer avec lui pour se peloter ensemble sous les draps. Thor qui n’avait jamais su mentir, un fait connu de tous.
« Oui » confirma-t-il donc, « dans ma chambre. » Il n’avait besoin de personne pour prendre sa défense.
« Seul ? »
Loki hésita un fragment de seconde – avait-il été vu en compagnie d’Amora la veille au soir ? Le mensonge valait-il mieux que la vérité face à cette question ? « Ta parole est du venin » lui avait un soir dit Balder, « Qui pourrait te faire confiance ? » Personne ; il n’avait besoin de la confiance de personne.
Il fit son choix. « Non, Amora m’a raccompagné. » Les chuchotements se firent plus insistants, baignés dans une joie écœurante de le voir échouer car, déjà, Odin en profita :
« Donc, tu avoues avoir été en compagnie de l’Enchanteresse, qui a reconnu ton implication ? »
Le sourire du métamorphe s’élargit davantage ; qu’il était tentant de rire de la situation. « J’ai seulement dit que j’étais avec elle au moment de me coucher. Plusieurs heures se sont écoulées entre. Par ailleurs, comment aurais-je pu l’aider dans un sortilège avec une magie scellée ? » Il présenta ses poignets en avant, sous la chair desquels les sifflements de seidr suppliaient pour être relâchés. « De la valériane m’a été administré à mon insu. J’aurais pu la prendre de moi-même, me direz-vous, mais un spécialiste de la posologie vous expliquera que cela ne corroborerait pas. Pour faire simple, si les effets commencent à peine à s’effacer, cela signifie que la solution a été prise il y a plus de six heures. Or, un portail de téléportation entre deux royaumes ne peut être maintenu suffisamment ouvert plus d’une heure.
- Sauf avec un cercle de runes » déclara une membre du conseil, connue pour ses manuscrits de futharks.
- Y avait-il un cercle runique sur place ? » demanda-t-il d’une voix faussement innocente.
Il connaissait déjà la réponse. « Non » confirma Odin. « Mais le roi Laufey en personne s’est déplacé.
- Et ? » Il savait où il voulait en venir. « Je suis le monstre dont les parents parlent à leurs enfants le soir. » Il était un Jötun, comme ces géants venus pour l’assassiner. Le peuple ennemi des Ases depuis des millénaires. Bien évidemment qu’il serait le premier suspect. Mais il était aussi un prince d’Asgard, un titre que personne ne pouvait lui retirer sans véritable preuve. Loki ne voulait que la paix – sa propre paix, qu’on le laisse tranquille dans son coin. Il ne demandait rien, n’avait jamais rien demandé si ce n’était un peu d’attention. Il avait abandonné celle d’Odin et de ses aînés très jeune, se contentant de celle de sa mère et de Thor. « Mon roi, je ne suis rien de plus qu’une autre relique volée. » Il sentit son entourage protester face à ces mots ; il ne leur laissa pas le temps de débattre sur ce sujet : « Si je désirais tant un trône, il serait plus simple de réclamer celui de Jotunheim, plutôt que de gravir la succession d’Asgard. » Car, dans tous les scénarios possibles, Thor serait roi. Un grand roi ; plus grand qu’Odin.
Un silence suivit sa déclaration, un silence durant lequel le Père de toutes choses l’étudia depuis sa hauteur. Les yeux posés sur lui, Geri et Freki remuaient joyeusement la queue, comme ravis de ne pas devoir lui sauter à la gorge. Peut-être qu’après sa mère, ils étaient les êtres dans la salle pour lesquels il avait le plus de respect.
« Donc » déclara Odin après une attente lourde, « tu maintiens tes mots. » Une formulation trompeuse, il le savait.
« Je maintiens que j’ignore tout de cette histoire. » Le sourire jouait toujours sur ses lèvres, car il savait déjà la victoire sienne. « À présent, dois-je m’ouvrir les veines pour vous prouver mes dires, ou bien pourrais-je retourner à mes appartements pour me changer ? »
L’irritation dans les prunelles royales fut un délice à observer. Toute relique volée n’avait pas forcément pour devoir d’attendre qu’on se lasse d’elle ; Loki ne le permettrait pas.
D’un geste de la main, Odin le libéra de sa présence. Il le gratifia d’une révérence, trop profonde pour être sincère. « Pas besoin de me raccompagner messieurs » dit-il ensuite en passant près des soldats qui l’avaient amené jusqu’ici, « je connais le chemin. » Lorsqu’il doubla Thor, il sentit la main de ce dernier chercher une nouvelle fois la sienne. Comme pour la première tentative, il ne le permit pas. La colère était toujours présente au fond de sa poitrine. Sa magie encore mutilée par la plante anesthésique, il ne se sentait pas capable de se contrôler. Or, il venait à peine de défendre son image face à une assemblée hostile à son encontre. Ils étaient tous méprisables.
« Loki » entendit-il à voix basse derrière lui, mais il ne s’arrêta pas.
Arrivé aux grandes portes d’Hlidskjalf, il croisa le regard d’une silhouette qui venait d’être amenée à son tour dans la salle du trône. Des iris sanglants, aussi gros que deux rubis. Un sourire carnassier ornait les lèvres bleues, des restes de parures de guerre soulignaient les courbures d’un corps gigantesque – près de trois fois sa taille. Il y avait des runes tracées en relief à la surface de l’épiderme colorée, des arabesques qu’il reconnut sans peine et qui lui donnèrent aussitôt l’identité du géant givré. « Il faut croire que la pitié des Ases nourrit bien, mon petit courant d’air. »
Le fils abandonné ne répondit pas, ne lui accorda pas plus d’attention qu’à un simple prisonnier. Tout ceci n’était plus son affaire. Il n’avait besoin de personne.
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Les mois qui suivirent furent délicats. Les regards poursuivaient de guetter ses moindres faits et gestes, en attente de le voir fauter pour le dénoncer à la couronne. Reconnue coupable, Amora fut renvoyée sur Vanaheim pour recevoir sa sentence. Les tensions s’accentuèrent entre les Ases et les Jötnar.
À plusieurs reprises, Thor vint toquer contre sa fenêtre ; il attendait parfois durant des heures, assis contre la rambarde de son balcon, sans jamais recevoir de réponse. Car Loki n’en avait aucune à lui offrir. Il ne voulait pas le voir, n’arrivait pas à effacer l’amertume que les festivités d’Idunn et les accusations de son peuple d’adoption avaient laissée sur sa langue. Ses paroles étaient blessantes envers quiconque osait l’approcher de trop près ; bon nombre de servantes repartirent les larmes aux yeux pour lui avoir simplement apporté son repas. Il était détestable, devenait ce monstre que chacun n’avait eu de cesse de voir en lui depuis son enfance.
Puis Thor cessa de venir, et le métamorphe espéra qu’il avait enfin compris la raison de sa colère. Se souvenait-il au moins de cette promesse qu’il n’avait jamais tenue ? Ou bien batifolait-il dans un coin avec sa guerrière enjôleuse ? Si parfaite que chacun ne pouvait que sourire en évoquant son prénom ?
Une possibilité que Loki aurait au final peut-être préféré car, moins d’une semaine après la dernière visite de son aîné, il apprit de la bouche de sa mère la décision de son père : Asgard prendrait une nouvelle fois les armes contre Jotunheim.
Les négociations n’avaient pas fonctionné, et la rancune des deux rois était bien trop forte pour être contenue dans un simple bout de papier.
« Tes aînés vont se joindre aux troupes » lui expliqua la reine Frigga d’une voix beaucoup trop calme pour ne pas être contrôlée. « Ils se préparent depuis plusieurs jours. Hela, Balder et… » Elle marqua une pause, les yeux rivés dans les siens, un soupir contenu au bord de ses lèvres. « Loki, j’ignore ce qui s’est passé entre Thor et toi, mais je t’en prie. » Elle posa une main chaude contre sa joue. « Ne le laisse pas partir ainsi.
- Pourquoi ? » Il savait pourquoi. « Il reviendra. » Il ne pouvait que revenir. Thor était le guerrier le plus valeureux et le plus fort qu’il connaissait ; rien ne pouvait lui arriver.
Un sourire triste se dessina sur les lèvres maternelles. « Tu as raison. Mais ne reste pas fâché trop longtemps, d’accord ? Tu sais comment est ton frère.
- Il n’est pas mon frère. » Là était le vrai problème.
« Je sais. Mais nous demeurons une famille. Tu te souviens ? Cela n’a jamais eu d’importance. » Le soupir lui échappa finalement. Les bras s’enroulèrent autour de ses épaules ; le jeune prince se laissa attirer contre la poitrine qui l’avait nourri bambin. « Je vous aime tellement » déclara sa mère contre ses boucles sombres, « tous les quatre. Si malheur devait arriver à l’un d’entre vous…
- Je pourrais me joindre à-
- Non. » Elle le coupa aussitôt. « Pitié, non. Pas maintenant ; pas encore. J’ai besoin de te savoir, au moins toi, en sécurité. Et je suis persuadée que c’est aussi le cas de tes aînés. Tu es encore si jeune.
- Thor avait mon âge lors de sa première bataille.
- Mais Thor avait une raison bien à lui pour revenir sain et sauf » répondit-elle en s’éloignant pour l’observer directement. « Tu te souviens ? »
Un éclat d’espoir brillait dans le bleu de ses yeux ; des yeux bien trop semblables à ceux qu’elle avait transmis à son unique fils de sang. « Je te promets » murmura une voix ornée de cette même couleur, échappée de sa mémoire. Une époque où Thor tenait encore ses promesses, où ces dernières avaient encore du sens. Où tout était d’une complexité simple.
« Non » mentit le métamorphe. « Non, je ne me souviens pas. »
Son mensonge accentua alors le chagrin que sa mère avait vainement tenté de masquer depuis son arrivée. De même qu’il amplifia la douleur au fond de sa poitrine.
À l’aurore du jour suivant, Loki fut éveillé par un brouhaha à l’extérieur. Un vent léger s’invitait dans sa chambre par la fenêtre entrouverte ; il se souvenait parfaitement l’avoir fermé avant de s’endormir. Attrapant de quoi se couvrir - plus par réflexe que par nécessité -, il se laissa guider vers le balcon pour observer l’extérieur. Au loin, sur les couleurs chatoyantes du Bifröst, un demi-millier de soldats s’était rassemblé de manière ordonnée. Leurs armures étincelaient dans les premiers rayons solaires, et des notes de violon accompagnaient leurs pas réguliers. L’hardingfele d’Hela.
« Loki. » Il se figea à l’appel de son prénom. Il ne se tourna pas vers la personne qu’il savait debout derrière lui ; ne devait pas se tourner, au risque de voir les efforts de ces derniers mois réduits à néant. Il était en colère se rappela-t-il en entendant le claquement des bottes sur le sol en marbre ; en colère se répéta-t-il en sentant un corps se presser contre son dos, un bras s’enrouler autour de sa taille, un menton se poser sur son épaule, un souffle caresser sa gorge. « Loki. » Une gorge qui menaçait de trembler ; alors il se frappa mentalement : il était en colère, en colère ! Il n’avait besoin de personne. Il n’était plus un enfant. Il n’avait besoin. « Loki. » De personne.
« Je t’en prie, ne le laisse pas partir ainsi. »
Sa main se resserra d’elle-même autour de celle sur son ventre. « Je te déteste.
- Je sais. » Non, il ne savait pas. Il ne savait rien, n’avait jamais rien su. Car il était idiot.
« Vous partez longtemps ? » Un ton neutre imité à la perfection ; il avait besoin de savoir.
Le visage bougea contre sa gorge, des lèvres effleurèrent son pouls lorsqu’il prononça : « Je reviendrai.
- Ne promets rien, ou tu porteras malheur. » Car Thor ne tenait jamais ses promesses. Car il devait revenir, pour qu’il puisse lui en vouloir encore des décennies, voire peut-être même des siècles cette fois-ci.
Son aîné acquiesça ; des boucles blondes dansèrent dans son champ de vision. « Je reviendrais vite. J’ai juste besoin d’un peu plus... » Sa colère chavira ; comment était-elle censée perdurer face à cette détresse ? Il avait tenu jusque-là. « Loki. » Il pouvait encore tenir. « Je suis désolé. Quoi que j’ai-
- Tais-toi. » Ses ongles s’enfoncèrent dans la chair geôlière. « J’te jure, ferme-la. Ou je te donnerais une bonne raison de ne pas partir. » À moins que l’armée accepterait un prince estropié pour combattre à leurs côtés ?
Le rire de Thor résonna dans sa gorge. « Tu es déjà à toi seul une raison suffisante. »
La douleur changea de sens dans sa cage thoracique. « Pars. » Avant qu’il ne soit obligé de l’assommer pour l’enfermer quelque part. Le désaccord de sa bouche avec son esprit était difficile à maintenir. « Les hommes s’en vont. » Et c’était vrai : les premiers soldats venaient de disparaitre dans les moirures du portail ouvert par Heimdall.
« Encore un peu. » Un peu. Jamais suffisant.
Les notes d’Hela gagnèrent en puissance. Loki força un soupir ; Thor devait partir, ou il ne tiendrait pas plus longtemps. « Tu veux un bisou peut-être ? pour te porter chance ? »
De nouveau, son aîné rit. Un rire étouffé, qui caressa sa joue lorsqu’il remonta son visage le long du sien, avant de venir presser ses lèvres contre la tempe gauche du sorcier. Doux et chaud ; il regretta aussitôt sa plaisanterie. « Je reviendrais vite » répéta le prince héritier ; comment était-il censé le laisser partir à présent ?
« Ta colère » se répéta-t-il les yeux clos, pour ne pas agripper le bras qui le lâcha enfin. « Sif. Les pommes d’Idunn. Toutes les promesses non tenues. Thor. » Il était en colère ; son frère partait en guerre. Sa bouche était pleine d’amertume ; des mots sucrés se cachaient en dessous. Il voulait hurler pour se contenir de ne pas supplier. Il n’y avait rien à craindre, hormis le pressentiment fort au fond de son âme. Il n’avait besoin de personne ; il ne le voulait que lui. « Tu le détestes, tu le détestes. »
« Je t’aime » murmura-t-il dans le vent. Un vent qui avait déjà emmené son frère au loin, près du portail qu’il emprunta sans même se retourner. Hela acheva sa mélodie. La rambarde se brisa entre ses doigts.
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Il avançait d’un pas pressé, contenu pour ne pas courir, entre les tentes. Des feux de camp permettaient d’éloigner la pénombre nocturne ; il tâchait de ne pas leur prêter attention, car il ne voulait pas appeler de nouveau dans son esprit les images de la nuit passée.
Seize ans. Seize années s’étaient écoulées depuis le départ des armées asgardiennes pour Jotunheim. Le roi Laufey était mort l’an dernier ; ses deux fils, Helblindi et Bÿleistr tentaient de poursuivre le combat sans parvenir à se mettre d’accord sur le commandement – une erreur dont les Ases avaient su tirer parti. L’armistice n’était plus qu’une question de mois ; du moins aurait dû, si un événement récent n’avait pas reboosté les rangs adverses.
Sa cape voletait autour de sa silhouette ; très peu de regard se tournait dans sa direction, repéra sa présence. Sa mère elle-même ignorait qu’il avait quitté le royaume ; la punition l’attendrait plus tard. Oui, plus tard, car il n’avait pas le temps d’y penser pour l’heure.
Il trouva la bonne tente sans difficulté. Hela et Balder patientaient à son entrée, l’une faisant les cent pas en torturant ses doigts et l’autre tentant d’écouter le rapport de deux éclaireurs. Odin n’était pas là, sans doute occupé avec les premières lignes de défense. Une aubaine.
Mais il déchanta vite lorsqu’une épée tinta en sortant de son fourreau pour être pointée dans sa direction. Une troisième personne, qui fit dériver les regards sur la sienne. « Je vous ai vus arriver » déclara la voix grave d’Heimdall, « mais j’ignore d’où vous êtes partis. »
Un sourire se dessina malgré lui sur ses lèvres. « C’est le problème de l’obscurité » révéla-t-il en croisant les orbes d’or du gardien, « elle se meut différemment de la lumière. » Il posa sa main sur la lame, invita son interlocuteur à la baisser. « Elle doit être plus rapide, plus astucieuse, et plus discrète.
- Comme un assassin envoyé par le camp adverse ? » proposa Balder, les sourcils froncés et les éclaireurs oubliés.
Ses lèvres s’étirèrent davantage, surtout lorsqu’une autre voix, calme et solide, s’éleva pour les réprimander : « Ou peut-être comme une apprentie venue en renfort ? » Eir maugréa en refermant la toile de tente derrière elle. « Rangez vos griffes messieurs, et laissez donc cette pauvre enfant approcher. »
Heimdall obéit sans ciller. L’or de ses iris sondait son apparence, en quête d’un voile illusoire qui aurait pu dissimuler un adversaire. Mais là était la différence entre une illusion et une métamorphose : l’une supposait là où l’autre modifiait.
« Je crois que nous n’avons jamais eu la chance d’être présentés » déclara Balder lorsque le sorcier fit glisser son capuchon sur sa longue tresse rousse.
« Suis-je ici pour répondre à des questions ou pour aider le prince ? » demanda-t-il d’une voix douce où ne transperçait pas même un brin de cette profonde angoisse tailladant ses viscères. Il avait besoin de le voir, de rassurer ce pressentiment insupportable. Le message d’Eir avait été vague, beaucoup trop pour que son esprit ne s’imagine pas les pires scénarios. Son ancien mentor était l’une des meilleurs dans le domaine de la médecine ; peu de personnes dans les Neuf Royaumes ne pouvaient rivaliser avec ses connaissances et ses pouvoirs.
Hela s’interposa entre son frère et l’apparence empruntée à une disciple de l’Asyne. « Aidez-le, j’vous en prie. » Son timbre était bouleversé, suffisant pour alimenter à nouveau son pressentiment.
Il força le sourire à se maintenir sur ses lèvres. « Je ferais de mon mieux. » Il ferait tout. Tout.
La minute d’après, Eir écartait la devanture de la tente pour lui permettre de pénétrer à l’intérieur, avant de refermer derrière eux. L’endroit n’était éclairé que par une boule de sort enfermée dans une lanterne, posée près du chevet. Plusieurs couches de linge avaient été réunis pour former un matelas épais et confortable. Une odeur âpre – mélange de sang, de gel et de décomposition - saturait l’air ; il se retint de porter une main à son nez.
« À nous, jeune fille » déclara la médecin en l’accompagnant jusqu’au lit. Elle poursuivit ses paroles, mais le métamorphe ne l’écoutait déjà plus. La vue du patient allongé au milieu des draps lui piqua les yeux, lui mordit les paupières d’aiguilles aqueuses. Les boucles blondes étaient éparpillées sur un linge rehaussant la tête ; des bandes s’entrecroisaient sur le torse dévêtu, leur blancheur ternie par des fleurs sanglantes. Il respirait avec difficulté, le mouvement de sa poitrine était irrégulier et de grosses gouttes de sueur accrochaient son front et ses joues couvertes de cicatrices – comme s’il avait dérapé sur plusieurs kilomètres de gravier.
Thor. « Ne promets rien, ou tu porteras malheur. »
« Une lame du prince Helblindi a percé ses défenses ; le froid se répand dans ses poumons. » Loki s’assit sur le bord de la couche improvisée avec prudence. Du bout des doigts, il vint ensuite dégager une mèche du visage souffrant. « C’est de la magie Jötunn. Malheureusement, la mienne ne peut rien contre.
- Une brûlure de givre ? » proposa-t-il en laissant sa main glisser vers les bandages pour observer en dessous. La peau était noircie sur sa poitrine, là où une cicatrice circulaire avait presque fini de se résorber. Le corps soignait la blessure, mais était incapable de lutter contre le poison.
« Pouvez-vous faire quelque chose ? » Sa tête bougea de bas en haut avant même qu’elle ait achevé ses mots. Tout, il ferait tout. Il n’abandonnerait pas Thor. Un soupir. « Je vais faire en sorte que vous ne soyez pas dérangés. » Il ne prit pas le temps de la remercier, se concentrant déjà sur la blessure à soigner.
Après le pouvoir des runes, sa mère avait tenu à ce qu’il apprenne celui de son peuple biologique. Contrairement au seidr qui faisait appel à l’énergie des photons, la magie Jötunn provenait de la nature. Ils étaient des êtres primaires, qui empruntaient le froid de l’air et la force de la terre pour avancer, bâtir, combattre et protéger. Une magie qui pouvait facilement devenir infinie. Du moins autrefois, lorsque l’Écrin des Hivers d’Antan reposait encore dans leur sanctuaire.
Expirant lentement, Loki apposa sa paume contre la plaie. Aussitôt, la pâleur de son épiderme vira vers le bleu de sa forme originelle ; des runes différentes de celles maternelles serpentèrent sur son avant-bras ; une mélodie supplémentaire s’ajouta aux sifflements habituels ; l’ozone se para de glace. Isaz s’imprégna dans son esprit. Deux pouvoirs étaient trop compliqués à faire cohabiter, alors le né Jötunn avait très vite appris à les fusionner. Une force effrayante, dont personne ne devrait jamais supposer la profondeur.
Mais Thor avait besoin de lui.
« Idiot » marmonna-t-il en laissant le froid dévorant couler vers son propre corps. Il sentit ses ganglions se gonfler de ce pouvoir naturel, similaire, familier – Helblindi était son frère biologique. La mélodie hivernale tambourina plus fort contre ses tympans, dévora complètement son enveloppe d’emprunt pour lui rendre sa véritable apparence, celle d’un monstre aux yeux sanglants. Ressemblait-il à l’être qui avait osé blesser Thor ? Le monstre sous le lit qui l’avait terrifié toute son enfance, avant que Loki ne lui révèle cette part de lui – cette part qu’il détestait tant, car il ne pourrait jamais être un authentique Ase.
« J’ai décidé » fanfaronna la voix juvénile du blond dans sa mémoire, « j’aime le rouge.
- Tu disais pourtant que le sang et les tomates c’était berk ? » Il se remémora son rire face au visage froissé d’indignation de son aîné.
« Non, mais pas ce rouge-là ! Loki, fais un p’tit effort ! »
« J’en fais toujours quand il s’agit de toi » soupira-t-il, en chœur avec sa version plus jeune. Lui qui avait traversé les branches d’Yggdrasil pour venir jusqu’à son chevet, afin de lui faire tenir sa promesse de revenir. Car Thor ne tenait jamais ses promesses ; il était beaucoup trop volage et idiot pour ça.
Sous ses doigts, la poitrine commençait à s’alléger, à retrouver un rythme lent et régulier. Ses doigts reprirent une apparence plus noble, un blanc laiteux sur lequel se reflétaient encore quelques nuances bleutées. Il se concentra pour convertir ce surplus énergétique ; Laguz se dessina dans son esprit et sur la chair de son frère. Le vert habituel de son seidr avait viré au turquoise. « Alors je choisis le bleu.
- Comme mes yeux ?! » s’enjoua la petite tête blonde de son enfance.
Une pointe d’espièglerie, une envie de torturer son frère. « Tu aimerais bien, hein ? Mais non.
- Lokiiiiii ! » Et il avait de nouveau ri. Avant de se faire poursuivre par les bras ardents de son aîné.
Les jeux d’enfants étaient loin à présent – quoi que. Thor n’avait jamais eu de cesse de lui courir après, et lui n’avait jamais eu de cesse de le faire languir. Un jeu de chat et souris, dans lequel la souris suppliait le chat de la croquer. Un jeu complexe, pour lequel aucun participant ne s’était mis d’accord sur les règles.
« Tu réfléchis trop vite » lui avait un jour reproché le blond.
Ce à quoi il lui avait répondu : « C’est toi qui es trop lent. »
Penché en avant, le sorcier pressa son front contre celui de son frère. Le flot énergétique coula plus fort. Il aurait pu tout lui donner, s’il n’avait pas été certain que ce surplus énergétique aurait tué l’Ase. « Tu dois vivre. Pour que je puisse t’en vouloir encore longtemps. » Il devait vivre ; Loki ne permettrait jamais l’inverse. Qu’importait s’il devait sacrifier le monde. « Sache que j'aime Thor plus qu'aucun d'entre vous.
- Je sais. Au point de devenir dangereux » Une douleur commença à attaquer ses terminaisons nerveuses. Les sifflements vacillèrent ; une migraine enserra son esprit. La terre gronda, le vent mugit ; des cris s’élevèrent en dehors de la tente. Il devait tenir, encore un peu. Son corps tremblait : pour la première fois de sa vie, il avait froid. Mais il s’en fichait ; Thor devait vivre. Thor vivrait. Thor.
« Loki. » L’appel de son nom lui fit rouvrir ses paupières – il n’avait pas souvenir de les avoir fermés. Sous lui, le teint du prince héritier avait repris des couleurs. Avec un effort dantesque, le métamorphe se redressa sur son bras pour observer la blessure sous son autre main. Complètement guérie, si ce n’était la cicatrice laissée par Laguz, qui poursuivrait d’apporter assistance après son départ. La respiration avait retrouvé un rythme normal, le corps était chaud de plusieurs degrés supplémentaires.
Un soupir s’échappa de ses lèvres souriantes. Exténué, le sorcier se laissa tomber près du convalescent, à peine une minute, le temps d’atténuer le vertige qui prenait déjà d’assaut ses nerfs. Peut-être en avait-il trop fait ; sa magie lui ferait regretter les prochaines semaines. En quête de réconfort, il lia ses doigts à ceux fraternels et pressa sa joue contre l’épaule musclée. Trop dur. Il n’avait de toute manière pas le temps de faire une sieste. Et sa colère était encore trop grande pour offrir la faveur de sa présence à son aîné. Il devait repartir – encore une minute. Seize années, une brindille dans la vie d’un immortel. Mais seize ans sans Thor, ce n’était pas pareil. Définitivement pas. Pourquoi seize ans ? Pourquoi cette guerre ? Pourquoi Loki n’avait pas eu le droit de se joindre à eux ? « Thor a une raison bien à lui pour revenir sain et sauf » rappela sa mère.
Il devait partir.
« Tu es déjà à toi seul une raison suffisante » avait ri Thor dans son cou.
Thor qui allait bien à présent ; il pouvait partir. Il devait.
Le vertige était encore présent, mais il devait. Plus il s’attarderait, et plus il serait difficile de rentrer, de ne pas le prendre avec lui. Son aîné serait roi, il devait participer à la bataille. Remporter la victoire. Offrir la paix aux peuples. Loki trouva donc la force de se redresser, d’abandonner sa chaleur, de quitter la couche. Cependant, au moment où il voulut lâcher la main, il sentit la prise se refermer sur ses doigts, attirant son regard dans celui qui se révéla à peine derrière les paupières bordées de cils blonds. Bleu ; ce bleu – sa couleur préférée.
« Loki », de nouveau – la fatigue ne l’avait pas fait imaginer le premier.
Ses lèvres hésitèrent sur quoi répondre ; aucun mot ne fut libéré. Il se contenta de serrer à son tour la poigne de son frère, avant de la lâcher et de s’éloigner du matelas. Le capuchon fut remis sur ses boucles qui roussirent avec le peu de magie restante. Au-dehors, tout le monde attendait, les yeux braqués sur l’entrée de la tente. Et tous se précipitèrent à l’intérieur pour retrouver le miraculé. Tous, sauf Eir qui demeura près de lui, une main sur son épaule et l’autre pinçant une joue dans un geste affectueux. « Il ira bien. »
Le sorcier ignora s’il s’agissait d’une question ou d’une affirmation, alors il répondit : « Oui. » Ses doigts tremblaient, encore chauds de l’étreinte précédente. « Pourriez-vous me faire ouvrir un portail ? Je crains d’avoir trop forcé. »
Eir acquiesça, l’observa un instant en silence, avant de finalement enrouler ses bras autour de ses épaules pour l’étreindre avec force. « Il ira bien. Vous avez réussi. Vous avez sauvé votre frère. »
Et alors, l’adolescent laissa finalement éclater la boule qui pesait au fond de sa poitrine. Oui, Thor allait bien.
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Thor était un salop. Et, sitôt son aîné de retour en sécurité à Asgard, le métamorphe se rappela pourquoi il le détestait autant. Comment pouvait-on être aussi stupide, aussi aveugle, aussi… lent ?!
La guerre se termina en vingt-et-une années. Helblindi mourut sur le champ de bataille, et son décès força Bÿleistr à rendre les armes. Les pertes étaient importantes des deux côtés. Les voiles blancs flottaient au-dessus des ruelles d’Asgard et sur les épaules des endeuillés. La musique et les rires résonnaient pour accompagner les défunts dans leur dernière demeure, de l’autre côté du rivage. Les cœurs étaient lourds ; les festivités servaient à ne pas retenir les âmes sur terre. Chaque valeureux guerrier méritait de rejoindre le Valhalla pour se reposer
Assise sur un banc, la tête appuyée sur l’épaule de Thor, Sif tentait de contenir ses larmes. Son père avait donné sa vie pour préserver celles de tout un escadron de jeunes soldats. Un homme valeureux, dont l’honneur faisait lever plus d’un verre dans la grande salle. Debout dans l’ombre d’une colonne, à l’autre bout de la salle, Loki les observait en silence. Son aîné n’était pas encore venu le saluer, lui qui serait mort des années plus tôt sans son intervention. Le métamorphe avait tenté de contenir sa colère ; il était évident que panser les cœurs était plus important – il avait lui-même mille fois remercié les Nornes pour avoir permis à ses aînés de revenir indemnes. Thor serait roi ; le bien de son peuple se devait de passer avant tout autre chose. Thor serait roi, un très grand roi. « Pas sans toi. »
Pourtant, ce fut vers une autre qu’il se tourna. Une autre qu’il laissa se pencher sur lui pour l’embrasser. Une autre qu’il laissa l’étreindre. Une autre.
Une autre.
« Pourquoi ai-je l’impression que tu prépares un mauvais coup ? » l’interrogea Balder lorsqu’il le croisa en quittant la soirée – le demi Alfe ignorait encore qui se pendait au coup de l’héritier, n’avait pas encore pu se réjouir du choix de Thor. Son regard était suspicieux, mais il souriait de manière sincère. L’âge n’avait pas refermé toutes les blessures passées, mais ils étaient sur le bon chemin.
« Un mauvais coup ? » demanda à son tour Hela en les rejoignant sur les marches qui menait à la grande salle. Elle était si belle ; les robes somptueuses lui allaient beaucoup mieux que les armures de guerre. « Ne me dis pas que tu t’es déjà disputé avec Thor ? Nornes, nous venons à peine de rentrer.
- Non. » Il leur offrit à son tour un sourire ; il devenait fort dans ce domaine. « Je suis seulement fatigué. » Écœuré. « Je rentre. » Avant de laisser sa rage tout détruire.
Ou un mauvais coup ? Oui, peut-être. Peut-être était-ce mieux ? Peut-être que la colère n’était finalement pas la meilleure option pour ouvrir les yeux à son idiot de frère ? Peut-être, peut-être.
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« Pourquoi tu as fait ça ?! » Le monde gronda à l’extérieur ; les murs tremblèrent à l’instant où des éclairs déchirèrent le ciel de lumière glacée. L’odeur de soufre devenait dangereuse. Mais il en avait cure, car sa propre rage demandait à s’exprimer.
Il était adolescent, presque adulte ; il n’avait plus à recevoir les serments colériques de quiconque, et encore moins de lui, sans le droit d’élever la voix à son tour. Ni à supporter sa surprotection, ou ses avis stupides, ou quoi que ce fut d’autre venant de lui. Loki n’avait besoin de personne, et surtout pas d’un idiot aveugle qui ne comprenait rien, jamais rien.
Pourquoi ne voyait-il pas ? Pourquoi ne comprenait-il pas ?!
Oui, il avait couché avec Sif. Oui, il lui avait tranché les cheveux. Oui, il y avait pris beaucoup de plaisir. Et oui, il était prêt à recevoir sa punition. Mais, comme il ne cessait de le lui répéter depuis une demi-heure : « Cela ne te concerne en rien !
- En rien ? En rien ?! Loki, Sif est mon amie, et tu es-
- Je n’suis pas ton frère ! » le coupa-t-il d’une voix menaçante, les dents dévoilées dans une grimace sans doute peu élégante. Il se lassait de ce jeu, de l’esprit lent de son aîné. Il avait tout tenté dans ce tour, en vain. « Jamais. Alors cesse avec cette hypocrisie puérile et grandis un peu Thor ! Car nous ne sommes PLUS des enfants. » Il fallait que ça sorte : cette rage, cette rancœur, accumulée depuis des décennies – peut-être même des siècles ! -, depuis qu’il avait compris le sens des regards jetés par la jolie guerrière en direction de son aîné. Lorsqu’il avait accepté sa main pour danser. Lorsqu’il l’avait laissé se pencher vers lui pour l’embrasser. Thor et Sif, le couple des rumeurs joyeuses ; le futur roi et celle qui ferait une épouse parfaite. Car elle cochait toutes les cases, car elle était comme eux.
Loki la détestait.
La séduire fut facile pour sa langue habile, tout comme la satisfaire. Ses cris dégoutants résonnaient encore à ses oreilles, d’abord passionnels, puis horrifiques – et il avait préféré cette partie. Si facile car, contrairement à ce que toutes ces personnes ne cessaient de répéter, elle n’était pas parfaite ; elle ne serait jamais à la hauteur du bras de son aîné. « Qui le serait ? » chuchota une petite voix dans sa tête. Personne, jamais. Pas tant qu’il serait là. Pas tant que Thor voudrait de lui à ses côtés.
Voudrait-il toujours de lui après ça ? Après ce mauvais tour parti beaucoup trop loin ?
La respiration saccadée par ses émotions trop fortes, Loki interrogea du regard le guerrier blond, debout plusieurs mètres devant lui. Ses poings étaient serrés, à en faire blanchir ses phalanges. Il se contenait. Thor était capable de détruire le royaume par la seule force de leur lien, « Parce qu’Asgard n’est pas prêt à une telle catastrophe » les avait toujours mis en garde leur mère. Leurs pouvoirs se mariaient si biens, un chaos fertile si magnifique à admirer. Ils s’accordaient, se compléter, à la fois capables de se refreiner et de s’amplifier.
Voudrait-il toujours de lui ?
Lorsque Thor reprit enfin la parole, sa voix était roque, comme fragilisé par tous ces cris qu’ils avaient échangés, incapables de s’entendre. « Pourquoi tu as fait ça ?
- Ce ne sont que des cheveux » répondit-il en haussant les épaules, « ça repoussera.
- Pas ça ! Loki… » Sa voix devenait pathétique ; le métamorphe sentit son cœur se serrer. Devait-il s’en vouloir d’avoir brisé la romance de son aîné ? Ce qui aurait pu constituer son bonheur ? Son avenir ?
Peut-être était-il, lui aussi, hypocrite. Égoïste. Ce vilain décrit par ses pairs – peut-être aurait-il dû écouter Balder ce soir-là ?
Non.
Thor fit un pas dans sa direction, avant d’en faire deux vers l’arrière. « Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu aimais Sif ?
- Je ne l’aime pas.
- Alors pourquoi ?! »
Le cadet retint un soupir. « Tu ne peux pas comprendre.
- Alors aide-moi ! Loki. » L’Ase fit de nouveau un pas vers l’avant. « Nous avons toujours été ensemble. Nous avons grandi, appris, expérimentés. Ensemble. Mais tu as toujours conservé ce mur entre nous. Nous sommes frères.
- Je n’veux pas de toi comme frère » souffla-t-il à voix basse pour lui-même.
Peut-être que Thor l’entendit, peut-être pas. Car il poursuivit sa tirade nostalgique : « Cela a toujours été toi et moi. Jamais sans toi ; tu te souviens ? »
« Toi ou personne d’autre » avait-il dit près d’un millénaire plus tôt dans une chambre voisine. Contrairement à Hela et Balder, qui avaient quitté le manoir des enfants pour leur propre demeure, ils étaient tous les deux restés à Bilskirnir. Une idée dangereuse selon certain, vu les catastrophes qu’ils pouvaient engendrer ensemble, mais leur mère avait fait pression et le conseil avait accepté. Car Thor était le seul à pouvoir apaiser ses cauchemars ; et Loki le seul à pouvoir canaliser les débordements de son aîné. Opposés, mais complémentaires. Un duo parfait pour les combats, parfait pour les bêtises, parfait pour la danse. Parfait.
« Loki. » Ce dernier ferma ses paupières, retint un énième soupir.
« Un jour, tu seras roi. Avec ou sans moi » ajouta-t-il avant que son frère ne puisse compléter ses paroles, comme il le faisait si souvent. « Je ne suis pas un Ase ; je ne suis pas ton frère.
- Ce que tu es n’a jamais eu d’importance. » La voix était plus proche ; pourquoi avait-il l’impression d’avoir changé de sujet ? La raison de la colère fraternelle ?
« Elle en a pour les autres.
- Mais pas pour moi. Pourquoi devrions-nous nous en soucier ?
« Parce que tu ne comprends rien ! » rugit-il en rouvrant ses paupières.
« Alors dis-moi ! » crièrent à leur tour les deux iris azurés dans lesquels il plongea aussitôt. Car Thor s’était rapproché, avait comblé les mètres qu’il avait lui instaurés à sa venue dans sa chambre. Car son esprit aurait facilement pu choisir sur la balance fragile, entre le frapper et l’enlacer à mort. « Parle-moi ! » Pourquoi la dispute avait dévié ? « Comment pourrais-je deviner ?!
- Tu devrais ! » Les sifflements de seidr devinrent menaçants à ses oreilles. « C’est toi qui es trop lent » rouspéta une voix – sa voix - d’enfant par-dessus. Sa magie résonnait fort, si fort, gravant douloureusement Fehu sur la surface de son âme. Il pouvait sentir l’énergie grimper en lui, s’accumuler au bout de ses doigts, quémander la libération pour réduire le monde en lambeau. « En près d’un millénaire, tu aurais dû ! Es-tu si idiot, si aveugle pour ne pas comprendre ? Trop égoïste pour ne pas l’envisager ?! Trop amouraché de cette gourgandine pour ne pas comprendre qu- » Il ne termina jamais sa phrase, la fin avalée par une bouche pressée contre la sienne ; si brusquement qu’il fut projeté dans l’étreinte contre la fenêtre derrière. Sa vision se brouilla sous le choc ; la chaleur qui se répandit en lui brûla ses terminaisons nerveuses. Ses pensées se perdirent ; il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre, juste assez pour que les lèvres belliqueuses quittent les siennes. Juste assez pour qu’il puisse admirer ce même choc dans le bleu oculaire adverse.
« J-je… » Thor s’éloigna, à peine. La surprise agrandissait ses yeux, lui donnait l’air d’une carpe molle – comme ce jour-là. « Loki, je- »
La colère gronda aussitôt dans les veines du métamorphe qui bloqua la suite de ses excuses en agrippant la nuque blonde pour venir une nouvelle fois à la rencontre de la bouche idiote. Thor répondit sans hésitation, prêt à refaire l’erreur, poussé par ce même instinct primitif qui l’avait amené à l’embrasser en premier. L’échange était brusque, chaotique, irréel ; mais tellement bon. « Ferme-la » menaça-t-il contre sa bouche, avant qu’elle ne soit de nouveau happée. Le goût de son aîné – le goût de Thor – qu’il avait découvert enfant en ignorant à quel point il lui serait vital.
Les grondements avides répondaient à ses propres sifflements internes, les nourrissaient de puissance. « Toi, la ferme. » Il en voulait plus ; il le voulait lui. Qu’importait la prise douloureuse sur sa hanche, les coups de dents inexpérimentées, Bilskirnir qui menaçait de s’effondrer. « Loki. » Le monde qui menaçait de s’embraser.
« Ferme-la. » Ses doigts qui s’emmêlèrent dans les boucles blondes pour l’empêcher de s’éloigner, de fuir, de rebrousser chemin. Car c’était trop tard ; le chat avait attrapé la souris, et il ne la lâcherait pas, la lâcherait plus. « Reste.
- Jamais sans toi. » Des mots qu’il avait lui-même temps de fois voulu lui confier. Une promesse puérile, idiote, mais à laquelle il s’était toujours rattaché. Car il n’avait besoin de personne, mais il avait besoin de lui, de Thor.
Les vitres se brisèrent ; le vent, gorgé de pluie, s’invita dans la chambre et les trempa d’eau glacée. Pourtant, son corps demeurait ardent. Les lattes du plancher grincèrent ; l’agitation résonna au loin dans les couloirs.
À bout de souffle, ils concédèrent enfin à se détacher l’un de l’autre, front contre front, regard plongé dans celui de l’autre.
« Asgard n’est pas prêt à une telle catastrophe. »
Un rire leur échappa finalement, en chœur. Comme ils ne l’avaient pas été depuis longtemps.
Puis, portant une main contre sa joue, Thor grogna : « Ne refais plus jamais ça.
- T’embrasser ? » demanda-t-il en arquant un sourcil. « C’est toi qui-
- Pas ça. » L’Ase soupira. « Loki, tu es mon frère, à personne d’autre.
- Je n’suis p-
- Peu importe » le coupa-t-il de nouveau. Son nez frotta contre le sien. « Je suis lent, mais tu es trop rapide. Je ne comprends peut-être pas tout, mais tu conclus beaucoup trop de choses. Loki. » La seconde main vint prendre son visage en coupe. « Je ne sais peut-être pas tout, mais je suis au moins sûr d’une chose : tu es à moi. MON frère. »
Un sourire joua sur les lèvres du cadet ; il avait besoin de le dire, juste pour l’agacer : « Adopté. »
Thor rit de sa plaisanterie. « Et c’est parfait ainsi. »
Le métamorphe céda ; la joie se répandit sur ses traits. Avant qu’il ne se rappelle le vrai sujet de la conversation : « Mais, et Sif ? »
L’Ase fronça les sourcils. « Quoi, tu l’aimes réellement ?
- Mais non » soupira-t-il en levant les yeux au ciel, « je parle de toi, là, idiot. »
Son frère ouvrit la bouche, puis la referma, avant de la rouvrir pour laisser un éclat résonner près de son oreille. « Loki, Loki, Loki. » Simultanément, il embrassa son œil, sa joue et ses lèvres. « Je te l’ai toujours dit : tu réfléchis trop vite.
- Suis-je… censé me sentir offensé ? » C’était à son tour de ne pas comprendre.
« Non, les idiots attirent seulement les idiots. » Et il l’embrassa de nouveau, avant qu’il ne puisse poursuivre ses questions, en quête de savoir. Car il avait besoin de savoir, il avait besoin-
« Prince Loki ? » Des coups furent frappés contre la porte de sa chambre ; ils sursautèrent tous les deux, tels deux enfants pris en flagrant délit. Ils échangèrent un regard, avant de tourner mutuellement la tête en direction du chaos météorologique et du jardin ravagé.
Oups. Leur mère avait peut-être raison.
o
« Tu réfléchis trop vite »
- C’est toi qui es trop lent. »
o
La main posée sur l’épaule d’Heimdall, Hela profitait de ses yeux omniscients pour offrir la vue à sa projection. Le sort n’était pas encore parfait, le seidr s’écoulait à grosses gouttes de son organisme, mais elle se débrouillait déjà mieux qu’à sa première tentative pour joindre Thor. La vision était néanmoins brouillée pour une autre raison que son manque de contrôle, « à cause des boucliers » avait expliqué le gardien céleste ; cela restait suffisant pour deviner les traits manquants au paysage : un petit salon, comme il en existait dans les manoirs d’Asgard, et deux silhouettes se faisant face autour d’un bureau. Des brides de discours lui parvinrent, des éclats de seidr colériques perturbaient par moments la connexion. Une magie dont elle reconnut l’empreinte plus rapidement que la voix de son propriétaire :
« Grandis un peu Sylvie ! »
Loki, son petit frère disparu. Retrouvé. Enfin.
Elle était parvenue à le rejoindre du premier coup. La trace laissée par Thor sur son existence était encore forte, il lui avait seulement suffi de remonter la piste. Un gain de temps pour lequel elle se montra reconnaissance, parce qu’ils risqueraient d’en manquer – du temps.
Le temps, une notion qui pouvait devenir difficile à calculer lorsque Loki entrait dans l’équation.
Inspirant avec lenteur, Hela se concentra et tendit l’oreille pour écouter les paroles échangées entre son frère et l’interlocutrice – la prénommée Sylvie elle supposait – et ainsi mieux jauger l’irritation du métamorphe. Seul Thor était capable de l’agacer facilement, c’était un fait connu depuis toujours. Thor qui, si elle avait en partie compris le discours, était au cœur même de cette dispute.
« Je n’ai besoin de personne.
- Vous vous trompez » répliqua la demoiselle. « Vous avez besoin de lui.
- Vous avez toujours eu besoin l’un de l’autre » compléta l’Asyne à voix haute pour elle-même ; une pointe de nostalgie enserra son cœur. Mais elle n’eut le temps de s’attarder dessus car, aussitôt ses mots prononcés, des iris onyx se tournèrent dans sa direction avec un grognement. Une troisième silhouette à laquelle elle n’avait pas prêté attention jusque-là, celle d’un Vargr polaire à l’étrange coloration noire, précédemment dissimulé dans l’ombre de la jeune femme.
Le regard de Loki, rapide à son tour, suivit celui de la bête. Aucune émotion ne traversa ses traits, pas même lorsque sa voix énonça son prénom : « Hela ? »
Elle sourit en réponse ; le geste devait manquer de grâce sur son visage à moitié décomposé, mais elle ne pouvait le cacher, ni même le contenir. « Bonjour petit frère. »
Sa salutation fut suivie d’un long silence, durant lequel les deux Asgardiens s’observèrent sans un mot. Les paroles affluaient sur la langue de la magicienne ; tant de chose devait être dites. Pourtant, elle ne parvenait pas à les mettre en ordre, persuadée que chacune braquerait son cadet et mettrait fin à la discussion avant même qu’elle ait commencé. Thor l’avait prévenu qu’il serait en colère, et elle s’y était préparée ; il n’y avait pas d’être dans les Neuf Royaumes plus rancunier que Loki.
Ce fut une jolie voix chantante qui la sortie de ses pensées : « Petit frère ? », avant qu’elle ne se rappelle la seconde silhouette, celle avec laquelle son cadet se disputait avant son entrée en scène. Hela tourna son regard dans sa direction, avant de plisser ses paupières. L’apparence de la jeune femme lui était familière : ses cheveux blonds ondulaient au-dessus de ses épaules, un demi-chignon permettait de dégager son visage pâle au milieu duquel deux grands yeux bleus brillaient de surprise et d’admiration. « Vous êtes la grande sœur de Mère ? »
Surprise qui se propagea sur les traits de l’Æsir. Sa bouche s’ouvrit enfin, mais aucun mot ne put en sortir. Mère ? La demoiselle ne présentait pourtant aucune ressemblance avec le métamorphe. Au contraire, elle ressemblait davantage à-
Loki soupira. « Enlève-toi cette idée de la tête. Dis-moi plutôt qu’est-ce qui t’amène ici ? » Il arqua un sourcil, un sourire mauvais en coin : « Est-ce que Thor aurait oublié quelque chose ? »
« Oui » voulait-elle répondre, « toi », mais elle savait que cela n’aurait fait qu’aiguiser le sarcasme déjà riche de son cadet. Aussi, elle préféra une autre approche : « Thor ne m’envoie pas ; il ne sait même pas que je suis là. Je suis venue de ma propre initiative.
- Tiens donc. Et dans quel but ? Les visites de courtoisie n’ont pourtant jamais été ton fort. » Hela sentit son sourire se crisper ; c’était dur et glacial. Mais elle savait ce qu’il essayait de faire : la provocation avait toujours été l’une des armes préférées de Loki pour défendre son cœur de l’extérieur. Et il se sentait actuellement attaqué par sa soudaine présence.
Fallait-il se montrer délicat ? Non, il deviendrait suspicieux.
Une approche plus frontale alors ? « Je suis venue te voir parce que j’ai besoin de ton aide. » Son aveu jeta un nouveau froid dans la salle. Peut-être n’était-ce pas non plus la meilleure solution ?
Avec des gestes lents et calculés, le métamorphe prit place dans son fauteuil, puis répéta : « Mon aide ?
- Oui. Pour Thor.
- Pour Thor ? » Un sourire extatique explosa sur ses lèvres ; il était austère et sanglant, n’avait rien de ceux que lui offrait autrefois sa bouille d’enfant. Un sourire plus douloureux que toutes les dagues qu’il aurait plus lui planter. « Tu dois être sacrément désespérée, ou culottée, pour venir demander mon aide.
- Je le suis. » Elle l’était, les deux.
Il posa son coude sur l’accoudoir du fauteuil afin d’appuyer sa joue contre son poing, dans un geste nonchalant à l’encontre de l’inquiétude qu’aurait dû éveiller sa requête. « Thor est rentré. Ne me dis pas qu’il s’est perdu en chemin ? Remarque » ria-t-il pour lui-même, « il en serait bien capable » ; il n’y avait aucune chaleur dans sa plaisanterie.
« Thor est rentré, oui. Il se prépare actuellement pour la cérémonie. » Les paupières se plissèrent à peine à l’entente du dernier mot ; une faible réaction, mais bien réelle. Un début, elle espérait.
Ce fut la demoiselle qui demanda à voix haute : « La… cérémonie ? » Son regard oscilla entre les deux divinités. « Quelle cérémonie ?
- La cérémonie de noces. Celles de Thor.
- Dony va s’marier ?! M-mais ! » Elle se tourna vers le métamorphe, en quête de réponses. Une réaction qui fit comprendre à Hela qu’elle savait pour la véritable relation liant ses deux cadets. Par un exploit inconnu, peu de personnes en Asgard étaient dans le même cas, car tel avait été le choix de ce duo intenable – combien de fois avait-elle dû les couvrir auprès des aînés ? Des petits frères ingrats, pour lesquels elle se faisait beaucoup trop de soucis. « C’est pour ça qu’il est parti ? » Ces mots lui étaient directement adressés ; une pointe de déception commençait à naitre dans son timbre.
« Entre autres, oui. Il n’avait pas le choix.
- On a toujours le choix. » Loki venait de reprendre ses notes sur le parchemin déjà noir d’encre, comme si cette conversation ne le concernait plus. Pourtant, c’était tout l’inverse.
« Thor a passé un marché avec père pour te retrouver. En échange de son aide, il a accepté d’épouser la personne de son choix, pour la couronne. » La plume poursuivit sa course sans être perturbée par sa voix devenue tremblante. « Loki » elle appela, désespérée face à son manque de réaction. « Il a fait ça pour toi. » Son poignet se stoppa finalement. « Il voulait te retrouver. Tu t’étais caché de mes pouvoirs et il demeurait sans nouvelles. C’est pourquoi, après avoir gagné le procès pour permettre ton retour à Asgard, il est parti sur tes traces, plusieurs fois. Sans succès. À chaque tentative, Père le faisait enfermer ; et à chaque libération, il récidivait. Mais tu étais introuvable. Alors il a accepté. Loki » appela-t-elle de nouveau, et les iris lui accordèrent enfin l’attention que son ton suppliait de recevoir, « il a fait ça pour toi. Ce mariage, il-
- Je ne lui ai jamais rien demandé. » Sa voix était calme, posée, aussi dure qu’un glacier d’un millier de tonnes. Un timbre qui éveilla quelque chose chez le Vargr qui retroussa les babines pour montrer les crocs.
Hela ne lui prêta pas attention ; elle n’avait de toute manière rien à craindre derrière sa projection. « C’est justement parce que tu ne demandes jamais rien que nous en sommes là. Tu as toujours tout fait tout seul, pris les décisions sans consulter autrui.
- Parce que je N’AI besoin de personne !
- Vraiment ? Sans personne, tu serais déjà mort depuis longtemps dans ce vieux sanctuaire délabré !
- Je n’t’ai jamais demandé de me sauver !
- Et pourtant je l’ai fait ! » Elle criait ; le souffle commençait à lui manquer. Elle sentit le regard d’Heimdall glisser sur son apparence charnelle. Du coin de l’œil, elle vit les couleurs du Bifröst trembler sous sa puissante vague émotionnelle. Elle devait se calmer ; crier ne ferait qu’aggraver les choses. Loki n’avait jamais obéi aux ordres, seulement aux demandes. « Je l’ai fait, parce que j’avais de la compassion pour ce petit être sans défense. Lorsque je t’ai ramené, Mère t’a immédiatement accepté, parce que son cœur de mère ne pouvait te rejeter. Père a accepté que tu restes parce qu’il voyait la joie que tu lui apportais. Quant à Thor… » Elle soupira. « Thor t’a juste accepté, parce que tu étais toi.
- Thor n’est-
- Qu’un idiot » elle compléta, « oui. Mais un idiot qui t’aime. Loki. » Par réflexe, elle fit un pas en avant pour se rapprocher de lui ; oublia bien vite qu’elle n’était qu’une projection. Détail qui lui revint au moment où sa main quitta l’épaule d’Heimdall, et que la vue lui fut retirée. Toutefois, elle pouvait encore le sentir, imaginer son regard posé sur la place qu’elle occupait précédemment. Elle aurait pu y retourner, mais le sort consommait bien trop d’énergie pour le peu de différence qu’elle en aurait tiré. Elle se contenta donc de compléter : « Personne ne t’a jamais aimé comme lui l’a fait. » La nostalgie se transforma en chagrin autour de son cœur ; sa poitrine devint presque douloureuse. « Et personne ne t’aimera jamais autant qu’il t’aime. Alors, s’il te plaît petit frère, fais le bon choix. »
Notes:
Coucou tout le monde ! J’espère que vous allez bien. De retour pour vous proposer la suite des aventures de nos dieux nordiques préférés. Nous sommes toujours dans les souvenirs rapportés par le point de vue de Loki avec la révélation ici de leur premier échange amoureux (si on se dit que leur bisou enfant ne compte pas). En espérant que cela vous a plu :3
Note 1 : La musique proposée au début du chapitre, qui s’insère au moment du départ pour le champ de bataille et jouée par Hela dans l’histoire, correspond à l’ending de l’épisode 5 de la saison 1 de Loki (composée par Nathalie Holt).
Note 2 : Comme à chaque fois, je vous mets la correspondance des manoirs : Bilskirnir est celui de Thor, ou des enfants de la couronne dans cette histoire, et Valaskjálf est celui d’Odin dans lequel on retrouve Hlidskjalf qui est le nom donné à la fois à la salle du trône et à ce dernier. Pour poursuivre dans les noms de la mythologie nordique, Hugin et Munin sont les deux corbeaux qui servent de messager volant à Odin. Quant à Geri et Freki, ils sont les deux loups d’Odin.
Note 3 : Toujours dans la mythologue nordique, Sif est présentée comme la femme de Thor, ce qui faisait d’elle la candidate idéale pour créer une rivale. D’autant qu’une scène de la mythologie décrit comment Loki a coupé les cheveux de Sif. Scène par la suite reprise dans le MCU où Thor et Sif ont aussi une relation amoureuse dans leur jeunesse et où, jaloux de son frère, Loki décide également de couper les cheveux de la jeune femme durant son sommeil. Certains sous-entendus laissent aussi supposer que Sif et Loki auraient eu une relation ensemble.
Note 4 : Les futharks désignent les runes de la mythologie nordique. Fehu est la rune de la richesse. Cependant, au-delà de sa notion de prospérité, elle projette aussi de la puissance et est associée au feu destructeur et incontrôlable. Laguz, la rune de l’eau, déjà présentée dans cette histoire, est ici utilisée comme une rune de soin. Quant à Isaz, la rune de la glace, elle représente la résistance statique pour bloquer ce qui est en mouvement, mais aussi – ce qui va nous intéresser ici – elle permet de se refocaliser sur sa personne. Elle est par conséquent employée dans cette histoire comme un moyen pour Loki de stabiliser ensemble ses deux pouvoirs.
Note 5 : « L’obscurité se meut d’une façon différente de la lumière… » est une citation de Loki tirée du roman Les racines du Mal de Lee Mackenzi.
Note 6 : Toujours dans les citations, on peut noter « Tu veux un bisou ? », « Sache que j'aime Thor plus qu'aucun d'entre vous », « Je ne suis rien de plus qu’une autre relique volée » et « Je suis le monstre dont les parents parlent à leurs enfants le soir » sont tirés de Thor 1. « La confiance est pour les enfants » et « « Grandis un peu Sylvie ! » viennent de la saison 1 de Loki.
Note 7 : Et, dernière référence, la tentative de meurtre d’Odin orchestrée par Laufey est directement inspirée de Thor 1, lorsque des Jötunn s’infiltrent dans le palais. D’ailleurs, vous noterez au passage que Laufey surnomme Loki « mon petit courant d’air », surnom qui vient de son autre nom Loptr qui signifie « vent » en vieux norrois.
Un énorme merci pour avoir lu. À la revoyure !
Chu
Chapter 21
Notes:
Soundtrack : Jeg saler min ganger tirée de la série Loki (saison 1 épisode 3)
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
Le verger était calme ; le crépuscule s’achevait avec lenteur. Les chants et les danses avaient cessé ; les pommes avaient été cueillies par les mains innocentes et offertes aux jeunes adultes, en parfaite conformité avec les traditions asgardiennes. À présent seule parmi ses protégés sylvestres, Idunn récupérait sur les branches les derniers fruits, ceux sans propriétaire, ceux oubliés, ceux non désirés. Elle prenait soin de placer chacune d’entre elles dans des coffrets remplis de pailles ; la plupart étaient rudimentaires ; l’un d’eux se montrait plus onéreux que les autres, sculpté avec minutie dans du bois d’if décoré de feuilles d’or.
Il n’y avait personne d’autre, tout était beaucoup trop calme – où étaient les oiseaux ?
« Je ne m’attendais plus à vous voir, mon petit prince » dit l’Asyne pour le saluer. Elle se tenait sous le plus grand des arbres, le seul à dépasser les deux mètres de haut. Celui sur lequel Loki avait autrefois prévu de cueillir la pomme de son frère, avant de se faire doubler par une autre.
Même avec le temps, la compréhension et les excuses de son aîné, la rancune était encore tenace à ce sujet. Il n’avait pas voulu venir ; ses pas l’avaient mené jusqu’ici. « Aucune pomme d’or ne m’attendait.
- Pourquoi cela ? » Idunn se tourna enfin vers lui pour révéler ses iris flavescents. Ils étaient grands et ronds, comme les fruits qu’elle cultivait avec tant d’amour. Sa beauté rayonnait, même dans la pénombre, et beaucoup auraient pu tuer pour un simple sourire de sa part. Enfant, elle lui avait beaucoup appris, complétant les enseignements d’Eir sur la phytothérapie. Ses paroles étaient toujours pleines de sagesse, de compréhension et d’attention. L’idéal pour un petit garçon perdu avec lui-même.
Il était persuadé qu’elle devinerait ses prochains mots ; il les prononça tout de même en haussant les épaules : « Je suis un Jötunn.
- Et mes pommes sont pour tous ceux qui le souhaitent. Il me semblait pourtant vous l’avoir expliqué, mon petit prince. Ce n’est pas le fruit qui fait l’adulte », elle attrapa le linge accroché à sa taille pour frotter avec délicatesse le dernier cueilli, « mais la décision d’enfin avancer. Les pommes mûrissent en se faisant leurs propres expériences. Regardez celle-ci » ; elle la lui montra. Irrégulière, tâchée, abimée. Loin d’être parfaite. « Elle a poussé à l’ombre de ses semblables, baignée d’une lueur indirecte. Pourtant, elle n’en reste pas moins ravissante.
- Ce n’est pas le terme que j’aurais employé. Sans vouloir vous offenser. »
Elle rit, loin de l’être. « Anormale, je sais ; ou différente. Mais peut-on pour autant dire qu’elle est moins bonne ? » Il plissa les yeux ; un message était caché derrière ces paroles. Idunn lui avait donné l’amour des métaphores ; elles rendaient plus malins lui avait-elle confié, à cet âge où on était prêt à tout croire pour impressionner.
Même s’il avait toujours fallu peu pour impressionner Thor.
La maîtresse des lieux se baissa pour déposer le fruit informe dans le plus beau des coffrets – peut-être une manière pour elle de le consoler ? Dans son mouvement, elle libéra le paysage derrière elle. Les branches du grand pommier étaient vides à présent, hormis une tige au bout de laquelle se balançait mollement le dernier fruit. Sa couleur chantait dans les rayons solaires. « Et celle-ci ? » demanda-t-il en pointant sa direction.
Agenouillée sur le sol, sans se soucier de tacher sa belle robe blanche, Idunn suivit son doigt. « Oh, celle-ci ? Une têtue ; je n’arrive pas à la cueillir. Cela fait des années qu’elle attend la bonne main. » Lorsqu’il croisa son regard, des étincelles espiègles dansaient autour de ses prunelles. « Voudriez-vous essayer ?
- Pourquoi le voudrais-je ? »
Elle haussa les épaules. « Quitte à être venu jusqu’ici, pourquoi ne pas essayer ? » Il n’aimait pas la malice sur ses lèvres, ce qu’elle dissimulait. Soupirant, il se prêta toutefois au jeu.
Loki n’était pas plus grand que la belle déesse, et il dût tendre le bras sur la pointe des pieds pour espérer l’atteindre. Plus jeune, jamais il n’aurait pu l’attraper sans user de magie, ou des bras forts de son aîné. La récalcitrante était grosse et ronde, comme l’astre qui avait brillé toute la journée au-dessus du verger. Elle avait l’air savoureuse ; sa surface ne présentait aucune imperfection. La paume qu’il tendit était plus petite que la pomme ; elle se laissa tomber dedans avant même qu’il ne la frôle. Elle était lourde et chaude. Intrigué, le métamorphe jeta un regard à l’Asyne par-dessus ; elle lui offrit un sourire énigmatique. « Il semblerait qu’elle ait trouvé sa main » dit-elle en récupérant le fruit entre ses doigts pâles. Avec douceur, elle vint ensuite la placer près de sa consœur, dans le joli coffret qui semblait sculpter seulement pour ce binôme dépareillé. « Là » dit-elle en refermant le couvercle, « vous êtes à nouveau réunis. Jusqu’au bon moment » ajouta-t-elle en observant de nouveau le jeune prince.
Le poids du fruit reposait encore dans sa main. Cela lui paraissait idiot, mais moins que de ne pas le reconnaître. « Cette pomme.
- Oui » répondit la Déesse de Jouvence en se relevant, le coffret entre ses bras. « Vous devriez le savoir, vous qui ne cessez de le répéter. »
« Alors peut-être suis-je un enfant.
- Tu ES un enfant » s’agaça une version plus âgée de lui-même face à l’opiniâtreté de son ainé.
Il se rappela ce jour où il aurait dû offrir le fruit du savoir à son frère, devenu adulte. Ce jour où il s’était senti trahi pour la énième fois. « Je te l’ai toujours dit » rit Thor dans un souvenir, « tu réfléchis trop vite. »
« Il ne l’a jamais croqué. » Une affirmation ; loin d’être une supposition.
Idunn acquiesça. « Car jamais personne ne le lui a cueilli. » Elle avança pour le rejoindre dans l’ombre du feuillage. « Ce n’est pas le fruit qui fait l’adulte » répéta-t-elle alors, « mais la décision d’enfin avancer. »
Perplexe, Loki fronça les sourcils. Lorsqu’il voulut ouvrir la bouche pour l’interroger davantage cependant, une odeur de brûlée vint soudainement agresser ses narines. Sa tête se tourna d’elle-même vers la cité, comme s’il savait déjà à quoi s’attendre. Un feu ravageait les habitations, la panique résonnait entre les cris de rage incendiaire. Le verger serait bientôt dévoré à son tour ; ils devaient faire quelque chose.
« Je devrais me dépêcher » déclara Idunn en observant la même scène que lui – avait-elle déjà prononcé ces mots par le passé ?
« Nous devrions plutôt fuir » lâcha-t-il d’une voix dans laquelle commençait à pointer la panique ; car il savait, il savait à qui appartenaient ces cris. Il était encore trop jeune pour l’affronter ; ne le ferait pas avant deux siècles. Il commençait à comprendre ; il aurait préféré le contraire.
« Fuir ? » répéta l’Asyne, « n’est-ce donc pas ce que nous faisons à chaque fois ? » Le sol trembla ; le roux de sa longue natte sembla s’embraser sous la lueur de l’incendie de plus en plus proche. « Fuir ne sert à rien mon petit prince ; les problèmes repoussés finissent toujours par nous rattraper. » Il se rappela le corps de Thor en feu, son souffle éteint, ses propres larmes noyant le visage adoré. Une vision qu’il n’avait jamais vécue ; une vision qu’il avait toujours repoussée. « Un nœud peut être déplacé sur un fil, mais arrive toujours le moment où il faut le confronter. Au risque de voir le fil céder. » Il sentit ses yeux bouger sous ses paupières ; Idunn lui tendit le coffret luxueux dans lequel deux pommes reposaient sans se soucier de leurs sœurs mourantes. « De ce fait, mon petit prince, que fait-on ? »
Il sentit des larmes mordre ses paupières ; vicieux, le souvenir jouait avec ses nerfs. Cette conversation n’aurait pas dû se dérouler ainsi, ne s’était pas déroulé ainsi. Les flammes étaient en avance, de même que son esprit.
Thor brûlait ; le verger s’embrasait ; Idunn souriait parmi la mort. La première victime, la première perte ; parce que personne n’avait voulu prêter oreille à ses paroles. Puis il y avait eu Hela, et Balder. Thor aurait dû être le suivant.
Des mains secouèrent ses épaules ; quelqu’un cria son nom. Il serra le coffret contre sa poitrine, ces fruits parfaits – ils n’étaient que des enfants. Les sifflements de seidr le mirent en garde ; le monde poursuivait de s’embraser. Les arbres cesseraient de danser ; la musique de sa sœur perdrait son refrain joyeux. Il devait tout arrêter, sauver au moins cette fois le doux sourire d’Idunn. La préserver.
Alors il accepta de s’arracher à ce monde.
Et se réveilla, en sursaut, la respiration courte et le corps en nage. Ses mains s’agrippèrent à la première chose qu’elles purent. Les flammes oniriques l’aveuglaient encore. La vision était trop nette, mêlée à un souvenir pour la rendre plus concrète. Pourtant il la savait impossible, car son ancienne professeure était morte des siècles plus tôt. Les arbres avaient cessé de danser depuis longtemps ; le feu avait tout ravagé, absolument tout.
Les pommes étaient à l’abri. Thor aussi. Mais pour combien de temps ?
« Eh, tout va bien. » Loki expira longuement en laissant sa tête retomber contre une épaule de soutien. Il sentit l’odeur de vieux parchemin sur le vêtement, apprécia les doigts qui vinrent démêler ses boucles. « Tout va bien. » Oui, pour combien de temps ? « Ce n’était qu’un cauchemar. » Jusqu’à quand ? « Vous devez être fatigué. » Où était Thor ?
Parti, se rappela-t-il avec douleur. Parti, parti. Retourné vers ce monde qui s’embrasait. De la folie. La vision ne s’était jamais réalisée, jamais complètement. Le nœud sur le fil poursuivait d’être repoussé. Il devait.
« Sir Loptr. » Des mains prirent son visage en coupe ; les iris orageux de Mobius se dessinèrent au-dessus de lui. « Tout va bien. Respirez.
- Non. » L’angoisse l’aveuglait, brouillait sa vision. Il connaissait ces flammes, ces cris de rage. Un nom se grava dans son esprit ; il tenta de détourner les yeux, de ne pas savoir, de fuir. « Fuir ne sert à rien mon petit prince. » Que pouvait-il d’autre ?
Ce nom qu’il avait tant de fois essayé d’oublier.
« Non » répéta-t-il, « non, rien ne va aller. » Les images étaient trop nettes, le nom trop agressif. Thor était parti, vers ce monde qui brûlait. Vers lui.
Chapitre 20
Surtur
Loki accéléra le pas, dans l’espoir de distancer ou de faire comprendre à sa fille que, non, il ne voulait pas discuter. Trois jours s’étaient écoulés depuis la visite inattendue d’Hela ; trois jours qu’elle les avait informés de la grande – Ô joyeuse ! - nouvelle. Trois jours que son entourage lui brisait les oreilles, incapables de comprendre que non, Thor n’était pas une demoiselle en détresse nécessitant son sauvetage par le preux chevalier qu’il était. Non, cela n’était pas injuste. Non, il n’était pas idiot à s’enfermer dans son opiniâtreté.
Non, il n’était pas le méchant de cette histoire.
« Nous devrions au moins tenter quelque chose ! » déclara pour la énième fois Sylvie dans son dos ; elle était tout aussi têtue que le fut autrefois sa mère. « C’est un mariage forcé, ce qui veut dire que Dony n’est pas partie de son plein gré. »
Bonne ou mauvaise raison, le résultat était le même : il était parti. Et la vie devait se poursuivre. Qu’importaient les visions de plus en plus oppressantes, le sommeil de plus en plus effiloché, sa magie de plus en plus instable. Ce que l’angoisse lui faisait détruire dans la pénombre nocturne, il était capable de le réparer dans la lueur du jour naissant. Il ignorait combien de temps il pourrait ainsi tenir, mais il tiendrait. Il tiendrait.
Car il fallait tenir.
« Mère ! »
Des notes de musique s’élevaient depuis la salle du banquet, timide mais entrainante. Il se stoppa devant les portes ; derrière lui, la jolie blonde freina une seconde trop tard et se cogna contre ses omoplates. Il ne lui prêta pas attention, cette dernière entièrement focalisée sur la jeune femme jouant du violon pour accompagner la voix grave du chanteur. Comme beaucoup à Lamentis, il venait de loin, et son accent hachait les syllabes de manière harmonieuse. Une dizaine de personnes étaient réunis autour d’eux, frappant dans les mains pour marquer le rythme. C’était cozy, loin des grandes fêtes dont était habituée la grande salle, mais tout aussi charmant.
« Mère ? »
Car peu était parfois déjà beaucoup pour créer le meilleur.
Oui, il se souvenait. Avant que tout ne dégénère. Lorsque tout était encore parfait.
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Men trærne danser og fossene stanser
[Mais les arbres dansent et les cascades s’arrêtent]
Når hun synger, hun synger “kom hjem”
[Quand elle chante “viens à la maison »]
Une taverne ; quatre jeunes adultes incognitos. Du chant, de la joie et de l’insouciance. Une adelphie encore intacte. Des rires et des verres levés. La maison.
Men trærne danser og fossene stanser
When she sings, she sings “come home”
When she sings, she sings “come home”
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L’excitation de la soirée galopait encore dans leurs veines. Ils étaient pleins – de notes musicales, de chants, de rire et de joie. Tout avait été parfait pour célébrer officieusement le passage à l’âge adulte du plus jeune de l’adelphie. Hela avait joué de ses doigts habiles sur l’hardingfele emprunté pour composer leur chanson. Balder n’avait bu que deux verres en perdant son pari, et ce fut déjà deux de trop pour ses boyaux. Thor avait brillé toute la soirée, et le sourire n’avait quitté ses lèvres que lorsqu’il dut supporter le poids de son aîné sur le retour. Une soirée formidable, comme toutes celles qu’il passait avec ses adelphes, incognitos dans les tavernes bondées. Ces moments où ils oubliaient qui ils étaient, ce qu’ils étaient censés devenir. Les nouvelles tâches que chacun devrait acquérir prochainement.
Dans sa précipitation, Thor le plaqua avec un surplus de force contre une colonne de marbre qui trembla. Loki ouvrit la bouche sous le choc ; aucun son n’en sortit, car une langue habile s’y invita aussitôt. Les baisers du futur roi étaient chauds et humides, comme les orages estivaux en fin de soirée. Sa peau dorée exhalait le soleil, avec cet entêtant arôme de soufre. Il pouvait sentir le pouvoir divin pulser sous l’épiderme de son aîné, les muscles se tendre sous ses doigts lorsque Thor enroula ses bras sous son postérieur pour le soulever à hauteur de son visage. Ses mains s’invitèrent dans les boucles blondes, l’aidèrent à canaliser sa soif ardente pour mieux orienter ses baisers. Toujours pressé ; tellement passionnel.
Le soleil pouvait bien tomber du ciel, la mer soudainement s’assécher. Le monde n’était pas prêt pour leur alliance.
La bouche adverse abandonna ses lèvres pour picorer sa mâchoire, avant de descendre en suivant une ligne imaginaire. Depuis plusieurs mois, Thor se laissait pousser la barbe ; le poil rêche chatouilla la gorge du métamorphe lorsqu’il se nicha au creux de sa clavicule pour sucer sa carotide. « Loki. Loki. » L’Ase répétait son nom à voix basse, telle une litanie protectrice. Comme s’il n’avait pas connaissance de sa réputation de malchance, de chat noir, de trouble-fête – son frère ne l’avait jamais traité ainsi.
« Thor, attend. » Un grognement se fit entendre. Lorsqu’il rouvrit la bouche pour se justifier, la langue revint à la charge pour lui imposer le silence. Il couina sous la surprise ; ses doigts tirèrent par vengeance sur les boucles solaires, et il dut se faire violence pour conserver son esprit lucide lorsqu’une main agile et brûlante s’infiltra sous sa tunique pour caresser le bas de sa colonne vertébrale. Ses cuisses se resserrèrent par réflexe autour de la taille adverse, dure et solide, pour stabiliser son équilibre. Un point d’ancrage dans ce monde où il ne demandait qu’à chavirer, au milieu de ces vagues cérulées emplies d’un désir nouveau.
Il avait besoin de se concentrer ; et Thor n’aidait pas. Pourtant, il le fallait. Enlacés dans l’ombre d’un pilier de Bilskirnir, au milieu d’un couloir, ils pouvaient être surpris à n’importe quel moment par un garde en patrouille ou un serviteur en fonction. Et il ne le voulait pas. Non, ce jardin secret était le leur ; il ne laisserait jamais personne y déverser son poison verbal. Il s’était battu trop longtemps pour l’obtenir, à coups de quiproquos impossibles, horribles, qui leur avaient fait perdre tellement de temps. Il ne laisserait rien ni personne tout détruire.
Mais encore devait-il convaincre son idiot de frère que l’endroit n’était pas approprié pour ce genre de discussion. De même que son propre corps, tout aussi idiot de répondre à l’invitation.
Il supplia les sifflements de seidr de se focaliser. Les éclats luisaient si forts, enhardis par la proximité du pouvoir allié, avec lequel ils aimaient tant se jumeler pour créer et détruire – Bilskirnir en avait déjà payé les frais de nombreuses fois.
Lorsqu’il parvint enfin à raisonner sa magie, son souffle était saccadé et sa poitrine douloureuse d’avoir été pressée si fort. Mais il n’y prêta pas attention longtemps, car il sentit très vite le délicieux pressentiment qui chatouilla ses terminaisons nerveuses au moment où le grondement fit trembler les fondations du manoir. À l’instant où les bras de Thor se refermèrent sur le vide, son cadet téléporté trois colonnes plus loin.
« Loki » grogna-t-il en tournant la tête dans sa direction ; il s’améliorait pour suivre sa trace.
« J’y suis bien obligé » déclara le plus jeune en réajustant sa tunique sur son épaule, « tu n’écoutes pas. »
Ignorant ses mots, le guerrier fit trois pas dans sa direction ; en réponse, le sorcier s’enveloppa de seidr et canalisa les rayons du soleil vespéral pour le rendre invisible. Son frère l’obligeait toujours à développer des sorts insolites. La cour disait de lui qu’il était fourbe, malicieux, perturbateur ; ces gens n’avaient certainement pas à gérer un gros ourson en quête permanente d’affection. « Loki » grogna à nouveau ledit ours, visiblement peu enclin à jouer ce soir-là.
Dommage pour lui, c’était tout l’inverse pour son esprit espiègle. « Tu me veux ? Viens me chercher ! » Son rire farceur résonna entre les colonnes, précédant le claquement rapide de ses talons sur les dalles.
Les appartements du blond étaient les plus proches, mais il voulait le rendre fou, user sa patience au maximum. Ainsi, le sorcier partit dans la direction opposée, sans se soucier de savoir s’il était suivi. Car il l’était indéniablement ; Thor ne refusait jamais une partie. Il courut, courut sans s’arrêter.
Entre les hautes colonnes, le jardin sombre s’éclairait par moments d’éclairs dont les grondements se rapprochaient de plus en plus. L’un d’eux frappa le sol une dizaine de mètres devant lui ; la surprise le fit reculer d’un bon. Un éclat amusé échappa à sa respiration saccadée, avant que des bras puissants ne se referment d’un coup sur lui par-derrière. Sa joie ne résonna que plus fort. Le soufre lui piquait le nez ; l’étreinte était ardente autour de lui, bien moins que les lèvres chargées d’électrons qui embrassèrent la base de sa nuque. « Je t’ai trouvé » murmura ensuite la voix grave et victorieuse près de son oreille.
« Mmmmh » ; il se laissa aller contre le torse solide, « as-tu cherché longtemps ?
- Jamais assez. » Les bras de son geôlier se resserrèrent ; les baisers se multiplièrent sur son épiderme. La météo devenait dangereuse.
« Jamais ? Alor- » Une bouche avide lui imposa le silence. Par réflexe, il agrippa la nuque de Thor, laissa les hélices blondes se reformer autour de ses doigts pour tirer affectueusement dessus. Nornes, comment avaient-ils fait pour survivre aussi longtemps sans ? Un grand frère trop lent, et un petit trop rapide, qui apprenaient ensemble à marcher à la même allure. Leur relation était encore fragile, juvénile ; des disputes éclataient souvent, des mots blessants volaient des deux côtés, des plaies internes se rouvraient. Ils n’étaient pas parfaits, un duo dépareillé ; mais c’était leur perfection.
Une perfection qui pouvait encore évoluer. Car il avait enfin atteint la maturité. Car Thor avait juré. De lui offrir, de tout lui offrir : le moindre fragment solaire, la moindre goutte océanique. Ils étaient frères ; ils étaient adoptés ; ils étaient – peu importait ! Le monde n’avait pas besoin de savoir.
Le plus jeune pivota dans les bras ardents, s’accrocha à ses joues rugueuses pour l’embrasser, l’attirer à lui. Il recula ; les pas le suivirent, jusqu’à rencontrer une porte. Vers une chambre, un abri, leur forteresse. Pour cette nuit, et toutes celles que son aîné n’aurait pas le choix de lui offrir. Car la souris ne lâcherait plus le chat. Car il avait toujours aidé le prince héritier à tenir ses promesses. Car il le tenait.
Les lèvres se décollèrent des siennes ; le bleu oculaire sonda son visage. Un petit sourire en coin, dans une tentative de provocation, Loki demanda alors : « Veux-tu rester ?
- Pourrais-je rester ? » supplia presque son frère ; sa voix était basse et grave. Il lui aurait offert la fin du monde, l’éternité même.
Alors il l’entraîna, de l’autre côté de cette porte, liés plus qu’ils ne l’avaient jamais été.
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Ses paupières papillonnèrent dans la lueur du matin, portant avec elles le souvenir des flammes oniriques. Comme à chaque fois, il ne s’attarda pas dessus. Ses yeux lui faisaient voir le malheur ; il préférait l’ignorance.
Il détourna à la place son attention vers ses autres sens. L’oreiller sur lequel reposait sa tête – seul survivant de la bataille nocturne – sentait le bois fumé et le soleil ; une odeur familière et apaisante, rehaussée par des teintes piquantes de soufre. Le sol était dur sous son ventre et couvert de plumes ; les restes de drap avaient été réunis pour former un nid de fortune autour de son corps – ou carcasse, il était difficile de faire la différence. Car il avait mal, partout. Littéralement, partout. Pantin aux ficelles coupées, il n’avait pas même la force de lever un petit doigt. Pas même la force de décrisper sa main agrippée par un instinct profond à un vieux plaid. Ce fut une autre, plus large et chaude, qui vint mêler ses doigts aux siens pour lui apporter le réconfort dont elle avait besoin. La preuve que le rêve était fini, qu’il était de retour dans la réalité.
Son corps malmené aurait pourtant dû le persuader du premier coup.
« Ne m’approche plus jamais » maugréa-t-il contre son biceps en refermant ses yeux pour s’épargner de la clarté matinale.
Un rire roque et chaleureux résonna au-dessus de lui : le rire du coupable, dont l’ombre s’étendit sur son visage en réponse à son repli pour le préserver de l’astre. « Plus jamais ? »
Loki confirma d’un son court. Il sentit ensuite les grandes mains se poser sur le bas de son dos. Les paumes brûlantes remontèrent avec lenteur et précision, dénouèrent chaque nœud musculeux rencontré en chemin ; le métamorphe gémit de bien-être. Il était persuadé d’avoir une ou deux côtes cassées, ce qui se confirma lorsque les doigts agiles frôlèrent une zone douloureuse et qu’il siffla en retour. La cinquième bataille supposa-t-il, celle qui avait réduit le lit en éclats avant de les entraîner ensemble vers le sommeil. Et ses démons dispensables.
« Tu es une brute » se plaignit-il de plus belle alors que des baisers picorèrent son épaule pour se faire pardonner. Et c’était de la triche, parce que – possiblement – cela fonctionnait.
Un poids lourd s’allongea en réponse contre lui. L’absence totale de vêtement lui permettait de rencontrer les lignes dures et ardentes de son aîné. Aucun centimètre de son anatomie n’était douillet ; pourtant, Loki trouva le moyen de se lover entre les bras tendus pour l’enlacer. Un index s’enroula ensuite dans une mèche perdue sur son visage ; il se décida enfin à rouvrir ses paupières pour observer son bourreau d’amour. Un sourire éclatant illuminait son visage ; le bleu de ses iris était clair, sans le moindre nuage à l’horizon. Bien différent de la détresse qui avait noyé les yeux de sa version onirique, celle qui brûlait, celle qui lui suppliait de s’enfuir. Non, cette vision était beaucoup mieux ; Thor allait bien ; en vie, avec son sourire idiot et sa manière de bomber le torse pour afficher fièrement les traces rouges gravées dans sa chair par la passion. Toutes causées par les doigts doués de seidr ; et Loki n’en regrettait aucune. Des marques d’appartenance, non pas de souffrance, qui s’effaceraient dans les prochaines heures, emportées par le sang immortel. Il n’aurait alors plus qu’à les retracer, à inscrire une nouvelle fois leur histoire dans l’épiderme dorée de son aîné. Autant de fois que nécessaire. Thor vivait, souriait, respirait. Tant qu’il conservait les yeux ouverts, rien ne pouvait lui arriver.
La main migra vers l’arrière de son crâne ; un nez se frotta contre le sien et une langue s’infiltra dans sa bouche déjà entrouverte pour savourer un énième baiser. Langoureux, profond. Sous les draps, il sentit le plaisir du prince héritier reprendre de la vigueur ; il gémit en conséquence. Le blond rit contre son palet. « Quand tu apprivoises une bête » susurra-t-il, et il sentit les paumes habiles se charger d’électron contre son épiderme, « il faut s’attendre à devoir la nourrir.
- Tu es épuisant » souffla-t-il. Thor rit de nouveau dans sa bouche, de cette manière bien à lui qui avait le don d’invoquer le soleil même dans la pénombre la plus dense. Un idiot, qui n’avait pas besoin de perdre en éclat en s’inquiétant de son esprit trop fragile. Non, pas encore ; il pouvait le gérer.
Alors, par un miracle prodigieux, Loki trouva la force de bouger, de grimper sur le torse large du guerrier pour surplomber l’échange. L’embrasser, encore, jusqu’à l’ivresse, une troisième côte cassée ou la fin de l’éternité. Loin des images ignées qui pouvaient attendre, encore un peu.
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Le mortier se stoppa ; les iris sombres d’Eir se levèrent pour l’interroger : « Des cauchemars ? » Il opina. « Toujours les mêmes ? » Après une seconde d’hésitation, sa tête approuva d’un second hochement. Il était obligé de le reconnaître : les images ne se tarissaient pas ; au contraire, elles devenaient de plus en plus nettes après chaque soir à les vivre. De plus en plus vivantes. De plus en plus difficiles à cacher.
Thor se doutait de quelque chose ; et s’il parvenait à faire taire ses réflexions chaque soir par une multitude de baisers, il savait que cela ne serait plus qu’une question de jour avant que son frère ne comprenne. Et si Thor s’en mêlait, avant qu’il ait lui-même pu mettre des mots sur ce que sa magie essayait de lui dire, alors ce serait catastrophique. Car le conseil s’en mêlerait à son tour, Odin l’obligerait à parler, personne ne leur croirait, son frère s’insurgerait, et sa colère pourrait potentiellement mettre leur relation en danger. Car personne ne devait savoir. Plus le jardin était petit, plus il était facile de le défendre.
Évidemment, les esprits les plus intuitifs avaient deviné seuls. Eir la première. « Envisagez-vous de stériliser un kraken ? » lui avait-elle demandé en le voyant se creuser l’esprit sur ce vieux traité d’herbologie qu’il affectionnait depuis l’enfance. Il avait pris des notes sur une feuille volante, et les noms des végétaux mentionnés l’avaient immédiatement aiguillée vers la nature de sa recherche. « Pouliot, grémil ; jeune fille, auriez-vous quelque chose à m’avouer ?
- Oui » Il avait inspiré. « Eir, je suis nul en posologie. »
Elle l’avait alors longuement observé, avant d’émettre un rire étouffé. Puis, sans le questionner davantage, elle l’avait aidé à reprendre ses notes. Et même à préparer la concoction qui sauverait le royaume d’un potentiel accident. Il était trop tôt ; ils étaient trop jeunes ; Asgard ne serait jamais prêt pour.
« Je pourrais ajouter un peu de passiflore, cela vous aiderait à vous endormir.
- Le problème n’est pas de m’endormir » soupira-t-il en appuyant sa nuque contre le rebord de son dossier, « mais plutôt de me réveiller. Tout est beaucoup trop net ; il devient difficile de discerner le vrai du faux.
- Votre frère sait ? »
Il leva un sourcil. « Pourquoi le saurait-il ? » Elle fit de même ; ce fut alors au métamorphe d’émettre un rire timide. Avant d’avouer derrière un demi-sourire : « Je crains qu’il commence. Il n’est intelligent que lorsqu’il ne le faut pas » marmonna-t-il en soupirant de nouveau.
Le mortier reprit son mouvement, écrasa les feuilles en rythme régulier, propice à la réflexion. Une réflexion qu’Eir l’aida à diriger : « Que voyez-vous exactement ? »
Il ne répondit pas tout de suite. L’attention perdue dans les motifs complexes du plafond, il remit en ordre les différentes images qu’il tentait vainement d’oublier à la lueur du jour. Toutes comportaient un feu intarissable et destructeur ; un rire macabre faisait trembler les bords de sa vision. Le cri déchirant d’Idunn. « Je vois le verger de Jouvence qui brûle. » Les pommes éclataient, les arbres gémissaient, la terre grondait, le ciel pleurait sans pour autant pouvoir les aider. « Je vois Asgard qui brûle. » Un voile de peur répandu sur le royaume, des enfants qui hurlaient, des silhouettes qui s’asphyxiaient dans les cendres. « Je vois le Bifröst qui se consume. » Ses mille couleurs éclataient dans l’aurore sanguine. L’orage colérique déchirait le monde avec froideur pour affronter le géant de lave, cauchemardesque. Ses doigts s’enfoncèrent dans les accoudoirs du fauteuil. La partie qu’il préférait oublier de ses songes, celle à laquelle il tentait toujours de s’arracher. Il détourna son attention, chercha du réconfort par la fenêtre où l’après-midi s’écoulait, insouciante des heures chaotiques qu’il lui présageait.
« Vous voyez également votre frère » devina Eir après un trop long silence ; elle devinait toujours. « C’est pourquoi vous ne lui en avait pas encore parlé. » Ce n’était pas une question.
Il observa Hugin voleter entre les nuages ; le noir de son plumage contrastait avec l’azur céleste. Il avait appris à se méfier des oreilles volantes d’Odin. Car si le roi l’apprenait aussi tôt, il serait encore plus problématique que son héritier. Non, il devait réunir des preuves, s’assurer de la certitude de ces visions. Trouver la faille pour pouvoir les empêcher ; même s’il savait cela impossible. « Le fil tissé par les Nornes est unique ; il a un début et une fin. » Pouvait-on empêcher pour autant un événement ?
« Que voyez-vous exactement ? » Son ancien professeur insistait. Elle savait qu’il avait besoin de mettre des mots sur ces images, car il n’en avait parlé à personne depuis les premiers flashs incendiaires, des siècles plus tôt. « Savoir nous permettrait de mieux nous préparer.
- C’est inutile » souffla-t-il. Le bois gémit sous ses ongles. Penchant la tête sur le côté, il croisa l’attention de l’Asyne dont le mouvement du mortier avait ralenti. Il força un sourire sur ses lèvres ; il le savait inutile, mais c’était plus simple pour lui. « Je vois mon frère, oui. » Il inspira profondément, puis expira, sans parvenir à chasser la boule d’angoisse de plus en plus pesante dans sa poitrine. « Je vois Thor, parmi les flammes. Je le vois qui brûle. L’or de ses cheveux s’étiole. Son visage est en sang. Sa peau est en cendres. » La peur monta, éveillée par sa voix fragilisée ; elle mordit ses paupières, éveilla la compassion derrière celles du médecin. « Je le vois qui meurt. » Il rit du nez ; le son sonna pathétique. « Asgard s’effondre, le monde avec, et je m’en moque. Il n’y a rien, plus rien ; parce que je le perds. Et je suis incapable de le sauver. Pas cette fois. » Pas cette fois ; la fois de trop. La fois qui lui prendrait tout. La fois qui ne devrait jamais arriver.
Eir posa le bol d’un geste prudent sur la petite table à sa droite. Son teint avait perdu de ses couleurs ; elle apparaissait vieillie par la nouvelle. « Nous trouverons », elle parlait pour elle-même. « En l’éloignant ?
- Ah oui ? » rit-il de nouveau. Ses mots sonnaient si naïfs ; il voulait croire en eux. Se rattacher à cet espoir. « Vous connaissez pourtant Thor aussi bien que moi. » Il avait besoin de bouger, alors il se releva pour marcher au centre de la pièce. « S’il a vent de ces informations, il fera tout pour résoudre le problème de lui-même. » Se penchant à peine en avant, il cueillit le bol et remua de manière distraite le mortier dans la bouillie végétale. Elle était verte, la couleur de ses sorts, de son impuissance qui finirait dévorée par l’aura démoniaque. « Si une bataille doit éclater, Thor sera en première ligne. » Il porta le récipient à ses lèvres et bu d’une traite. La concoction était épaisse et amère ; elle arracha les larmes que ses yeux retenaient depuis l’évocation de ses images. Ses boyaux se tordirent ; son seidr siffla de mécontentement. « Il faudrait peut-être rajouter un peu de miel » proposa-t-il en rendant le bol à l’Asyne.
« Vous mangez trop de sucre » marmonna-t-elle ; il la remercia de ne pas creuser plus par un sourire, fragile mais sincère, qui suffit à refermer le couvercle de ce coffre maudit.
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« Je garderais votre secret. Mais vous ne pourrez m’empêcher de chercher une solution. Ne perdez pas espoir aussi vite. Croyons. Attendons, et voyons. »
Tant que les belles pommes dorées prospéraient, il n’y avait rien à craindre.
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La fête organisée en leur honneur avait duré jusqu’au petit matin ; les midgardiens avaient tenu à les honorer autant que possible avant leur départ. L’énergie folle des combats et des chants pulsait encore dans les veines du métamorphe. Malgré les danses, à la lueur des bûchers ou dans l’ombre des draps, il n’était pas parvenu à s’endormir. Avant la percée du jour, il s’était donc réfugié sur une partie isolée de la plage, loin des derniers fêtards, loin des piles de cadavres, loin des songes. Ne restaient que le murmure des vagues et la chaleur perpétuelle de son frère contre lui, incapable de le laisser seul à sa réflexion.
Thor demeurait silencieux, respectait la quiétude de l’aurore pour laisser les âmes, retenues sur terre le temps de les célébrer, rejoindre enfin l’autre rivage. Assis côte à côte, les genoux ramenés contre leur poitrine pour se toucher, les boucles sombres étalées sur l’épaule plus large, un nez perdu dans ses tresses et une main aux caresses paresseuses contre sa hanche ; il aurait pu s’endormir ainsi. Thor l’aurait certainement porté jusqu’au Bifröst sans se soucier des regards posés sur leur étrange binôme, et peut-être qu’il s’en serait fiché. Cela faisait longtemps, trop d’années – de siècles – qu’ils se cachaient ; trop d’années – de siècles ! – gâchés par l’inquiétude et la peur. Les vagues d’images revenaient de manière cyclique, tel un rappel à l’ordre à chaque fois qu’il commençait à les oublier. Il avait donc appris à gérer sa fatigue pour affronter ces nuits, pour ne rien laisser paraître, car son frère ne devait rien savoir. Appris à inventer des histoires et des excuses lorsqu’il s’éveillait entre les bras protecteurs, les flammes de l’horreur reflétées dans le bleu oculaire qu’il tentait de préserver. Appris à ne pas s’emporter contre les tentatives de compréhension du blond, car sa colère avait toujours eu pour effet de motiver son besoin de réponse. Juste appris à vivre avec, incapable de savoir quoi faire d’autres.
Après plusieurs mois de pourparlers, sa mère avait finalement cédé pour qu’il puisse accompagner le prince héritier en campagne, de paix ou de guerre, et il pouvait ainsi s’assurer que jamais aucune flamme ne touche la moindre boucle blonde. Même si, au fond de lui, il savait cette dévotion futile, inutile, dérisoire. Car la vision était nette, ne changeait jamais de paysage, ni de protagonistes : Thor et la Flamme Éternelle sur les éclats mourants du Bifröst.
Son attention, perdue dans les formes écumeuses, fut interloquée par un objet sphérique entre les doigts de son frère : une pierre ovoïde au blanc taché par la boue et les embruns marins. Non, pas une pierre. Lorsqu’il approcha sa main pour rencontrer celle porteuse, Loki sentit une tiédeur chatouiller son épiderme. Pas une pierre ; un œuf, une vie. Une vie menacée par une importante entaille le long de sa coquille.
« Je l’ai trouvé sur la plage en chemin » déclara Thor à voix basse ; son pouce caressa la fêlure avec précaution.
Loki retint un soupir. « Il ne survivra pas.
- Je sais. Mais je ne pouvais pas l’abandonner pour autant. » Le brin de tristesse dans le timbre de sa voix attira le regard du plus jeune vers son visage. Habituellement, il se serait moqué de lui – Thor avait toujours eu un cœur trop grand, trop compatissant, trop attaché aux choses – mais il ne fit rien. Au contraire, la moue de son frère éveilla cette part de lui-même dont il n’avouerait jamais l’existence à voix haute. Il avait toujours trouvé la pitié hypocrite.
Mais il pouvait au moins lui offrir cet effort.
Le soupir lui échappa. Il apposa sa paume contre celle de son frère et entrelaça leurs doigts pour former un cocon autour de l’œuf. Le seidr sifflota à son oreille. De son autre main, il chercha l’ancrage dans la terre nourricière, inspira profondément, laissa l’énergie tectonique – différente de celle Asgardienne – remonter le long de ses terminaisons nerveuses, se mélanger à son pouvoir, avant d’expirer et laisser redescendre pour rencontrer celui de son frère. Une chaleur se répandit entre leurs doigts où tambourinaient leurs cœurs de manière synchrone.
Avec lenteur, un troisième tambour cardiaque s’ajouta au rythme, d’abord fébrile, puis de plus en plus confiant.
Loki admira, un sourire en coin, la surprise naître dans le bleu oculaire de l’Ase ; sa bouche s’entrouvrit, s’étira lorsqu’il comprit. C’était beau, plus beau que le jour qui s’élevait au-dessus des eaux. Un joyau à protéger.
Thor aimait beaucoup trop les serpents.
Lorsque leurs doigts se séparèrent, la fêlure sur la coquille avait été réparé par un fil doré pour broder Laguz à sa surface. L’embryon pourrait se développer à sa convenance. Si seulement tout pouvait être aussi simple que cela.
Loki ouvrit la bouche, prêt à lancer une pique sarcastique à son frère, mais déjà une langue s’y invita avec fougue pour le faire taire. Il chavira vers l’arrière en riant, emporté par le poids du corps musclé.
« Tu es merveilleux, mon frère.
- Je sais. » Il ne l’était cependant pas encore assez.
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« Tremble devant moi Asgard ! Je suis ton apocalypse ! » La voix résonnait encore dans son esprit.
« Je vais bien. » Il agrippa plus fort la main de son aîné, assis près de lui contre les oreillers. « Serre-moi juste plus fort.
- Non Loki. » Thor obéit par automatisme ; sa chaleur réconfortante l’enveloppa, loin des songes chaotiques. « Ne me ment pas, je t’en prie, c’en est assez. » Son timbre était fragile. Des nuits qu’il se retenait de ne rien dire, il le savait. Des nuits qu’il le serrait sans l’interroger sur les larmes au coin de ses yeux, les tremblements dans ses épaules, les sifflements de seidr incontrôlables. « Eh », il l’appela en plaçant son autre paume contre sa joue. Son pouce chassa une larme solitaire, échappée de sa paupière. « Loki, regarde-moi. » Ce fut à son tour d’obéir. Lorsqu’il rencontra les iris bleus de son frère, il sentit l’angoisse chatouiller sa poitrine. Un bleu si vif, bien différent de celui terni que lui offraient ses visions nocturnes. « Je suis là. » Il déposa un baiser à la base de son crâne. « Dis-moi ; n’affronte pas cela tout seul. » Il remplaça ses lèvres par son front contre le sien et répéta : « Dis-moi. Ce que tu vois. »
Loki ouvrit la bouche, encore déchiré entre lui épargner ce futur funeste et partager le poids trop longtemps ignoré de cette nouvelle. Il voyait, n’avait jamais voulu voir. Aurait sans aucun doute vécu plus sereinement sans ce « don » comme l’appelait sa mère, car il n’avait jamais compris en quoi ce pouvoir était bénéfique à partir du moment où il était incapable de modifier ce qu’il voyait. C’était horrible, une porte ouverte sur la fin. Horrible. Horrible.
« Je suis là. » Thor était là, encore. Jusqu’à quand ? « Nous l’affronterons ensemble. » Comment ? Il ne savait même pas. « Mon frère.
- Je n’suis pas ton frère » répondit-il par automatisme, ce qui arracha un sourire aux lèvres voisines, qui prirent ses mots comme une petite victoire. Pour autant, son aîné ne bougea pas, patienta au contraire, bien décidé cette fois à obtenir ce qu’il quémandait depuis plusieurs soirs : des explications. Le pourquoi de ses cernes ; le pourquoi de ses cris étouffés, des larmes retenues, des sourires forcés. Il attendait, plus têtu que jamais. Et Loki fut alors bien incapable de ne pas céder.
Il lui raconta donc : la Flamme Éternelle qui vacillait, le réveil de Surtur, les pommiers d’Idunn ravagés par les flammes, les voiles blancs flottant au-dessus d’Asgard. Et puis…
« Je t’ai vu, toi. » Les yeux de Thor se plissèrent à peine à cette annonce ; il demeura impassible, comme pour le reste de son récit. « Je t’ai vu brûler. » Les images lui revinrent à l’esprit à mesure qu’il les énonçait. « Je t’ai vu mourir. Je- » Il broya la main fraternelle entre ses doigts ; c’était douloureux, mais ça lui faisait du bien. Le guerrier était son ancre, le fil fragile qui l’empêchait de chavirer vers le précipice. Il était fatigué. D’attendre, de craindre, d’échapper. « Thor, je t’en supplie… »
Les bras larges de ce dernier s’enroulèrent aussitôt autour de son corps pour l’étreindre avec plus de force encore. Son dos gémit sous la pression, sa respiration suffoqua contre la poitrine large du futur roi. Oui, futur roi ; Thor devait vivre pour le devenir. « Ça ira. » Non, ça n’irait pas. « Ça va aller. » Non, jamais. Pourquoi avait-il ce don ? « Loki. » Il passa à son tour ses bras autour de son aîné et nicha son visage contre le cou aux mèches blondes. Il ne voulait pas entendre que tout irait bien ; car rien n’irait. « Nous allons trouver une solution. » Il n’y en avait pas. « Je parlerais à Père. » Il n’écouterait pas. « Nous interrogerons le conseil. » Ils n’étaient que des incapables. « Ne t’inquiète pas Loki. Je te promets qu-
- Non », il l’interrompit avant qu’il ne prononce une énième promesse qu’il ne pourrait tenir. « Tais-toi. » Il ne voulait rien entendre. Pas de belles paroles, pas de faux espoirs ; rien. « Sers-moi juste dans tes bras. » Serrer, fort, si fort, jusqu’à l’étouffer à mort, pour que jamais cette vision ne se réalise. Car, sans lui penché au-dessus du corps mourant, jamais Thor ne rejoindrait l’autre rivage. Jamais. « Serre-moi. » Jamais.
Jamais.
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L’incident se déroula un début de printemps. Malgré l’intervention de Thor auprès du conseil et sa confiance inébranlable en son cadet, la Flamme Éternelle échappa à la surveillance de ses gardes une milliseconde ; suffisamment pour enclencher les premières images de sa vision.
Depuis le balcon de sa chambre, Loki observa, impuissant, les pommiers d’Idunn consumés par la larme de feu en fuite. Un incendie que la pluie diluvienne elle-même ne parvenait pas à éteindre, car ce feu possédait une force propre, fragment importé depuis Muspelheim. Par ces mêmes supposés héros qui refusaient aujourd’hui de prêter oreille à ses mises en garde.
Idunn mourut des suites de ses brûlures, qu’il fut lui-même incapable de soigner.
Son épaule se drapa de blanc. Il esquiva les bras de sa mère tendus dans sa direction, pesta contre ceux de Thor enroulés avec force autour de ses épaules. « Ça ira. » Il mentait si mal. Mal.
Tout irait mal.
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Thor dormait à sa droite, plongé dans un profond sommeil qu’il ne quitterait normalement pas avant le lever du jour. Le né Jötunn prit un instant pour l’observer : son visage était paisible, les rayons lunaires filtraient au travers des rideaux pour danser sur ses traits matures. Des traits qui ressemblaient exactement à ceux de son rêve. Il ne pouvait plus attendre, n’avait plus le temps de le faire. La Flamme Éternelle était de plus en plus instable, le verger d’Idunn avait succombé, la Déesse éponyme avec. Tout s’accélérait. Tout serait perdu. Thor aurait voulu l’aider, mais son cadet ne pouvait pas – non, ne voulait pas – prendre ce risque. Il agirait ce soir.
Telle une ombre, Loki quitta les appartements de son aîné pour s’envelopper dans le manteau nocturne. Il trouva Hela en chemin qui l’attendait. « Tu es sûr ? » lui demanda-t-elle à voix basse.
Il acquiesça, avant de murmurer à son tour : « Tu n’es pas obligée. » Était-elle nerveuse ? Effrayée ?
« Ne l’es-tu pas ? » Elle semblait lire dans ses pensées.
Il prit dix secondes pour y réfléchir. La peur lui tordait en effet les entrailles ; l’ignorer n’aurait été que se mentir. Peur des démons qu’ils pourraient affronter ? Non, ses rêves pullulaient de ces ombres informes. Peur de mourir ? Cela ne l’avait jamais effrayé. Contrairement à… Il revit : Thor étendu sur les couleurs mourantes du Bifröst, ses larmes baignant le visage brûlé de celui qui ne deviendrait jamais roi. « Peut-être bien » résuma-t-il. Il esquissa un sourire qu’elle lui renvoya. Fragile, tel un miroir sur le point de se briser. Mais il devait au moins tout tenter.
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« Loki ! » La voix de Thor se brisa en même temps que le pilier que son corps percuta de plein fouet. Ses côtes craquèrent, l’air fut entièrement expulsé de ses poumons, et des points noirs dansèrent dangereusement devant sa vision. Il avait mal, son épiderme lui brulait là où les flammes éternelles l’avaient léché. Les sifflements de seidr s’agitèrent dans tous les sens, déséquilibrés par la mutilation de ses pouvoirs Jötunn. Le sang coulait à flots d’une entaille sur son bras. Et pourtant, aucune de toutes ces choses n’avait d’importance, en comparaison avec l’immense silhouette de feu qui se dressait face à son frère. Frère qui n’aurait pas dû être là – pourquoi était-il là ?!
« Va-t-en de là ! » tenta-t-il de lui crier, mais les syllabes se perdirent dans le mélange de sang et de salive échappé de ses lèvres. Lorsqu’il vit son frère brandir Mjöllnir face au géant de lave, il sentit l’angoisse migrer vers une forme de colère. « Bouge ! » hurla-t-il alors ; le seidr jaillit de ses doigts pour repousser avec force la silhouette du blond hors de la salle où étaient conservés les artefacts dangereux du palais.
Une distraction courte, et pourtant déjà de trop.
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« Hela ! Nornes, non. »
Le rire de Surtur, libéré de sa cage. L’agonie de leur sœur, en partie dévorée par la Flamme Éternelle. Interposée. L’idiote.
« Non, j’t’en prie. » Pourquoi elle ?
Le monde était flou, derrière la douleur, la terreur et la colère. Tout était embrouillé ; rien n’avait de sens. Des gardes arrivaient, mais ils n’avaient pas le temps d’attendre. « Thor ! » Ils devaient la sauver, empêcher le peu de vie restante de s’éteindre. Une main lui fut tendue, deux pouvoirs se mélangèrent : le froid et la vie. Hela gémit, s’accrocha ; ils la retinrent. Ils pouvaient la sauver.
« Ça va aller » murmurait-elle entre deux cris déchirants, telle l’aînée parfaite pour consoler ses petits frères. « Vous allez. Bien. » Interposée, pourquoi ?!
« Tu n’es qu’une idiote ! » Il pleurait ; elle tenta un sourire sur son visage partiellement ravagé.
« Je vous aime. »
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« Nous devons agir. Avant qu’il ne soit trop tard.
- Quoi que tu comptes faire, il te faudra défier notre père. » Il croisa le bleu déterminé de son frère, et comprit aussitôt les pensées cachées derrière. « Non. » Une erreur. « Non, non, non, non, non » répéta-t-il en se redressant pour surplomber le blond. « Je connais ce regard.
- Loki. » L’Ase l’imita. « C’est le seul moyen pour mettre fin à ce cauchemar. Tu ne cesses toi-même de le répéter : Asgard ne survivra pas au nouveau règne de ces démons.
- Mais. C’est de la folie ! Nous ne pouvons pas juste nous rendre là-bas et espérer défaire Surtur.
- De la folie. » Thor rit, « oui. C’est parfois le brin qui manque au courage pour se lancer. »
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Il y eut des cris, des accusations portées sans vérification, avant que l’urgence de la situation n’alerte le conseil : Surtur s’était échappé, emportant avec lui L’Éternelle Flamme. Hela était sauve, bien que la vie à moitié arrachée – par des flammes qui ne lui avaient pas été destinées. Thor était hors de contrôle, sa colère était dirigée contre tous : envers son cadet pour avoir agi dans son dos ; sa sœur pour avoir soutenu son action ; son père et ses conseillers pour laisser traîner les représailles ; Balder qui, pour la troisième fois, refusa de lui prêter main-forte.
« Bald, nous n’avons pas le temps d’attendre la décision de Père. Nous devons nous rendre sur Muspelheim avant que Surtur n’ait retrouvé toute sa vigueur. Avant qu’il ne soit trop tard. » Loki ferma les yeux ; il était déjà trop tard. Ils auraient dû s’occuper plutôt de la Flamme Éternelle, trouver un moyen de l’éteindre plutôt que de la conserver, tel un trophée, dans un coin du palais. Hélas, ainsi avait toujours été Odin, à récupérer des artefacts sur le champ de bataille sans s’inquiéter de leur possible problème dans le futur.
Lorsqu’il rouvrit ses paupières, le métamorphe croisa le regard du semi-Alfe par-dessus les boucles blondes. Il pouvait voir l’hésitation, la fragilité de son âme, déchirée entre devoir et vengeance. Balder avait toujours été le plus sage des quatre, la voix de la raison. Il avait une femme, un enfant à chérir, une bonne position à conserver. Tout pouvait être perdu en désobéissant aux ordres de leur roi. Mais aussi en laissant la menace croître en silence dans l’ombre d’une racine d’Yggdrasil. Des risques, l’heure était venue d’en prendre.
Balder soupira, du même avis. « Accorde-moi une nuit. »
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« Nous reviendrons.
- Tous les trois. »
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« Prenez garde, mes princes. J’ai prêté serment depuis toujours de protéger ce royaume et de veiller sur ses portes. Si votre retour menace la sécurité d’Asgard, le Bifröst vous sera interdit d’accès, et vous serez condamnés à mourir dans la chaleur étouffante de Muspelheim.
- Je n’ai pas prévu de mourir aujourd’hui » déclara Thor à voix haute, plus pour lui-même que pour le gardien qui répondit, sans ciller :
« Comme aucun de nous. »
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Les sorts de Loki fusaient, ouvrant un passage dans les rangés démoniaques. Il en venait de partout ; comment Surtur avait pu se reconstruire une armée aussi rapidement ?
Sous ses pieds, la terre trembla ; derrière lui, le tonnerre gronda. Plus il était fort, plus il se sentait rassuré, car cela signifiait que Thor parvenait à maintenir le rythme malgré le poids de Balder mourant. Car il se mourait, le métamorphe avait senti sa vie s’éteindre. L’énergie de Muspelheim, en opposition avec la sienne, ne lui permettait pas de piocher à l’intérieur pour résorber les flammes ravageuses. L’unique chance pour leur frère était de le ramener au plus vite sur Asgard.
« Heimdall ! » cria-t-il pour la énième fois, mais le dôme de feu autour d’eux était encore beaucoup trop épais pour transmettre leur voix au travers. Ils devaient le quitter. « Thor ! » hurla-t-il alors, sans jamais se retourner complètement.
« Avance ! » lui répondit ce dernier. Sa voix était rauque, pleine de cendres. Ils ne tiendraient pas longtemps, pas avec tous ces ennemis, pas avec la charge supplémentaire de Balder. Leurs pouvoirs s’épuisaient davantage hors de leur racine nourricière. Sa part Jötunn le faisait souffrir. Et la peur ne cessait de grandir au fond de lui – Thor et les flammes sur les couleurs éclatées du Bifröst. Non, non ! Pas tant qu’ils n’auraient pas tout donné.
Il freina ; Thor manqua de lui rentrer dedans. Avant que ce dernier ne puisse l’interroger sur son action, il lui tendit la lanterne renfermant la Flamme Éternelle en déclarant : « Tiens-moi ça ! » Aussitôt débarrassé, Loki laissa ensuite couler son seidr le long de sa silhouette pour la remodeler à l’image inscrite dans son esprit. « Vitesse » pensa-t-il, « robustesse ». La transformation fut douloureuse, rouvrit les plaies déjà en train de cicatriser. Un de ses poumons devait être perforé, car il nota sa respiration sifflante. Peu importait, il s’en occuperait plus tard.
Son dos s’élargit pour pouvoir accueillir le poids de ses deux frères, Thor s’agrippa à ses boucles devenues crinières ; le signal qu’il attendait pour mettre en route ses quatre paires de pattes. Le vent, chargé en particules sulfureuses, lui irrita les naseaux. La terre était ardente et irrégulière sous ses sabots. Il pouvait le supporter.
« À gauche ! » lui cria Thor. Il jeta un regard dans la direction indiquée, avant de protester. Surtur se trouvait au milieu de son armée, colérique et prêt à récupérer son bien le plus précieux. « C’est notre seule chance de sortir d’ici. » Il devait y avoir une autre solution. « Il n’y en a pas ! Cesse de réfléchir ! »
Le tonnerre gronda de nouveau ; Mjöllnir s’envola sur sa droite pour percuter l’ennemi en train de se regrouper face à eux. Il y eut des cris de douleur et des gerbes d’ichor démoniaque. Son seidr siffla, avant que des cristaux de glace ne s’abattent à leur tour sur les créatures de feu. Le plus gros fut abattu, mais il en arrivait encore de partout. Comment était-ce possible ? Pourquoi ne l’avaient-ils pas prévu ?
« Abandonnez, enfants dieux » clama la voix forte de Surtur, omniprésente et assourdissante.
« J’vais calmer tes ardeurs, on en rediscut’ra après. Loki ! » ajouta ensuite l’Ase, deux syllabes qui suffirent à galvaniser les muscles du cheval à huit pattes. Plus vite, plus fort. Pour sortir - LES sortir - de cet enfer. Ils fonçaient droit sur l’ennemi ; le métamorphe avait espoir que son aîné croyait en son plan. Qu’au moins, il possédait un plan. « Si nous passons ce dôme, Heimdall pourra nous récupérer. » Son timbre était plus bas, comme pour ne pas être entendu par l’ennemi. « Quoi qu’il arrive, surtout, ne t’arrête pas. » Il n’avait pas confiance en ces mots, il n’aimait pas la sensation dans sa poitrine. L’espoir était fragile. Mais ils avaient promis à Hela de rentrer à la maison, tous les trois. Ensemble. Loki veillerait là-dessus, les porterait jusqu’au bout du parcours. « Ne t’arrête pas. »
Il ne le fit pas.
Pas avant de convier une paire d’ailes entre ses omoplates et de bondir par-dessus les monstres récalcitrants.
Pas avant de surplomber Surtur dont les frappes colériques déchiraient la terre sous ses pieds.
Pas avant d’atterrir de l’autre côté, à seulement une centaine de mètres du dôme les retenant prisonniers.
Pas avant de sentir la lanterne chaude être pressée contre son encolure et un poids se détacher de son dos.
Pas avant de comprendre le sens de ses mots : « Quoi qu’il arrive. »
Brusquement, Loki se stoppa pour jeter un regard derrière lui. Comme il l’avait craint, son frère avait quitté son dos pour confronter Surtur, déjà complètement tourné dans la direction de leur fuite. Du temps, il voulait leur faire gagner du temps. Faire distraction pour leur permettre de rejoindre le Bifröst. Mais il était hors de question de l’abandonner.
« Ne t’arrête pas ! » répéta sa future majesté, dans le magnifique rôle du héros qu’il avait toujours désiré être. Mais Loki n’avait pas besoin d’un héros ; il voulait seulement son frère. « Dépêche-toi ! » ajouta le blond lorsqu’il devina sa réticence à l’abandonner. « Emmène Balder, puis reviens. Tu peux le faire ! » Un sourire, sous la crasse et le sang séché. « Je tiendrais. » Une promesse – Thor ne tenait jamais ses promesses ! Il revit les images. Il revit la mort prophétisée. Il revit ses larmes, la destruction du monde. Le nœud sur le fil tendu – pouvait-il encore le déplacer ?
« Attends-moi » il hennit, avant de partir au triple galop, décidé à emporter au plus vite le mourant et la Flamme Éternelle en dehors de la portée de Surtur. Sans la flamme, il ne pourrait jamais retrouver ses pouvoirs complètement. Sans la flamme, il ne pourrait toucher mortellement Thor. Sans la flamme, ils avaient encore une chance.
Il galopa donc, galopa, galopa. Son cœur tambourinait, ses vaisseaux menaçaient d’éclater. Entre ses omoplates flottait le souffle de plus en plus faible de Balder. Ils ne pourraient pas le sauver, mais ils pourraient le ramener, tenir la promesse faite. Puis il reviendrait, récupèrerait cette tête de mule, l’emmènerait loin, très loin, avant de l’embrasser jusqu’à l’étouffement – qu’importerait alors qui les verrait, qui les jugerait. Ils reviendraient, tous, ensemble.
« Je tiendrais. » Il le devait. Ou Loki ne se gênerait pas pour le lui faire ensuite regretter son stupide geste héroïque.
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Les exclamations du conseil bourdonnaient encore dans ses oreilles. L’intervention de Lofn n’avait pas été au goût de tout le monde, son père en particulier qui s’était emporté. Mais il en avait cure ; les grains ralentissaient leur chute dans le cruel sablier. Sans pour autant se stopper complètement. « Je ne peux, hélas, rien faire de plus » s’était excusée la servante de sa mère.
« C’est déjà beaucoup » l’avait-il remercié en inclinant sa tête plus basse que celle de la domestique. Lofn qui, autrefois, consolait les pleurs de l’enfant émotif qu’il était, lui redonnait courage pour poursuivre à nouveau son cadet afin de gagner son pardon. Lofn qui l’avait plus d’une fois aidé à fuir l’autorité de son père. Lofn qui avait, une fois encore, su trouver les mots justes. Une alliée de confiance.
« Et maintenant ? » demanda une voix près de son visage. Lorsqu’il ouvrit les paupières, il rencontra aussitôt deux iris verdoyants, reproduits à la perfection par son esprit. Sa tête reposait contre l’oreiller voisin, ses boucles sombres étalées autour de son visage pâle et radieux, sans l’ombre des cernes qu’il lui avait connues ces dernières semaines.
Sans cligner des yeux, de peur de le voir disparaître, Thor se tourna sur le côté pour lui faire face. La chambre était identique à celle que son cadet avait laissée derrière lui le soir où ils étaient partis affronter Surtur. Le livre des coutumes Alfes était encore sur la table de chevet, des anémones fraîches embaumaient l’air depuis un vase sur la commode, et aucun brin de poussière ne ternissait la décoration travaillée du plus jeune. Leur mère avait tenu l’endroit propre durant toutes ces années. Tout était semblable, à une exception près.
Les doigts doués de seidr se tendirent vers sa poitrine ; il se retint de les attraper entre les siens, de peur de rompre le charme. La rune sur son torse palpita avec lenteur. Il se remémora la douce douleur de chaque trait gravé dans sa chair par la magie fraternelle. Une promesse. « Votre promesse, difficile à briser. » Loki avait toujours tenu à ce qu’il les respecte. Il ferait en sorte d’au moins honorer celle-ci.
« Où es-tu ? » murmura-t-il pour lui-même en passant sa main au-dessus d’une pommette saillante.
Des éclats espiègles dansèrent autour des prunelles voisine ; il les savait fausses. « Où voudrais-tu que je sois ?
- Ici. » Ou nulle part. Tant que c’était ensemble. Tant que c’était toujours.
« Tu es parti » lui rappela la voix de Loki. Son esprit lui créa un ton de reproche, enfantin, qui rendit difficile de ne pas se pencher en avant pour embrasser sa moue boudeuse.
« Je sais. Mais il le fallait. » Il avait tenté de rassembler les fragments du miroir brisé, pendant cent quatre-vingt-sept ans. Le temps qui lui avait fallu pour comprendre qu’il n’y parviendrait jamais. Il avait tenté de sauver ses adelphes, pour au final les faire sombrer avec lui. Le passé était passé. « L’avenir est bien plus inquiétant, crois-moi. » Thor l’avait cru sans peine. « Serre-moi plus fort. » Il ne demandait que ça. Mais il ne pouvait pas.
Son frère se repositionna mieux sur l’oreiller : il n’y avait que l’odeur fleurie laissée par le savon. « Alors, que fait-on ? »
Thor se rapprocha à son tour. La place était froide, différente de la fraîcheur laissée habituellement par son cadet. « Je t’attends. » Sa main céda, frôla la joue désirée, avant de s’écraser sur l’oreiller occupé par le fantôme de son frère. Une illusion – en était-ce seulement une ? -, comme toutes celles qui avaient accompagné son long voyage. Tout était prêt, ne manquait plus que lui, l’unique pièce du miroir qui avait de l’intérêt. Pour laquelle cent quatre-vingt-sept ans ne seraient jamais trop longs. « Viens me sauver, Loki. »
Notes:
Bonjour, bonsoir ! Le chapitre 20 est enfin là ! Les deux tiers de cette histoire sont à présent franchis ; j’espère que vous appréciez toujours autant cette histoire =D Personnellement, je prends toujours autant de plaisir à la retranscrire, et le point de vue de Loki est pour ça un vrai régal.
Note 1 : Les paroles sont tirées de « Jeg saler min gagner », une chanson que nous ne présentons plus issue de l’épisode 3 de la saison 1 de Loki. D’ailleurs, la phrase « ils étaient pleins » vient du titre alternatif, « Very full », et de ce que Loki répond à Sylvie lorsqu’elle lui dit qu’il est ivre : « Non, je suis plein ».
Note 2 : Pour rester dans les références musicales, « Le soleil pouvait bien tomber du ciel, la mer soudainement s’assécher » est une traduction de la chanson « If you love me » chantée par Brenda Lee, qui fut utilisée en tant qu’ending de l’épisode 4 de la saison 1 de Loki.
Note 3 : Dans la mythologie nordique, Lofn est l’une des douze servantes de Frigga. Son nom signifie « celle qui console » ; ce qui va de pair avec son titre de Déesse des Amours perdus et illégitimes. L’apparence de cheval à huit pattes empruntées par Loki est quant à elle une référence à Sleipnir, l’un des enfants du Dieu de la malice. Hugin est l’un des deux corbeaux messagers d’Odin. Laguz, la rune de l’eau, déjà présentée dans cette histoire, est ici utilisée comme une rune de soin. Enfin, Bilskirnir est le nom donné au manoir de Thor.
Note 4 : Pour rappel, Idunn est la Déesse de la Jeunesse éternelle dans la mythologie nordique, un pouvoir qu’elle distribue au travers de ses pommes dorées. La pomme est d’ailleurs, dans certaines croyances, vu comme le fruit du savoir. La fleur de pommier est quant à elle un symbole d’amour, d’immortalité, de gratitude et de confiance.
Note 5 : Pour rester dans les plantes, la concoction préparée par Eir est très révélatrice. En effet, le grémil est une plante aux feuilles riches en acide lithospermique, une substance qui neutralise l’action des hormones gonadiques (LH et FSH pour les experts), ce qui permet entre autres d’éviter les grossesses. La menthe pouliot est quant à elle une plante utilisée depuis l’Antiquité comme abortif (qui fait avorter) et emménagogue (qui stimule les règles). Un bon combo dont on doute sans mal de l’objectif. Enfin, la passiflore est pour rappel une plante souvent utilisée dans les concoctions pour encourager le sommeil.
Note 6 : Deux passages, successifs, sont directement inspirés du premier film de Thor : « Quoi que tu comptes faire, il te faudra défier notre père […] » et « J’ai prêté serment depuis toujours de protéger ce royaume et de veiller sur ses portes […] » qui renvoient respectivement au choix de Thor de partir pour Jotunheim et le passage où ils empruntent le Bifröst pour s’y rendre.
Comme toujours, un énorme merci pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter 22
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
« Je vois. » L’homme reposa sa tasse et sa soucoupe sur le bureau dans un geste minutieux ; sans rien laisser paraître, il réfléchissait déjà à ses paroles. Loki agissait de la même manière. Il était évident que ces deux-là partageaient bon nombre de points communs, même si les différences étaient les plus évidentes. « Je vais voir ce que je peux faire.
- Vraiment ? » Hela laissa l’espoir transparaître dans sa voix. Elle avait besoin de lui ; son plus jeune frère était bien trop têtu. « Puis-je vous faire confiance ?
- Eh bien, la confiance est… » Il eut un petit rire, « enfin, vous devez connaître la chanson, je suppose. Même si je n’ai jamais compris pourquoi les chiens et les enfants, je dois le reconnaître » ajouta-t-il en attrapant sa plume pour la tremper dans l’encrier.
Elle suivit son mouvement du regard, une minute silencieuse, avant de répondre : « Peut-être parce que l’un comme l’autre sont sans filtre, ils ne connaissent pas les nuances entre le bien et le mal. Ils sont naïfs de tout. » Thor l’était resté durant de longs siècles, et sur bien des sujets. Contrairement à Loki, qui avait mûri si vite. Trop vite, avec sa propre logique. Parfois effrayante. « Les gens en qui on peut vraiment faire confiance n’ont pas besoin de dire aux autres de le faire » lui avait-il suggéré une fois, alors que le trône l’accusait d’une énième bêtise et qu’elle tentait de se persuader qu’il n’y était pour rien. Il n’avait jamais cherché à s’en défendre, se cachant toujours derrière cette même phrase obstinée : « La confiance est pour les chiens et les enfants. » Son jeune frère qui, trop vite, avait appris à se méfier de tout, y compris de sa famille. Raison pour laquelle ils se retrouvaient dans une telle situation.
L’intendant l’observa par-dessous ses cils ; ses iris apparaissaient presque noirs à la lueur des bougies. « Cela doit être ça » approuva-t-il, avant d’afficher un sourire sur ses lèvres tirées par les âges. « Indéniablement, vous appartenez à la même famille. Vous, votre frère Thor, sir Loptr… Opiniâtres, le même instinct de protection… Votre mère doit être une femme formidable » ajouta-t-il avec un respect authentique, presque admiratif.
Ce fut alors à son tour de sourire. « Elle l’est. »
« Nous sommes une famille. » C’est ce que n’avait jamais eu de cesse de répéter la reine Frigga. Face à l’adoption des deux enfants illégitimes de son époux. Face à son incapacité à enfanter de nouveau après la naissance de Thor. Face à l’arrivée de Loki dans leur vie. Face à l’erreur, face à la tromperie, face à la mort. Une mère qui protégeait. Une mère qui prenait parti, quitte à aller contre l’avis de son compagnon et roi. Une mère qui gardait confiance.
« Loki doit revenir », Hela répéta les paroles avec lesquelles elle s’était présentée vingt minutes plus tôt.
Face à elle, et pourtant sur une autre branche d’Yggdrasil, l’assistant de son cadet approuva d’un hochement lent de la tête. « Je vais voir ce que je peux faire » répéta-t-il. Et Hela n’avait à son tour pas d’autres choix que de le croire, lui, cet étranger au tempérament plus sage qui veillait sur le métamorphe depuis près de deux cents ans.
Chapitre 21
Loki
Il y eut des exclamations parmi les bourdonnements dans ses oreilles, des ordres criés, ou peut-être des supplications. Tout était difficile à dire, car une seule chose obnubilait complètement son cerveau : le corps maintenu avec force contre le sien. À peine arrivés sur les couleurs vacillantes du Bifröst, son seidr s’était mis en quête de l’énergie tectonique d’Asgard. Il avait besoin de plus de pouvoir pour éteindre le feu, pour empêcher les images de se réaliser. Il n’avait pas été assez rapide et, comme à chaque fois, Thor n’avait pas tenu sa promesse. Il pouvait le sauver – d’un revers de main, il chassa les larmes de ses paupières -, il devait le sauver ! La vision ne s’accomplirait pas. La vision ne s’accomplirait jamais !
Les sifflements de seidr étaient assourdissants. « Laguz » invoqua-t-il avec force, la rune que Thor connaissait le mieux. Combien de fois l’avait-il gravé dans sa chair ? Est-ce que son aîné se réveillerait, une fois de plus, avec un sourire désolé sur ses lèvres, avant de prendre la pose pour afficher avec fierté ses nouvelles cicatrices ? « Laguz ! » ; il laissa le flot d’énergie couler hors de son corps. Thor pouvait tout prendre, il était prêt à tout lui donner.
Très vite, d’autres mains s’ajoutèrent. Il reconnut l’aura orange de sa mère, et celle flavescente d’Eir. « Tout va bien » lui murmura cette dernière ; encore des mensonges. Sa mère pleurait, le regard tourné vers le corps inerte de Balder. Il était trop tard pour lui, comme il le serait peut-être bientôt pour Thor. Non. Non ! « Jeune fille. Regardez-moi. » Il obéit, la vision troublée par sa propre impuissance. Les traits du médecin étaient stoïques ; elle était habituée à confronter les blessures et la mort. Pourtant, il voyait l’inquiétude craqueler la surface de son masque professionnel. « J’ai besoin que vous soyez calme. Votre frère a besoin de vous. » Elle noua ses doigts aux siens. « Vous pouvez le faire. Personne d’autre que vous ne peut le faire. Respirez. » Il inspira, avec difficulté. Contre sa paume, les battements de Thor s’affaiblissaient. Il expira de manière saccadée. Ses joues étaient humides et le sel s’accumulait sur sa langue, trop lourde pour répondre quoi que ce soit. « Prenez notre énergie. Sauvez-le. Vous pouvez le faire. »
Il pouvait le faire. Son attention glissa sur le visage de son frère, brûlé au troisième degré. Il n’y avait plus de barbe contre laquelle frotter ses joues, plus de boucles blondes à replacer derrière les oreilles. Mais il y avait encore ce bleu, faible mais encore vibrant derrière ses paupières entrouvertes.
Il pouvait le faire. « Ne me quitte pas. » Il pressa son front contre celui plus large, guida sa paume contre la joue blessée et glissa l’autre derrière sa nuque pour le rapprocher. Il pouvait le faire. « Ou j’te le pardonnerai jamais. » Il pouvait le faire.
« Respirez » répéta Eir quelque part autour de lui, et il obéit, conscient des vagues d’énergie envoyées par les deux femmes.
« Loki. » Le sourire de Thor se dessina dans sa tête. « Tu es déjà à toi seul une raison suffisante. » Il ferma les yeux pour s’imprégner de son image en pleine santé. « Cela a toujours été toi et moi. Jamais sans toi. » Il ne le permettrait jamais. « Les idiots attirent seulement les idiots. » Il avait besoin de Thor, de son rire trop fort, de son esprit trop lent, de ses étreintes trop passionnées. « Tu es magnifique. » Besoin. Pour vivre, survivre. « Eh, Loki ! » Le monde pouvait bien s’effondrer, il le tenait, ne le lâcherait plus jamais. « Je t’aime, mon frère. »
« Laguz » convia-t-il avec encore plus de force. Il le sauverait, le sauverait. Toujours. Qu’importait. Toujours.
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« C’est bon Loki, il est sauf. Tu peux le lâcher à présent. Loki, mon petit courant d’air, nous devons l’amener à l’intérieur. Tu comprends ? Thor n’ira nulle part. Il va bien, tu as réussi. Viens. D’accord, alors garde sa main, mais tu es trop faible pour le porter seul. Viens, rentrons. Tous ensemble. »
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Les doigts de sa mère caressaient ses cheveux dans un geste lent, propice à les apaiser tous les deux. Thor dormait, allongé à ses côtés. Sa peau était encore rouge, boursouflée par endroits et couverte de cloques à d’autres. Il était difficile de le voir ainsi, de ne rien pouvoir faire de plus. Lui était vidé. Son seidr avait complètement été épuisé dans la guérison initiale, et le moindre éclat naissant était aussitôt insufflé à son aîné pour combattre la douleur. Son corps était enroulé autour du sien. Il se moquait bien de qui pouvait les voir, de ce qu’ils pouvaient dire ou même penser. Ses visites étaient trop rares, car les paroles mauvaises du conseil le maintenaient éloigné de la chambre fraternelle. Sous les voiles blancs, la colère asgardienne grondait. Hela craignait le pire ; il en avait cure. Thor était sauf, la vision était écartée. Bien que Surtur était à nouveau libre, ils étaient parvenus à ramener la Flamme Éternelle au royaume. Balder avait offert sa vie pour ce larcin. « Il leur faut un coupable. » Personne n’avait jamais tendu l’oreille à ses mises en garde ; qui devrait payer pour cela ?
Loki connaissait déjà la réponse.
« Je suis désolé, mon frère. » Il nicha son nez dans la jointure de son cou, prenant garde à ne pas toucher sa peau encore à vif. Sous l’odeur de chair brûlée et nécrosée, il trouva celle qu’il chérissait : un faible effluve solaire. « J’assumerai ta colère.
- Mon chéri » appela avec douceur sa mère, assise au chevet. L’inquiétude assombrissait son timbre clair. La joie et l’insouciance lui allaient mieux.
Il se tourna à peine dans sa direction. Des ridules de sel marquaient encore ses joues ; le bleu de ses iris était terni, souligné par la récente privation de sommeil. Elle demeurait pourtant resplendissante, une femme incroyable, celle qui lui avait tout donné. « Mère », il déglutit avec peine, « êtes-vous fière de moi ?
- Toujours. » Son sourire était éclatant, malgré les ombres qui le menaçaient. « Mon petit courant d’air. Toujours. »
Il sourit à son tour, de ces sourires rares qu’il n’offrait qu’à une poignée de personnes. Car il n’était pas seul, il ne l’avait jamais été complètement. Il avait une famille. Elle n’était certes pas parfaite, mais il l’aimait ainsi. Car « cela n’a pas d’importance. »
Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir ; il reconnut sans peine le chant de l’acier asgardien. Une troupe, des armes et des chaines.
« Promettez-moi de veiller sur lui » murmura-t-il en se relevant avec peine – pourquoi ne pouvait-il pas juste rester ainsi, ici ? Elle l’interrogea du regard ; les pas se rapprochèrent. « Thor sera en colère, vous devrez le calmer. »
Il admira la compréhension dans ses prunelles. « Non, Loki. » Elle agrippa sa main avec force, déjà à moitié relevée. « Tu ne l’es pas.
- Odin pense l’inverse. » Un rire acide lui brûla la gorge. « Et il n’est pas le seul. » La porte s’ouvrit ; des ombres envahirent la chambre du malade. « Je dois le protéger.
- Alors laisse-moi te protéger en retour » supplia-t-elle en caressant sa paume de son pouce ; il la retira avec regret. « Je t’en prie, n’aggrave pas ta situation. Nous pouvons le faire changer d’avis. »
Il tendit les poignets avant toute parole de la part des gardes. Des chaînes s’enroulèrent autour, avant de serpenter vers son cou et ses chevilles. « Vraiment ? » Son seidr siffla de mécontentement, contraint par les runes gravées dans le métal. Il se releva, refusant le privilège à l’un de ces rustres de le tirer loin de l’étreinte chaude. « Veillez seulement sur mon frère. »
Elle ouvrit la bouche, prête à protester. Il ne lui laissa pas le temps de le faire et quitta en premier la chambre, les soldats de la garde royale sur ses pas. Sans pour autant se presser. Odin attendait ce moment depuis des siècles, il pouvait encore attendre quelques minutes.
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Les chaînes cliquetaient à ses chevilles et poignets de manière pathétique, entravaient ses mouvements et sa magie. Pour autant, il conservait le dos droit et la tête haute, digne du titre princier qu’il portait depuis sa naissance. Il savait pourquoi il avait été convoqué, tel un prisonnier politique sur le point de recevoir le jugement final : un prince était mort, le précieux chaînon les reliant à Alfaheim. Le peuple craignait la colère de Freyr de voir ainsi disparaître l’un de ses héritiers potentiels, tout en ignorant qu’ils auraient pu éviter ce drame en prêtant oreilles cinq minutes à ses paroles rapportées par la voix de Thor. L’accident d’Hela n’avait pas suffi à les convaincre ; une mort irréversible y était parvenue, trop tard hélas.
La colère brûlait dans l’œil unique d’Odin – d’un bleu glacial, si détestable. Assis sur son trône, plus haut que tous, il jugeait les nouveaux arrivant avec une émotion déjà construite. Comme ce jour où le jeune prince avait été traîné devant tout le conseil pour un crime à peine supposé, tel un vaurien, un usurpateur, un criminel. Sans aucun doute ce qu’il était au regard de cet homme qui n’avait jamais eu le moindre sourire à son égard.
Contrairement à lui, qui avait appris à les travailler pour le regard des autres.
« Mon roi » déclara-t-il en lui offrant une révérence entravée par ses liens. « Je partage ma peine avec vous et-
- Assez ! » Le poing s’abattit sur l’accoudoir d’Hlidskjalf ; les colonnes d’argent pur tremblèrent le long de l’aller. Par automatisme, les gardes autour de lui et les membres du conseil au bas des marches de l’estrade baissèrent la tête en guise de soumission. « Laissez-nous ! Je m’entretiendrais seul avec le prisonnier. »
« Prisonnier » ; l’ironie chatouilla la gorge du métamorphe. Alors que les conseillers quittaient la grande salle, Loki s’avança davantage. Chaque pas était calculé, et il fit exprès, une fois arrivé au pied des escaliers, de ramener d’un coup sa jambe droite contre la gauche afin de claquer ses chaines entre elles. Il n’était pas un prisonnier, il était là de son plein gré. « Prisonnier » ; le rire lui échappa finalement. « Veuillez pardonner mon audace, mon roi » débuta-t-il avec amertume, « mais… J’ai un peu de mal à comprendre ce qu’on me reproche.
- Ne perçois donc tu pas la gravité de tes crimes ?! » La voix d’Odin était omniprésente, presque écrasante ; elle ne l’avait jamais effrayé pour autant. « Où que tu passes, tu sèmes la guerre, la destruction. Et la mort. »
Loki approuva d’un mouvement franc de la tête, un sourire amusé sur ses lèvres. « Je suis ce que vous avez fait de moi. » Le Dieu du Mensonge et de la Discorde. Le monstre tapi sous le lit des enfants. La mauvaise parole.
« Tu n’es rien qu’un désastre. » Le poing se resserra, le bois gémit sous sa prise. « Balder est mort. Hela à moitié en vie. Quant à Thor… » Il prit une longue inspiration ; la douleur déchira ses traits vieillis par la colère. « Pourquoi es-tu le seul indemne ?
- Est-ce là un reproche ? » demanda le sorcier en levant un sourcil, en ignorant la pique qui s’enfonça dans sa poitrine. Il avait toujours su qu’Odin ne lui portait aucun amour, cela ne devenait pour autant pas moins douloureux avec le temps. « Est-ce pour cela que vous m’avez fait venir, tel un renégat, alors que Thor a besoin de moi à son chevet ?
- Mon fils est entre de bonnes mains.
- Oui. Parce que je l’ai sauvé. » Son sourire s’agrandit, acéré par l’irritation grondante dans ses veines. « Je l’ai sauvé, parce qu’IL a eu le courage de faire ce qu’aucun d’entre vous n’avait l’audace d’entreprendre.
- TU es la cause de toute cette catastrophe !
- Vraiment ? Est-ce là le privilège que vous m’offrez que de me croire suffisamment vil pour sacrifier la vie de mes aînés par plaisir ?
- Ton seul privilège, c’était de mourir ! » tonna Odin en se relevant de son trône, « dès l’enfance ! Exilé sur un rocher glacial. » Son sourire se fana avec lenteur. « Si je n’t’avais pas recueilli, tu ne serais pas là pour déverser ton venin sur moi ! Sur notre famille. » Des sifflements réprobateurs bourdonnèrent à ses oreilles.
Recueilli ? « Je t’ai immédiatement aimé » lui avait confié Hela autrefois, « tu étais comme un trésor, le plus précieux que j’aurais pu dérober. Et je n’ai pas pu me résoudre à partir sans toi. » Recueilli ?! Existait-il une manière plus hypocrite d’éveiller de la culpabilité et de la reconnaissance que ces paroles ?
Il fit un pas en avant ; les chaînes tirèrent sur son cou. « S’il vous faut ma tête alors, par pitié, prenez-là. » Cela était préférable à ce discours de sourd qui s’éternisait inutilement. Depuis trop de siècles. Odin voulait un coupable – non, Odin avait déjà choisi son coupable. « Ce n’est pas que j’n’aime pas nos échanges » ajouta-t-il en baissant la tête, « disons plutôt que... » Il marqua une pause, avant de compléter en relevant le menton pour confronter le regard paternel : « Je ne les aime pas. » Il adora l’amertume qu’éveillèrent ses paroles sur les traits du roi – qui pouvait se vanter d’user jusqu’à la moelle la patience du Père-de-toute-chose ?
« Je t’en prie » lui avait demandé sa mère, « n’aggrave pas ta situation. » Il n’avait pas tenu longtemps avant de désobéir ; il ne tenait jamais face à cet homme qui se trouvait charitable d’offrir un bébé de compagnie à son épouse pour l’apaiser de lui avoir retiré lui-même son unique enfant biologique. Un homme qui ne l’avait jamais considéré comme faisant partie de sa famille. Un roi qui ne l’avait jamais vu comme un prince, ni même comme l’un de ses sujets. Il n’était que ce petit monstre atypique ramené par le caprice de son aînée, la ridicule chose qui avait ouvert le cœur de son héritier, le problème qui menaçait la paix si difficilement obtenue.
Loki n’avait jamais été innocent aux yeux du roi d’Asgard. Aussi, ne fut-il pas étonné lorsqu’il l’entendit prononcer d’une voix forte et contrôlée : « Frigga est la seule raison pour laquelle tu vis encore. » Évidemment. « Le conseil ne sera cependant peut-être pas aussi clément.
- À l’évidence. » Ses lèvres s’étirèrent ; il savait ce geste suffisant pour irriter Odin.
Odin qui, pour son plus grand bonheur, arrivait enfin à ses limites. « Emmenez-le » ordonna-t-il aux soldats derrière en reprenant place sur son trône.
Le dialogue était clos.
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Étendu sur son lit de fortune, Loki lisait sans réel intérêt un des ouvrages apportés par sa mère. Elle s’était montrée généreuse dans l’aménagement de sa cellule : matelas confortable, vêtements de rechange, nourriture de qualité et pile de lecture en tous genres. Reproduisant ainsi le charme de ses appartements dans la lueur inhibitrice des parois mordorées de sa cellule.
La reine Frigga avait conservé un visage neutre lors de sa première visite, mais le métamorphe avait ressenti sans peine la colère froide qu’elle tentait de retenir, notamment à la vision des bracelets brodés de runes autour de ses poignets, qui le privaient de sa magie. Elle était la mieux placée pour comprendre : un sorcier sans seidr était comme un oiseau sans ailes, amputé avec douleur. Il se sentait vide et se fatiguait rapidement. Elle lui avait juré de le sortir de là, de tout faire pour raisonner Odin. Deux semaines s’étaient écoulées depuis, et rien n’avait changé. Au contraire. Depuis son passage devant le conseil, les cris de Vali et les pleurs de Nana. Depuis l’aveu qu’il avait offert à l’attention de tous ces esprits emplis de sottise, bien heureux de le voir devenir le monstre qu’ils avaient toujours vu en lui.
La décision était tombée. Il serait condamné. Mais, au moins, le Ragnarök était évité. Thor était sauf.
Un vacarme résonna soudainement dans les couloirs de la prison. Des gardes tentaient d’arrêter, de convaincre, ou peut-être de supplier un intrus, mais leurs voix se noyaient sous celle puissante et familière d’une personne qui criait son nom. Une personne qui n’aurait pas dû se trouver là.
« Votre Altesse, je vous en prie, vous ne pouv-
- La ferme ! Où est mon frère ?! » Un grondement fit trembler les moirures des parois geôlières. L’air se chargea de soufre. Son cœur s’agita dans sa poitrine. L’idiot.
D’un geste lent, Loki referma son ouvrage et le posa sur sa table de chevet, avant de quitter les draps et d’appeler l’infime part de seidr qui lui restait – il était impossible de priver un grand sorcier de tous ses pouvoirs, ce qu’Odin ignorait ou se fichait. Les éclats verts tournoyèrent autour de sa silhouette afin de la rendre présentable : les plis se défroissèrent, les bleus s’effacèrent sur sa chair laiteuse d’Ase – encore en place, telle une seconde peau –, et des tresses se dessinèrent pour dompter les boucles ternies en l’absence de ses précieuses huiles hydratantes – une chose qu’il n’avait pas encore demandée à sa mère de lui ramener. D’un coup d’œil rapide, il observa ensuite sa silhouette dans le miroir brisé accroché au mur. Certes, il n’était pas impeccable, mais il ressemblait au moins à un prince. Une lueur d’honneur réchauffa le vert de ses yeux. Il leva le menton et redressa le dos.
Pile au même moment, les cris se rapprochèrent, et les mèches blondes de Thor – trop courtes - apparurent dans son champ de vision. Trois gardes se tenaient derrière lui et tentaient de lui faire rebrousser chemin, sans oser le menacer de leurs lances – le métal était une mauvaise idée face à une icône de la foudre irritée – ni poser leurs mains sur les muscles modelés sous les épais bandages blancs. Enfermé ou non, Loki les aurait maudits pour avoir essayé l’une ou l’autre de ces deux options. Car, malgré sa colère qui auréolait son corps d’étincelles, Thor n’avait pas encore retrouvé sa pleine forme : il était encore pâle, boursouflé par endroits, couvert de cloques et de bandages à d’autres. Sa posture était imparfaite, et il aurait très certainement chaviré s’il n’avait pas pris appui contre la paroi dorée de sa cellule.
Il avait l’air fragile. Vivant.
Loki serra ses bras sur sa poitrine, s’assurant ainsi de ne pas les tendres par caprice en direction de son aîné. Un geste nonchalant, parfaitement calculé, qui ne laissa rien paraître des vagues émotionnelles invoquées par sa simple vision. « Bien le bonjour, mon cher frère, vous seriez-vous égaré ?
- La ferme toi aussi » grogna dangereusement Thor, les dents serrées. Des arcs électriques se répandirent depuis ses phalanges vers les moirures de sa prison, d’un bleu froid qui trahissait la perte de contrôle imminente de leur générateur. Par les Nornes, comment pouvait-il dégager une telle énergie, à moitié dans les vapes ?! Une petite voix susurra une proposition alléchante à son esprit ; il l’ignora.
« Oh. Tu n’es pas descendu pour discuter ? » Il prit un air faussement outré. « Moi qui pensais qu-
- Ça suffit Loki. » Le métamorphe fronça à peine les sourcils ; il n’aimait pas être interrompu. Cependant, avant qu’il ne puisse s’en plaindre, l’attention de son aîné lui fut arrachée au profil des gardes derrière lui. « Ouvrez la porte.
- Navré votre majesté, mais-
- J’ai dit ouvrez la porte ! » Les murs tremblèrent, une fissure se répandit sur la paroi lumineuse.
Le métamorphe retint un soupir qui n’aurait fait qu’aggraver la colère de son ainé, avant de tenter de le raisonner : « Thor, ils ne font que leur travail, tu ne peux pas-
- Je t’ai dit de la fermer ! » Les iris cérulés l’incendièrent de rage ; le poing percuta le mur les séparant. « Ne fais pas comme si tout ça n’avait pas d’importance !
- Cela n’en a pas.
- Bien sûr que si ! Loki. Ils te condamneront à la peine capitale. » La fissure poursuivit sa course, se ramifia, menaça l’intégrité de la paroi. Le bord de ses prunelles blanchissait dangereusement. « Ils t’accusent du meurtre de Balder. D’avoir comploté avec Surtur. De nous avoir blessé délibérément, Hela et moi ! »
Loki haussa les épaules, comme si cela n’était pas grand-chose, comme si cela importait peu. Mais il n’en était rien, il le savait pertinemment. Comme attendu, le conseil avait dû choisir l’avis de leur roi. Il était impossible de se défendre, de se proclamer innocent sans preuve. Il était le petit monstre adopté, qui enviait ses aînés, désirait le trône. Il était craint pour son esprit fin et sa magie complexe. Craint pour l’influence qu’il avait sur la Reine-de-toute-chose et le futur roi d’Asgard. Comment était-il censé proclamer son innocence ?
« Loki » supplia presque son frère en pressant son front contre l’or de la cellule. Il semblait – non, était – exténué. Le né Jötunn dut à nouveau contenir son besoin de tendre ses doigts pour prendre sa température, ou laisser le peu de seidr en lui couler dans sa direction pour lui apporter soulagement. Il voulait le prendre dans ses bras, s’assurer lui-même de l’état de ce guerrier intrépide, retrouver les battements de son cœur valeureux qu’il avait cru entendre s’éteindre sous sa paume. Thor vivait. Son idiot de frère. « Ouvrez cette porte » demanda-t-il presque à voix basse, « s’il vous plaît. »
Dans son dos, les gardes se jetèrent des coups d’œil, incertains, avant que l’un d’eux – Skurge ? – ne se décide à répondre à sa requête. « Dix minutes » déclara le soldat en posant sa main sur le panneau de contrôle.
L’or vacilla, se désintégra avec lenteur tandis que les trois Ases s’éclipsèrent sans bruit. Le guerrier blond n’attendit pas même la fin de l’ouverture de la cellule pour s’infiltrer et l’envelopper avec force de ses bras puissants, prêt à l’étreindre jusqu’à l’étouffement.
Thor était brûlant de fièvre, comme il l’avait craint, et il pouvait sentir son poids chercher un équilibre. Il lui offrit assistance en enlaçant à son tour son frère, tâchant de transformer son propre besoin de le serrer en une simple accolade rendue par amitié. Thor allait bien, il était revenu. Ils avaient failli le perdre.
Il avait failli perdre Thor.
« Loki, Loki » répétait son aîné en le serrant à broyer ses côtes. Par instinct, il nicha son nez dans l’encolure bandée. L’odeur solaire reprenait peu à peu de l’ampleur. Aucune larme n’humidifia ses paupières ; pourtant, il crut imploser lorsque des lèvres effleurèrent le sommet de ses boucles. « Pourquoi faut-il toujours que tu agisses seul ?
- Ne fait pas trop l’malin » marmonna-t-il contre le pouls royal – il aurait pu s’endormir ainsi. Mourir ici. « Je t’ai encore sauvé la vie.
- À quel prix ? »
Loki rit malgré lui. « C’est sûr, ta dette s’agrandit encore. » Il ne craignait pas la mort, pas la sienne. Il n’y avait jamais eu de limite quand il s’agissait de Thor. Car il serait roi, un grand roi ; le plus grand roi qu’Asgard connaîtrait avant le Ragnarök.
Thor était en vie, Thor était vivant. Et, pour la première fois depuis deux semaines, ou peut-être plus, Loki sentit sa poitrine se soulever sans douleur.
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Le lit était trop petit pour deux, les muscles étaient trop durs sous son corps ; pourtant, il se refusait à bouger. Comme à chacune de ses visites, Thor parlait beaucoup pour peu. Il n’y avait pas de solution. Balder avait rejoint l’autre rivage. Privé de la Flamme Éternelle, Surtur avait été laissé pour mort derrière eux. La paix régnait à nouveau. Si ses visions se perpétuaient, son isolement dans la prison les empêchait de se réaliser. Thor vivait. Il ne désirait guère se montrer cupide en demandant davantage aux Nornes.
Une main passa dans ses boucles sombres, étalées sur la poitrine large de son aîné. La majorité des plaies s’étaient résorbée ; il veillait toujours à insuffler un peu de son seidr dans son corps à chacune de ses visites. Une cicatrice en revanche, large et irrégulière, persistait sur son pectoral gauche, vestige d'une blessure qui aurait pu - ou dû, suivant les langues – lui être fatale. Par instinct, Loki posa sa paume contre et laissa les palpitations cardiaques en dessous bercer son esprit. Comme toujours, ils étaient synchrones.
« Personne ne te fera de mal.
- Je peux me défendre seul » marmonna le sorcier contre la gorge de son aîné, les yeux clos, désireux de rejoindre les songes tant que la chaleur de son frère persistait autour de lui.
« Je sais. » Il espérait que c’était le cas ; Thor devait savoir à quel point son indépendance comptait pour lui. « C’est pourquoi nous le ferons à deux. Comme toujours. Ensemble. »
La proposition lui arracha un sourire malgré lui ; il le camoufla en venant presser sa joue contre sa poitrine. Leurs jambes s’entrelacèrent, tels des serpents en quête de chaleur. Aucune part de son être n’était déconnectée de son frère. Il était bien. « Pourquoi tant de muscles si c’n’est pas pour être confortable ? » maugréa-t-il pour la forme, ce qui fit rire – comme il l’avait espéré – l’héritier du trône.
« La ferme, Loki. » La joie lui allait mieux que l’inquiétude. « C’est important.
- Oh, pardon. » Il se tut, une unique seconde, avant de proposer d’une voix plus enjôleuse, qu’il savait fonctionner sur le blond : « Tu veux un bisou ? » Proposition qui fut, elle aussi, accueillie par l’éclat chaud fraternel, qui emplit la cellule jusqu’à saturation. L’étreinte se resserra autour de lui, comme pour s’assurer qu’il ne pourrait pas lui échapper, ou que personne ne pourrait lui enlever.
Loki leva la tête, gouta le bonheur fragile de l’Ase du bout de ses lèvres, avant que la bouche adverse n’approfondisse l’échange. Ils étaient seuls, ce qui arrivait trop rarement. Odin s’inquiétait peut-être de voir son dernier enfant complet se balader sous le regard de celui qu’il proclamait coupable de tous les crimes de l’univers ; aussi, les gardes avaient pour ordre de ne jamais trop s’éloigner. Mais les hommes étaient de bonnes connaissances de Thor, et la présence de Lofn, une servante de leur mère, debout dans l’ombre d’un couloir à proximité, aidait à les convaincre de s’éloigner plus loin plus longtemps. Ils étaient donc seuls, tous les deux, comme toujours.
« Je te promets mon frère que le soleil brillera à nouveau sur nous. » Thor ne tenait jamais ses promesses ; pourtant, Loki ne pouvait s’empêcher de placer le peu d’espoir restant dans ces mots. Ces mêmes mots que le blond ne cessait de lui répéter depuis l’enfance ; des mots qui avaient chassé au loin bien des cauchemars, sécher un grand nombre de larmes, et panser les plaies les plus profondément enfouies.
Le métamorphe sourit ; ses doigts pianotaient sur le torse sculpté et son souffle faisait danser les mèches solaires autour des iris cérulés. Une couleur injustement belle. « Une promesse ? » Son temps était compté, il le savait. Thor se trompait, il n’y avait pas de solution.
Le Dieu foudroyant attrapa une natte sombre entre les phalanges de son index. « Devrais-je jurer ? » demanda-t-il en tirant affectueusement dessus. « Ou supplier ?
- Mmmh » ronronna le plus jeune en étirant ses doigts sur la poitrine large, à la manière d’un chat satisfait, « ne me tente pas. Ou je pourrais demander plus.
- Alors demande. » Le sérieux était de retour sur les traits de l’Ase. D’un mouvement, il se redressa en position assise, conservant le métamorphe à califourchon sur ses cuisses. « Exige de moi ce que tu veux. Loki. » Il attrapa sa main pour la serrer près de son cœur, près de cette cicatrice qui aurait pu lui être fatale – sa vision ne s’était pas réalisée. « Mon frère. Il n’y a pas plus grand euphémisme que je puisse faire que de te dire que je t’aime. Je suis peut-être idiot, long à la réflexion, un peu trop puéril à ton goût, mais tu sais autant que moi que je suis un très mauvais menteur. » Le sorcier approuva d’un hochement vague de la tête ; il lui fut difficile de demeurer stoïque face au dialogue de son aîné. « Je t’aime. C’est toi que je veux, toi que je choisis, avec tes qualités. Et tes nombreux défauts : têtu, perfectionniste, espiègle, rancuni-eh ! » se plaignit-il en riant lorsque Loki lui pinça la hanche pour le faire taire. « Susceptible aussi.
- Dommage pour toi qu’on m’ait retiré mes dagues. » Sa menace fut accueillie par un second rire éclatant. Il fit de son mieux pour ne pas l’accompagner, pour ne pas picorer ce sourire ravageur, ne pas l’étreindre à l’étouffer.
Avant que deux mots ne traversent les lèvres moqueuses, si directs, si imprévisibles, que le né Jötunn demeura muet face à leur compréhension.
Alors, une main contre sa hanche gauche et l’autre tenant la sienne près de son cœur, Thor les lui répéta : « Épouses-moi, Loki. » Ses doigts tremblaient, contrairement à ses prunelles, droites et affûtées. « Je n’ai pour l’heure rien à t’offrir. Je n’suis qu’un prince qui a encore beaucoup de choses à apprendre ; nous devons encore te sortir d’ici ; et Père ne- » Un pouce contre sa bouche le fit taire.
« Ne sois pas idiot. » Sa poitrine devenait douloureuse. « Tu n’peux pas vouloir d’un monstre comme reine.
- Alors je n’serais pas roi. » Le cadet rit avec amertume. D’une pression au bas de son dos, Thor l’empêcha de se reculer. « Loki. Puis-je traverser les flammes du Ragnarök une seconde fois si c’est pour te prouver la sincérité de mes mots ; je le ferais.
- Non. » Il attrapa de sa main libre la joue du guerrier. Il revit les flammes, la douleur sur ce visage chéri. La vision n’était pas complète. « Non. » Le nœud n’avait été que déplacé. Thor devait vivre. « Ce n’sera pas la peine. » Le seidr siffla à son oreille une idée ; bien qu’atténué par les menottes, son chant demeurait perceptible. Il sentit les éclats verdoyants chatouiller ses vaisseaux, répondre à des grondements éveillés au fond de son frère dont le bleu oculaire était noyé d’incompréhension, perdu entre douleur et détermination. « Gardons cette promesse pour plus tard, d’accord ? » La pulpe de ses doigts lui picotait. « Pour toujours. » Il sentit les phalanges contre sa hanche brûler son épiderme.
« À jamais » compléta son frère, un soupir au bord des lèvres, avant de céder : « Bien ». Était-il triste ? Était-il déçu ? Pouvait-il ressentir sa peur ?
Wunjo fut la première à se tracer dans les chairs. La douleur de son P joyeux n’était rien comparée au reste. Comparée au sourire qui revint sur les lèvres adverses.
« Alors je te promets que le soleil brillera à nouveau sur nous. Mon frère. » Aucune tristesse, aucune déception visible. Thor attendrait, comme il avait toujours attendu – il s’était lui-même assuré de lui apprendre la patience.
« Adopté » ajouta Loki pour la forme, comme il le faisait toujours pour le taquiner. La rune commençait à agir sur le bord de ses propres lèvres, surtout lorsque son idiot de frère commenta, à quelque millimètre de son sourire contenu :
« Tu sais que tu ne pourras pas te cacher éternellement derrière cette excuse ?
- Je te demande pardon ? » Gebo compléta sa partenaire de son X généreux.
« Et je te l’accorde. » Puis, avant qu’il ne puisse ajouter quoi que ce soit, le prince héritier scella leur promesse d’un profond baiser. Un baiser qui s’éternisa ; même si l’éternité ne serait jamais suffisante pour les consumer complètement. Ils étaient seuls, tous les deux, sur ce lit trop petit – décidément trop petit. Le destin voulait les séparer, mais ils s’accrochaient ; deux pelotes prêtent à s’emmêler entre elles, à se lier dans l’ombre d’une cellule miteuse, sans le moindre témoin. « Mais, la prochaine fois, tâche de dire oui. »
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Avec adresse, il esquiva les coups de lance de Brunnhilde. La Valkyrie se mouvait sans sursit, rapide et efficace ; il n’avait pas le temps de réfléchir, son instinct avait pris le relais. Ses cris de guerre étaient stimulés. Il en avait besoin. Son corps, en nage, lui donnait l’impression de s’alléger pour la première fois depuis des siècles. Il était épuisé, mais c’était de la bonne fatigue, différente de celle accumulée lors des nuits de cauchemars. Il aurait aimé pouvoir s’effondrer, là, et ne se relever que le lendemain, sans s’inquiéter d’autre chose que de sa tenue froissée. Mais chaque seconde, chaque battement de cils, lui rappelait avec cruauté que rien n’était simple. Thor était parti, et ces maudits songes ne l’avaient pas suivi. Son frère avait toujours su se montrer romantique dans ses choix de présents.
« Rhaaaaa ! » Brunnhilde se jeta sur lui, lance en avant. Convoquant son pouvoir, le sorcier généra un bouclier de glace juste à temps. La lame ripa alors sur la surface dure, qui se fissura à l’endroit de l’impact. La guerrière rit avec force. Des flammes belliqueuses dansaient dans ses prunelles. Peut-être le seul regard qui ne le contemplait pas avec tristesse, pitié ou incompréhension. Comment était-il censé connaître les raisons du départ de son aîné ? Pourquoi devait-il se jeter à son secours sous prétexte qu’il s’était mis dans le pétrin pour son soi-disant bien ? Et pourquoi était-il parti ?! Est-ce que Thor était réellement assez crétin pour vendre sa main à une quelconque inconnue pour un simple renseignement peu fructueux ?
« Un idiot qui t’aime. » Peut-être qu’il l’était, oui. « Personne ne t’aimera jamais autant qu’il t’aime. »
Prenant appui sur ses jambes, il repoussa avec force l’arme adverse. Brunnhilde tituba vers l’arrière ; il profita de son déséquilibre pour convier ses ombres à la partie. Deux d’entre elles s’échappèrent de leur plan bidimensionnel pour saisir les bras de la guerrière et les immobiliser.
« Eh ! » se plaignit cette dernière en gesticulant dans tous les sens pour se libérer. « C’est d’la triche ! »
Il rit malgré lui, et déclara en se relevant avec grâce : « Je n’ai jamais dit que ce serait un combat à la loyal.
- Vous en faites toujours un peu trop avec ces jeux d’ombre » commenta à son tour Mobius en s’avançant dans la salle d’entrainement. Il lui tendit une serviette fraîche qu’il accepta par automatisme, avant de se tourner vers la Valkyrie.
« Je trouvais ça approprié » se défendit le métamorphe en libérant son adversaire pour qu’elle puisse l’imiter et sécher la sueur accumulée lors de l’entraînement. Fenrir vint à lui, en quête d’une caresse derrière son oreille qu’il lui offrit. Depuis le départ de l’Ase, le Vargr était anormalement mélancolique. Une aura de culpabilité flottait autour de lui. Aussi, l’animal ne s’éloignait jamais bien loin de ses jambes.
Un peu comme bien trop de monde à son goût. À commencer par son intendant.
« Avez-vous réfléchi à ce que je vous ai dit ? » demanda ce dernier, alors qu’il se dirigeait vers une console pour récupérer ses effets personnels.
« Pourquoi l’aurais-je fait ? » Le miroir accroché au mur lui renvoya une image horrible : des boucles folles collées par la sueur, des cernes creusés, un vert oculaire ternis et un teint maladif. Pianotant ses doigts dans l’air, il arrangea son reflet pour apporter plus d’éclats à ses traits – il n’était plus à une illusion près.
Le visage de Mobius se dessina par-dessus son épaule ; il croisa son regard au travers du miroir. « Parce que vous êtes intelligents. Vous savez ce qui doit être fait.
- C’est exact. » Il attrapa son collier pour l’enrouler autour de son cou. Par habitude, le cœur du Tesseract retomba contre le haut de son sternum ; ses battements lents et réguliers diffusèrent au travers de la plèvre une chaleur apaisante, devenue familière avec le temps. Seul souvenir qu’il avait emporté de son ancienne vie, qu’il avait était bien incapable de jeter. À la teinte si singulière. « Je dois protéger mon foyer.
- Vous ne cessez vous-même de le répéter : votre frère est un mauvais menteur. Vous- » Il ne lui permit pas de poursuivre, s’échappa à la place de la salle d’entraînement pour ne plus écouter ses paroles rébarbatives. Fenrir le suivit.
Ils marchèrent dans les couloirs, sans but, de longues minutes. Il ne voulait pas réfléchir, ne voulait pas penser. L’entraînement avait été trop court. La nuit était trop proche.
« Père. Triste. Câlin ? » communiqua le Vargr en frottant son museau contre son poignet, lorsqu’ils eurent trouvé un coin tranquille au sommet de la bibliothèque – personne ne venait jusqu’ici, car peu appréciaient autant que lui le bonheur des pages griffonnées. « Baiser ? Câlin ? » Loki sourit malgré lui face à l’affection de son louveteau. Il le laissa donc s’installer contre lui, ses pattes avant et son museau recouvrant l’entièreté de ses jambes, pour lui apporter ce besoin de réconfort presque maladif partagé entre les membres d’une meute. Il laissa ensuite l’arrière de son crâne retomber vers l’étagère derrière lui et soupira longuement.
Il fuyait, il le savait.
Ses doigts cherchèrent le contact apaisant de son pendentif, qu’il détestait autant qu’il adorait.
Il fuyait, depuis plus de deux siècles.
Thor lui était revenu, avant de lui être aussitôt de nouveau arraché.
Il fuyait, bien incapable de reprendre ce risque. Plus cette fois. Le nœud était trop serré pour se déplacer ; le fil menaçait de se rompre.
Les bords irréguliers de la pierre spatiale s’enfoncèrent dans sa paume ; la douleur fut la bienvenue. « Tu dois fuir Loki. » Il fuyait depuis si longtemps. « Exige de moi ce que tu veux. Loki. »
« Alors reste. » Sa prise se resserra, sa chair se blessa contre l’aura cristalline. « Pourquoi es-tu parti, idiot ? Pourquoi dois-tu toujours choisir pour nous deux ? »
Il n’avait jamais voulu fuir, prêt à tout affronter pour maintenir leur promesse. En oubliant trop vite que Thor était incapable de tenir les siennes.
« Tu dois fuir Loki. »
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Ses paupières papillonnèrent, encore lourdes du sommeil qu’il venait à peine de quitter. Ou plutôt dont on venait à peine de l’extirper. Son frère s’était infiltré dans sa cellule au beau milieu de la nuit, sans avertissement. Aucun garde ne l’accompagnait, il n’y avait que la douce Lofn à ses côtés, une boule de sort entre ses mains pour éclairer les alentours d’une lueur étouffée. Elle fit un geste vague de la tête au prince héritier, avant de s’éclipser plus loin, pour rejoindre la pénombre où elle avait l’habitude de les surveiller.
La barrière dorée s’était évaporée sans qu’il ne sache comment. Ses menottes étaient tombées sur le sol dans un bruit sourd, avant que son seidr, enfin délivré, ne vienne siffler gaiement à ses oreilles sa liberté retrouvée. Il ne comprenait pas ; Thor ne lui laissa pas le temps de comprendre. « Nous devons nous dépêcher. Les gardes seront bientôt là. Tu dois fuir Loki. » Les doigts enroulés autour de son poignet, son aîné le tracta hors de la cellule qu’il avait occupée près d’un mois.
« Attends. Thor ! » appela-t-il en freinant des pieds l’ardeur du guerrier, qui fut, en absence de coopération, obligé de stopper sa course. « Je ne comprends pas, qu’est-ce qui-
- Condamnation » le coupa son frère en se retournant prestement vers lui. « Loki, le conseil a voté pour. Nous n’pouvons plus attendre. Tu dois fuir. Je t’en prie, fuis. » L’angoisse avait gagné ses pupilles, comme ce jour où il était descendu, à moitié conscience, dans les geôles pour lui crier l’idiotie de son geste. Il pouvait sentir ses tremblements, l’effluve de soufre qui trahissait son instabilité émotionnelle. Le métamorphe devinait sans difficulté la retenue qu’il exerçait pour ne pas laisser éclater la bulle électrique grossissante au fond de lui – une pluie diluvienne ou un orage soudain aurait pu alerter les alentours de ses intentions de délit. Il était paniqué, mais conservait son calme pour mener à bien son plan. Car il avait assurément un plan. « Loki, écoute-moi. » Il posa sa main libre contre la joue saillante du plus jeune. « Hela fait diversion auprès d’Heimdall, et les tranquillisants d’Eir ne tiendront pas longtemps les gardes à l’écart. Nous n’avons que très peu de temps.
- Tout ce petit monde pour moi ? Je suis touché. » L’inquiétude de son frère le rendait nerveux. Malgré ses efforts, la peur commençait à se répandre dans ses veines. Habitué à tout contrôler, il n’aimait pas l’idée d’avancer à l’aveugle.
« Loki, c’n’est pas l’moment.
- Pardon, pardon. » Il soupira de manière dramatique. Les doigts de Thor lâchèrent son poignet pour glisser entre ses phalanges ; il les agrippa avec force. « Quel est ton plan ? » Le guerrier broya les siennes en retour, avant de s’éloigner pour attraper quelque chose dans une poche de sa tunique.
Une lueur bleue perça la pénombre. Une pierre, au cœur plus froid que ses rebords, dont les moirures se répandaient à sa surface de manière régulière, tels des battements. Un organe temporel. Le Tesseract, sous sa forme la plus brute. L’un des joyaux les plus précieux de la couronne asgardienne.
La surprise lui fit ouvrir la bouche ; Thor fut plus rapide : « Tu sauras t’en servir » déclara-t-il avec conviction en venant attacher la chaîne supportant la pierre autour de son cou. La chaleur de l’artefact chatouilla aussitôt son épiderme, et il sentit les sifflements perturbés de son seidr face à cette force additionnelle offerte. Loki avait appris à construire des portails, mais ils consommaient beaucoup d’énergie pour une faible portée. Insuffisants pour quitter Asgard en un claquement de doigts.
Il fit rouler la pierre entre son pouce et son index, admira les variations de teinte. « Mmmh, pas certain de la couleur. » Le sarcasme l’aidait à se rassurer.
« Tout te va. Loki. » Il releva son attention en direction de son frère, dont les traits ne cessaient de se déformer en une expression qu’il n’était pas certain d’apprécier. « Tu dois fuir. Loin, très loin. Utilise la pierre de l’Espace pour quitter Asgard. Pars. Où que tu ailles, je te retrouverais et-
- Quoi ? » Il n’était pas sûr de vouloir comprendre. « Pourquoi me retrouverais-tu ? » Détestait l’éclat désolé qui se formait dans les iris du blond. « Thor.
- Nous devons nous dépêcher. » Il commença à s’éloigner ; ce fut à son tour d’attraper son poignet pour le stopper.
« Non, attends. » Il n’appréciait pas, commençait à comprendre. « Pourquoi me retrouver ?
- Loki » soupira l’Ase, et cela sonna si pathétique. Il devinait les mots, les excuses gravées sur la langue qu’il aimait avaler. Il les devança :
« Viens avec moi.
- Je n’peux pas. Loki, je dois rester. Pour te permettre de revenir. Ton départ va créer une émeute ; beaucoup de choses devront être réglées.
- Alors ne revenons pas. » Il sentit l’angoisse gonfler dans sa gorge, la camoufla derrière un sourire ridiculement faux. « Nous le ferons à deux, tu te souviens ? Comme toujours. » Il connaissait déjà la réponse ; il fit un pas dans sa direction, posa sa main contre la rune qui les reliait. « Ne revenons pas, nous n’avons besoin de rien d’autre.
- Loki » souffla de nouveau son frère ; Thor serait roi. Un très grand roi. « Asgard est notre foyer. » Le plus grand roi que connaîtrait Yggdrasil avant sa fin. « Je défendrais ta place.
- Je n’ai pas besoin de cette place. » La peur laissait un goût acide sur ses papilles. « Je ne te demande pas de te battre pour cette cause.
- Et je n’te demande pas ton avis. » Celle de son frère avait l’odeur de ses éclairs, teintée de tristesse et de colère. Désorienté, agacé. « Je t’ai fait une promesse, et je la tiendrais. »
Il rit entre les bras larges et chauds. « Ce serait bien la première fois.
- Loki.
- Ne m’en veux pas si je te déteste. » Car il voulait le détester, le maudire de sa proposition. « Jamais sans toi », cette promesse en laquelle il avait toujours cru, la seule que son aîné avait jusqu’ici tenu sans faillir. Il n’avait besoin de rien, rien hormis la présence constante de cet homme. Lui qui lui avait arraché son premier sourire, penché au-dessus de son couffin. Lui qui avait pleuré à sa place les liens familiaux inexistants entre eux. Lui qui l’avait aidé à affronter ses démons, à accepter cette part abjecte de lui-même. Lui qui avait été trop long pour comprendre, qui lui devait encore tant de baisers pour se faire pardonner de sa lenteur d’esprit. Lui, qui était la seule chose dont il avait besoin. Lui, vivant, roi. Car alors cela signifierait que sa vision mentait.
« Loki » appela à nouveau son bourreau ; et le sorcier l’aurait sans hésiter laissé l’achever si tel avait été son désir. Il y avait tant de paroles qui attendaient d’être dites dans sa bouche ; le Jötunn préféra les avaler plutôt que de les entendre. Un baiser, déstructuré mais fondamental, auquel il s’accrocha avec ses deux mains. Le cœur du Tesseract battait entre eux, pour eux. Tout se perdait, tout se mélangeait. Était-ce de la colère ? Était-ce de la peur ? Était-ce de l’envie ?
Une chose était certaine : ce n’était pas le soleil attendu.
D’un coup précis, il enfonça sa dague dans le ventre adverse. Thor gémit entre ses lèvres, ses yeux s’ouvrirent en grand. Incompréhension, douleur ; le reflet de ce qu’il ressentait intérieurement. « Car je te déteste » compléta le plus jeune, avant de convier le pouvoir de la pierre pour l’envelopper et l’emmener loin, très loin, hors d’Asgard, comme l’avait exigé le Dieu de la Foudre. Loin de son foyer. Loin de sa vision.
Loin de lui.
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La bibliothèque était immense, gigantesque, bien plus que ne le suggéraient les pages de son ouvrage. Tout était impeccable, contrastait avec ce qu’il venait de vivre. Passer du chaos à la paix ; elle en devenait effrayante. Il était perdu, ignorait même comment il était arrivé jusqu’ici.
« Puis-je vous aider ? » Il n’y avait que cet homme, à la longue tresse grisonnante et à la voix rayée par les âges, tout aussi impeccable que l’endroit. Une sagesse couvait au fond de ses iris orageux. Il nota la faille qui séparait l’arête de son nez de manière irrégulière et tordait son extrémité. Un défaut qui le rendait plus amical que son sourire poli et la main tendue pour l’aider à se relever.
Ses yeux étaient humides ; Loki cligna avec lenteur, de peur de salir ses joues d’une faiblesse salée. « Oui », il répondit par automatisme, avant de rire face à la stupidité de la situation. Il avait tout perdu, ignorait où se rendre, ou quoi faire d’autre que fuir. Il n’y avait que cet homme, qui l’observait telle une petite chose fragile. Et peut-être l’était-il à cet instant. Alors il répéta, d’une voix qu’il voulut plus assurée, en acceptant la main tendue : « Oui. Pourriez-vous m’offrir une tasse de thé ? »
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Il fallait avancer.
« Il ne survivra pas.
- Toute vie mérite qu’on lui offre un brin d’espoir. » Il serra plus fort le corps fébrile contre son ventre. Le bébé Vargr ne bougeait presque plus ; sa respiration était si faible qu’il devait se concentrer pour la ressentir sur sa paume. « Mobius, rentrons. » Il pouvait le sauver, comme Hela avait sauvé ce misérable petit monstre abandonné sur un rocher glacé. Il pouvait le soigner, comme l’œuf de serpent marin ramassé par la compassion de Thor sur une plage midgardienne. Il pouvait lui donner de l’amour, comme sa mère lui en avait toujours offert. Ce petit habitant des marais gelés, à qui la vie avait tourné le dos avant même de commencer. Pour la simple raison qu’il était différent.
« Et si je suis allergique aux poils de chien ? »
Loki sourit malgré lui face à la remarque de son compagnon de route depuis une décennie. « Je connais un sort qui pourrait y remédier. Peut-être pourrais-je aussi redresser ce nez au passage ? »
Mobius s’offusqua à sa manière - c’est-à-dire de son sarcasme passif - et ils rentrèrent, dans ce petit taudis qu’il aimait intérieurement appeler chez lui.
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« Vous ne pouvez pas sauver tout le monde. C’est ce que font tous les mortels : ils naissent, vivent et meurent. » Loki lui jeta un regard las ; Mobius haussa les épaules en réponse. « Vous avez de toute manière déjà pris votre décision, je connais ce regard. Bien que j’ignore pourquoi cette vie plutôt qu’une autre. »
Il suivit l’attention détournée de l’Alfe qui observait, depuis leur table, la fillette tendre les journaux à bout de bras pour attirer l’attention des adultes aux pas pressés le long du port. Elle était exactement comme dans sa vision : trop chétive, à peine forte pour se maintenir sur ses jambes maigrichonnes. Ses boucles blondes étaient attachées avec soin en une longue tresse qui contrastait avec les haillons lui servant d’habit – il faisait froid, et pourtant elle ne portait qu’une simple tunique en coton. Mais ce qui avait retenu l’attention du métamorphe, plus qu’autre chose, fut la profondeur de ses grands yeux célestes. Si semblables.
« À moins que je le devine.
- Le devinez-vous ? »
Mobius sourit derrière sa tasse de thé fumante. « J’apprends encore. » Il but une gorgée, avant de reprendre : « En tous les cas, si vous devez agir, je vous recommande de vous débarrasser dans un premier temps de son frère. » À nouveau, ils échangèrent un regard. Le vieil homme soupira la demi-minute suivante. « Évidemment. »
Il rit. « J’ai toujours su que vous étiez un homme volontaire, Mobius. » Son seidr siffla à ses oreilles, recouvrit les remontrances calmes de son compagnon tandis qu’il laissait l’énergie remodeler son apparence. Il devait être petit, rapide, agile. Trois caractéristiques partagées par les chats midgardiens ; ce qu’il devint, tout en laissant une illusion de son soi derrière lui. Son champ de vision s’élargit, l’arrière-plan se flouta et les couleurs perdirent en intensité. Il conserva néanmoins son objectif en vue : le lacet rouge qui retenait les mèches blondes serrées. Il pouvait le dérober, puis courir, comme dans son rêve, afin d’épargner à cette pauvre malheureuse le destin tragique qui l’attendait. Il devait juste suivre le fil tracé par les Nornes.
« Et que ferons-nous d’elle ensuite ? »
Loki ne répondit pas, préféra à la place se mettre en route.
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Thor était sur Midgard. Thor le cherchait. L’idiot, après tant d’années. Il ne voulait pas le voir, ne désirait que le serrer. Ils devaient se cacher. Mobius était ravi de ce choix, lui qui ne cessait de lui répéter que la petite Sigyn et son frère, Alioth, avaient besoin de stabilité pour se développer correctement. Leur foyer était trop petit pour accueillir tout ce joli monde. Ils devaient se cacher, sans pour autant cesser de vivre. Thor pouvait bien le chercher, au moins trois ou quatre décennies supplémentaires ; l’amertume était encore trop tenace.
Bien que, pressé contre le mur du fond de l’auberge, il ne pouvait détourner son regard de cette pauvre silhouette en quête d’un mirage.
Thor le cherchait, était venu pour lui. Mais était-ce là une énième promesse qu’il ne saurait tenir ? Ou le choix des Nornes, agacées de le voir retarder l’inévitable ?
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Ses cheveux avaient été coupé court ; l’absence de boucles blondes révélait la courbe musculeuse de son cou. Sa chemise miteuse et déchirée laissait deviner le haut de la rune gravée près de son cœur. Sa barbe était fournie, déstructurée sur ses joues creusées par la faim. La misère l’avait changé ; pourtant, son éclat perdurait.
À genoux devant les deux adolescents, une main sur l’épaule de chaque, Thor offrait ses adieux à ses « chers compagnons de route » comme il les nomma. Deux âmes supplémentaires qu’il laisserait derrière lui, à l’existence à jamais marquée par son passage.
« Sig » parla le brun, sa voix était instable suite à l’émotion grandissante, « merci pour tout. J’espère que nous nous reverrons. »
Le prince égaré força un sourire sur ses lèvres. « Peut-être. Si les Nornes le permettent. » Il n’avait jamais su mentir.
La vie dans les galères avait dû être difficile, mais Thor n’était pas encore décidé à abandonner sa quête. Elle se poursuivrait. Combien de temps encore ? « Vous le savez » murmura une petite voix dans sa tête, qui emprunta le timbre de son assistant. Il préférait l’ignorer. Tout comme il ignorait la raison de toutes ces visites, sachant chacune capable de mettre son idiot de frère sur la bonne voie. Il pouvait sentir, chaque jour, les yeux omniscients d’Heimdall traquer son souffle, et les pas de son frère se mettre aussitôt en route, telle une marionnette aux fils vocaux. Même s’ils ne trouveraient pas Lamentis, jamais. Car alors Loki serait bien incapable de le laisser repartir.
L’Ase se releva et adressa un dernier geste de la main à tous ces esclaves mutins - qu’il avait sauvé comme ils avaient autrefois secouru ce peuple viking sur une plage de Norvège -, avant de s’éloigner pour reprendre sa route sans fin. Tant que le sorcier déciderait qu’elle le serait. Les deux garçons l’observèrent en silence, perdus, incertains de ce qu’ils devaient faire à présent de leur liberté. Apprendre à vivre n’était pas toujours chose aisée, il pouvait le comprendre.
Comme il espéra que Mobius comprendrait sa prochaine décision.
James Barnes et Steven Rogers.
Il y avait encore un peu de place ; il y aurait toujours de la place à Lamentis pour des cœurs égarés supplémentaires.
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« Vous l’observez sans cesse de loin, sans jamais prendre contact avec lui. Ne croyez pas que j’ignore ce que cachent vos regards. Je ne juge pas, j’espère juste comprendre.
- Il n’y a rien à comprendre.
- Alors vous admettez vous-même l’idiotie de cette situation. » Mobius planta sa cuillère dans sa part de tarte, un geste davantage dicté par sa réflexion que par sa gourmandise. « Vous m’avez demandé de le surveiller, et je l’ai fait. Je suis votre allié. Croyez-moi, il faut au moins ce statut pour ne pas s’arracher les cheveux face à votre logique. » Le sarcasme familier étira les lèvres du métamorphe en coin. « Mais cela ne pourra pas durer éternellement. »
Il arracha un bout à sa propre tarte ; les notes épicées du citron vert chantèrent sur ses papilles. « Dois-je m’attendre à une mutinerie ? »
L’intendant rit. « Ce n’est plus de mon âge, vous le savez bien.
- Oh, vous pourriez encore me surprendre, j’en suis certain. »
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« Disparue ? Comment ça disparue ? Je l’avais pourtant punie.
- Mademoiselle Sylvie est comme sa mère » soupira Mobius en se massant les tempes, tel le vieux Midgardien qu’il semblait vouloir devenir. « Je ne suis plus assez jeune pour toutes ces choses » ne cessait-il de répéter lorsqu’un incident – bien que souvent mineur – survenait à Lamentis, leur foyer bâti à la force de leurs convictions en plus d’un siècle. Où tout le monde pouvait trouver sa place, tous les laissés-pour-compte.
Il partagea son soupir en repoussant ses boucles sombres vers l’arrière. « Comme si nous avions besoin d’un problème en plus. Les Talokanils sont censés arriver à la fin de la semaine, et nous ne pouvons davantage retarder la mue de Jör, au risque de le voir devenir incontrôlable.
- Vous pourriez tenter de la localiser ; elle porte constamment l’aigue-marine de téléportation. »
Le métamorphe leva son nez de ses parchemins pour observer son intendant. « Vous écoutez ce que je vous dis ?
- J’écoute. Je peux me charger d’accueillir le seigneur Ch’ah Tôh Almehen et ses hommes. »
Loki plissa les yeux, suspicieux. Quelque chose ne tenait pas dans les propos de l’Alfe. « Vous êtes trop gentil.
- Et vous êtes trop tendu. Vous avez besoin d’actions, c’est bon pour vos nerfs. » Il sourit, de ce petit sourire secret dont avait horreur le sorcier, car il ne savait jamais ce qu’il camouflait. « Revenez seulement à temps pour votre fils.
- Ce serpent n’est pas mon fils » marmonna-t-il en levant les yeux au plafond.
« Bien sûr. » Son sourire s’étira ; Loki le détesta davantage. « L’attachement reste néanmoins le même. »
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Il lui avait susurré des promesses toute la soirée, la gorge à peine remplie d’alcool, dans la pénombre de la taverne bondée. Pourtant, lorsque vint l’heure de toutes les réaliser, comme à chaque fois, il les brisa une par une en refermant la porte de sa chambre sur son visage. Pour le laisser, seul, avec son besoin de chaleur, dans la froideur du couloir empestant l’ivrogne et l’embrun marin.
Au petit matin, alors que les marins chantaient les mésaventures d’un pauvre écossait ivre, il ne lui accorda qu’une brève attention. « Au plaisir de vous revoir chez nous, bel Apollon. » Un faible sourire, rendu par politesse, avant de lui tourner le dos et de quitter l’auberge sans tenir la moindre de ses propositions.
Laissant son coude glisser sur le comptoir, la joue appuyée dans sa main, Loki soupira longuement. L’idiot. Sa fidélité était louable, comme à chacune de ses tentatives. Toujours aussi têtu, toujours aussi long à comprendre. Cent quatre-vingt-sept ans qu’il le cherchait sans jamais voir sa lueur d’espoir vaciller. « Cela ne pourra pas durer éternellement » lui rappela Mobius dans un coin de son esprit. Peut-être. Mais il ne pouvait pas revenir, et Thor ne pouvait pas rester. Les flammes oniriques poursuivaient de narguer sa tranquillité. Le nœud se resserrer.
Pour l’heure, néanmoins, il devait rentrer. Jörmungand avait besoin de lui, et il ne pouvait rompre cette promesse.
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Il avait senti. Sa magie, le soufre, ses éclairs qui avaient perturbé le calme du serpent marin. Tout avait été gâché, leur plan littéralement tombé à l’eau. Mais il y avait plus important.
Lamentis. Thor. Comment ?
Surprise, incompréhension, bonheur, peur, colère : il ne savait pas quelle émotion gérer en premier. Surtout lorsque tout s’emmêla à l’instant où il pénétra dans ce salon aux regards multiples pour ne voir que le sien, de ce même bleu qui pendait à son cou. Là où il n’aurait jamais dû se tenir. Face à lui, conscient de sa présence, de son identité.
« Loki. » Une voix fragile, un nom qu’il n’avait pas entendu depuis plus de deux siècles. Une douleur qui menaça d’éclater la bulle instable au fond de lui.
Surprise, incompréhension, bonheur, peur, colère : le choix était toujours difficile.
Il choisit au final la plus simple à exprimer ; sa colère transperça son frère pour lui faire gagner du temps. Afin de tout reprendre. De tout restructurer. De trouver le coupable, la raison de sa présence.
« Tu n’aurais pas dû venir. » Thor ne pouvait pas rester. Non, ou il ne pourrait jamais le laisser repartir.
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Mobius soupira à fendre l’âme des Nornes. Comme chaque matin, la chambre était sans dessus-dessous, les oreillers éclatés, les vitres brisées, les paupières cernées et les ongles ensanglantés. Il devenait de plus en plus difficile de ne pas le voir, de l’ignorer, de ne rien faire. Ayant toute sa vie servi un maître, l’Alfe était habitué à obéir sans remettre en question les choix qu’on lui imposait. Mais il ne s’agissait plus de cela à présent.
« Vous êtes un idiot. » La silhouette avachie sur le dos de Fenrir, allongé sur le tapis décoré de plumes, tourna son regard vers lui. Les éclats dorés dévoraient encore le vert de ses iris, vestiges de la vision dans laquelle son esprit baignait peut-être encore. Cela était difficile à dire, il y avait toujours un temps de latence, entre le rêve et l’éveil, durant lequel le sorcier pouvait se montrer imprévisible.
D’un pas lent et calculé, l’intendant s’avança parmi les décombres. Cette pauvre chambre en aurait vu des écarts émotionnels ; il était persuadé qu’elle préférait néanmoins ceux provoqués par les baisers du Dieu foudroyant.
Les prunelles le suivirent ; il perçut l’inquiétude dans celles du Vargr. Bien sûr, mais il devait être prudent, car seul son maître savait quelles images s’affichaient encore sur sa rétine. Alors, patient, Mobius prit place sur un fauteuil dont le dossier avait souffert mais qui tenait miraculeusement encore sur ses quatre pieds. Il attendit, il n’y avait que cela à faire. Il n’y avait pas – plus – de cris. Les cordes vocales malicieuses s’étaient peut-être, elles aussi, brisées, tel du verre frappé par un diamant. Pourtant, aucun son n’avait échappé aux mus de la chambre.
Un sort.
« Un idiot » répéta l’Alfe en retenant un soupir. Il avait su, seulement poussé par son instinct. Car il n’y avait plus eu de soir sans cauchemar depuis la visite de Dame Hela. « Loki doit revenir. » La cérémonie avait été retardée, ils pouvaient encore agir. Encore fallait-il le vouloir.
Fenrir gémit ; une main vint caresser sa robe sombre, comme s’il fut celui en besoin de réconfort. Une chose était certaine : c’était une autre tête qui nécessitait d’être bousculée. Mobius avait toujours été d’une patience exemplaire. Dès l’instant où il avait adressé la parole à ce jeune garçon égaré dans sa bibliothèque, il avait pris la décision de toujours l’accompagner, et de le soutenir dans le moindre de ses choix – y compris celui de recueillir toutes les âmes perdues de Midgard, si cela pouvait lui faire plaisir. Il l’avait aidé à bâtir ce refuge, Lamentis. Avait mis sa vie en jeu plus d’une fois pour affronter les crises d’adolescence d’un serpent géant au venin mortel. Il avait toujours honoré la confiance, si durement acquise durant ces deux siècles de servitude, que son maître lui avait confiée.
Mais il ne s’agissait plus seulement de son maître. Non. Car, après toutes ces années, toutes ces péripéties, Sir Loptr était devenu bien plus qu’une autorité vers laquelle se tourner. Un partenaire de route. Un membre de sa meute, comme dirait Fenrir. Un ami.
Un ami qu’il ne pouvait pas laisser s’autodétruire.
« Regardez-vous. Allez-vous encore me dire que ce n’est rien ? » ajouta-t-il en voyant les lèvres déjà s’ouvrir ; elles se refermèrent aussitôt. « Nous avons encore du temps pour arrêter cette mascarade. Je sais, vous vous en fichez. Votre frère n’est qu’un idiot. Il n’avait qu’à pas partir. » Il émit un faible rire rayé. « Je commence à connaître la chanson. Après tout ce temps à vous servir, je pense être en droit de le dire. » Ses doigts pianotèrent sur les accoudoirs au velours déchiré, prirent connaissance des blessures infligées dans le tissu. « Vous avez passé votre vie à vous battre avec votre frère, dans tous les sens du terme. À jouer au chat et à la souris. Il vous a cherché, pendant cent quatre-vingt-sept ans, sans que vous ne lui donniez de nouvelles. Sans vous gêner de vous rendre près de lui sans qu’il ne le sache.
- Je n’ai pas besoin de votre pitié. » Sa voix était faible, un simple murmure clamé contre le poil de Fenrir. Un début, mieux que rien.
« Tant mieux, je n’en ai plus en réserve. » Il ignora le regard noir que lui jeta son cadet, et poursuivit sur un timbre plus las : « Deux enfants, voilà ce que vous êtes. Deux idiots.
- Je vous demande pardon ?
- Navré, je n’en ai plus non plus. » Il balaya d’un mouvement vague de la main dans les airs. « Alors, que fait-on ? Dites-moi ce que je suis censé faire ? Je sais ce qui vous effraie. Je sais » assura-t-il face aux sourcils froncés. « Mais, que vous agissiez ou non, la prophétie se réalisera tôt ou tard. Vous êtes le Dieu de la Malice, vous trouverez une solution. Comme vous l’avez toujours fait. Fenrir, Jörmungand, Sigyll, Alioth » ; les visages des enfants cités défilèrent dans son esprit. Puis il revit ce fameux premier thé, partagé avec une part de tarte « un peu trop acidulée. » « Moi-même » ajouta-t-il dans un soupir. « Combien de destin avez-vous déjà modifié ? » Il sentit la fragilité percer la surface du faciès opiniâtre ; Mobius s’en voulut aussitôt de le pousser ainsi. Mais le temps venait à manquer. « Vous avez fui Asgard depuis deux siècles » lui rappela-t-il, « ne croyez-vous pas qu’il est enfin temps de rentrer ? Auprès de ce qui reste de votre famille, avant qu’il ne soit trop tard. » Il hésita une seconde, avant de compléter : « Auprès de lui.
- Thor n’est-
- Vous êtes fou de lui ! » Sa voix fit trembler les murs ébranlés de la chambre. « Fou, au point de tout détruire. Au point de VOUS détruire. » Il s’était relevé, sans s’en rendre compte, obligeant son interlocuteur à incliner la tête vers l’arrière pour conserver le contact visuel. Il n’aimait pas le voir ainsi. « Réduire les choses en cendres, c’est facile. Fuir, c’est facile. » Il avait besoin de l’aider. « Mais fuir ne résout rien. Fuir ne fait que retarder le problème. » Ses épaules tremblèrent à leur tour. Il voulait avancer, se rapprocher. « À trop tirer sur le nœud, il arrive qu’on l’aggrave. Essayer de réparer ce qui menace de s’effondrer, c’est difficile. » Il céda, s’accroupit face à cet esprit si grand, si malin, qui méritait d’enfin trouver la paix après laquelle il courait depuis si longtemps. « Garder espoir, c’est difficile. Mais vous êtes fort. Et vous n’êtes pas seul. » Il trouva sa main parmi les poils gelés de Fenrir, serra ses doigts entre les siens, et s’assura de transmettre toute la sincérité de ses mots au travers de son regard. « Alors je vous le redemande, une dernière fois avant de me fâcher : que faisons-nous ? »
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Les doigts maternels défroissaient avec un amour presque religieux la soie vermeille. Le cuir était de la plus haute qualité asgardienne, brodé de runes au fil d’or pur. « J’ignore ce que tu manigances » déclara-t-elle en inspectant la parure assortie, « mais sache que cela n’est pas au goût de ton père.
Thor haussa les épaules. « Peu de choses le sont lorsqu’elles sortent de sa vision. » Sa tête reposait sur l’assise de son fauteuil ; elle était lourde des cris insatisfaits qui avaient peuplé les couloirs ce jour encore. Le conseil se montrait obstiné, mais il l’était davantage. « De plus », il chercha du coin de l’œil ceux dont il avait hérité la teinte, « vous en savez plus que vous ne laissez croire. »
Un sourire joua sur les lèves rosées, à peine marquées par les âges. « Lofn est ma suivante après tout.
- Et votre esprit est bien trop éclairé pour avoir besoin d’une quelconque aide pour comprendre. » Il jouait de manière distraite avec le lacet carmin qu’il ne quittait jamais. « Vous étiez prévenue de mon aide dans la fuite de Loki. Vous m’avez surpris, plus d’une fois, à échapper à la vigilance de Père pour le rejoindre. Mais vous n’avez rien dit. Jamais. »
Ce fut à son tour de lever les épaules dans un geste vague. « C’est en expérimentant que les enfants grandissent. » Elle s’avança sur le grand tapis en laine exquise – Loki l’avait spécialement choisi pour naviguer entre le lit et la fenêtre sans craindre d’abimer ses royaux pieds, et tenir les siens frileux au chaud lors des basses températures – avant de se poster derrière lui pour enlacer ses épaules de ses bras longs et fins. Des bras qui ne l’avaient que très peu porté, rapidement remplacés par ceux d’une nourrice, mais dans la chaleur fleurie desquels il retrouvait toujours le sens du mot famille. « Parce que nous sommes une famille. » Elle nicha ensuite son menton au sommet de son épaule et commença à les balancer avec lenteur de gauche à droite. « J’ai foi en vous, mes garçons. Il est temps pour votre génération de prendre le relais. Tu seras un excellent roi, Thor. »
Il enroula sa main autour de l’avant-bras maternel et caressa son poignet du pouce. « Vous connaissez ma seule condition pour accéder au trône. »
Elle rit ; c’était un son doux et cristallin, qui lui avait tant manqué. « Oui, j’ai cru la comprendre. Tout comme ton père finira par le faire. » Un soupir, plus mélancolique que las, chatouilla son front ; l’étreinte se resserra à peine. « J’oublie parfois que le temps s’écoule ; que mes petits garçons sont devenus des adultes. Déjà. »
Le guerrier eut un sourire en coin. Sa mère n’était pas prête pour rencontrer toute la petite troupe gravitant autour de son cadet. Sylvie, Alioth, Fenrir, et même dans un sens le gigantesque serpent marin étaient comme des enfants pour le sorcier. Des fils supplémentaires dans lesquels s’entrelacer. Des fragments qui ne pourraient jamais prendre la place de ceux égarés, mais qui pourraient aider à reconstruire le miroir fracturé de leur famille. Elle n’avait pas besoin d’être de sang, « cela n’a pas d’importance. » Elle n’avait pas besoin d’être parfaite.
La reine déposa un baiser contre sa tempe. « Je repasserais demain matin » lui dit-elle en s’éloignant pour rejoindre la porte des appartements.
« Pour tenter de me soutirer des informations que vous possédez déjà ? » L’ironie dans sa voix fit tourner la tête maternelle dans sa direction. Elle fronça le nez dans une moue moqueuse qui le fit rire, puis disparut derrière le panneau de bois pour le laisser seul avec ses pensées.
Thor demeura immobile plusieurs minutes consécutives, avant de se lever de son fauteuil pour rejoindre la place occupée précédemment par sa mère face aux deux mannequins. Tout était prêt, le moindre détail avait été revu un millier de fois. Ses doigts parcoururent la surface du petit coffret posé sur le bureau voisin, avant de se refermer sur un gobelet dont il but le contenu en étudiant les gravures. Le bois était sculpté avec soin, des entrelacements complexes de futharks anciens qu’il était incapable de traduire – il n’avait jamais compris l’intérêt d’apprendre une langue morte depuis des millénaires.
« Je suis persuadé que toi, tu pourrais.
- Peut-être bien » répondit un fragment de son esprit, dont l’espièglerie lui arrach un nouveau sourire.
Avec lenteur, il tourna le dos aux habits de cérémonie pour observer la silhouette dessinée devant les grandes fenêtres entrouvertes. Un vent froid s’invitait dans le salon et faisait danser les rideaux vers l’intérieur. Loki avait toujours aimé les accorder à son humeur ; ils affichaient encore l’indigo profond des troubles qu’il avait ressentis deux cents ans auparavant. Une teinte sur laquelle peina à se démarquer son image, plongée dans l’obscurité de la nuit. Il portait une armure en cuir souple, noire avec des teintes de vert pour rappeler celles de ses iris. Ses boucles étaient ramenées vers l’arrière ; certaines tombées sur ses traits, comme égarées là lors d’une course folle. Une odeur piqua ses narines, un mélange d’ozone et de cendres. Son frère lui apparaissait si réel.
Vingt-trois jours.
Son esprit aimait se jouer de lui, comme son cadet aimait déjà le faire autrefois.
« Si t’étais là, je te prendrais bien dans mes bras » déclara-t-il pour lui-même à voix haute. Un sourire s’étira sur les lèvres fraternelles à l’instant où il lança le gobelet dans sa direction pour briser l’illusion – elles étaient davantage douloureuses que réconfortantes.
Cependant, à l’instant où le réceptacle aurait dû éparpiller l’image du sorcier en éclats verts, une main se leva pour venir l’intercepter avec adresse. Une paume, physique, réelle. Là.
« Je suis là. »
Notes:
Hello, hello ! De retour pour le vingt-et-unième chapitre de Kom Hjem ; nous en avons enfin fini avec les flash-back !! Désolée pour l’énorme temps d’attente, mais le temps me manque pas mal à moi aussi en ce moment. Et puis ce chapitre est pas mal conséquent, ça compense un peu, non ? Il était riche en parallèle avec de nombreuses scènes des chapitres précédents. J’espère qu’il vous aura plus =3
Note 1 : Commençons par un point mythologie nordique. Hlidskjalf est le nom du trône d’Odin. Nana était la femme de Balder, tandis que Vali est né pour le venger. Lofn est l’une des suivantes de Frigga. Freyr est le Seigneur d’Alfaheim d’où viennent les Alfes – comme la mère biologique de Balder dans cette histoire. Enfin, le prénom de Fenrir signifie « habitant des marais ».
Note 2 : Au niveau des runes, nous retrouvons Laguz, utilisée dans cette histoire comme rune de soin. Gebo, représentée par un X, symbolise les cadeaux, la générosité et les échanges, incarnant de ce fait l’amour donné et reçu en retour. Wunjo de son côté, représentée par un P, symbolise la joie et l’harmonie, et incarne le bonheur qu’apporte l’amour. Lorsqu’elles sont fusinées, ces deux rues créent ainsi une rune de liaison qui symbolise une relation amoureuse harmonieuse fondée sur le don mutuel.
Note 3 : Toujours au niveau des significations, l’aigue-marine est considérée comme l’une des meilleures pierres de protection pour les voyages en mer.
Note 4 : Les chats ont un champ de vision plus large que les humains, mais ils seraient myopes et distingueraient moins bien les couleurs.
Note 5 : Des références aux films Thor se sont glissées dans ce chapitre. On commence avec le film 1 : « Tu veux un bisou ? » vient d’une scène coupée entre les deux frères. De Thor 2, une bonne partie de l’introduction a servi pour ce chapitre : « Mère, êtes-vous fière de moi ? – Je t’en prie, n’aggrave pas ta situation », ainsi que toute la confrontation entre Loki et Odin qui en découle, de même que le passage en prison. Enfin, pour Thor 3, on retrouve le personnage de Skurge (le remplaçant d’Heimdall) et, évidemment, la fin du film reprise ici pour la fin de ce chapitre : « Je suis persuadé que toi tu pourrais. – Peut-être bien. – Si t’étais là, je te prendrais bien dans mes bras. – Je suis là. » Mention aussi au Avenger 3 avec « Je te promets mon frère que le soleil brillera à nouveau sur nous. »
Note 6 : Également beaucoup de références à la série Loki. Pour commencer, de la saison 1, on a « Vous êtes fou d’elle ! » devenu « de lui ! » de Mobius, le fameux « La confiance est pour les chiens et les enfants » de Loki, et l’échange entre les deux « Je n’ai pas besoin de votre pitié. – Tant mieux, je n’en ai plus en réserve. » Nous avons le « Pour toujours, à jamais » du TVA. Et parce que ce chapitre a été écrit pendant mon visionnage de la saison 2, on a : la tarte au citron vert, l’utilisation des ombres de Loki enchainée avec « Vous en faites toujours un peu trop avec ces jeux d’ombre. - Je trouvais ça approprié. », la phrase culte « Vous êtes le Dieu de la Malice, vous trouverez une solution », et enfin tout le dialogue de Loki de l’épisode 4, reprit ici par Mobius « Garder espoir, c’est difficile. »
Un énorme merci pour avoir lu et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter 23
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
L’odeur de cendre et de feu saturait ses narines. Son souffle était court ; les poumons brûlés par les attaques adverses guérissaient déjà avec lenteur. Il devait trouver Thor.
Son instinct l’avait poussé non pas vers les appartements de ce dernier, mais vers la chambre qu’il occupait lui autrefois. Son frère avait pour habitude de s’y réfugier lorsqu’il n’avait pas le moral, et le métamorphe espérait intérieurement qu’il ne l’avait plus depuis leur séparation – ce qui, si Hela disait vrai, devait être le cas. Mais sa sœur pouvait mentir, bien moins que lui, certes, mais elle avait déjà manipulé bon nombre de grandes pointures de sa langue habile. C’était à ses côtés qu’il avait d’ailleurs appris les bases de la duperie. Et puis, même les personnes honnêtes, les plus mauvais menteurs, étaient au final capables de mentir. Thor le premier.
[Je dois rentrer. Je suis désolé. Thor.]
Sans un bruit, le sorcier se glissa jusqu’au balcon de ses anciens appartements pour reprendre forme humaine. Tout était calme, un comble quand on savait le chaos régnant à l’extérieur de Bilskirnir. Il y avait de la lumière dans le salon, et deux voix dont il reconnut sans peine les propriétaires. Il attendit que l’une s’évapore en dehors pour laisser la seconde seule dans la quiétude des lieux – comment le manoir pouvait-il ainsi échapper aux troubles externes ? – avant de se rapprocher. En chemin, il guetta la présence d’un quelconque sort d’isolement, abandonna vite face à sa magie distraite, en quête d’une puissance fraternelle toute proche. Incorrigible sensation qui le poussa à franchir les derniers mètres jusqu’au vitrage. Dans le petit salon, le guerrier bougea pour faire face à deux mannequins vêtus avec prestance. Un mariage était en préparation, se remémora-t-il avec une pointe d’amertume dans la gorge. Un autre problème sur sa liste, mais plus bas.
D’un pas feutré, Loki s’invita dans son ancienne demeure. Son aîné lui tournait le dos. Ses cheveux avaient encore poussé depuis sa fuite, et il rêva un fragment de seconde d’enfouir sa main dans ses boucles blondes pour tirer violemment dessus. Thor aurait couiné, ou grognait, ou peut-être un mélange des deux, et il aurait ri en réponse. Peut-être lui aurait-il demandé ensuite pardon d’un baiser. Ou bien aurait aggravé son cas en lui pointant l’une de ses dagues dans le ventre. Ou peut-être les deux.
« Faites vite. » Les mots de Mobius le rappelèrent à ses obligations. Plus tard, lorsqu’ils auraient le temps.
Son attention fut de toute manière rapidement attirée par la voix grave et chaude du prince héritier qui s’éleva dans les airs, toujours dos à lui : « Je suis persuadé que toi, tu pourrais.
- Peut-être bien » répondit-il par automatisme – s’adressait-il à lui ? Était-il repéré ?
Lorsque son frère se retourna enfin dans sa direction cependant, il comprit. Oui, et non. Thor le voyait, sans le percevoir. Tel un ectoplasme engendré par ses pensées. Réaction que Loki ne pouvait lui en vouloir – même s’il lui en voulait - ; à force d’illusions et de jeux, la méfiance était de mise pour préserver l’espoir des faux-semblants. Raison sans doute pour laquelle l’Ase resserra sa prise sur le gobelet tenu. « Si t’étais là, je te prendrais dans mes bras. » Un projet intéressant, peut-être même plus que le tirage de cheveux.
La seconde d’après, le gobelet vola dans les airs. Il devina la pensée de son frère, leva la main pour la briser, et rattrapa l’objet lancé avec un sourire moqueur. « Je suis là. »
Il fallut alors une bonne minute aux iris cérulés pour comprendre. Les paupières s’écartèrent, la bouche s’entrouvrit ; sa réaction était délicieuse à contempler. Oh, qu’il aurait aimé le tourmenter davantage ! Lui faire regretter chaque seconde passée loin de lui. Le prendre juste dans ses bras comme suggéré et se rappeler le pourquoi il se battait. Thor en vie. Thor roi. Thor, juste.
« Surpriiiiise » déclara-t-il sur un ton mollasson en écartant à peine les bras devant lui.
Personne ne s’y précipita.
À la place, il eut le droit à ce regard mielleux et pathétique qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver adorable sur son aîné. « Tu es en retard » lui reprocha le bougre, sans remords apparents.
« Et tu m’as menti. » Loki fronça le nez dans une moue satisfaite. « Tu m’impressionnes.
- Ravi que tu apprécies. »
La remarque tira sur le coin de ses lèvres. Il faisait de son mieux pour alimenter sa colère, mais la tâche devenait complexe avec le responsable debout à moins de cinq mètres. Ses doigts commencèrent à picoter – était-ce l’urgence de la situation ? l’envie de gifler ces joues parfaitement taillées ? le besoin de chercher le tracé de la rune gravée sur sa poitrine ? Stoïque. Le métamorphe croisa les bras dans son dos et fit un premier pas en avant, à peine suffisant pour dépasser son autre pied. « Hela m’a dit que tu te mariais.
- Es-tu venu me sauver ?
- Voudrais-tu l’être ? » Il haussa un sourcil, empêcha ses lèvres de s’étirer comme le faisaient déjà celles de son frère. Thor était un bon joueur, mais il ne pouvait pas le battre sur son propre terrain.
Ce fut au tour de Thor d’avancer dans sa direction ; l’enjambé était grande, pleine de conviction. « Si je réponds oui, me sauveras-tu ? »
Il approcha d’un nouveau pas. « Si je te sauve » ; l’Ase en fit deux supplémentaires. La proximité peu à peu gagnée les obligea – du moins lui, plus petit - à plier le cou vers l’arrière pour conserver le contact visuel. « Me tromperas-tu encore ? »
Son frère rit en réponse, un son bas et vibrant qui recouvrit momentanément les instructions de Mobius dans son esprit. « Tu es bien injuste.
- Je suis le sauveur » se justifia-t-il en haussant les épaules, « à moi de dicter les règles.
- Comme tu l’as toujours fait. » Thor tendit son bras droit pour venir replacer une mèche sombre égarée sur son front derrière son oreille. Il n’y avait pas de reproche dans sa voix, simplement une vérité. Il n’y avait pas de lassitude dans son regard, ni de dégoût ou de colère, simplement cette confiance tendre et aveugle, cette même émotion qui s’était penchée au-dessus de son couffin au début de sa vie. De la patience, de la maturité, du calme. « Alors sauve-moi, Loki. » Sa paume se pressa contre sa joue. D’un commun accord, leurs jambes finirent par les rapprocher. Les battements cardiaques se mêlèrent. Thor avait toujours été plus grand ; ses talons étaient les bienvenus pour gagner quelques centimètres, la distance parfaite entre l’haleine ardente et sa langue fraîche. « Et exige de moi ce que tu veux. » La liste était bien longue, allongée par les deux cents ans passés loin de l’autre. Et plus encore par les vingt-trois jours d’absence. Beaucoup de reproches, de vengeances à savourer, de promesses à faire regretter. [Je dois rentrer. Je suis désolé. Thor.] Ces mots, à eux seuls suffisants pour l’interroger à chaque respiration sur son retour à Asgard. Pourquoi était-il revenu déjà ?
Pourquoi était-il à l’heure ? surtout.
Sa main s’interposa brusquement entre son visage et la barbe solaire.
Il avait traîné les pieds pour venir jusqu’ici – « Faites vite » lui rappela Mobius dans un coin de son cerveau -, le mariage aurait eu le temps de s’exécuter plus d’une fois.
Vingt-trois jours.
« Trouvez votre frère. » Il l’avait trouvé. Et n’aimait pas ce qu’il commençait à comprendre.
« Il n’y a pas de mariage. » Thor haussa un sourcil face à ses paroles ; il pouvait sentir ses lèvres s’étirer contre sa paume. Une tromperie. Le fils de tröll. « Qui ? Tu n’aurais jamais pu élaborer un plan pareil seul. » Des dents mordillèrent le métacarpe de son annulaire ; en représailles, il referma ses doigts autour du nez adverse et planta ses ongles dans la chair avoisinante. « Tout ça pour… quoi ? » La réponse que lui susurra son subconscient était à la fois folle et stupide, belle et chaotique. Une prison, deux corps allongés sur un lit trop petit, la douce douleur des runes tracées. Folle et stupide, belle et chaotique ; un problème bien plus bas encore sur sa liste. Il n’aimait pas ne pas comprendre, ne rien contrôler, laisser le monde agir sans pouvoir l’inspirer.
« Faites vite » se rappela-t-il. Les cendres et le feu, le souffle malmené, les attaques. La surface diaprée du Bifröst écorchée par leur venue désordonnée, loin de la discrétion qu’il avait prévue. Il aurait dû s’en douter ; Heimdall avait su qu’il viendrait. Mais il n’avait pas été le seul.
« Les démons aussi faisaient partie de ton plan ? » demanda-t-il, peu amusé par cette faute de goût dans le choix des invités.
Cependant, le froncement du visage de son frère éloigna de sa bouche toute tentative de blague supplémentaire. Et il sentit son seidr siffler lorsque le Dieu belliqueux demanda à son tour, d’une voix forte et déjà grondante : « Quels démons ? »
Chapitre 22
Asgard
Sa poigne était douloureuse autour de Mjöllnir. Le marteau filait dans les couleurs mourantes du jour. Pourtant, la cité lui apparaissait avec une netteté effrayante. De grands feux brûlaient à la périphérie de la capitale, leurs flammes hautes éclairaient les maisons et le visage des habitants désorientés. À priori, ils avaient été surpris dans leur sommeil par les événements récents. Des événements dont il n’avait lui-même pas conscience. Son inquiétude et son cadet l’avaient poussé à se jeter dans le vide pour suivre l’ombre de ce dernier qui évoluait, plusieurs mètres devant lui, sous la forme d’un corbeau plus long que son avant-bras. Il croassait pour le guider dans l’obscurité nocturne, même si Thor devina rapidement leur prochaine destination : Himinbjorg, la demeure d’Heimdall.
Ils survolèrent ainsi le Bifröst dont les écailles colorées avaient en partie été déchirées par la coque d’un imposant bateau, le Revenger, échoué un kilomètre plus loin du manoir céleste. Des tas de cendre jonchaient la structure irisée ; des restes de démon identifia l’Ase. Il serra la mâchoire, avant d’imiter l’oiseau qui perdait de l’altitude pour rejoindre le pont du bateau où les attendait une silhouette, assise avec calme sur l’une des marches menant au gouvernail. Thor reconnut sans peine l’intendant de son frère, dont le regard ne s’éleva de ses notes que lorsqu’ils eurent atterri et le métamorphe retrouvé sa forme basique.
« Heureusement que je vous avais dit de faire vite » leur reprocha-t-il en guise de salutation. Son timbre était constant, contrôlé, à peine acide pour arracher un sourire désabusé au né Jötunn. Croisant son regard, Mobius s’adressa ensuite à lui : « Ravi de vous voir encore en vie, Sir Dönar. Il semblerait que votre frère ait choisi l’option épargnement. Rédemption. Pardon. » Il fit un geste vague de la main, évita la menace silencieuse du sorcier, et ajouta : « Qu’en est-il du mariage ? Arrivons-nous à temps pour le désamorcer ?
- Il n’y en a pas » souffla Loki en assassinant cette fois son aîné de son vert oculaire, « il n’y en a jamais eu.
- Oh. Vous me voyez surpris par cette annonce.
- À l’évidence » manqua de soupirer une seconde fois son frère car, à l’évidence, l’Alfe mentait. Si mal que cela devenait risible. « Où sont les autres ? » demanda-t-il ensuite ; sa jonglerie entre les émotions était toujours aussi épatante.
Thor n’oubliait pas pour autant l’angoisse qui gonflait peu à peu dans son estomac, et devança la potentielle réponse de l’intendant : « Que se passe-t-il ? Où sont les démons ? Comment sont-ils rentrés ? Pourquoi- » Il s’interrompit face à la main levée de l’homme âgé.
« Des disciples de Surtur nous ont à priori suivi lorsque nous sommes entrés à Asgard » expliqua-t-il, avant de se tourner vers son supérieur. « Sir Alioth est avec le gardien du Bifröst pour l’aider à colmater la brèche, mais cela ne tiendra pas. Fenrir s’occupe d’un démon échappé, il ne devrait plus tarder. » Les épaules du plus jeune se tendirent à peine à cette annonce. « Quant à Dame Brunnhilde, elle est partie en avance pour prévenir le Père de toutes choses. Au moins pour éviter que nous soyons pris pour des envahisseurs » ajouta-t-il avec un sourire qui avait pour mission de dédramatiser la situation. Ce qui ne fonctionna qu’à moitié, car Loki était de nature une personne dramatique. Surtout lorsqu’il s’agissait de ses proches.
« Tu dois parler à Odin. » Il interrogea en silence les iris verdoyants. « Ce n’étaient que des sentinelles. Nous devons évacuer les civils avant que d’autres arrivent.
- Sir Loptr a raison. Nous avons la chance d’avoir un peu de temps, il serait dommage de ne pas l’utiliser à notre avantage. » L’Alfe ferma son carnet. « Du moins, autant que nous pourrons.
- Je me charge de Père. »
Mobius approuva d’un hochement de tête. « Je resterai ici pour préparer le Revenger au départ. Quant à vous-
- Loki viendra avec moi » le coupa-t-il, telle une évidence – car s’en était une. Il lui était hors de question de perdre de vue son cadet, pas alors qu’il ignorait tout de la situation. Pas alors que ces démons lui avaient déjà pris un frère et la moitié d’une sœur. Pas alors que Loki était enfin rentré. Après cent quatre-vingt-sept ans de traque. Les retrouvailles étaient loin de celles qu’il avait imaginées, prévues ; Mobius avait raison, ils avaient le temps. « La ferme Loki » déclara-t-il à l’instant où le métamorphe ouvrit la bouche, devinant à l’avance le refus de ce dernier. Sa décision n’était pas négociable, les jeux pourraient attendre. Tout était prêt. Vingt-trois jours. Un de plus ne changerait rien. « Allons trouver Père. »
o
Les colonnes d’argent de Valaskjálf défilaient autour d’eux ; ils avançaient d’un pas pressé, ignorant les voix qui tentaient de les intercepter pour comprendre. La situation échappait à tous. Domestiques et soldats avaient interrompu leur service pour discuter des événements récents : les explosions dans la capitale, le bateau échoué sur le Bifröst, la venue soudaine d’une Valkyrie au palais pour demander audience au roi. Suivie de celle du prince héritier, dans une tenue trop décontractée pour ne pas révéler qu’il sortait à peine de ses appartements. Un détail dont s’occupa en chemin son frère ; des éclats de seidr avaient dansé autour de sa tunique pour dessiner une armure plus attrayante et chaude. Une cape vermeille avait été ajoutée sur ses épaules et voletait à présent dans son dos, au même titre que celle dorée drapée autour du sorcier. Ce dernier avait encore changé d’apparence, empruntant cette fois celle d’une courtisane lambda – une petite rousse aux joues rondes constellées d’éphélides. Thor ne l’avait pas interrogé sur ce choix ; l’importance était de l’avoir à ses côtés.
« Thor ! » L’Ase décéléra à peine à l’appel de son prénom. Quatre silhouettes se joignirent à leur duo : Sif et le trio de paladin, armés jusqu’aux dents, prêts à en découdre. « Que se passe-t-il ? » reprit la guerrière à sa droite ; ses cheveux ébènes tirés vers l’arrière lui donnaient un air grave dans la pénombre. « Valaskjálf est en état d’alerte, surtout depuis la venue de la Valkyrie.
- Je croyais que les Valkyries avaient disparu depuis longtemps » commenta Volstagg, cinq pas derrière eux.
« Mes amis » les coupa-t-il, pressentant la venue d’un débat pour lequel ils n’avaient pas le temps, « je vous répondrais bien, mais je suis aussi perdu que vous. Je dois voir mon Père. » Asgard était menacée, et seule la parole royale serait autorisée à ouvrir le Bifröst pour évacuer les civils. Comme l’avait suggéré son frère, c’était la première chose à faire afin de préserver leur peuple. « Quand la Valkyrie est-elle arrivée ? » demanda-t-il, en quête d’un maximum d’informations.
La réponse lui fut donnée par Fandral, sur sa gauche : « Il y a peut-être quinze ou vingt minutes ? » Le temps de réunir le conseil dans la salle du trône, le débat devait à peine avoir débuté. Brunnhilde devait avoir connaissance du plan élaboré par les siens ; il arriverait à temps pour soutenir sa parole.
C’est alors qu’il sentit un pressentiment tirer sur l’arrière de sa nuque. Ses pas ralentirent, jusqu’à se stopper. Il fallut une demi-minute à ses coéquipiers de longue date pour l’imiter et l’interroger, mais il ne leur prêtait déjà plus attention. Car il manquait quelqu’un. Loki ne les suivait plus.
Le métamorphe s’était stoppé à l’autre bout du couloir pour contempler les jardins entre deux colonnes. De sa position, Thor ne parvenait pas à lire son émotion, mais il sentait dans sa posture que quelque chose n’allait pas. Et il n’aimait pas ça. N’aimait pas le silence laissé par la distance de son cadet.
Ce fut à cet instant que ses amis prêtèrent pour la première fois attention à sa compagnie. « Qui est-ce ? » demanda Hogun par-dessus son épaule.
Il ne lui répondit pas, rebroussant déjà chemin pour rejoindre le métamorphe, sa propre question aux lèvres : « Que se passe-t-il ? » Il nota la nervosité dans sa voix. Sa main accrocha par automatisme le poignet fraternel, dans une quête de soutien – pour l’un ou l’autre – ou pour juste attirer son attention. Chose qu’il obtint sans grande bataille.
Le visage était différent ; pourtant, il pouvait déchiffrer sans se tromper l’inquiétude affichée. Et il n’aimait pas ça, car Loki ne la révélait jamais. « Fenrir » fut son unique réponse, rendue aiguë par ses cordes vocales modifiées. Puis, il ajouta dans un soupir : « Tu dois avancer seul.
- Quoi ? Non. » Il resserra sa prise. « Si Fenrir est en danger, nous n’serons pas trop de deux.
- Tu écoutes un peu ? » La colère s’empara du timbre du plus jeune pour masquer l’anxiété ; Loki avait toujours été plus habile, plus à l’aise avec ce sentiment. « Le plus important est de mettre tous ces gens à l’abri. Qui sait combien de temps Alioth et Heimdall pourront tenir.
- Ils tiendront.
- Ah oui ? » Des ongles s’enfoncèrent dans sa paume. « Thor, nous n’pourrons pas l’éviter. Pas cette fois. » Un mystère planait dans ses mots ; l’Ase le devinait sans peine de mauvais augure. Une évidence s’imposa dans son esprit : Loki n’était pas revenu pour la rumeur de mariage, pas seulement.
Il se remémora alors les cauchemars faits par son frère avant son départ, de plus en plus fréquents, de plus en plus intenses. « Tu penses que Surtur pourrait revenir ?
- Thor, Surtur est mort. » Loki ne lui avait jamais tout dit, avait pris l’habitude depuis son enfance de conserver ses peurs dans le silence, derrière des sourires et des farces. Elles le rendaient plus agressif, ou plus affectueux, selon comment les astres s’alignaient dans son esprit difficile à approcher. « Tu brûles. » Mais il avait déjà brûlé.
Un second soupir mourut au bord des lèvres voisines. « Ne m’oblige pas à te supplier. » Le poignet se détacha de son emprise, pour permettre au sorcier de passer ses deux bras autour de son cou et l’attirer dans une étreinte. À laquelle il répondit sans hésitation. L’ozone lui piqua le nez lorsqu’il le nicha contre sa carotide ; par réflexe, l’Ase chercha l’effluve hivernal en dormance dessous. Une odeur apaisante, qu’il aurait voulu emmener avec lui. « On dirait que tu as de la chance » marmonna la voix habituelle de son cadet près de son oreille, « mon envie de t’enlacer est plus forte que celle de te frapper.
- Une chance, en effet » rit Thor en se cramponnant plus fort à cette silhouette qu’il avait bien du mal à attraper. Bougon, malicieux, susceptible, rancunier ; si difficile à capturer.
Ils demeurèrent ainsi une bonne minute. Le guerrier n’aurait jamais pu le lâcher de son plein gré ; raison pour laquelle son frère s’en chargea. « Je m’occupe de Fenrir » déclara-t-il en pressant son front contre le sien. Ses iris avaient retrouvé leur vert familier ; des pétales d’or dansaient autour de ses prunelles. Ses pouces caressaient sa barbe, là où le reste de ses doigts s’étalaient derrière ses oreilles, comme pour les tendre afin d’être écouté. « Toi, va trouver Odin. Explique-lui, il suivra ton avis.
- Ou pas » rit le blond en enroulant ses mains autour des poignets fragiles de la forme d’emprunt. Loki ne pouvait pas savoir l’animation qui avait occupé le conseil ces dernières semaines, ces vingt-trois derniers jours. Les hurlements de leur père qui avait manqué de le renier. L’incompréhension, les interrogations. Toutes ces choses qui devraient également attendre, car son jeune frère avait raison : ils devaient agir. « Sois prudent » dit-il, la bouche brûlante de sincérité anxieuse.
Une demande – ou un ordre – qui arracha un sourire à son cadet. « Je te promets que le soleil brillera à nouveau sur nous. Mon frère. » Loki ferma ses paupières sur ces derniers mots, prit une profonde inspiration, avant de s’arracher à ses bras pour s’éloigner sans regret, des éclats de seidr dansant déjà autour de sa silhouette pour la remodeler sous celle d’une puissante jument qui détala au triple galop dans les couloirs de Valaskjálf.
Et il lui fut difficile de ne pas se saisir de Mjöllnir à sa ceinture pour le pourchasser.
D’ignorer le mauvais pressentiment, toujours aussi lourd sur ses épaules.
D’expirer le dernier air empli de cet effluve familier.
De se retourner, de reprendre sa route, en ignorant les questions multiples de ses amis.
Plus tard, ils auraient le temps.
o
« Sans vouloir vous offusquer, Père de toutes choses, nous avons à aborder des questions plus urgentes que celle de se demander d’où je viens.
- Une Valkyrie pénètre mon royaume le même soir où des démons attaquent la cité, je pense que nous sommes en droit de nous interroger sur vos intentions. » La voix d’Odin était forte, naturellement amplifiée par l’architecture d’Hlidskjalf. De nombreuses torches brûlaient pour dévorer la pénombre de plus en plus oppressante. Les ornements avaient été oubliés dans l’urgence de la situation. Aux pieds de leur maître, Geri et Freki dormaient à poings fermés. À droite de son père, la reine Frigga avait à peine pris le temps de draper une palla dorée par-dessus ses vêtements de nuit. Elle semblait épuisée, son énergie insuffisante pour retenir les propos de son mari. Thor se rappela alors qu’elle l’avait quitté moins d’une heure plus tôt pour prendre du repos. Il était étrange de la retrouver ainsi, de l’autre côté d’Asgard, les boucles décoiffées et l’inquiétude peinte sur ses traits à la place de son sourire secret.
Moins d’une heure, et pourtant tant de chose s’étaient produites entre-temps. Les minutes filaient dans la nuit, à présent installée sur le royaume.
« Pour la troisième fois, nous sommes venus à Asgard pour stopper le Ragnarök.
- En apportant avec vous l’ennemi que vous souhaitiez combattre.
- La faille était déjà entrouverte ; notre venue n’a fait qu’accélérer le processus, mais il était inévitable. » Brunnhilde parlait d’un ton calme, les mains appuyées sur le pommeau d’une longue épée enfoncée dans le tapis carmin. Elle avait troqué son armure noire contre une plus robuste, au blanc autrefois immaculé, à présent tâché d’ichor démoniaque et de cendres. La tenue des derniers jours.
Thor s’avança d’un pas discret dans la grande salle, l’oreille tendue pour ne rien manquer de l’échange. Warsong fut le premier à repérer le petit groupe qu’il formait avec ses compagnons de bataille ; il frotta son museau contre son visage en guise de salutation tandis que sa cavalière ajoutait :
« Ne devrions-nous pas mettre les civils à l’abri le plus tôt possible, plutôt que de débattre sur ces futilités ? » Elle camouflait à grande peine son agacement grandissant. « Pour l’amour de Freyja, avant qu’il ne soit trop tard. »
Le Père de toutes choses ouvrit la bouche, prêt à répondre à l’audace de l’étrangère. Néanmoins, le prince fut plus rapide et quémanda en s’avançant dans la lumière : « Je vous en prie Père, écoutez ce qu’elle a à vous dire.
- Thor ? Mais qu’est-ce que tu-
- Brunnhilde a raison, nous devons faire évacuer les civils le plus tôt possible. » Il se stoppa à proximité de la guerrière ; elle lui accorda un regard qu’il lui rendit, avant de se reconcentrer sur son géniteur. « Un navire attend sur le Bifröst ; nous pourrions faire monter les plus vulnérables avant que la lune n’atteigne le sommet de son règne.
- Thor » intervint cette fois sa mère, « connais-tu cette jeune personne ?
- Oui, c’est une amie, et une personne de confiance. » De nouveau, ils échangèrent leur attention, un sourire partagé sur leurs lèvres. « L’histoire est longue à raconter, et je crains que nous n’ayons le temps de l’aborder. Sachez seulement que je lui confierais ma vie sans hésiter » ajouta-t-il en s’adressant directement au bleu oculaire de sa mère. Elle devait le croire, car, ainsi, elle deviendrait un soutien redoutable pour convaincre Odin de faire ce qui devait être fait. La reine Frigga était avant tout une mère, qui savait l’importance d’abriter les plus jeunes.
« Elle a également toute ma confiance. » Sortant de la pénombre, Hela se joignit à eux pour rejoindre l’autre côté de la Valkyrie. Sa robe luxueuse avait laissé place à une armure noire près du corps qui camouflait l’entièreté de sa demi-vie, à l’exception de son visage maintenu secret derrière une épaisse mèche tressée sur le côté. Cette vision ne le satisfaisait pas, car sa sœur avait déjà beaucoup trop donné, et surtout perdu dans cette bataille. Le choix n’était hélas plus une option envisageable. « Je peux me charger de guider les civils avec Lady Brunnhilde jusqu’au vaisseau ; en cas d’attaque, ma magie pourra les dissimuler le temps de les mettre à l’abri.
- Pendant ce temps » poursuivit Thor, « je me chargerais de Surtur et de son armée.
- Tu n’es pas de taille à les affronter seul. »
Le guerrier blond laissa un sourire s’étendre sur ses traits. « Qui a dit que j’étais seul ? Je me battrai auprès de mes fidèles compagnons. » En réponse, Sif et le trio de paladin s’avancèrent à leur tour dans la lumière, avant de se stopper trois mètres derrière lui pour poser genou à terre et offrir une révérence aux souverains. « Je me battrai auprès de nos valeureux guerriers. Auprès de mes nouveaux amis. Auprès de ma famille. » L’image de Loki s’infiltra dans sa tête, fier et prêt à en découdre. Il irait bien ; contrairement à lui, son cadet tenait toujours ses promesses. Thor voulait redevenir cet enfant qui pouvait aveuglement croire, avancer dans la pénombre avec pour seul guide l’espoir. Les plans n’avaient jamais été son affaire ; réfléchir ne lui réussissait jamais. « Nous devons mettre un terme à cette histoire ce soir. Une bonne fois pour toutes. » Pour Balder. Pour Hela. Pour le retour de Loki. Pour l’avenir qu’il espérait. « Je vous en prie Père, je conçois votre colère. » Sans hésitation, il s’avança d’un pas pour mettre genou à terre et baisser son honneur face aux trônes. « Mais offrez-moi la chance de préserver notre peuple. »
Derrière lui, ses compagnons l’imitèrent, prêts à mourir à ses côtés, comme toujours. Hela et Brunnhilde suivirent le mouvement, imitées par l’armée de soldats qui s’étaient peu à peu regroupés dans la grande salle. Prêts à mourir, mais surtout prêts à vaincre, réunis sous la bannière d’Asgard.
Non, réunis sous celle d’Yggdrasil. Pour cette paix rêvée au travers des Neuf Royaumes.
« Un roi avisé s’abstient de déclencher une guerre » lui avait autrefois enseigné son Père, « mais il doit toujours y être préparé. Pour défendre la paix. »
Une paix promise. « Tu deviendras roi. Le plus grand. » Un rire chaud s’ajouta dans sa mémoire. « Même si tu te manges ton propre marteau. »
Ce jour était arrivé, celui où ils purgeraient Muspelheim, dernière branche encore souillée par les ombres. Ils affronteraient le Ragnarök, survivraient à cette nuit, pour contempler tous ensemble le prochain jour naissant.
« Bien. » Il releva la tête à l’entente de la voix paternelle. La colère s’était quelque peu atténuée sur les traits âgés de sagesse. Un éclat de fierté brûlait dans l’œil unique du Père de toutes choses, cet éclat pour lequel il avait autrefois tant appris, tant supporté, tant donné. Qu’il avait confronté trois semaines plus tôt. « Je me battrai également à tes côtés. Mon fils. » La joie étira les lèvres de Thor, comme elle le fit plus timidement sur celles du souverain, avant qu’il ne s’adresse d’une voix forte au reste de l’assemblée : « Débutez l’évacuation des civils, les enfants et les plus fragiles en premier. Que les guerriers et les mages volontaires se préparent à accueillir l’envahisseur. » Sa main chercha celle de son épouse pour la serrer avec force. « Une longue nuit nous attend. »
o
Ils devaient fuir.
Fenrir gémissait, les oreilles tirées vers l’arrière. Sa langue était glacée contre sa peau meurtrie ; les coups de salive parvenaient à calmer la brûlure. « Douleur. Aide. Sauver. » Il ressentait sans peine la peur de son compagnon.
« Ça va aller » tenta-t-il de le rassurer avec une caresse derrière l’oreille, « encore deux ou trois minutes. » Le temps nécessaire à son métabolisme d’arranger en grande partie la plaie sur sa jambe. Un temps qu’ils n’avaient plus.
Il s’inquiétait davantage pour la blessure du Vargr, plus profonde et lente à cicatriser. Comme il l’avait craint, le démon échappé n’avait pas été une simple sentinelle. Sa force de frappe était redoutable, digne des officiers qui servaient autrefois Surtur. Le monstre avait camouflé sa force pour les prendre au dépourvu ; Loki aurait sans doute pu être impressionné par son jeu d’acteur si le géant de lave n’avait pas tenté de les tuer. Avant de se sacrifier à la Flamme Éternelle pour ramener son seigneur à la vie.
Pour la seconde fois sous son nez.
« Ça va aller » répéta-t-il, autant pour Fenrir que pour lui-même. La température grimpait en flèche ; la situation devenait critique. Il tenta de bouger sa jambe, serra les dents pour ne pas extérioriser la douleur. Il n’avait pas le temps d’avoir mal, il devait prévenir les autres.
Surtur était là, sa haine plus ardente que jamais. « Fils de la Foudre, je te trouverais. »
Des images parasitaient son esprit. « Que voyez-vous ? » l’interrogea la voix de Mobius ; il tenta de se concentrer sur l’odeur du thé qui infusait dans son souvenir. « Le démon Surtur revient à la vie, et ensuite ?
- Les ténèbres. » Il devait déjà faire nuit. « Les couleurs mourantes du Bifröst. » Il devait croire en Alioth et Heimdall pour gagner du temps. « Thor, allongé, le souffle court. » Il espérait le savoir encore en sécurité. « Je le tiens. » Grimaçant, il appuya sur sa jambe blessée et s’aida du mur pour se relever. « Mais je ne peux le sauver. »
« Tu peux marcher ? » demanda-t-il au Vargr.
Ce dernier se tenait sur trois pattes, celle arrière droite pendant inutilement. « Combattre. Fort. » Loki accueillit son courage d’un sourire rassurant. Oui, ils étaient forts.
« Le Bifröst, votre frère. Et vous. » Une nouvelle fois, le métamorphe jeta un regard en direction du socle qui accueillait autrefois la Flamme Éternelle, à présent vide. De même que celui à sa droite qui aurait pu représenter un espoir de succès supplémentaire. Ils feraient sans. « En sommes, tant que ces trois éléments ne sont pas réunis, la bataille ne sera pas finie.
- Sous-entendez-vous que je dois demeurer loin de mon frère ?
- Non, Sir Loptr. » Le Jötunn referma ses doigts autour de son pendentif. La Pierre de l’Espace répondit aussitôt à l’appel de son pouvoir et pulsa plus fort contre sa paume. « Vous fuyez depuis trop longtemps. Laissez le nœud se dérouler. » La peur rongeait ses nerfs. « Je sais. C’est pourquoi vous ne serez pas seul. »
Un portail se matérialisa à quelques pas devant eux. Suivant son mouvement de tête, Fenrir fut le premier à le traverser. L’exclamation de surprise de Mobius résonna de l’autre côté, avant qu’il n’appelle son nom. Une dernière fois, son regard regretta l’absence du coffret à l’éclat glacial. Puis, sans autre hésitation, il se laissa glisser vers le portail où deux bras forts l’accueillirent. Mais pas ceux de son intendant.
Des iris noirs plongèrent dans les siens, porteurs d’un pardon silencieux.
Alioth.
« Surtur arrive.
- Et je crains qu’il ne soit pas le seul » compléta l’Alfe par-dessus l’épaule de son fils adoptif.
Au loin, le cor Asgardien retentit dans l’obscurité.
Notes:
Bonjour, bonjour ! Bienvenue pour ce vingt-deuxième chapitre qui, je vous l’accorde, est un peu plus court que les précédents MAIS qui nous permet d’introduire la dernière grosse partie de cette histoire. Eh oui, Kom hjem approche de la fin. Enfin, il nous reste encore de belles choses à vivre ; si Loki est enfin rentré, nous ne savons pas encore s’il va rester ou non ;) Et puis, un danger approche. J’espère que la suite vous plaira tout autant.
Note 1 : Pour les noms propres employés dans ce chapitre : Geri et Freki sont les deux loups d’Odin qui dorment à ses pieds lorsqu’il siège ; Bilskirnir est le manoir de Thor dans la mythologie nordique, partagé ici avec les autres enfants d’Odin ; Valaskjálf est d’ailleurs le manoir d’Odin avec la salle du trône nommée Hlidskjalf ; Himinbjorg est la demeure d’Heimdall, située au bout du Bifröst, le fameux pont arc-en-ciel qui permet de voyager entre les Neuf Royaumes. Enfin Muspelheim est le nom du royaume où règne Surtur, seigneur démoniaque en partie responsable du Ragnarök, la fin du monde.
Note 2 : « Un roi avisé s’abstient de déclencher une guerre. Mais il doit toujours y être préparé. » est une citation d’Odin au début du premier film de Thor. « Tu m’as menti. Tu m’impressionne. - Ravi que tu apprécies » est un petit échange entre Loki et Thor dans le deuxième film. De Thor 3, il y a le « Surpriiiiiise » et le « Tu es en retard » de Loki, ainsi que la scène du « Si t’étais là, je te prendrais dans mes bras. - Je suis là. ». On a aussi le changement de tenue de Bunnhilde qui passe de noir à blanc comme dans le film. Enfin, « Je te promets que le soleil brillera à nouveau sur nous, mon frère. » est la phrase d’adieu de Loki au début de Avenger Infinity war.
Merci beaucoup pour avoir lu et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter 24
Notes:
Coucou, petite note rapide pour vous dire que ce chapitre et les prochains seront à point de vues multiples. Bonne lecture !
Soundtrack : The dawn will come – Dragon age Inquisitor (Trevor Morris)
(See the end of the chapter for more notes.)
Chapter Text
Le conseil était réuni au grand complet, présidé par son père dont les lèvres n’avaient plus été aussi souriantes depuis la mort de Balder. Il se tenait en hauteur depuis l’estrade, assis à la droite de son épouse dont le bleu oculaire ne reflétait pas exactement la même émotion. Heureuse de le revoir, oui. Fière de sa personne, probablement. Impatiente d’écouter les prochaines paroles de l’assemblée, peut-être moins sûr.
« Sois sage » lui avait-elle murmuré le matin en venant elle-même le tirer du lit à la place des servantes, comme si elle craignait le caprice de l’enfant qu’elle voyait encore en lui.
« Sois sage », c’étaient ces mêmes mots qu’Hela lui avait chuchoté en marchant à ses côtés dans les couloirs jusqu’à Hlidskjalf, avant de l’abandonner à l’entrée de la grande salle. Il le serait, pour une fois prêt à suivre la moindre directive. Le plan était fragile, incertain ; sa seule chance. Une bataille pour laquelle l’espoir et la ruse étaient ses deux seules armes. La patience aussi.
Mais patient, il avait appris à le devenir. Auprès du meilleur professeur.
« Mon cher fils » s’exclama Odin, les bras ouverts devant lui, « enfin de retour à la maison. » Il parlait fort, sa voix portait jusqu’au fond de la grande salle d’où provinrent des applaudissements et des exclamations de joie. Le prince héritier était de retour, en vie et – il se doutait qu’ils espéraient – l’esprit plus sain, plus éclairé, plus stable. Il avait tenté plus d’une fois d’échapper à la surveillance royale pour désobéir et suivre les traces de son frère. Plus d’une fois détérioré sa réputation, usé les attentes de son géniteur.
Qu’il finirait au final par briser. « Le traité de paix avec Vanaheim a déjà été retardé. »
Du coin de l’œil, Thor chercha du soutien dans les iris verdoyants de sa sœur, debout parmi l’assemblée. Une teinte particulière et familière, empruntée par la forme d’Ase de leur cadet. Hela était nerveuse, suffisamment pour deux. Tandis que le discours de leur père se poursuivait afin de retracer les exploits de son héritier, l’attention de la musicienne ne cessait de voyager entre lui et les grandes portes dans son dos.
« Et malgré ton égarement, tu ne cesses de faire notre fierté. Car tu nous reviens mûri de cette épreuve. C’est donc avec un immense bonheur que je te souhaite bon retour à la maison, mon fils. Mon héritier. »
De nouveau, la salle acclama les dires de son souverain qui frappa une fois Gungnir sur le sol pour faire danser les flammes dans les coupelles accrochées aux colonnes. Elles s’envolèrent au-dessus de la foule et empruntèrent des nuances colorées plus extravagantes : vert, bleu, violet, fuchsia. Des rires d’enfants se laissèrent amadouer par le spectacle. Asgard en fête, comme le royaume ne l’avait plus été depuis plus de deux siècles. Depuis la mort de Balder et les voiles d’un blanc funeste au-dessus de la capitale.
Une joie qui se poursuivrait au travers de célébrations. Un mariage était en préparation depuis cent quatre-vingt-sept ans. Une fille de Vanaheim serait choisie pour devenir son épouse, consolider la paix entre les deux branches d’Yggdrasil. Tels étaient les desseins de son père. « Une fois le sablier accordé vide, vous devrez rentrer et assumer votre rôle. » Thor était prêt à l’assumer, l’avait toujours été. Car il serait roi. Car il apporterait la paix au travers des Neuf Royaumes.
Néanmoins, il le ferait – comme toujours – à sa manière.
« En ce jour, et devant tous ces êtres chers que je prends pour témoin, moi, Odin, fils de Bor et Père de toutes choses, déclare que- » Les grandes portes de la salle s’ouvrirent à peine ; le grincement fut suffisant pour interrompre la parole royale.
Tous les regards suivirent celui du roi et de son épouse, qui se redressa sur le rebord de son siège, à priori surprise. Thor fut le dernier à se retourner, retenu par un soupçon de réticence, pour découvrir ce qui se trouvait à l’autre bout du tapis carmin. Ou plutôt qui s’y trouvait : Lofn, l’une des douze suivantes de sa mère, la plus discrète du groupe, qui paraissait si petite entre les soldats armés, si fragile dans ses voiles de satin sarcelle. Ses mains étaient jointes devant son ventre ; si elles tremblaient de nervosité, son dos demeurait droit et son menton haut. L’Asyne avança ainsi, au milieu des murmures et des questions muettes, jusqu’à dépasser le prince d’une vingtaine de centimètres pour se stopper face aux marches et à ses souverains. Elle apportait avec elle un léger vent fleuri ; dans sa longue et dense natte brune cohabitaient de nombreuses espèces végétales aux secrets variables : lys, gardénias, hellébores, pivoines, violettes, tulipes, bleuets ou encore anémones, tressés avec soin pour faire chanter leur langage.
« Lofn ? Qui y a-t-il ? » demanda Frigga en premier, sans doute la seule autre personne dans la salle capable de ressentir la nervosité de sa suivante.
« Navrée de vous importuner mes seigneurs », la Vanir inclina profondément sa tête en avant ; des pétales voletèrent autour de sa silhouette gracile. « Si je me présente devant vous aujourd’hui, ce n’est pas en tant qu’alliée de la Mère de toutes choses, ni même en tant que sujet d’Asgard. » Elle se redressa avec lenteur, retrouva sa posture noble pour parler avec assurance : « mais en tant que porte-parole de deux âmes prêtes à s’aimer. » Les murmures redoublèrent face à son annonce. Odin entrouvrit la bouche ; elle fut plus rapide et poursuivit : « Sans vouloir rappeler à ses majestés leur parole, j’ai autrefois reçu l’honneur d’apporter, une fois par millénaire, mon soutien à deux amants choisis par ma seule compassion.
- Je ne le nierais pas, ma tendre Lofn » déclara le roi, le timbre assombri par une pointe de pressentiment qui rendait incertaine sa joie précédente, « mais pourrions-nous en parler plus tard ? » Ses lèvres tentaient une expression affectueuse. « Je ne suis pas certain que le moment soit le plus approprié » ajouta-t-il en échangeant un regard avec son fils.
Par-dessus son épaule, la Déesse compatissante l’imita. Le marron de ses iris était chaleureux ; Thor y trouva l’espoir dont il avait besoin pour avancer. « Au contraire, mon roi » ; elle lui adressa un sourire secret, avant de se retourner, « je crois même arriver au bon moment. » Les sourcils d’Odin se froncèrent avec lenteur ; il n’allait pas aimer les prochains mots de son interlocutrice. « J’ai ouï dire que vous étiez réunis aujourd’hui en l’honneur du mariage prochain de notre précieux prince.
- En effet. » Il commençait à comprendre, comme le témoignèrent les flammes vagabondes, retournées se réfugier dans leurs coupoles respectives.
Sa mère fut plus rapide ; ses sourcils montèrent haut sur son front, et sa bouche s’entrouvrit de surprise - ou d’émerveillement, Thor était bien trop concentré sur la frêle déesse pour chercher à déchiffrer l’expression maternelle.
« Prenant connaissance de cette nouvelle » poursuivit Lofn, « je me suis donc empressée de vous rejoindre avant que des faux-semblants ne soient énoncés. Car j’ai moi-même une vérité à faire entendre. » Elle prit une profonde inspiration, comme pour reprendre une gorgée de courage, avant d’annoncer, d’une voix claire et forte : « Cette union ne peut avoir lieu. »
Une annonce qui éveilla des exclamations de surprise et d’indignation dans l’assemblée. « Qu’entendez-vous par là, mon amie ? » s’exprima Frigga par-dessus la cacophonie engendrée, une main posée sur celle serrée de son époux.
« Ma Reine, le prince Thor est l’une des deux âmes pour lesquelles je demande clémence auprès de vous aujourd’hui.
- Mon fils n’est pas un cœur pris. » Le danger grimpait dans la voix du Père de toutes choses.
Lofn ne se laissa pas impressionner. « Le prince Thor a prêté serment devant ma personne comme témoin. Son cœur est pris, et son âme liée. » La rune sur sa poitrine brûla pour se manifester, une délicieuse combinaison de Wunjo et de Gebo, tracée dans l’intimité d’une cellule, loin du reste du monde.
« Puis-je traverser les flammes du Ragnarök une seconde fois si c’est pour te prouver la sincérité de mes mots. » Il le ferait, si telle était la punition nécessaire.
« Pour toujours.
- À jamais. »
« Un serment ne peut être rompu que si l’une des deux parties le revendique » poursuivit la Déesse des secrets, parfaite dans son rôle, « ce qui, pour l’heure, n’est pas encore a-
- Il suffit ! » Le poing s’abattit avec force sur l’accoudoir du trône ; les torches s’embrasèrent avec ardeur, des cris de surprise résonnèrent entre les colonnes d’argent. « Thor ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?! »
L’Ase blonde inspira avec profondeur. Il s’y était préparé. Il pouvait affronter cette vague de colère.
Néanmoins, il n’eut pas même le temps d’ouvrir la bouche que la silhouette de Lofn se glissa devant lui pour faire barrière. « Ainsi » reprit-elle, comme si elle n’avait pas été interrompu par la colère royale, « j’use mon droit de clémence aujourd’hui pour le prince Thor et son âme destinée.
- Qui est ? » demanda sa mère, comme si elle ignorait – comme si elle n’avait jamais su.
« Absente. » Ce fut à son tour de s’avancer. Il ne voulait pas se cacher, en avait assez de le faire. Cette rune – cette promesse ! – méritait d’être exposée avec fierté aux yeux de tous, pour que tous sachent celui qu’il avait choisi. Depuis des siècles ; peut-être même depuis toujours. « Jamais sans toi. » « Mais je m’engage à vous la présenter le plus tôt possible.
- Thor » clama à nouveau son père, « tu as pourtant accepté notre marché. Un roi avisé ne revient pas sur une parole donnée.
- Navré de vous décevoir père » car il savait qu’il était en train de le faire, « mais notre accord n’a jamais stipulé l’identité de la personne que je devais épouser. Tant que cette union sera bénéfique pour la couronne, qui se soucis de qui trônera à mes côtés, si ce n’est moi-même ? » Il se stoppa à côté de celle qui s’était portée volontaire pour défendre son engagement et posa sa main sur son épaule dans un geste de gratitude.
Du coin de l’œil, il repéra à nouveau Hela ; l’espoir avait redonné des couleurs à son visage. « Écoute » l’avait-elle supplié des décennies plus tôt, et il avait écouté. Durant des années, pour forger, pièce après pièce, ce grand dessein – différent de celui préparé par son père.
« Vous m’avez toujours dit qu’un roi avisé s’abstient de déclencher une guerre, qu’il préfère à la place consolider les alliances et préserver la paix si durement obtenue par nos ancêtres. »
Un peu plus loin, Sif et le trio paladin approuvèrent ses paroles d’un hochement de tête.
Le sourire sur les lèvres maternelles s’accentua.
« Père. Mon Roi. » Il n’eut aucune honte à poser un genou à terre, sa paume droite pressée contre les pulsations de la rune précieuse. Les voix se turent autour d’eux ; toute son attention était tournée vers son géniteur. « Si, par mon geste, j’apporte une paix supplémentaire aux Neuf Royaumes, veuillez accorder à Dame Lofn sa requête innocente. Car vous me perdriez en m’obligeant un cœur que le mien ne pourrait chérir. » Il savait ce qu’il risquait, ne pouvait plus faire marche arrière. « Maintenons les noces, mais permettez-moi de choisir la personne qui m’accompagnera. Dans l’éternité, et même au-delà. »
Son discours s’acheva dans le silence, qui se prolongea sur plusieurs minutes interminables.
Anxieux, il guetta la réaction de son père dans le bleu glacial de son œil unique. Une colère brûlait au fond de sa prunelle, mais d’autres émotions attendaient encore de se révéler.
Lorsqu’il parla enfin, le trouble marquait ses mots : « J’ignore ce que tu manigances, cette fois encore. » Et c’était compréhensible. Et déjà mieux que l’animosité affichée précédemment.
« Je vous l’ai dit » répondit donc Thor, le cœur à peine plus léger, « un traité de paix. »
Chapitre 23
Tiwaz
« Débutez l’évacuation des civils ; les enfants et les plus fragiles en premier. Que les guerriers et les mages volontaires se préparent à accueillir l’envahisseur. Une longue nuit nous attend. »
Les paroles d’Odin à peine prononcées, le peuple d’Asgard se mit en mouvement, telle une seule ombre, pour répondre à la décision royale. Les armures cliquetèrent sur les membres des volontaires ; les lames chantèrent, brandies hors des fourreaux pour scintiller à la lueur des torches. Des dizaines de doigts habiles gravèrent Sowilo et Tiwaz dans la chair ou sur les plastrons des futurs combattants ; Hela se chargea de tracer les siennes elle-même, comme elle l’avait fait des décennies plus tôt, avant qu’il n’entraîne leurs deux frères dans une mission suicide à Muspelheim. Puis elle fut emportée au loin avec Brunnhilde, sur le dos impeccable de Warsong.
« Sois prudent » lui avait-elle demandé, de cette même manière qu’il l’avait ordonné à Loki, en serrant avec force sa main dans la sienne. Il n’avait pas cherché à fanfaronner. Peut-être plus tard, lorsque le lever de soleil promis par les bouches chères lui serait assuré.
Bien plus tard, lorsque l’effroi glacial aurait quitté son âme à la vision de l’aile ouest de Valaskjálf réduit en cendres par une explosion soudaine et assourdissante. L’aile qui renfermait la salle aux trésors, là où était stocké entre autres la Flamme Éternelle, unique objet permettant la résurrection de Surtur. Possiblement l’objectif visé par tous les démons infiltrés dans la capitale, comme celui pourchassé par Fenrir selon les dires de Mobius. Fenrir qui, aux dernières nouvelles, était en mauvaise posture. De même que - il supposait - l’idiot qui s’était précipité à sa rescousse en refusant toute l’aide qu’aurait pu lui être offerte de sa part.
Plus tard oui, car ce n’était définitivement pas le moment de fanfaronner.
De la lave se répandit très vite dans les jardins ; le magma perça la pénombre de ses braises dangereuses pour révéler le désastre en cours. L’incendie proliférait sans retenue ; les végétaux se mouraient, les uns après les autres, sur son passage. Avec lenteur, les flammes alimentées par le génocide sylvestre se regroupaient au niveau de la cour centrale pour construire de manière progressive une forme disgracieuse, gargantuesque – aussi haute que Valaskjálf ; personnification des cauchemars les plus anciens.
Surtur, le Seigneur de Muspelheim.
« Si tu veux mon avis, j’en connais un qui a passé une mauvaise journée. » À sa gauche, Volstagg tenta un trait d’humour pour apaiser les craintes des guerriers qui pouvaient enfin mesurer la grandeur – c’était le cas de le dire – de la tâche qui les attendait.
« Qu’il ne compte pas sur nous pour lui garantir une meilleure nuit » assura Fandral en achevant d’accrocher le fourreau de son épée à sa taille. À ses côtés, Sif et Hogun vérifiaient aussi leur arsenal. Ils étaient pris de court, le temps assuré par Mobius abruptement réduit. Pour autant, il ne fallait pas se précipiter ; l’objectif principal demeurait le même : évacuer en premier les plus fragiles vers le Revenger.
Depuis le grand balcon d’Hlidskjalf, qui offrait une vue imprenable sur toute la capitale, Thor observa la population se regrouper avec calme pour suivre les directives des troupes d’Hela. Un fin voile illusoire recouvrait les ruelles, rendant de plus en plus difficile l’analyse de l’évacuation à mesure que l’on s’éloignait du manoir royal et, par conséquent, du danger qui grossissait en son sein. Le bateau attendait encore sur les moirures blessées du pont ; il serait assez grand pour au moins emporter tous les enfants en un seul voyage, ce qui limiterait l’ouverture du Bifröst, et par conséquent l’invasion du royaume par les serviteurs du roi igné. Invasion qui avait déjà débuté, comme le révélaient les fissures de plus en plus nombreuses sur la toile céleste. Des fissures sur lesquelles se focalisait déjà le pouvoir de son père, et peut-être même celui d’Heimdall. Ils devaient suivre le plan, rester concentrer. Surtur était pour l’heure le danger le plus préoccupant.
« Tu as intérêt à ne pas être là-bas » marmonna-t-il pour lui-même, obligé de se rassurer ainsi pour ne pas foncer tête baissée dans le tas de lave amovible. Loki avait toujours tenu ses promesses, contrairement à lui. Il était malin, difficile à attraper, et doué d’un instinct de survie qui les avait déjà sortis tous les deux de situations, certes moins critiques que celle-ci, mais tout de même redoutables. L’espoir, se rappela-t-il ; il était un enfant, il avait le droit de croire encore ; la pomme d’Idunn attendait d’être croquée.
Surtur bougea son bras dans un geste maladroit ; une tour de Valaskjálf fut réduite en poussière. La mâchoire à peine dessinée au milieu de son visage s’étira en hauteur pour pousser un hurlement dévastateur, qui fit trembler les fondations sous leurs pieds. À l’évidence, Volstagg avait raison : le seigneur démoniaque n’était pas de bonne humeur.
Thor enroula par automatisme ses doigts autour du manche de Mjöllnir ; les bandes de cuir s’adaptèrent à merveille aux callosités creusées par le temps sur sa paume. Le marteau chanta son bonheur de réunion à l’instant où il le décrocha de sa ceinture pour laisser tout son poids reposer le long de son bras, pour le laisser redevenir cette part de lui-même. Enivrant, telle une bouffée d’oxygène après une séance d’apnée trop longue.
« C’est moi qu’il veut » déclara-t-il ensuite en avançant vers la rambarde du balcon. Il sentit le regard de ses compagnons glisser dans sa direction.
« Thor » débuta alors le maître épéiste en le rejoignant, « sans vouloir froisser ton ego, tu n’es pas le centre de toutes les colères. »
Le prince rit, força la moquerie sur ses lèvres pour répondre à l’attaque verbale que lui destinait son ami. « Très cher, tu oublies que j’ai un petit frère opiniâtre et rancunier. » Son attention retourna ensuite complètement vers son futur adversaire, et il expliqua : « Y a des signes qui ne trompent pas, crois-moi. » Il avait été le dernier visage que le démon avait vu avant de se désintégrer, privé de sa source vitale ; la dernière personne qui lui avait brisé les oreilles à force de paroles – Surtur n’avait pas l’humour facile, il pouvait l’attester ; le dernier insecte qui avait osé se mettre en travers de son dessein, et qui était parvenu à le stopper net dans son besoin de destruction. Bien sûr qu’il serait la cible de choix pour le souverain de feu.
« Loki a raison » souffla Sif en venant se placer à sa droite, les bras croisés sur sa poitrine et le regard tourné dans la même direction que le sien, « tu es une vraie plaie.
- Très chère, vous, d’accord avec mon frère ? Voici donc pourquoi nous assistons à la fin du monde. » Elle afficha un sourire léger dans lequel il tenta de puiser. La peur n’était pas un sentiment qui lui ressemblait, il était un guerrier, « téméraire et idiot » comme le décrivait Loki autrefois. Il devait se rappeler. Inspira longuement pour insuffler du courage dans chaque fibre de son organisme. Laissa son pouvoir s’éveiller sous son épiderme, parcourir ses nerfs, jusqu’à rejoindre Mjöllnir. « Il est temps de retourner au charbon.
- Tu as un plan d’attaque ? » demanda Hogun derrière lui.
« Un plan ? » Il fit tournoyer le manche de son marteau entre ses phalanges. « On attaque. » Avant de défier la gravité pour se projeter dans les airs et filer entre les vents, en direction de son futur adversaire.
o
« Surtur arrive » annonça le sorcier à destination du maigre équipage du Revenger. Il n’avait pas été assez rapide pour intercepter l’ennemi, Fenrir était blessé, et les événements s’accéléraient beaucoup trop, lui donnant l’impression d’être traîné dans le flux temporel incontrôlable. Sa vision tanguait un peu, peut-être dû à sa perte de sang récente, aux tremblements qui faisaient vibrer la coque du bateau, ou bien aux réminiscences oniriques qui ne cessaient de frapper à la porte de son esprit.
Par-dessus l’épaule d’Alioth, qui lui offrait de la stabilité en le tenant par les épaules, Mobius compléta sa mauvaise nouvelle : « Et je crains qu’il ne soit pas le seul. »
À l’entente de ces mots, Loki inclina la tête vers l’arrière pour imiter l’Alfe qui étudiait la voûte céleste ; et contempla ainsi les nombreuses déchirures qui cohabitaient au milieu des constellations, telles des toiles arachnoïdes de plus en plus ramifiées. Au centre de certaines, des membres aux griffes acérés tentaient de se frayer un chemin. L’armée de Muspelheim commençait à perdre patience, surtout depuis l’éveil de leur seigneur. Pour l’instant, la barrière érigée en renfort par Odin – il reconnut la signature de son pouvoir – tenait la route, mais elle ne serait pas suffisante pour attendre l’aurore.
« Nous ne pourrons pas faire évacuer les civils par le Bifröst » déclara Mobius, confirmant à voix haute sa pensée.
« J’utiliserai le Tesseract. » En puisant dans l’énergie environnante, cela ne devrait pas lui demander trop d’efforts ; il lui suffirait juste de viser le point d’atterrissage au travers des branches d’Yggdrasil afin de ne pas égarer le Revenger et ses passagers. « Facile » résuma-t-il en haussant les épaules ; hésiter n’était de toute manière plus une proposition envisageable. Ils devaient agir.
Comme le confirma le cor Asgardien qui résonna dans l’obscurité lointaine.
De même que la torche gigantesque qui s’alluma dans l’enceinte du manoir royal. Surtur, revigoré par le sacrifice de son disciple et l’ardeur de la Flamme Éternelle dérobée. L’antagoniste principal de ses visions cauchemardesques.
Il ignora les battements affolés de son cœur contre sa cage thoracique. « Le Bïfrost, votre frère, et vous » se rappela-t-il les paroles de Mobius. « Tant que ces trois éléments ne sont pas réunis » - ils avaient le temps. Moins que prévu, mais suffisamment.
« Occupez-vous de charger un maximum de personnes sur le Revenger. » Le métamorphe traça une Tiwaz maladroite sur le poignet de son garçon ; la rune n’était pas parfaite, mais elle lui permettrait de se connecter aux racines de ce royaume et de puiser son énergie à l’intérieur. « Je vous confie la sécurité du navire. Vous n’serez pas trop de trois avec Brunny si la barrière venait à céder. Il faut aussi soigner la patte de Fenrir. Mobius. »
L’Alfe bougea, mettant genou à terre face au Vargr qui se pressait déjà contre le flanc de son adoptant. « Bataille. Fort. Accompagner » protesta celui-ci en frottant son museau contre la paume douée de Seidr, en quête de réconfort.
Loki répondit sans hésitation à sa demande. Incapable d’éteindre complètement l’anxiété dans sa voix, il insista : « Tu dois d’abord te rétablir. »
« Fort » répéta le grognement lupin.
« Mais pas invincible.
- Il n’est pas le seul » ajouta à son tour Mobius en changeant de patient pour ausculter le mollet en cours de cicatrisation de son supérieur. Le cuir déchiré révélait une peau encore noircie par les cendres, auréolée par une teinte bleutée là où sa métamorphose s’était effondrée. Une vision qui ne plut pas aux prunelles scrutatrices de son intendant, qui lui fit savoir sans gêne : « Dois-je vous rappeler que les Jötnar sont plus susceptibles aux blessures de feu ?
- Une chance que cela soit réciproque » déclara le sorcier ; il fit un pas de côté pour s’éloigner des doigts déjà occupés à apaiser sa douleur – bien d’autres tâches nécessiteraient la magie de l’Alfe, une broutille pareille ne méritait pas qu’il s’y attarde. Raison pour laquelle il convia un voile illusoire sur sa jambe afin d’effacer la preuve de sa faiblesse et rendre à son armure son aspect impeccable. Réaction qui fit soupirer Mobius ; il n’insista pas pour autant, car il savait que, s’ils avaient encore un peu de temps, le sablier ne s’arrêterait pas pour autant. Surtout pas pour si peu.
Comme le témoignait le ciel ébranlé par les tentatives d’invasion de plus en plus agressives, les premières silhouettes cendrées qui parvenaient à s’infiltrer jusqu’à Asgard.
Comme le témoignait l’amoncellement de nuages autour des tours de Valaskjálf ; la silhouette de feu dressée au milieu, de plus en plus grande, de plus en plus menaçante.
Comme le témoignaient les cris des guerriers au loin, entrés dans la bataille pour la survie de leur royaume. Des Neuf Royaumes, car Surtur ne se contenterait jamais d’une seule branche à incendier.
« Vous l’avez vous-même dit » déclara Loki en adressant un sourire en coin au vieux sage, « je dois cesser de fuir. » Fuir n’était plus une option envisageable, même si elle était celle sur laquelle il désirait plus que tout se précipiter en premier. Il était prêt ; prêt à vivre ce futur contemplé depuis des siècles durant ses songes. Un poids qui pesait depuis trop longtemps, qui s’alourdissait à mesure qu’il tentait de l’alléger, empêtré dans le tas de fils problématiques. Fuir ne servait à rien – « Vous fuyez depuis trop longtemps » ; le nœud dans la pelote - « Laissez le nœud se dérouler. »
Un nouveau soupir, allongé par l’éclat au cœur des perles orageuses de l’Alfe. « Vous n’écoutez que lorsque ça vous arrange » maugréa-t-il avec un reproche bien trop faux dans la voix. La seconde d’après, des bras s’enroulèrent autour de son cou pour l’attirer dans une accolade chaleureuse, qui sentait le sable chaud et le parchemin. « Vous êtes indubitablement irrécupérable. »
Loki rit contre les mèches grisonnantes de son compagnon de route et lui rendit son étreinte sans hésitation. « Je l’serais à jamais » répondit-il ensuite avec un haussement d’épaules désinvolte, « on n’se refait pas.
- Hélas, je crains fort que vous ayez raison. » Le troisième soupir fut beaucoup trop dramatique pour sonner autrement que faux. Les prochains mots qu’il prononça se brisèrent néanmoins avec authenticité : « Allez le rejoindre. »
« Le Bifröst, votre frère, et vous. » Il devait cesser de fuir. « Tant que ces trois éléments ne sont pas réunis, la bataille ne sera pas finie. »
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Mjöllnir percuta avec force le poignet dont la lave commençait à se consolider. La main aux griffes acérées vola dans les airs ; du sang igné s’échappa à grosses gouttes du moignon. Surtur siffla de douleur, avant de balayer les alentours pour trouver le responsable de ce coup-bas. Thor l’attendait, debout sur le toit de ce qu’il restait d’un kiosque – celui sous lequel sa mère préférait autrefois prendre le thé. Le marteau revint à sa poigne, fidèle à ses directives, son acier gravé de futharks luisant sous les braises de l’ennemi.
Vu d’aussi près, le seigneur de Muspelheim était gigantesque, plus impressionnant encore que depuis les bâtiments éloignés. Des excroissances s’échappaient de son crâne pour donner encore plus de hauteur à sa silhouette. Ses orbites, exempts de paupière et de pupilles, n’étaient que deux flambeaux brulant avec rage ; qu’il tourna dans sa direction avec une lenteur dangereuse – sa fureur était perceptible, aussi dense que l’humidité avant l’éclatement d’un orage.
L’exacte représentation d’un souvenir qu’il aurait préféré oublier.
« Thor » grogna le géant de sa voix caverneuse – sa bouche n’était qu’un orifice au milieu du magma facial. « Fils d’Odin.
- Surtur » répliqua-t-il en faisant tourner la lanière accrochée au bout de Mjöllnir autour de son index, « fils de… personne en fait. » Son rire accentua ses deniers mots. « Tu es donc toujours en vie ? En voilà une bonne nouvelle. » L’ironie lacérait sa langue ; il savait son adversaire prompte au premier degré, et s’amusa de l’interrogation qui étira un instant les craquelures ignées du démon. « Moi qui croyais que t’avais été tué, y a genre… deux siècles ?
- Je ne peux pas mourir. Pas avant d’avoir accompli mon destin et anéanti ton royaume. » Le démon gonfla le torse, galvanisé par la fierté du dessein qu'il dictait. « Ainsi que tous les autres.
- J'ai cru comprendre. » Du coin de l'œil, l’Ase perçut ses compagnons se mettre en place sur les hauteurs derrière le géant igné qui, soit ne les avait pas repérés, occupé par son discours, soit ne leur accordait aucune importance, comme on ignorerait une fourmi sur son chemin. « Tu sais » reprit Thor en posant Mjöllnir contre son épaule dans un geste désinvolte, « c'est marrant que tu m'parles de ça ; cela fait des siècles que mon frère me raconte : Asgard dévoré par les flammes, tombant en ruine. Et toi, Surtur, tu es au centre de tous ses rêves. » Le visage de Loki, détruit par la peur, ruiné par les larmes, se dessina dans sa mémoire ; il rit jaune pour contrôler son irritation. « J'en serais presque jaloux.
-Ton frère a donc vu le Ragnarök. » Le démon fit un pas dans sa direction ; la terre trembla en conséquence. « L'effondrement d'Asgard. » Il tendit le bras vers l'extérieur, laissa les flammes s'accumuler dans sa paume pour prendre peu à peu forme. « La grande prophétie qui va me permettre d'accomplir mon destin. » Un second pas ; une horde de corbeaux s'envola en croassant de peur. « Enfin, mon heure est venue. Je retrouverais enfin toute ma puissance. » La masse enflammée forgea une lame aussi haute que le mur derrière. « Je dominerais les chaînes de montagnes et enfoncerai mon épée en plein cœur d'Yggdrasil. » Un second coup d'œil ; les guerriers étaient en place.
« Toutes mes excuses. » Parfait. « Mais cela devra encore attendre, genre… » Il tendit le bras droit ; Mjöllnir s’aligna avec ses muscles. « Jamais ? »
Surtur haussa une arcade sourcilière, peut-être d'incompréhension, peut-être d'amusement ; il s'en moquait, car l'importance était le message transmis.
La seconde d'après, des cris de guerre s'élèvent depuis les toits - les Ases ne savaient pas attaquer en silence, avait un jour fait remarquer son cadet - et des silhouettes se projetèrent sur celle du démon, armes et chaînes lourdes en mains. Haches, épées, marteaux et hallebardes s'abattirent sur le magma en cours de solidification pour détruire, coup après coup, la forme acquise les quinze dernières minutes. Surtur émit des complaintes de douleur, qui firent grogner la terre sous leurs pieds. Sa lame s'éleva, flamboya dans la voûte céleste obscurcie - tel le soleil à naître promis -, menaça l'armée Asgardienne de son prochain mouvement qui, Thor le supposa, serait dévastateur.
Non. Ses doigts crépitèrent, les bords de sa vision blanchirent. Non, il ne le permettrait pas.
Sans attendre, Mjöllnir l'entraîna dans les airs pour venir rencontrer le tranchant de l'épée ignée. Le rouge des flammes et le bleu de ses éclairs s'entrechoquèrent dans un éclaboussement d'énergie qui les fit chacun chavirer vers l'arrière. Lorsque Thor retrouva le kiosque en ruine, projeté avec force, ce fut pour dégrader davantage ses pierres, achever sa stabilité fragile. Il ne fut pour autant pas coupable du vacarme qui résonna ensuite.
« Thor ! Thor ! » Ses oreilles bourdonnaient ; du sang coulait sur sa joue, d'une plaie qui cicatrisait déjà. Le visage de Sif se dessina au-dessus de lui. Une brûlure commençait à se dessiner sur le bas de sa mâchoire et un éclat belliqueux brûlait au fond de ses pupilles. « Foncer n'est pas la meilleure solution » commenta-t-elle en lui tendant une main pour l'aider à se relever ; il l'accepta sans protester. « C'n'est pas qu'une simple épée.
- Faut croire » marmonna le prince en contemplant son marteau. Une fissure venait de se dessiner le long des runes.
« Nous devons d'abord l'affaiblir. Les mages s'en occupent déjà. » Il releva le regard ; Surtur était à terre, projeté, tout comme lui, contre la bâtisse dans son dos. Le feu qui parcourait ses veines s'était à peine tari, contrairement à l'animosité qui grandissait dans ses orbites. Des guerriers avaient commencé à enrouler des chaînes autour de ses articulations pour entraver ses membres. « Mais… » ; il n'aimait pas ce « mais », redoutait l'évidence qu'il cachait. « Ils n'y arriveront pas seuls. Nous avons besoin de Loki.
- Non », sa réponse fut immédiate. Il revoyait l'enfer de Mullspelheim, se remémorait les cris de douleur de son cadet, les plaies à la cicatrisation lente qu'il avait camouflées derrière le peu de magie épargnée par son enfermement. « Les blessures de feu peuvent être mortels pour les Jotnär.
- Et l'inverse est tout aussi vrai. Thor, i-
- Attention ! » hurla Volstagg parmi les guerriers occupés à tailler la silhouette de Surtur à coups d'acier. Un coup de bras envoya valser la moitié au loin ; les chaînes cliquetèrent avec danger au-dessus de ceux encore debout.
« Pauvres fous » déclara le géant plus fort que la souffrance des Ases, « vous ne pouvez pas m'arrêter. » Il planta son épée dans la terre qui se fendit de ridules lorsqu'il prit appuie dessus pour se redresser. Sa lame était intacte, nota Thor, alimentée par la Flamme Éternelle.
« C'n'est pas l'épée qu'il faut affaiblir » conclut le futur roi à voix haute. Au fond de son esprit résonna la voix de son père, qui confirma sa pensée : « Ce marteau ne sert qu'à contrôler ton pouvoir. Le canaliser. » Mjöllnir chanta lorsqu'il le fit tournoyer entre ses doigts. « Elle n'est pas la source de sa force » reprit-il les paroles paternelles, autrefois destinées à un petit garçon apeuré par son pouvoir grandissant.
« Peu importe » répondit Sif en se mettant déjà en garde face au géant à nouveau debout sur ses jambes, « elle reste pour l'instant notre principal problème. »
Comme pour confirmer ses dires, une nouvelle tour de Valaskjálf éclata en mille fragments sous un coup d'épée léger.
Peut-être, oui.
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Warsong galopait dans les airs avec célérité ; ses puissantes ailes défiaient les vents pour lui permettre de voler de portail en portail afin de trancher les têtes et membres qui osaient s’y frayer un chemin. Il en arrivait de partout, malgré la barrière érigée pour les ralentir ; elle pouvait sentir l’aura du roi Odin, mêlée à celle du gardien arc-en-ciel, tenter de colmater les déchirures célestes, sans jamais réussir à les combler complètement. Du gain de temps, c’était la seule chose qu’ils pouvaient espérer. La seule chose qu’elle pouvait leur offrir.
Décapitant un démon pénétré à Asgard jusqu’à la poitrine, Brunnhilde jeta un regard vers le bas, là où les premiers civils, entourés de soldats, venaient de franchir la surface diaprée du Bifröst. Dame Hela était à l’autre extrémité, elle dansait parmi les carcasses des premiers envahisseurs, silhouette brumeuse qui faisait chanter ses deux longues lames dans le silence instauré par la fuite. Les pleurs étaient contenus ; les civils les plus courageux osaient tenir une arme pour défendre leurs êtres chers ; l’objectif était maintenu dans l’esprit de chacun : le Revenger. Leur chance ; l’unique.
Gagner du temps, oui, mais encore combien ?
La terre trembla brusquement ; le groupe se stoppa sous le choc, avant que la princesse ne leur cri d’avancer. Reculer était de toute manière devenue inenvisageable, car les ruelles, autrefois peuplées de rire et de vie, se voyaient peu à peu envahir par des silhouettes hideuses et noircies de cendre. Les portails ne se refermaient plus assez vite ; elle n’était pas assez rapide.
Soudain, un hurlement strident lui perça les tympans au-dessus de sa tête. Warsong, surprit, s’ébroua dans les airs et manqua de percuter une masse imposante. Un démon venait de déchirer le ciel, plus costaud que les précédents – en se référant à la circonférence de sa tête, il devait facilement dépasser les trois mètres de haut. Sans hésiter, Brunnhilde lança sa monture dans sa direction et brandit son épée à deux mains pour l’abattre sur la nuque de l’adversaire. La lame s’enfonça avec difficulté, avant de riper contre un os assez dur pour la faire rebondir. La créature gémit de douleur et donna un coup de patte dans sa direction. Warsong esquiva de justesse, y laissant littéralement quelques plumes.
« V’là autre chose » maugréa la Valkyrie en prenant de la hauteur pour rester hors d’atteinte. Le menu fretin cédait sa place au plat de résistance. Les brèches étaient trop nombreuses ; si Odin était puissant, son pouvoir demeurait vieillissant et, à l’évidence, insuffisant.
Si seulement ses sœurs avaient encore été présentes sur le champ de bataille, elles auraient concouré pour éliminer un maximum d’ennemi et régler le compte de ces affreux en l’espace d’un battement d’ailes.
Le démon rugit, Warsong hennit ; les deux furent masqués par un mugissement sourd en provenance d’en dessous. Elle remarqua alors l’amoncellement de nuages sombres, anormal dans ce ciel perturbé, qui prit sous ses yeux la forme d’un immense clapé dentelé pour se refermer d’un coup sur l’envahisseur. Avant même que le démon ne puisse exprimer sa douleur, il fut déchiré en deux, réduit à l’état de cendres par la silhouette reptilienne. Une gueule de crocodile, uniquement composée de vent, à l’exception de deux flambeaux vermeils au milieu de la masse.
Brunnhilde sourit. Au meilleur de sa forme, Alioth venait de rejoindre la partie.
Et, comme le témoignèrent des orbes lumineux propulsés par Mobius depuis le pont du Revenger, il n’était pas le seul.
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Projeté par un puissant coup de lame, Thor dérapa sur près d’un demi-kilomètre. Son épaule gauche se déchira contre les rochers et les fragments de demeure rencontrés en chemin ; il fit taire la douleur en saturant ses récepteurs d’électricité. La tactique n’était pas la bonne, il était prêt à l’admettre. Les chaînes, si laborieusement attachées par ses confrères, avaient fondu comme neige au soleil au contact de la Flamme Éternelle pour devenir des projectiles que l’ennemi avait utilisés par la suite contre eux. Pour ne rien arranger, la silhouette de Surtur ne cessait de croitre, à mesure que des soldats de son armée monstrueuse parvenaient à le rejoindre pour combattre à ses côtés. Comme si un géant de feu de plus de cinquante mètres de haut n’était pas suffisant.
L’Ase royal avait donc ordonné à ses hommes de se focaliser sur les créatures de cendre car, déjà bien occupé à recevoir la colère du souverain de Muspelheim, Thor ne pouvait assurer seul ses propres arrières.
Mjöllnir frappa le sol ; il prit appuie sur son manche pour s’aider à se relever. « Pas mal. Je dois le. Reconnaître. » Sa parole était entrecoupée par son souffle manquant. Une ou deux côtes s’étaient repliées vers l’intérieur de son thorax et chatouillaient ses poumons à chaque inspiration. Cela ne l’empêcha pas de rire – même s’il le regretta aussitôt -, car offrir la peur ou la souffrance à son adversaire aurait déjà été une trop grande victoire à lui céder.
Surtur avançait d’un pas lent dans sa direction ; chacun de ses pas réduisait un peu plus la capitale en ruine. Les poutres s’enflammaient, les toits s’effondraient, les ruelles se crevassaient. Ils s’éloignaient de plus en plus de Valaskjálf pour rejoindre les montagnes qui abritaient le manoir qu’il partageait avec son cadet ; en focalisant l’attention de Surtur loin du Bifröst, Thor espérait ainsi détourner son attention du peuple qui s’échappait dans l’ombre de sa sœur. Par chance, le seigneur démoniaque répondait à ses espérances. Rancunier, comme il l’avait supposé.
« Pauvre enfant dieux, te débattre ne fait que retarder l’inévitable.
- Tu m’en vois ravi. » Il grimaça, instable sur ses jambes, obligé de s’appuyer contre un pan de mur par miracle encore debout. Le sang coulait à flots le long de son bras ; taillée en profondeur, l’épaule prenait du temps à se refermer. « Dis voir Surtur, j’me faisais la remarque. » Il ignorait pourquoi – et avec quelle patience – le géant l’écoutait toujours avec attention, tel un noble effrayé de manquer à son devoir auprès de son peuple. « C’est une sacrée belle épée que tu as là.
- Impressionné par la taille de Crépuscule ? » Comme pour appuyer ses mots, l’ennemi abattit son arme sur une large villa qui ne conserva après son passage que ses fondations ébranlées.
« Crépuscule ? » répéta l’Ase ; il fit mine d’être impressionné. « Comme Crépuscule, l’Épée du Destin ? Capable de rompre les fils tissés par les Nornes ?
- Et d’ôter la vie à l’Arbre Monde. Oui. »
Une fois encore, Thor hocha la tête de haut en bas, faussement admiratif. Même si, au fond de lui-même, une part de son amour pour les armes se posait un milliard de question au sujet de celle-ci. « Je suppose qu’elle est la source de ton pouvoir. » Non, évidemment.
« Non » confirma Surtur à voix haute, beaucoup trop honnête dans son désir malhonnête de réduire les Neuf Royaumes en cendres. « Crépuscule se nourrit de mon pouvoir, je n’ai pas besoin d’elle pour être aussi puissant. Tant que je porte ma couronne. »
Thor fronça un instant ses sourcils ; l’information était tombée, offerte avec trop de sincérité pour être repérée aussitôt. « Une couronne ? » Il interrogea du regard les deux excroissances échappées du crâne démoniaque. « C’est une couronne, ça ? Je pensais que c’était un mono-sourcil » compléta-t-il, un sourire en coin.
La colère de son interlocuteur ne se fit pas attendre : « C’est une couronne ! » rugit-il, et le guerrier eut juste le temps d’être tracté sur le côté par Mjöllnir que l’épée gigantesque s’abattit là où il se tenait auparavant. Susceptible aussi, nota-t-il dans un coin de sa tête.
« Désolé, désolé », sa main libre balaya l’air d’un geste vague et peu convaincant ; il ne l’était pas. « Donc, tout ce que j’ai à faire pour éviter le Ragnarök, c’est de t’arracher ce truc de la tête ? » reprit-il ensuite, prêt à profiter au maximum de la langue facile du géant – offrait-il des informations en toute connaissance de cause ? ou bien était-il juste trop intègre, malgré ses envies de génocide ?
Surtur émit un bruit étrange, étouffé au bord de ses lèvres inexistantes ; à sa grande surprise, il riait. « Mais le Ragnarök a déjà commencé, petit Dieu. Et tu ne pourras l’arrêter. » Il fit deux nouveaux pas en avant, dans sa direction ; Crépuscule traînait derrière lui, ses flammes dévoraient les alentours. « Je détruirai ton royaume avec ton concours. » Thor détestait l’expression qui étirait les traits magmatiques de son visage. « Ton peuple se consumera dans d’atroces souffrances.
- Oh. C’est effroyable » ; l’ironie lui lacéra la langue. « En toute franchise, te voir devenir soudain immense et consumer une planète devrait être un spectacle impressionnant. » La plaie s’était résorbée, le monde retrouvait sa stabilité. « Mais je crois que je vais devoir choisir l’option B. » Surtur arqua un sourcil ; il expliqua donc : « décrocher cette tiare de ton crâne, restaurer la paix et célébrer enfin les noces qui m’attendent. » Un plan B rondement ficelé, qui ne tenait debout que par l’espoir de voir naître le prochain jour. Car, si Thor était aussi idiot que ses proches ne cessaient de lui rappeler, il ne l’était pas suffisamment pour ignorer la faible probabilité de leur réussite.
Surtur rit de ses paroles, non pas de moquerie mais avec une pointe de fierté lorsqu’il commenta : « Ta bravoure est louable, Thor, fils d’Odin. Cependant, tu n’arrêteras pas le Ragnarök. Pourquoi le combattre ? »
Pourquoi ? La poitrine du guerrier se gonfla de pouvoir, des éclairs galopèrent dans ses veines. Il connaissait sa cible, il croyait en son plan. « Le soleil brillera à nouveau sur nous. » Ils seraient là, tous, debout sur cette branche d’Yggdrasil chérie. Ils seraient là pour accueillir le char de Däg. Ils seraient là pour chanter, trinquer en l’honneur des tombés. Il enlacerait sa mère en la portant pour la faire valser dans les airs, embrasserait son frère au point de l’étouffer.
Le Ragnarök ne les emporterait pas ; ils le combattraient avec toute leur rage.
« Parc’que c’est ce que font les héros. » Et il s’élança, le corps parcouru d’éclairs qui grondèrent dans ses oreilles et au travers de sa bouche ouverte. Chacune de ses foulées créait une onde de choc foudroyante qui pulvérisait les amas magmatiques lancés dans sa direction par le géant igné. Mjöllnir l’aidait à défier la pesanteur pour échapper aux attaques adverses, redoutables contre les bâtiments – le quartier devenait méconnaissable avec le temps. Par moments, le marteau s’envolait de ses doigts pour venir frapper la silhouette démoniaque avec force, avant de revenir vers lui pour le cueillir avant qu’il ne touche terre. Ses coups étaient rapides et précis, sa foudre focalisée en un point permettait de détruire peu à peu l’armure qui maintenait la couronne ancrée sur son front. Sans elle, Surtur perdrait de son pouvoir. Sans elle, ils avaient une chance.
Il pouvait le faire.
Chaque coup porté aggravait la colère du démon, qui semblait s’alimenter de ses propres ondes négatives pour croître, s’approcher un peu plus des étoiles à chaque gémissement émis. À peine éclaté, le magma se resolidifiait à la surface de son épiderme. Ses coups devenaient de plus en plus anarchiques, imprévisibles, difficiles à esquiver. Thor n’abandonnait pas pour autant, car il pouvait le faire.
Non, il devait le faire. Il était le champion d’Asgard, les Nornes lui avaient écrit une glorieuse destinée ; la rune brûlait avec force sur son torse, pulsait en rythme avec son cœur fou d’adrénaline.
Il devait le faire, le ferait. Le Ragnarök ne l’avait jamais effrayé.
Il le ferait, poursuivrait ses coups de marteaux, ses projections d’éclairs.
Il tiendrait.
Il-
L’animosité de Surtur déchira brusquement l’obscurité, son corps s’enflamma avec force, il gagna davantage de centimètres tandis qu’il projetait sa colère vers le ciel. Surprit, Thor esquiva de justesse la main griffue qui se tendit pour s’abattre sur lui, mais ne fut pas assez rapide pour anticiper son second coup. Mjöllnir fut dressé devant lui, juste à temps pour encaisser les braises tranchantes de Crépuscule. La force de l’impact le propulsa au travers du mur de plusieurs maisons successives. Sa colonne craqua, son souffle se coupa, sa vision s’obscurcit.
Sa fidèle arme, toujours entre ses doigts, gémit avec difficulté, tandis qu’il fut stoppé dans sa course par le flanc solide d’une montagne. Loin, bien loin du lieu d’impact. Immobile. Incapable de bouger sans ressentir une douleur insupportable.
Pourtant, il savait, il devait.
La couronne.
Tenir.
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« Doucement. Avancez sans vous précipiter. » Le vieil homme affable guidait les habitants vers l’intérieur du bateau avec un calme remarquable, qui jurait avec le chaos externe.
Blottie contre sa mère dans les cales, la fillette contenait ses tremblements, les paupières mordues par des larmes qu’elle se refusait de libérer. Il fallait être fort, il fallait être fière. Les démons étaient horribles et puaient la chair calcinée. Sa cheville portait encore la griffure de l’un d’entre eux, une attaque qui les avait tous pris de court avant que la Valkyrie ne vienne à leur rescousse, élégante sur la blancheur tâchée de son pégase. Ils avaient fait partie des premiers à rejoindre le vaisseau ; il leur faudrait encore un peu de temps pour que tout le monde puisse prendre place comme eux. Elle avait perdu de vue ses amis et le reste de sa famille, ne pouvait que garder espoir de pouvoir les retrouver après ce trop long cauchemar – car ce ne pouvait qu’être un cauchemar. Son père lui avait toujours rapporté les louages d’Asgard, la cité de toutes les cités, magnifique dans son histoire, impressionnante dans son architecture, irréprochable dans sa sécurité. Or, son père ne mentait jamais ; il était un guerrier redoutable et respecté, qui avait autrefois combattu aux côtés de leur bien-aimé prince Thor. Prince qui les sauverait, car il ne pouvait échouer.
« Tout va bien », sa mère lui caressa le front et repoussa sa frange sur le côté. « Ton papa va nous sortir de là. Il va aider le prince à battre ce grand méchant, et nous pourrons retourner à la maison. » L’idée était belle, cela sonnait bien pour son esprit encore naïf. Elle se laissa tenter, obligée par son besoin d’apaisement de croire en ces paroles maternelles.
« Tout va bien » elle répéta, pour se convaincre elle-même ou pour aider sa mère à se décrisper. Jamais la peur ne devait les prendre en otage, c’est ce que son père n’avait eu de cesse de lui répéter lors de leurs leçons de combat.
« Tout ira bien » reprit une nouvelle fois sa génitrice en la pressant plus fort encore contre sa poitrine. Un nouveau groupe de rescapés venait de les rejoindre, et ils furent obliger de se tasser un peu plus contre la coque du bateau. Le silence était oppressant, rythmé par la respiration saccadée des nouveaux venus et les pleurs contenus des plus jeunes. Il faisait noir ; seule une lueur de sort brûlait au centre de l’immense pièce pour empêcher chacun de marcher sur les pieds de son voisin. Il faisait humide ; une odeur iodée flottait dans l’atmosphère.
C’est alors que des lèvres, perdues à l’autre bout de la foule, se mirent à fredonner une vieille mélodie, douce et mélancolique. Très vite, les adultes se joignirent à l’étranger. Sa mère comprise, qui interpréta les paroles de sa voix claire et aiguë :
Shadows fall and hope has fled
[Les ombres tombent et l’espoir s’est enfui]
Les doigts maternels passèrent dans ses boucles rousses pour y défaire des nœuds imaginaires. L’enfant enroula ses bras autour du vendre rond de sa mère.
Steel your heart
[Renforce ton coeur]
The dawn will come
[L’aube viendra]
« Avancez. »
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The night is long and the path is dark
[La nuit est longue et le chemin est sombre]
Le genou d’Odin toucha terre, écrasé par le poids de la barrière qu’il tentait de maintenir. Non, pas maintenant. « Tenez bon, mon roi » lui murmura Heimdall depuis l’autre bout d’Asgad, « encore un peu. »
Il tenta de puiser dans l’espoir de son gardien, et dans le chant des lames qui valsaient autour de lui. Sa belle Frigga menait la danse au milieu de sa garde rapprochée ; des éclats de seidr doré éclataient autour d’eux, puissants et suffisants pour protéger le trône devant lequel il se tenait. Mais pour combien de temps encore ?
Sa fatigue était immense ; il tenta de la repousser – pas maintenant !
« Les premiers civils embarquent sur le bateau » poursuivit l’Ase aux yeux d’or. Une bonne nouvelle, qui lui apporta la force nécessaire pour se relever en prenant appui sur Gungnir, la poigne fébrile.
« Thor ? » demanda-t-il, le souffle cout, les tempes nimbées de sueur. Le prince, têtu et téméraire, était leur seule chance, il le savait pertinemment. Au moins pour sauver les autres branches de l’Arbre Monde si Asgard venait à s’effondrer. Il avait foi en son fils, foi en son pouvoir, plus grand qu’il ne pourrait jamais l’imaginer, foi en son amour pour son peuple. Foi au lendemain qu’il lui avait promis. Il voulait croire.
La voix du gardien lui apporta une réponse mitigée : « Notre prince se bat avec la rage de ses ancêtres. Mais l’ennemi est puissant.
- Je le crains » souffla-t-il en fermant ses paupières. La barrière se redessina aussitôt sur la toile de son esprit, avec ses moirures perturbées et ses fissures de plus en plus nombreuses, de plus en plus élargies. De plus en plus menaçantes. Il devait les refermer, endiguer l’invasion.
Du temps, du temps : tout ce qu’ils demandaient. La seule chose qu’il était capable d’offrir à ses semblables.
« Il n’est pas seul. » Le commentaire ajouté par les iris omniscients le fit sourire. Non, Thor ne l’était jamais. Malgré ses ordres, malgré les punitions, malgré les disputes.
« Permettez-moi de choisir. »
Malgré le destin. Malgré le temps. Malgré la distance.
Odin avait tout de suite reconnu cette énergie qui s’était glissée dans la nuit asgardienne, furtive et silencieuse, telle l’ombre d’un corbeau funeste. Ou celui d’un baiser volé. Une lueur d’espoir, bien que ternie par des années d’acharnement, de rejet, de chaos.
Thor n’était pas seul. L’avenir de leur peuple reposait entre les mains de la future génération. À qui il ne pouvait que promettre du temps supplémentaire, retarder l’inévitable. Du temps, du temps : ce qu’il leur offrirait.
Gungnir frappa le sol ; Odin repoussa la douloureuse fatigue au loin et serra des dents pour puiser la force au plus profond de lui. « Il n’y a pas d’heures pour les braves » il murmura pour lui-même. Il songea au lever de soleil promis, s’imprégna de sa chaleur imaginaire pour la laisser diffuser au travers de ses doigts. Un dernier effort.
Look the sky for one day soon
[Regarde vers le ciel pour un jour bientôt]
The dawn will come
[L’aube viendra]
o
Bare your blade and raise it high
[Dénude ta lame et lève-là haute]
« Pauvre fou. » La poigne de Surtur s’enroula autour de son flanc pour le soulever de terre. Le touché était ardent ; Thor retint une grimace de douleur. Sa tête pendait mollement sur le côté, de même que Mjöllnir accroché à son poignet. Les fissures s’étaient aggravées à sa surface ; le marteau ne survivrait pas au prochain coup.
La véritable question demeurait qui de son arme ou de son corps se briserait en premier ?
Il était prêt à prendre les paris contre lui-même, tant la douleur agressait la moindre de ses terminaisons nerveuses.
Le souverain démoniaque le secoua à peine entre ses phalanges, de quoi retourner ses boyaux qui quémandaient l’expulsion de son dernier repas – qui lui semblait si loin à présent. « Ta bravoure est louable » répéta le géant de feu en l’approchant de son visage, plus long à présent que le corps tout entier de l’Ase. Une odeur fétide de mort émanait de son haleine. Un seul de ses globes oculaires aurait suffi pour alimenter le foyer de tout un village.
Le combat était voué à l’échec ; pour autant, il devait poursuivre, car l’inverse était inconcevable.
Du coin de l’œil, le guerrier repéra l’imposante silhouette – risible à côté du mollet magmatique – d’un ancien if ayant autrefois servi à accueillir les membres d’une même famille. Une sœur composait son dernier morceau sur son fidèle hardingfele ; les deux plus jeunes admiraient le spectacle, assis entre les jupons de leur mère ; l’aîné des frères veillait sur la scène avec un regard attendri. Un doux jour de printemps, paisible et sans problème. Calme et parfait.
Un endroit familier. Un endroit qui avait de l’importance.
Un endroit qu’il ne pouvait pas laisser mourir sous le joug de l’envahisseur ; trop de souvenirs résidaient entre les murs de Bilskirnir, tant méritaient encore d’y être écrits. Leur demeure, le chez-soi promis.
Poussé par ce besoin de protection, Thor enfonça ses ongles dans la main le maintenant prisonnier ; un geste risible, douloureux, qui fut accueilli par le rire moqueur du démon : « Pauvre fou. » Il fut secoué en retour ; des flammes léchèrent ses avant-bras et il dut se mordre la lèvre inférieure pour retenir un cri de douleur. « Tu aurais dû écouter. » Il sentit la brûlure, il sentit la chaleur. Pourtant, ses épaules frissonnèrent. « Tu ne peux pas arrêter le Ragnarök. » Il ressentit ; son pouvoir gronda, comprenant en premier.
La morsure des flammes perdait de sa vigueur ; un sourire gratta peu à peu ses lèvres, à mesure qu’il saisissait. « Tu as raison » déclara l’Ase ; un léger panache de fumée s’échappa avec ses mots. Sous ses paumes, une fine pellicule de givre se dessinait à la surface du magma pour tarir ses flammes. « Je suis un pauvre fou. Mais, tu sais ce qu’on dit ? » Il apprécia la perplexité sur les traits du géant, plus agréables à contempler que sa fureur belliqueuse ou son insupportable moquerie. Alors, Thor leva son attention vers le ciel, et son adversaire l’imita. « Les fous vont souvent de pair. » Juste à temps pour apercevoir la silhouette qui se laissa tomber sur eux, lame de glace en main, pour trancher le bras geôlier.
Mjöllnir lui évita la chute, contrairement à Surtur dont la douleur lui fit perdre l’équilibre, car déjà le froid de la blessure galopait le long de son biceps pour attaquer son épaule.
« On dirait que j’arrive à temps » fanfaronna avec délice une voix derrière lui lorsqu’il atterrit au milieu de ce qu’il restait d’une aire d’entrainement.
« À temps ? » Thor rit en se tournant vers lui – vers ses iris à la couleur incertaine, déchirés entre le vert habituel et l’écarlate de ses ancêtres. Il avait l’air bien, aucune blessure n’agressait sa silhouette à la pâleur tirant sur l’azur, aucun pli ne venait froisser son armure, pas même une tache de boue sur le cuir de ses bottes. Trop impeccable ; le guerrier repéra sans peine l’illusion. Mais il y avait plus urgent, Surtur se relevait déjà. Partagé entre le bonheur de revoir son cadet et l’angoisse grandissante de le voir si proche du danger, l’Ase se reconcentra sur l’adversaire, la poigne serrée autour de son arme fracturée. « Tu as toujours pris ton temps » ; le reproche sonna avec trop d’affection pour paraître authentique.
Loki avança, leurs épaules se frôlèrent. « Uniquement pour te laisser une chance de briller. »
Ses lèvres s’étirèrent davantage, surtout à la vision de l’éclat malicieux luisant au cœur de ses prunelles enchantées. « Tu veux prendre les paris ?
- Tu seras le premier à quémander à l’aide. Mon frère » ajouta la langue espiègle avec beaucoup trop de tendresse pour ne pas être moqueuse.
Un fragment de seconde, ils se pressèrent côte à côte, comme pour partager leur présence.
Stand your ground
[Défends ton territoire]
The dawn will come
[L’aube viendra]
Thor accepta sans hésitation le pari.
Notes:
Bonjour, bonjour ! De retour pour ce vingt-troisième chapitre qui, je l’espère, vous aura plu. La bataille finale a débuté ; je ne suis pas très à l’aise avec l’écriture des combats mais je vais faire de mon mieux pour satisfaire votre lecture. Beaucoup de choses à dire donc passons vite aux notes de fin !
Note 1 : Un rappel comme à chaque fois, Valaskjálf est le nom donné au manoir d’Odin dans la mythologie nordique, et Hlidskjalf est le nom de la salle du trône. Bilskirnir est la demeure de Thor, partagé ici avec Loki. Gungnir est le nom de la lance d’Odin.
Note 2 : Pour rester dans la mythologie nordique, Däg est la personnification divine du soleil qu’il tire à l’aide de son char. Lofn est quant à elle l’une des servantes de Frigga, mais aussi et surtout la Déesse des Amours perdus et illégitimes. On la surnommait « celle qui console ». Elle intervient notamment auprès d’Odin et de sa maîtresse qu'un mariage puisse se concrétiser même si cette union ne semblait pas possible au départ, voire interdite ou illicite. Le mot « permission » dérive ainsi de son prénom.
Note 3 : Afin d’appuyer justement sur ce côté amour interdit, j’ai pioché pas mal dans le langage des fleurs que l’on retrouve dans les cheveux de Lofn. Comme la lecture peut varier suivant les sources, voici celles que j’ai choisies pour la tresse de la jolie déesse. Symbole de renaissance et d’amour pur, le lys était porté en couronne par les époux gréco-romains pour célébrer leur mariage ; elle peut aussi incarner les amours secrets et impossibles. Le gardénia est un signe de confiance et de douceur qui peut traduire la joie, le respect ainsi que l’amour secret entre deux individus. Offerte, l’hellébore blanche signifie l’espérance d’une réponse favorable à une demande en mariage. La pivoine rose est pour un amour timide, tandis que la rouge évoque la protection de la personne aimée. La violette est pour l’amour timide et pudique, qui dit « je pense à vous » ou « je vous aime en secret ». La tulipe rouge, elle, est pour la passion et l’amour intense. Messager de tous les sentiments purs, naïfs ou délicats, le bleuet est pour l’amour inavoué, délicat et timide. Enfin, l’anémone évoque un amour fragile mais persévérant, comme « ne m’abandonne pas » ou « je voudrais être près de toi ».
Note 4 : Restons dans les significations avec les futharks, les runes nordiques. Représentée par un X, Gebo symbolise la générosité et les échanges, incarnant l’aspect de donner et recevoir l’amour. Représentée par un P, Wunjo est quant à elle la rune de la joie et de l’harmonie qui incarne le bonheur apporté par l’amour. Lorsqu’elles sont fusionnées, ces deux runes créent une rune de liaison qui symbolise une relation amoureuse harmonieuse et joyeuse fondée sur le don et la réception mutuels. Rune du soleil, Sowilo apporte la lumière sur le chemin sombre et symbolise l’accomplissement d’une étape importante, une victoire et/ou une étape à franchir. Tiwaz enfin, en tant que rune de Tyr, Dieu de la Guerre, de l’Ordre et de la Justice, était utilisée pour gagner en endurance et remporter la bataille.
Note 5 : Passons aux références. Pour commencer, toute la conversation entre Thor et Surtur est fortement inspirée de leurs échanges dans Thor 3, notamment avec « Surtur, fils de… personne en fait », ou « C’est une couronne, ça ? Je pensais que c’était un mono-sourcil », ou encore « Parc’que c’est ce que font les héros ».
Note 6 : « Pour toujours. – À jamais » est la devise du TVA dans la série Loki. Alioth est un personnage de la saison 1, qui ressemble à un reptile composé de nuages sombres, un peu comme décrit dans ce chapitre pour notre Alioth. Quand Loki se sent comme « traîné dans le flux temporel », ça vient d’ailleurs de la saison 2, de même que « Je l’serais à jamais, on n’se refait pas » et « Il n’y a pas d’heures pour les braves ».
Note 7 : Enfin, « Tu as un plan d’attaque ? » « Un plan ? On attaque. » est une réplique d’Iron Man dans Avenger.
Note 8 : Crépuscule est chez Marvel le nom de l’épée ardente de Surtur ; il l'a notamment utilisé pour détruire Asgard dans l'accomplissement de la prophétie du Ragnarök.
Note 9 : La chanson proposée dans ce chapitre est The Dawn will come, tirée de Drago age Inquisitor et composée par Trevor Morris.
Un grand merci pour avoir lu ce chapitre et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter 25
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Chapitre 24
Mjöllnir
Surtur se relevait déjà, avec difficulté. La colère irradiait de ses flammes, déformait ses traits. Loki décida que les vieux ouvrages ne rendaient pas hommage à son effroyable prestance, et nota dans un coin de son esprit de mettre à jour les archives une fois la victoire remportée. S’ils s’en sortaient.
À priori, son entrée en scène n’avait fait qu’accentuer l’animosité du souverain démoniaque – il avait toujours été plus doué que Thor pour user la patience d’autrui. Le bras tranché repoussait déjà depuis le moignon ; la glace qui persistait permettait de ralentir le processus mais, contrairement à la flamme brûlant au cœur de l’ennemi, elle ne serait pas éternelle. Et ils s’épuiseraient avant même de l’avoir fait vaciller. Leur meilleure option était-
« La tiare. » Le métamorphe tourna son regard en direction de son aîné.
Il était sacrément amoché. Sous le sang coagulé et la terre qui encrassaient son épiderme, les plaies se résorbaient déjà. Des côtes avaient été cassées, il le devinait à la manière dont se tenait le guerrier - légèrement penché pour leur permettre de se ressouder à la bonne place. Une cicatrice nouvelle s’étendait depuis sa joue droite, ricochait sur le bas de sa mâchoire, avant de s’étendre sur son épaule en avale, là où son armure avait volé en éclats. Il repéra aussi les brûlures, plus lentes à disparaître que les entailles ; il dût repousser avec force la vision onirique de son frère étalé sur les couleurs mourantes du Bifröst, préféra s’intéresser à l’aura d’Hela qui flottait autour des grondements internes de l’Ase. Le pouvoir des runes qu’elle avait tracé s’estompait. Thor n’en avait de toute manière jamais vraiment eut besoin sur le champ de bataille, car les futharks n’apportaient rien à sa nature d’élémentaire.
Le prince héritier tourna à son tour son attention vers lui. Des émotions multiples se mêlaient dans le bleu de ses yeux ; Loki fit le choix de ne pas les déchiffrer, si ce ne fut l’envie de vaincre – la seule dont ils avaient besoin pour l’heure. « La tiare » reprit alors son aîné, « elle est la source de son pouvoir. » Le Jötunn analysa ladite couronne, dont chaque pique les dépassait à présent en hauteur d’un bon demi-mètre. « Si nous parvenons à lui arracher, alors-
- Thor, tu as vu la taille de c’machin ?
- Une meilleure idée, mon cher frère ? »
Loki se mordit la lèvre inférieure, en quête de ladite meilleure idée. Sauf qu’ils n’avaient pas le temps de réfléchir, comme leur rappela le tremblement de terre à l’instant où l’ennemi acheva de retrouver son équilibre. Une idée, qu’importait. « Je pourrais essayer de la geler » - tout était dans le « essayer » - ; le seidr sifflait déjà au bout de ses doigts. « Tu n’auras ensuite qu’à frapper de toutes tes forces. Passe-moi Mjöllnir » ajouta-t-il en posant déjà sa paume contre l’acier fissuré. L’arme catalyseuse était vouée à se briser, mais peut-être pouvait-il lui offrir une fin plus glorieuse.
Des éclats verts grattèrent la surface abimée du marteau pour graver les traits de Thurisaz qui augmenterait sa résistance. En parallèle, il laissa une part de son charme asgardien s’effondrer et les runes claniques de sa véritable forme parcourir son épiderme, incertain sur la teinte à arborer. Isaz se dessina dans son esprit : un simple trait droit, essentiel pour coordonner les énergies de nature différente présentes en lui.
« J’aime bien » commenta une voix à son côté, une fois l’arme rendue à son propriétaire.
Le Dieu malicieux leva les yeux au ciel ; un sourire dansait sur ses lèvres. « Reste concentré » maugréa-t-il avec peine, car il était évident que son frère n’évoquait pas son plan, déjà acté comme excellent par sa jolie tête blonde. Ni même son marteau, avec lequel jouaient déjà ses phalanges.
Thor rit, de ce rire solaire capable d’éteindre l’obscurité, éternel éclat d’espoir dans cette nuit sans fin.
Ils s’autorisèrent dix secondes de répit supplémentaires, appuyés contre l’autre, l’attention verrouillée sur l’ennemi. Ils pouvaient – devaient - le faire. Pour le jour à naître, et tous ceux qui lui succèderaient.
Puis, comme un seul homme, ils se jetèrent dans la bataille.
o
Hela foula enfin de ses bottes la surface diaprée du Bifröst, après ce qui lui avait paru être une éternité à combattre dans les ruelles étroites en périphérie de la capitale. Le groupe de guerriers qu’elle commandait tenait le rythme, galvanisés par les runes belliqueuses qui ornaient leurs plastrons et leur chair, mais il était évident qu’ils atteignaient leurs limites. Tout comme elle, elle devait le reconnaître. L’ennemi n’était pas redoutable, son nombre et son acharnement faisaient néanmoins sa force ; ils ne pourraient tenir la même cadence jusqu’au lever de Sól. S’il demeurait encore un horizon pour l’accueillir après ce cauchemar nocturne.
Une bonne nouvelle se présentait toutefois : les derniers civils venaient d’atteindre le bateau ; le départ serait imminent.
Perchée sur son fidèle destrier, la Valkyrie volait au-dessus des voiles pour éloigner les envahisseurs, de plus en plus gros, robustes et malveillant. L’imposant Vargr noir et l’alligator aérien – elle n’avait jamais rien vu de semblable – guettaient quant à eux sur et autour du pont arc-en-ciel pour permettre aux derniers habitants de rejoindre le vaisseau sans encombre. Un travail d’équipe rondement mené, comme si chacun savait ce qu’il devait faire, mais aussi ce qui devait être fait par les autres. Hela se rappela alors : son cadet était fin stratège, il ne se serait jamais encombré d’amateurs pour mener à bien une mission. Thor lui-même finissait toujours par l’écouter – une prouesse ! - et à agir en prenant ses mots pour directives.
D’un mouvement précis du poignet, l’enchanteresse enfonça l’une de ses lames jusqu’à la garde dans le dos d’un démon quadrupède hideux. « Heimdall ! » appela-t-elle au travers des cendres dispersées par le vent.
« Je sais » répondit aussitôt le timbre grave du gardien au creux de son oreille. « Mais nous ne pourrons prendre le Bifröst pour l’évacuation, au risque de le voir se déchirer.
- Parce que la situation pourrait être pire ? »
L’absence de réponse fut suffisante pour lui glacer le sang dans les artères.
Elle utilisa cette peur soudaine contre son prochain adversaire, mélange de lézard et de bœuf magmatique. « Alors quoi ? » Elle roula sur le côté pour éviter un coup de cornes, avant d’user de ses deux épées pour trancher les pattes avant du monstre. De l’ichor ébène constella ses joues, brûla celle encore charnelle ; la souffrance soudaine donna de la force à sa voix : « Nous ne tiendrons pas indéfiniment ! » Son seidr gicla de ses doigts pour créer un mur invisible qui repoussa son prochain attaquant vers le précipice.
« Le Bifröst est relié aux autres Royaumes » expliqua le gardien, « ce qui n’est pas le cas du Tesseract.
- Loki » elle devina sans peine. L’artefact avait été volé des décennies plus tôt, lorsque le Jötunn, condamné à mort, avait fui sa sentence. Une fuite organisée de toutes pièces par Thor, tout comme le vol du cube cosmique dont le cœur pendait à présent autour du cou du plus jeune.
Par automatisme, ses prunelles se tournèrent vers l’immense silhouette enflammée qui évoluait au loin, à proximité des montagnes abritant Bilskirnir. Surtur. Une boule gonfla dans sa gorge. Ses frères. Une pensée difficile à envisager, car douloureusement familière. « Laissez-moi venir avec vous. » Elle était l’aînée de l’adelphie, si inutile dans son rôle de grande sœur.
« Il sait ce qu’il fait » poursuivit l’Ase aux yeux d’or. Sa voix ne trahissait aucune once de doute, car Heimdall avait toujours fait partie des rares personnes qui avaient su voir au-delà des préjugés – le prince intelligent au-delà du monstre bleu ; la bouche pleine de questions et les oreilles toujours prêtes à entendre les nombreuses histoires contemplées par les iris omniscients. Durant des siècles de servitude, à protéger le Bifröst et les Neuf royaumes qu’il reliait, le gardien n’avait jamais désobéi, ni même menti à son souverain. Si ce ne fut pour réparer un tort de ce dernier. « Mon prince, êtes-vous sûr ? » Un allié de taille. « Tenons, encore un peu. »
Son attention glissa vers la marée sombre et mouvante qui s’approchait avec dangerosité des moirures du pont. « Encore un peu » elle répéta à voix haute. Ses doigts firent danser le manche de ses épées ; l’acier chanta, prêt à reprendre la découpe des corps calcinés. Encore un peu ; Loki savait ce qu’il faisait.
o
La glace se répandait au travers de ses doigts cérulés, l’essence Jötunn renforcée par la rune que psalmodiaient les sifflements de seidr : « Isaz. Isaz. » Les cristaux de gel s’enfonçaient en profondeur dans l’épiderme magmatique, telles une infinité de fines aiguilles qui explosaient une fois pénétrées. Son pouvoir permettait ainsi de créer des brèches dans l’armure démoniaque, sur lesquelles Thor venait ensuite frapper de toutes ses forces. Leur travail d’équipe était parfait ; aussi parfait qu’autrefois, où ils partageaient le même champ de bataille pour préserver la paix des Neuf Royaumes. Deux siècles de séparation n’y avaient rien changé, ni la rancune, ni les regrets. « Jamais sans toi », complémentaires jusque dans la destruction. « Asgard n’est pas prêt à une telle catastrophe » ; il était temps pour cette branche de le devenir.
Un duo dont l’efficacité nourrissait goulûment l’irritation – si ce ne fut la haine – de Surtur. La cadence de ses coups avait encore augmenté ; les mouvements de son épée créaient des lames d’air ardentes, détruisaient les bâtiments alentour pour en faire des projectiles tranchants, fracassaient la terre pour la rendre instable, réduisaient peu à peu les lieux de sûreté pour les obliger au mouvement perpétuel.
Il fallait alors prendre des risques ; le Bifröst était encore loin, la vision – s’il s’en référait à l’hypothèse de Mobius - avec.
L’organisme gorgé de magie, Loki changea de forme en un battement de cils. Ses ailes noires aux reflets cobalt le portèrent plus haut, plus proche. Il virevolta autour de l’acier enflammé et des doigts qui tentèrent de l’attraper, assisté par les éclairs fraternels qui foudroyaient le colosse sans ménagement. La couronne, son objectif ; il se focalisa dessus. Arrivé à sa hauteur, il abandonna ses plumes pour retrouver l’usage de ses mains et convia une dague givrée le long de son avant-bras droit pour l’enfoncer à la base du front cintré.
Le hurlement de douleur qui en résulta fit trembler la moindre fibre de son existence.
Non, son corps tout entier fut secoué, malmené par les gesticulations du géant qui l’obligèrent à enrouler son bras libre autour de l’excroissance royale la plus proche afin de se maintenir. La Flamme Éternelle lui fit aussitôt regretter ce geste en brûlant sa chair en profondeur ; il serra les dents et lutta contre l’instinct de lâcher prise. Avant qu’une autre douleur, plus vive, ne remonte le long de ses muscles gelés encore enfoncés ; un craquement d’os agressa ses oreilles, bien moins que son prénom hurlé par les lèvres de son aîné.
Mjöllnir gronda sous ses pieds, venu en renfort pour chasser les griffes essayant de le déloger. Ce fut alors au tour du ciel de trembler ; un avertissement au bord de l’éclatement. Il tenta de l’ignorer, de se reconcentrer sur sa tâche. « Isaz ! » convia-t-il avec force. Les éclats de seidr virèrent vers un turquoise presque blanc et entrèrent en résonance avec les molécules de son organisme. Il en satura ses récepteurs pour atténuer la sensation, convia l’adrénaline à maintenir son emprise sur ses nerfs. Le Bifröst était loin ; l’échec aussi.
« Loki ! » appela de nouveau l’Ase blond. La colère et l’angoisse assombrissaient son timbre. L’idiot.
« La couronne ! » lui cria-t-il en retour, dans un souffle qu’il ne se souvenait pas lui manquer. Il ne sentait plus son bras gauche, mais cela n’avait pas d’importance. La tiare, leur objectif, la seule chose qui comptait pour l’heure. Sa glace parvenait à restreindre l’emprise de la Flamme Éternelle, à enrober la base de l’ornement démoniaque pour fragiliser le magma. Mais il ne pourrait tenir ; il fallait juste que son frère se décide. « Thor ! »
La seconde d’après, une silhouette drapée de rouge apparut à la périphérie de son champ oculaire. La foudre gronda, martela ses tympans avec dangerosité. Le monde blanchissait, dévoré par une énergie de plus en plus instable, suffisante pour détruire les fondations de Bilskirnir, fendre les chaînes de montagnes alentours. Les tuer tous les trois.
Néanmoins, il ne fallait pas oublier la fiabilité éternelle de Mjöllnir qui, tel un paratonnerre, concentra toute cette masse d’électron en son cœur. Cœur sur le point de se rompre, mais qui ne partirait pas seul.
Thor lui hurla quelque chose ; le monde était bien trop bruyant pour qu’il le comprenne. Loki se fia alors aux mouvements de son aîné, devina leurs trajectoires, et lâcha prise pile à l’instant où les premiers éclairs léchèrent le haut de ses joues. Dans sa chute, il croisa les orbes furieux de Surtur, perçut la souffrance prévisionnelle du souverain démoniaque, la courbure de ses lèvres effacées, l’ardeur de la Flamme Éternelle, prête à encaisser.
Il devait s’éloigner.
Loki appela à lui sa forme aérienne. La métamorphose leva néanmoins la répression de ses récepteurs, et la douleur revint en une vague intense. Ses sens s’affolèrent ; serrer des dents ne servait plus. Battre des ailes, pour au moins s’éloigner. Un peu, suffisamment.
Pas assez rapide.
L’onde de choc, créée par la combinaison entre le feu, la glace et la foudre, le propulsa vers l’avant. Son équilibre fut déstructuré, le monde tangua dangereusement dans des orientations impensables. Ses plumes se résorbèrent. Son seidr siffla d’impuissance. Par instinct, il fit la seule chose que son organisme lui autorisa dans ce désordre : il ferma les yeux.
Il y eut des hurlements, des tremblements, des grondements. Des éclats douloureux lorsqu’il percuta enfin une destination, une surface robuste qui le stoppa dans sa course, tout comme l’air dans ses poumons. Ses oreilles bourdonnaient, sourdes de tout autre chose que le sifflement aigu engendré par le choc. Il avait mal, mais ce détail n’avait aucune importance. Le Bifröst était loin, mais il ne pouvait que craindre. Il avait besoin de sa vision, de savoir. Ses ongles s’enfoncèrent dans la surface dure et irrégulière derrière lui. Ses doigts gelèrent aussitôt les crevasses de l’écorce – écorce, un arbre. Dans son esprit, la forme si simple d’Isaz était vacillante ; elle lui donnait le vertige. Il ne sentait plus son bras gauche, un feu violent avait pris la place de ses sensations. Son poignet droit craquait à mesure que les os tentaient de se remettre à la bonne place. Ses jambes se montrèrent instables lorsqu’il tenta de se redresser dessus – sur un champ de bataille, il valait mieux se tenir debout ; la position allongée attendrait son dernier souffle. La vision manquait encore. L’odeur de cendre et de soufre imbibait ses narines. Thor. Le Bifröst était loin ; ses cristallins étaient trop secs pour verser la moindre larme. Thor. La couronne. La douleur. Il manqua de se prendre les pieds dans une racine protubérante, avant que des bras viennent encercler son corps. Chauds, familiers. « Thor. » Le prénom quitta ses lèvres, à peine murmuré par ses cordes vocales enrayées – avait-il crié ?
L’étreinte se resserra, accentua la souffrance de plaies dont il ignorait l’existence, son esprit entièrement tourné vers celle de son bras gauche. Il avait besoin de voir, de le voir. Il allait forcément bien, le Bifröst…
Sa main droite remonta le long de courbes musculeuses, avant d’être interceptée par une plus large et caleuse pour la presser contre un angle rugueux. La forme d’une mâchoire. Il avait besoin de voir. « Attends. » Il obéit. Un souffle vint chatouiller le bord de ses cils, comme pour stimuler les ailes d’un papillon afin de l’aider à s’envoler. Il sentit des particules gratter la surface de ses yeux desséchés, le liquide lacrymal reprendre ses droits ; ses paupières acceptèrent enfin de bouger.
Lorsqu’il les ouvrit, à peine, le monde était sombre et granuleux. Il n’y avait de toute manière pas grand-chose à observer, si ce n’était les écailles parfaitement dessinées d’une armure en acier. Un torse, sous l’épiderme duquel bâtait encore un cœur. Droit, debout, qui se soulevait de manière régulière. Le Bifröst n’était pas encore là.
Loki battit plusieurs fois des paupières ; sa vision s’améliora après chaque instant de noirceur. Enfin rassuré – il voyait -, il laissa échapper un long soupir en venant presser son front à la jointure du cou offert. Il y avait des traces de brûlure sur l’épiderme, du sang et de la boue séchée. L’odeur solaire était masquée par celle des éclairs qui venaient de percuter Asgard. Un fragment de seconde, le sorcier rêva alors d’un lit dans lequel se prélassait, celui-là même que son frère avait quitté en pleine nuit pour partir en chasse, avant de ne jamais revenir, et l’obliger – lui - à faire de même.
Mais il savait, devinait sans peine. « Ce n’est pas encore fini. » La vision n’était pas encore accomplie ; son frère le serrait avec beaucoup trop de force pour ne pas trahir son inquiétude.
« Loki, nous devons trouver Eir.
- Elle doit être avec les civils. » Il l’espérait profondément. « Nous n’avons pas besoin.
- Mais, ton bras !
- Je sais. » Il grimaça en tentant de se redresser. « Ce n’est pas très esthétique, je suppose. Peu importe » rajouta-t-il en pressentant les prochains mots de son frère. « Il y a plus urgent. »
Son regard se détacha enfin pour analyser les environs. Il y avait… rien ; en absence des flammes de Surtur, l’obscurité avait repris ses droits, plongeant dans le noir le terrain d’entrainement qu’il devinait sans peine ravagé par l’onde de choc. Un silence de mort régnait sur les lieux, trop tranquille ; il parvenait même à percevoir les battements cardiaques de son aîné.
« Ce n’est pas encore fini » répéta son frère, un soupir retenu au bord de ses lèvres. Ses larges doigts s’intercalèrent entre ses phalanges contre la joue barbue. Loki détourna alors son attention pour l’offrir à l’Ase, et sentit son propre organe sanguin se figer dans sa poitrine.
Thor – cette image. Les pointes de ses mèches avaient commencé à roussir, réduites de plusieurs centimètres pour certaines. De nouvelles entailles s’étaient ajoutées au portrait ; un portrait trop proche de celui qu’il fuyait depuis si longtemps. « Le Bifröst, votre frère, et vous. »
Le bleu de ses iris s’était éclairci, dévoré par la blancheur du pouvoir électrique qui surfait encore à sa surface. « Il va revenir. La couronne n’était qu’un leurre. » Son soupir lui échappa finalement ; Loki décida qu’il n’aimait pas l’expression qui se peignait sur les traits du blond. La joie lui allait mieux, beaucoup mieux.
Il tenta alors : « Tu n’auras qu’à l’attaquer à nouveau avec ta foudre. »
Un rire chaud, douloureux à entendre, résonna entre eux. « J’viens d’l’attaquer avec le plus grand éclair de l’histoire des éclairs, sans résultat. La Flamme Éternelle poursuit de brûler. » Et tant qu’elle poursuivrait de brûler, Surtur pourrait revenir. Oui, comme il l’avait déjà fait, deux fois au moins.
Sa glace seule ne serait jamais suffisante.
Comme pour répondre à leur hypothèse, un grondement fit trembler la terre sous leurs pieds. Une impression de déjà vue, qui broya ses entrailles d’appréhension. Une boucle sans fin, un cauchemar voué à se répéter. Ils ne pouvaient pas stopper le Ragnarök. Et plus ils attendaient, engouffrés dans ce cycle désastreux, plus le pouvoir de l’ennemi se renforçait – Loki avait noté sa puissance supérieure à celle qu’il avait exposée lors de leur précédente rencontre, sa taille de plus en plus croissante à mesure qu’ils lui assignaient des coups. La fin ne pouvait être évitée, seulement freinée inutilement. « Tant que ces trois éléments ne sont pas réunis, la bataille ne sera pas finie. » Thor avait le droit de savoir.
C’est alors qu’un hurlement long et aigu déchira le silence grondant. Fenrir. Aussitôt, le métamorphe fouilla les alentours en quête de son compagnon.
Sa silhouette se détacha avec difficulté de la pénombre. Debout sur ses quatre pattes à nouveau fonctionnelles, il apportait avec lui une odeur d’ichor et de corps calcinés - sans doute l’effluve des monstres qu’il avait croisé en chemin. « Père » couina-t-il en venant se frotter contre ses mollets, puis renifler son bras gauche qui pendait lamentablement contre son flanc. « Blessure. Douleur. Aide. »
« Ce n’est rien » ; le métamorphe obligea un sourire dans sa voix pour ne pas inquiéter le Vargr ; sans succès.
Heureusement, celui-ci ne s’attarda pas plus longtemps dessus, conscient de la mission qui lui avait été assignée : « Bruit. Séparés. Bateau. Prêt. »
« Le bateau est prêt à partir » résuma Thor. Dans un coin de son esprit, le Jotünn sentit son cœur se serrer ; peu de personnes parvenaient à déchiffrer les paroles muettes de Fenrir.
Cependant, l’urgence de la situation se fit plus forte. « Je dois les rejoindre ; Heimdall ne pourra pas ouvrir le Bifröst, au risque de créer des ouvertures vers les autres royaumes. » Pour éviter de répandre la gale sur un arbre, il suffisait de couper la branche atteinte avant qu’elle ne contamine les autres. Ils étaient coupés du reste des mondes. La Pierre de l’Espace, elle, électron libre autour d’Yggdrasil, non. Il la sentit pulser contre son sternum, comme pressentant les attentes qui allaient bientôt reposer sur son éclat.
Thor approuva d’un hochement de tête. « Je m’occupe de retenir notre invité désobligeant.
- Quoi ? » déclara le sorcier en plongeant son regard dans le sien. « Non.
- Loki, tu l’as toi-même dit, je n’aurais qu’à l’attaquer à nouveau avec ma foudre.
- Sans succès. »
Son aîné afficha un sourire. « Il n’est pas question ici de victoire ou de défaite ; nous devons juste gagner du temps. » Il pressa son front contre le sien. « Temps que nous sommes en train de perdre à force de débattre. Écoute » souffla-t-il face à son regard qu’il devinait plein de refus – car il ne pouvait pas juste l’abandonner derrière lui, pas avec ce qu’il savait. Thor lâcha sa main pour venir placer la sienne au bas de son dos avec l’autre, présente depuis le début pour lui apporter le soutien nécessaire. « Loki, nous n’avons pas besoin de mettre un terme au Ragnarök ; Surtur avait raison, nous ne pouvons plus l’arrêter. Mais rien ne nous empêche de choisir la fin que nous voulons lui offrir. »
« Il n’y a pas de choix » il voulut lui réponde. Il sentit ses iris s’humidifier, chasser les derniers grains de poussière causés par sa chute. Le nœud commençait à se défaire ; il ne pouvait plus l’arrêter. « Laissez le nœud se dérouler. » Il avait peur.
Et lorsqu’il avait peur, la colère était toujours l’émotion la plus facile à gérer. « Et ensuite ? » Elle lui brûla la langue. Lui donna envie de frapper ce visage, d’enfoncer ses ongles dans la chair de ses joues pour lui remettre les idées en place - Thor serait roi ; comment le serait-il mort ?! « Réduire les choses en cendres, c’est facile. Fuir, c’est facile. » Non, cela ne l’avait jamais été depuis que son frère l’avait supplié de quitter Asgard.
Deux siècles. « Essayer de réparer ce qui menace de s’effondrer, c’est difficile. »
« Ensuite ? » L’Ase frotta son nez contre le sien. « J’ai beaucoup d’idées pour la suite. À commencer par contempler ce lever de soleil promis. »
« Garder espoir, c’est difficile. » L’espoir ; il le gouta sur le bord des lèvres souriantes. Un baiser désespéré, chaotique, nécessaire pour poursuivre. Sceller cette promesse – sa promesse, car Thor ne tenait jamais les siennes. Encore une seconde, puisque l’éternité ne leur était plus assurée. Trop de temps perdu à fuir, trop de temps usé à réfléchir.
Du temps.
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Le portail se referma derrière lui pour ne laisser que le pont du bateau comme décor environnant. Des soldats et des civils armés s’amoncelaient de la proue à la poupe. Mobius se tenait face à lui, les mains posées sur le gouvernail ; la pierre bleue à sa boutonnière luisait du dernier éclat d’énergie qui avait permis à son maître de se téléporter aux bonnes coordonnées. « Nous sommes prêts » déclara l’intendant en guise de salutation, avant que son regard ne glisse le long de son bras gauche et qu’il ne fasse remarquer : « Vous êtes blessé.
- Plus tard », Loki chassa son inquiétude d’un mouvement vague de sa main saine. « D’abord le Revenger. Nous allons avoir besoin d’Alioth pour faire bouger ce navire. Où est-il ? »
Du menton, l’Alfe l’invita à se retourner, ce qu’il fit. Pour contempler l’alligator céleste refermer d’un claquement sonore sa mâchoire autour d’un démon d’une dizaine de mètres de long. Il était incroyable, parfait dans cette forme qui le rebutait depuis son enfance. « Je n’suis qu’un monstre » n’avait eu de cesse de répéter sa version plus jeune. « Pourquoi je n’suis pas comme Sig ? » Une souffrance interne qui s’était directement connectée avec sa propre expérience – le monstre sous le lit. Des décennies qu’ils tentaient d’affronter ces démons irréels ensemble ; la perte de sa cadette n’avait fait qu’assombrir le cœur du jeune garçon. Enchaîné à ce passé, plus totalement libre.
Sa petite alouette, comme l’appelait autrefois Sigyn.
Loki laissa une gerbe de seidr s’échapper de ses doigts pour venir éclater dans le noir céleste, et attirer sur eux l’attention des deux orbes incendiaires. Les voiles étaient déjà déployées, prêtes à accueillir le vent favorable à leur départ. Un vent qui les enveloppa bientôt ; Alioth les enclava dans son corps brumeux. Autour d’eux, les hommes s’activèrent pour tendre les cordages et empêcher les voiles de se décrocher. De son côté, le sorcier s’aventura jusqu’à la proue du Revenger, sa main agrippée à son précieux pendentif – il n’avait jamais quitté son cou plus longtemps qu’une seule nuit. Il devait trouver la bonne destination. En deux siècles de fugue, il n’avait que très peu utilisé le Tesseract pour ses déplacements ; aussi, il ne maîtrisait pas l’artefact avec autant d’aisance qu’il aurait souhaitée en avoir dans cette situation – à savoir, le sort de toute une nation sur ses épaules. Mais il n’avait pas peur, car il n’avait plus le temps pour.
Il se mit donc en quête d’un signal différent, pendu autour d’un autre cou sur une branche voisine. Les habitants de Lamentis devaient s’attendre à les voir débarquer ; en se rendant sur Asgard, ils s’étaient préparés au pire avec l’éveil de Surtur. Il n’aurait qu’à déposer la cargaison vivante, puis revenir aider Thor pour trouver une solution.
Le signal trouvé, Loki insuffla de son énergie dans la pierre pour dessiner un portail face à lui - face à eux. Alioth fit ensuite le reste pour les faire voguer jusqu’aux vagues qui dansaient avec lenteur de l’autre côté.
Il n’aurait ensuite plus qu’à revenir.
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« Tâche de ne pas mourir, ou je peux t’assurer que tu regretteras les flammes de Surtur.
- Moi aussi je t’aime, mon frère. »
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Thor inspira avec lenteur, le goût de Loki encore présent contre sa langue. Le manche de Mjöllnir, et ce qui restait de sa regrettée masse, pendait à sa ceinture. L’énergie électrique parcourait la surface de son épiderme sous forme de pulsations paresseuses, en attente d’être convoquée. L’éveil du seigneur démoniaque était lent, imprévisible ; il devait rester sur ses gardes. Il n’avait pas besoin de le vaincre, devait juste gagner le temps nécessaire pour permettre au Revenger, porteur de l’avenir d’Asgard, de s’échapper.
Il n’avait pas besoin de gagner, seulement de survivre. Ou son frère, rancunier et têtu, refuserait assurément de lui octroyer sa main.
Ce qui n’était pas envisageable, car il avait travaillé beaucoup trop dur pour ce jour.
Un rire retentit soudain dans l’obscurité, comme pour se moquer de son dur labeur encore incertain d’être concrétisé. Il n’eut pas besoin de chercher d’où il provenait, car il résonnait tout autour de lui. Des amas de cendres voletaient des quatre coins du terrain détruit pour rejoindre un point lumineux en son centre. La Flamme Éternelle. Surtur.
« Pauvre fou » déclara le démon, omniscient.
Ses doigts cherchèrent par automatisme le toucher de Mjöllnir, avant qu’il ne se rappelle son état – inutilisable. Il serra donc le poing et concentra son énergie pour former une lame élémentaire. Sa forme était instable, tout comme son pouvoir en absence de son catalyseur. « Ce marteau ne te sert qu’à contrôler ton pouvoir. Le canaliser » n’avait eu de cesse de lui répéter son père durant son enfance. « Il n’est pas la source de ta force. »
« Tu crois pouvoir me vaincre, fils d’Odin.
- Oh, je n’ai pas cette prétention » il avoua en s’avançant vers l’amas de plus en plus formaté – une silhouette humanoïde voyait approximativement le jour. D’un geste précis, Thor lança la lame qui vola, tel un boomerang, pour trancher la gorge en train de se déployer, avant de retrouver sa poigne. Une attaque vaine, car une nouvelle masse magmatique bourgeonnait déjà au niveau de la coupe. Sa régénération avait encore progressé, devenue presque immédiate. Il allait devoir enchaîner les coups.
« Tu ne peux arrêter le Ragnarök. » Thor arriva à proximité de l’ennemi. Ça aussi, il n’en avait plus la prétention. Il trancha sans inquiétude un poing propulsé dans sa direction, avant de devoir esquiver un nouveau coup, porté par les phalanges aussitôt venues remplacer le membre perdu.
Presque immédiate ; le premier mot perdait de son sens à chaque seconde. Tant que la Flamme Éternelle brûlerait, Surtur vivrait. Il fallait l’éteindre ; comment ? Il n’avait pas le droit aux doutes ; ils affaiblissaient l’esprit, et donc le corps. Il ne devait pas réfléchir, cela ne lui réussissait jamais. Il était le Champion d’Asgard, le futur roi. Avec force, il abattit son poing sur le sol ; l’onde de choc générée faucha l’équilibre du démon qui s’écroula vers l’arrière, avant de se remodeler par automatisme. Épuisant ; le repos attendrait son dernier souffle.
« Tâche de ne pas mourir » le sermonna à nouveau le souvenir de son frère, qu’il avait dû lâcher. Laisser partir, une nouvelle fois. Le bras blessé. Les yeux humides d’une faiblesse qu’il se refusait à lui avouer. De même que le poids qui pesait sur ses épaules depuis trop longtemps.
« Des rêves prémonitoires ? Je pensais qu’il tenterait de vous le cacher. » Il avait tenté. Depuis toujours.
« Tu brûles. » N’avait-il déjà pas brûlé ?
« Ta fin est proche, enfant Dieu » déclara Surtur au travers de sa bouche qui reprenait peu à peu forme.
La lame se remodela en un marteau entre ses doigts. « Peut-être. » Sans la moindre once de pitié, Thor cogna la masse de toutes ses forces contre la joue adverse qui se brisa et emporta le reste de la tête au loin avec elle. Il donna ensuite un coup de talon dans le tronc décapité, qui fut propulsé et explosa contre un amas de roches. « Mais il me reste encore quelques pages à tourner. »
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Aidée par ses hommes, la princesse Hela refermait les hautes portes d’Himinbjorg sur les envahisseurs qui s’agglutinaient derrière. Le cœur du Bifröst devait être protégé, son gardien était prêt à tomber pour défendre ses moirures spatiales.
« Heimdall » l’appela la demi-Vanir en grimpant les marches qui menaient à la boussole centrale de la bâtisse, devant laquelle il se tenait, mains jointes sur son épée pour lui insuffler son énergie. Celle du Père de toutes choses n’était plus qu’un fil étiolé, qui menaçait de se rompre à chaque instant. Son sommeil était proche. S’il tombait, le prince Thor serait leur dernier rempart pour protéger la cité. Mais jusqu’à quand ?
Toujours cette même question.
Ses yeux glissèrent le long d’une branche parallèle. Midgard venait d’accueillir la jeunesse de leur peuple. Une bonne nouvelle dans ce désordre funeste. Un gain de temps supplémentaire, mais voué à devenir inutile. Car le seigneur Surtur ne se contenterait pas d’un seul royaume à détruire.
La Valkyrie s’avança près de la première née d’Odin pour lui adresser des paroles ; l’attention d’Heimdall se porta sur tout autre chose. Une autre branche ; un sourire figé, patient, dont il ne parvenait pas à déterminer les intentions. Un pouvoir puissant somnolait entre des doigts acérés. Prêt à détruire, mais dans quel camp ?
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« Mo.Ince » Une voix grésillait dans son esprit.
Ses bottes soulevèrent un épais manteau de poussière lorsqu’il prit appui dessus pour freiner. Les coups avaient repris en intensité, en célérité, et surtout en force. Sans la glace de Loki pour fragiliser l’armure magmatique, ses éclairs redevenaient progressivement aussi inoffensifs que des aiguilles lancées sur du cuir. Il n’abandonnait pas pour autant ; tant que ses poings pouvaient frapper, il assommerait la silhouette de plus en plus grande de son ennemi.
« Prince » retenta la voix. Thor fronça les sourcils, en quête des mots manquants. « Mon prince ? »
Il roula sur le côté pour échapper à un bloc de granit enflammé.
Heimdall, devina-t-il, se focalisant sur cette découverte pour oublier un temps la douleur provoquée par l’éclat rocheux qui s’enfonça dans sa cuisse. « Parle » siffla-t-il entre ses dents serrées. Le sang s’agglutinait sous son pantalon, perlait à grosse goutte le long de son mollet. La plaie se résorbait néanmoins déjà ; il ne devait pas s’arrêter pour si peu. « Parle » répéta-t-il plus fort, pour être certain d’avoir été entendu à son tour.
« Les ondes d’énergie perturbent le lien. » Le gardien s’exprimait le plus distinctement possible, avec des phrases courtes, comme pour lutter contre les coupures.
Thor tira sur le tissu de son pantalon pour éviter qu’il ne colle à son épiderme poissé d’hémoglobine. « C’est bien dommage, parc’que c’est p’têtre la chose qui lui fait le plus d’effet. » Il laissa ladite énergie foudroyante s’accumuler dans ses veines ; les petites attaques n’avaient plus aucun effet, seules les plus énergivores permettaient encore de ralentir l’ascension du seigneur démoniaque. « Annonce-moi une bonne nouvelle » supplia-t-il presque, désabusé par la forme qui dépassait à présent les vingt mètres de haut. Encore un peu et il pourrait le frapper pour réduire ses derniers efforts.
« Le bateau vient de partir. » La bonne nouvelle réclaméee. Les rebords de sa vision blanchirent ; le marteau élémentaire gagna en poids entre ses doigts. « Pouvez-vous encore tenir ? »
Un sourire dévora ses lèvres. « Comme tu peux l’voir » ; le marteau devint immense, avant de s’abattre sans pitié sur l’ennemi en reconstruction qui explosa sous le choc, « je pète le feu. Littéralement » ajouta-t-il avec ironie, car cela l’avait toujours aidé à affronter les champs de bataille les plus difficiles. Pour le plus grand déplaisir de Balder, toujours trop sérieux lorsqu’il enfilait son casque.
Il s’imagina l’amusement timide sur les lèvres de son vieil ami, habitué depuis le temps. Avant de percevoir le doute dans le silence de ce qu’il retenait au bord de ses lèvres.
Thor devina sans peine. « Que vois-tu d’autres ? » demanda-t-il aussitôt, avant de rouler sur le côté pour échapper à un projectile de feu – risible, mais les brûlures étaient plus longues à cicatriser que les simples plaies.
« De la visite.
- Encore ? » Il roula à nouveau, manqua de se prendre un mur par miracle encore debout. « Hostile ou bienveillante ? » La deuxième option était peu probable mais, comme disait les anciens, l’espoir faisait vivre. Et si, de toute son existence, les Norrnes acceptaient de se montrer clémentes une seule fois avec lui, il était prêt à jouer cette carte maintenant.
« Ce serait plutôt à vous de me le dire. Mon prince. » Il y avait comme de la suspicion dans son ton. Heimdall n’avait jamais douté de lui ; elle ne pouvait qu’être de nature taquine.
Le seigneur de Muspelheim rugit ; la terre trembla. Heimdall se montrait taquin : la fin du monde était indéniablement proche.
« Ont-ils l’air sympathique ? » demanda-t-il en concentrant sa force dans son poing pour l’abattre dans la pliure du genou adverse. Une fois de plus, Surtur perdit l’équilibre. Dans son esprit, il s’imagina le lever de sourcils au-dessus des iris d’or car, s’il devinait juste sur l’identité de ces fameux invités, l’adjectif « sympathique » ne serait sans doute pas le plus approprié pour les désigner.
Heimdall devina sa pensée, bien plus rapidement qu’il ne parvint à élaborer cette dernière en silence : « Mon prince, si nous ouvrons le Bifröst, nous ne pourrons plus contenir le Ragnarök.
- Je le sais, mon ami, mais... » Sous ses yeux, le géant igné se redressait, grandissait, s’enflammait de colère. Un cycle perpétuel - « Tu ne peux arrêter le Ragnarök. » - voué à l’échec. « Nous ne tiendrons pas indéfiniment. » Un rire amer lui échappa. Le secret de Loki, ce qu’il avait refusé de lui dire ; son plus beau mensonge. Car son frère savait - « Tu brûles. » - ils ne pouvaient pas arrêter le Ragnarök. Pas seuls du moins. « Nous avons besoin- » Il se figea, la bouche entrouverte ; une idée venait de vibrer le long de ses neurones. Insensée, risqué et stupide ; tout ce qui le définissait. « D’aide. » Ses lèvres entonnèrent un second rire, plus tendre.
Insensée, oui. Risqué, pour sûr. Stupide, totalement.
Dans un rugissement de colère, Surtur abattit ses avant-bras sur la terre qui se fendit sur plusieurs kilomètres. L’Ase sauta pour éviter le torrent de lave qui se déversa dans la crevasse formée. Avant de contempler, avec un calme qui frôlait le déni, les formes qui se détachèrent progressivement du lit enflammé pour enfoncer leurs phalanges disloquées dans la paroi de la fosse. Une déchirure dans la barrière, trop violente pour être contenue.
Celle de trop.
« Heimdall », il engendra un nouveau marteau élémentaire dans son poing droit, « ouvre le Bifröst. » Un cycle sans fin.
À moins qu’ils ne décident de celle qu’ils souhaitaient écrire.
« Et contacte mon frère. »
Notes:
Bonjour tout le monde ! Le vingt-quatrième chapitre est enfin disponible. Riche en péripéties, j’espère qu’il aura su vous satisfaire, ou au moins vous divertir. À petits pas, nous approchons de la fin de cette histoire, ce qui me réjouit autant que cela m’attriste. Bref, passons aux notes, peu nombreuses pour une fois.
Note 1 : Les futharks désignent l’alphabet runique autrefois utilisé notamment par les Vikings. Thurisaz, l’épine, est la rune du géant (homme fort) mais aussi celle associée à Thor et à son arme de prédilection, Mjöllnir. Elle représente ainsi la force, l’énergie, le courage et la résistance ; ce qui en fait une rune de protection au combat, qui permet de gagner dans presque n’importe quelle situation. Isaz, la glace, est quant à elle une rune qui représente la résistance statique pour bloquer ce qui est en mouvement ; arborant une forme de barre verticale, elle permet de se refocaliser sur sa personne (comme Loki ici lorsqu’il tente de fusionner ses deux natures).
Note 2 : Restons dans la mythologie nordique avec les classiques manoirs : Bilskirnir désigne la demeure de Thor – et des enfants d’Odin en général pour cette histoire – et Himinbjorg correspond au manoir d’Heimdall, situé au bout du Bifröst. Sól, rapidement cité, est quant à lui le dieu personnifiant le soleil dans les légendes.
Note 3 : Plusieurs références à Thor 3 se sont glissés dans ce chapitre ; le combat contre Surtur est en lui-même beaucoup inspiré par la bataille de Thor et Loki contre Hela à la fin du film. Il y a par exemple l’excellente réplique de Thor lorsqu’il répond à son frère « J’viens d’l’attaquer avec le plus grand éclair de l’histoire des éclairs, sans résultat. » On retrouve aussi l’histoire du marteau, et le fameux « Loki, nous n’avons pas besoin de mettre un terme au Ragnarök… »
Un grand merci pour avoir lu et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter 26
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Les moirures du Bifröst s’évaporèrent autour de lui. Le froid saisissant de la steppe gelée lui fit instantanément regretter de ne pas s’être enroulé dans une ou douze capes supplémentaires, comme l’avait suggéré Hela. « L’idée, c’est quand même de ressembler encore à quelque chose.
- L’idée, c’est surtout de survivre, idiot » avait-elle déclaré en drapant de force la plus rembourrée du lot, brodée de runes chaleureuses, autour de ses épaules. Une bien bonne idée qu’elle avait eue là, il devait le reconnaître. Le tout était à présent de ne pas s’attarder, achever la mission avant de se transformer en glaçon.
Contrairement à Asgard, où les montagnes se blottissaient en dehors des villes sous d’épais manteaux sylvestres, celles de Jötunnheim étaient d’un blanc immaculé. La couche nivéale était épaisse sous ses bottes fourrées, mouillait son pantalon jusqu’à mi-mollet et encombrait le moindre de ses pas. Thor contempla d’un regard désolé ce paysage immense et solitaire offert à sa vision. Les rares végétaux survivaient au ras du sol, les branches pauvres en vert penchées dans la direction empruntée au quotidien par les vents frigorifiques. De gigantesques cristaux s’amoncelaient par endroits, à la fois dangereux dans leurs angles mortels et magnifiques sous les rares rayons solaires qui filtraient au travers de cette presque pénombre. Par instinct, le prince toucha sa poitrine, là où une rune de liaison avait pris la place d’une ancienne cicatrice, causée par une lame similaire. Un coup porté par Heimblidi, le premier né de Laufey, mort de sa main des siècles plus tôt. Une blessure qui aurait pu lui être fatale, si Loki ne l’avait pas sauvé à temps – une fois encore-, car seul un Jötunn était capable de soigner une brûlure de glace conséquente.
Raison supplémentaire pour se montrer prudent, car il savait dans quel lieu hostile il était sur le point de s’engouffrer.
« Thor, tu n’penses tout de même pas…
- C’est toi qui m’as demandé d’écouter.
- C’est de la folie ! »
Il avait ri face à l’inquiétude de son aînée. « Il paraît, oui. Nous pourrons débattre sur le sujet une fois que je serais revenu, si cela te convient. » Il avait été difficile de ne pas partir sur l’heure pour la terre des Géants des glaces. Une idée à concrétiser ; un objectif à atteindre.
Pas à pas, il poursuivit son avancée dans la prairie gelée, sans savoir vraiment où se rendre. Ici, tout était semblable ; les points de repère ne se disputaient pas son attention. Heimdall n’avait pu que le rapprocher d’une destination, sans pour autant parvenir à la guider davantage – et il le remerciait, car c’était déjà beaucoup.
Le coffret était lourd à sa taille, plus encore que Mjöllnir pendu de l’autre côté ; il n’était pas fait pour être porté par un Ase. Ni par toute autre personne que les doigts capables de remodeler son entité pour en tirer le meilleur. Une relique heureuse de retrouver ses origines, même si, pour l’heure, le calme régnait en souverain absolu sur le paysage.
Une quiétude, presque oppressante, enveloppée de laquelle il marcha pendant ce qui lui parut être une éternité. Peut-être son absence avait déjà été notée au palais. Peut-être Heimdall avait déjà dû passer aux aveux. Peut-être son plan, si fou, ne trouverait jamais succès. Mais il voulait croire, espérer, comme l’enfant que son frère n’avait de cesse de le traiter, lui dont la confiance envers autrui s’était étiolée avec le temps.
Il était de toute manière déjà trop tard pour faire marche arrière.
À mesure qu’il avançait, Thor sentit un poids peser sur sa nuque, les poils s’hérisser le long de ses cervicales. Des regards, devina-t-il rapidement. Enfin une nouvelle : il se dirigeait dans la bonne direction. Ou bien vers une tanière de Vargr des neiges, sur le point de se faire dévorer par l’une de ces créatures très territoriales. Bien sûr, il n’aurait alors aucun mal à s’en défaire, sa foudre frapperait les terres hivernales pour apeurer – ou même blesser – les loups géants ; néanmoins, il espérait ne pas devoir convoquer son pouvoir avant le moment le plus citrique. Depuis que son père avait dérobé l’Écrin des Hivers d’Antan, la magie de Jotunheim s’était appauvrie, la rendant presque inexistante. Ce qui n’avait fait qu’endurcir ses habitants, alimenter leur rage rancunière.
Le dialogue ne serait pas évident à entamer ; il s’y était préparé.
Lorsqu’il arriva près d’un bosquet – du moins, ce qui s’en rapprochait le plus, avec une vingtaine de conifères rachitiques -, il prit le temps de faire une pause, tout en offrant l’opportunité à ses poursuivants de se révéler enfin. Il but une gorgée à sa gourde, le regretta aussitôt lorsqu’il sentit sa langue se figer au contact de l’eau gelée, se décida finalement à entamer la conversation pour redonner vigueur à l’organe : « Je souhaite rencontrer votre chef. » Des grognements lui répondirent dans la pénombre, le rassurant autant que l’inquiétant ; il n’était pas fou, il n’était pas seul. Sa main se referma sur les lanières de cuir qui retenait le coffret précieux pour le brandir devant lui, telle une offrande pour calmer ou amadouer les bêtes tapis. Non, pas des bêtes, des êtres doués d’intelligence, rusés et belliqueux – s’il se référait au seul individu de cette espèce qu’il côtoyait.
Un rire résonna entre les branches dégarnies, omniscient, son origine masquée par le sens changeant du vent. « Crois-tu être en mesure de négocier, fils d’Odin ? »
Ses doigts libres caressèrent en réponse le manche de son marteau dans un geste préventif. « Je le pense, oui. Même si je souhaiterais éviter le conflit.
- Un Asgardien pacifiste ? » rit de nouveau son interlocuteur mystère.
« Je demande seulement à rencontrer le prince Bÿlestr afin de lui restituer ce coffret. Et potentiellement plus. » Car il avait plus à offrir.
De nouveaux éclats amusés firent trembler les branches de sapin ; de la poudreuse tomba en silence des aiguilles. « Téméraire. Ou peut-être juste sot. »
Thor sentit ses lèvres s’étirer. « C’est ce que ne cesse de répéter mon frère. »
La neige craqua, des silhouettes se dessinèrent dans la pénombre, plus larges que les troncs avoisinants. Des géants, deux à trois fois sa taille, dont la peau - d’un bleu outremer dans la pénombre – arborait des tatouages en relief, des runes qui marquaient l’affiliation de chaque individu. Une marque, une empreinte, identique pour l’œil de ceux incapables de les comprendre, tout comme les Jotnär qui se révélèrent à lui. Sauf un, celui qui s’adressait à lui depuis le début, familier dans ses traits et la manière de sourire. Un sourire moqueur, prêt à jouer, à défier le monde. « Tu n’es qu’un idiot. » À engendrer le chaos.
« C’est ce que me répétait aussi le mien » déclara le Jötunn aux runes nobles, qui le définissaient comme monarque de son peuple ; des runes qu’il connaissait bien pour les avoir déchiffrés, enfant, sur le front de son cadet : la couronne d’Ymir. « Il y a longtemps. » Un fils de Laufey. « Avant que votre folie guerrière ne me l’arrache. » Il rencontra ses iris écarlates, une teinte qui l’avait tant effrayé plus jeune, avant qu’il n’apprenne à la chérir.
Bÿleistr Laufeyson. Le frère biologique de Loki.
Une aubaine, il n’aurait pas à le chercher plus longtemps.
Il avait encore grandi depuis leur derrière rencontre, sur le champ de bataille qui avait suivi la tentative d’assassinat opposant leurs pères respectifs. Contrairement aux boucles sombres du métamorphe, et au crâne chauve de ses guerriers – Thor en compta quinze -, Bÿleistr possédait une longue tresse ébène collée sur le centre de sa tête qui traçait la symétrie de ses runes claniques. Ses traits étaient anguleux, tout en muscles souples taillés par la famine et la guerre. Une beauté dangereuse, tout comme les terres de Jotunheim, qui lui rappela aussitôt son propre géant des glaces. Car si Helblindi, l’aîné de la fratrie, ressemblait à Laufey, Loki et lui devaient davantage tenir de leur autre parent.
« Roi Bÿleistr » tenta-t-il, croisant les doigts pour ne pas froisser son – il espérait – futur interlocuteur.
À sa surprise, ce dernier rit une nouvelle fois mais sans la moquerie ; de cette manière qu’avait Loki de le faire pour camoufler ses émotions sombres lors d’une conversation difficile. « Peut-on encore parler de roi lorsqu’il n’y a plus de trône sur lequel s’assoir ? » Des grognements répondirent à son interrogation. Du coin de l’œil, Thor dénombra une fois encore les silhouettes : trois s’étaient ajoutées aux quinze précédentes.
« Un roi a-t-il besoin d’un trône pour régner ? » se risqua-t-il à demander en retour.
« Asgard n’est pas un pays, c’est un peuple » lui avait autrefois enseigné son père en contemplant ensemble la joie s’épanouir dans les rues animées de la capitale. « L’amour et la vie du peuple sont les plus importants. Un royaume peut se rebâtir, pas une civilisation. »
Peut-être n’était-ce pas le moment, ni l’endroit – et peut-être même ni l’interlocuteur – pour débattre plus en profondeur sur ce sujet ; il se rappela sa mission, la raison pour laquelle il était venu tout risquer. « Je viens en paix » déclara-t-il donc en lâchant son arme pour venir soulever le coffret de ses deux paumes, « auriez-vous un moment à m’accorder ? ».
Chapitre 25
Ragnarök
« Attends, quoi ? » Mobius et Alioth, de retour sous sa forme humaine, tournèrent leur regard dans sa direction.
Le Revenger, avec sa charge vivante beaucoup trop lourde qui l’attirait vers le fond, venait d’être stabilisé près du quai de Lamentis. Une évidence, pourtant imprévue ; ils avaient évité de peu la noyade de tout un peuple. Une erreur vite réparée, mais en même temps pas assez. Loki avait dû se retenir de ne pas les abandonner là, au milieu du fjord, pour retourner sur le champ de bataille, auprès de son aîné qui avait besoin de son aide – Thor avait toujours eu besoin de lui.
Sylvie les avait rejoints, encore vexée de ne pas avoir pu les accompagner, elle qui rêvait depuis toujours de découvrir le reste des Neuf Royaumes. Avant que sa mauvaise humeur ne s’envole à la vue de son bras gauche noirci, jurant avec le reste de son épiderme bleu lacté. Rien d’important ; il avait insisté sur ce point, perçant dans la bouche de la jeune femme les exclamations d’effroi, d’inquiétude ou de colère avant qu’elle n’ait eu le temps de les exprimer. Il avait ensuite organisé la déportation la plus efficace de l’histoire. Quinze minutes, le maximum qu’il s’était donné pour le faire ; quinze minutes de trop à son goût.
Quinze minutes au bout desquelles une voix grésilla à son tympan. Heimdall, reconnut-il sans peine, qui lui porta les nouvelles d’Asgard, comme si un mois et demi s’étaient déjà écoulés depuis son départ. Ainsi : Odin était sur le point de tomber, sa barrière avec lui ; Hela était en sécurité, mais l’invasion était imminente ; Thor, plus merveilleux que jamais, tenait – et il tiendrait obligatoirement jusqu’à son retour.
« Ouvrir le Bifröst ? » Le sorcier reprit les paroles du gardien. « Après tout le mal qu’on s’est donné pour le garder clos ?
- Votre frère pense que c’est la meilleure décision pour en finir, une bonne fois pour toute. » Un éclat d’idée fuitait dans les paroles rapportées ; le messager lui-même n’en semblait pas convaincu, surtout lorsqu’il ajouta : « Hjelp. Il a insisté sur ce dernier mot. »
« Prêt à rejouer à hjelp ? » Ses lèvres s’entrouvrirent. « À l’aide » ; Thor avait une idée, c’était certain. Pour arrêter le Ragnarök ? Non, l’ouverture du Bifröst ne ferait qu’accélérer son expansion, comme si…
« Loki, nous n’avons pas besoin de mettre un terme au Ragnarök. » L’éclat perçu se connecta subitement à son esprit. « Mais rien ne nous empêche de choisir la fin que nous voulons lui offrir. » À l’aide. Surtur, la Flamme Éternelle, Asgard en flammes, Thor en danger. Du danger ; le monde en ruines, déjà ; ce qu’il restait à sauver. Un désastre en cours, un chaos. « Tu veux jouer à un nouveau jeu ? » ; il avait été le premier à le proposer. À l’aide.
Animées par la compréhension, les lèvres du métamorphe s’étirèrent en grand. « Très fort, mon frère. Même pour moi » ajouta-t-il, l’espièglerie chatouilleuse sur sa langue.
« Oh, je n’aime pas ce regard » commenta Mobius dans un soupir. Un autre non plus n’allait pas apprécier l’idée, réveillé au moins deux décennies trop tôt. Mais il le fallait ; il avait toujours fallu un antagoniste pour leurs jeux.
« Heimdall, quelle est la taille maximale que peut transporter le Bifröst ? »
Il n’eut pas besoin de voir pour imaginer le froncement perplexe autour des iris d’or. « Je dirais qu’il n’y en a pas. Pourquoi ? À quoi pensez-vous ?
- À la fin du monde. » Oh oui, son aîné pouvait avoir des éclats de génie. Toujours dans les moments les plus critiques. « À un serpent marin. Un peu plus grand que la moyenne » ajouta-t-il en rencontrant l’attention de ses compagnons. Et sa malice, à défaut de perturber davantage le gardien des moirures spatiales, se répandit sur les lèvres de ces derniers, qui savaient.
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Le rire de Surtur fit trembler la terre sous ses membres. Le front pressé contre les cendres de ce qui fut autrefois un jardin luxuriant, où deux petits garçons se coursaient pour échapper à la colère des précepteurs, Thor tentait de retrouver un semblant de souffle. L’air lui brûlait les poumons que les côtes broyées venaient effleurer à chacune de ses inspirations. Encore cassées ; il tentait d’accélérer la guérison en faisant circuler un réseau dense d’électricité le long de ses fibres. Au moins pour taire la douleur, au moins pour se relever et faire à nouveau face. Il ne pouvait pas mourir ; il devait au moins tenir cette promesse à Loki. Tant de choses restaient à faire, trop d’années à rattraper, trop de secrets à dévoiler – il eut une pensée pour la large bibliothèque de Mobius, riche en savoir de ce qui s’était passé pendant ces cent quatre-vingt-sept ans de séparation. De quoi taquiner son cadet durant des siècles – la seule chose qu’il convoitait. Le trône, la gloire, ces convoitises puériles ; il avait fini par apprendre : l’importance était ailleurs. Son miroir fissuré, à jamais imparfait, et pour lequel pourtant il sacrifierait volontiers sa vie.
« Pauvre fou.
- Je commence à. Connaître. La chanson » souffla-t-il près du sol, une grimace contenue. En presque une heure d’affrontement, l’Ase avait eu le temps de dresser la liste des défauts de son ennemi : rancunier, opiniâtre, très peu porté sur l’ironie et le second degré, radoteur, ennuyeux à mourir.
Le géant igné poursuivit son discours ; il ne lui accorda que très peu d’attention, celle-ci très vite redirigée vers la douleur que provoqua la poigne brusquement enserrée autour de sa silhouette. Des ongles pointus et ardents percèrent l’épiderme de ses hanches ; Thor retint le cri en mordant à pleines dents sa lèvre inférieure. Du sang se répandit sur sa langue ; le goût ferreux était mêlé à celui de la poussière et des larmes salées. Il ne tiendrait pas. « Encore un peu » lui avait demandé Heimdall. Un dernier effort ; il tiendrait. Sa volonté enroulait ses fils autour de son organisme pour se jouer de lui, en faire un pantin articulé uniquement par son mental. C’était idiot, « fou » comme ne cessait de le répéter Surtur, mais il n’y avait que cela qui fonctionnait.
Surtur n’avait plus besoin de sa tiare pour paraître immense ; il ÉTAIT immense. Le géant frôlait à présent les cent mètres de haut. Son corps s’alimentait de la vie sacrifiée de ses semblables, qui venaient mourir à ses pieds dans des cris d’agonie. Les battements de la Flamme Éternelle pulsaient entre les plaques de magma qui composaient son corps. Sa foudre ne lui faisait plus rien, même en donnant tout d’un coup. Thor était épuisé, sa conscience sur le point de s’effondrer. Seul le désir de vivre le maintenait éveillé, lui donnait la force de repousser vainement les phalanges resserrées autour de lui.
« Tu as commis une erreur monumentale, fils d’Odin » rit de nouveau le seigneur de Muspelheim. Son haleine était fétide, agressa les boyaux de l’Ase qui n’avaient, pour son plus grand bonheur, plus rien à rendre.
« Tu as raison. » Il grimaça en sentant les braises lécher, brûler, dévorer la pulpe de ses doigts. « Je commets constamment des erreurs monumentales. »
« Thor » le réprimandait sa mère alors qu’il perdait le contrôle de son pouvoir ; « Thor ! » lui criait son précepteur tandis qu’il échappait à ses leçons, beaucoup trop ennuyeuses, pour aller jouer avec son frère ; « Thor !! » hurlait son père en découvrant sa supercherie pour échapper à un mariage auquel son cœur se refusait. « Ne m’en veut pas si je te déteste » lui soufflait Loki, les paupières brodées de larmes déçues. Thor, Thor qui ne tenait jamais ses promesses ; Thor qui prenait toujours les mauvaises décisions, trop idiot pour réfléchir, trop lent pour comprendre ; aux épaules lourdes de remords. Un futur roi bien pathétique, tout comme l’état du royaume autour de lui.
Mais Surtur oubliait une chose : ce qui faisait la force d’un roi, ce n’était pas lui-même. « Et à la fin » compléta-t-il ; un effluve particulier chatouilla ses narines déjà saturées par l’odeur magmatique. C’était frais, à la fois différent et familier ; porteur d’une nouvelle qu’il espérait bonne. Qui ne pouvait de toute manière pas être pire. Un sourire s’étira sur ses lèvres ; un choix, peut-être énième erreur sur sa liste. « Ça se termine toujours bien. »
Soudain, une explosion retentit plus bas, en partie masquée par le cri de douleur qu’émit Surtur. Les doigts de feu se délestèrent de son poids ; il se sentit chuter à toute allure. La réception fut rude, mais moins qu’attendue, amortie par un épais manteau de poudreuse qui lui gela la face et le flanc. Si agréable contre les multiples brûlures qui attaquaient son épiderme – pour la première fois de son existence, il était ravi de claquer des dents. Et il serait probablement resté ainsi, visage pressé contre la couche nivéale, si une prise ne s’était pas resserrée autour de son cou pour le relever en position assise. Le parfum hivernal provenait de son sauveur. Ou plutôt de ses sauveurs, dont il croisa le regard écarlate de deux d’entre eux. Mises en évidence par des peintures tribales blanches, les runes claniques ressortaient dans la noirceur nocturne.
Deux gardes royaux, dont l’identité lui fut révélée par la voix forte qui commanda au loin : « Grund ! Raze ! » Le reste des ordres retentit dans une langue indéchiffrable pour son esprit peu habitué aux syllabes de Jotunheim.
Les deux Jötnar bougèrent aussitôt, tel un seul homme, pour venir prêter main forte à leur supérieur – Thor reconnut sans peine le roi Bÿlestr à la lueur des flammes – et à un quatrième compagnon, plus grand et plus large que le reste du groupe. Hailstrum, l’ancien bras droit de Laufey.
Le quatuor laissait éclater leur glace autour des jambes du titan igné. Des lames de givre pointues transpercèrent l’armure magmatique, avant d’éclater en une multitude de fines aiguilles pour infiltrer l’organisme adverse ; une stratégie similaire à celle qu’avait utilisée Loki pour lui permettre de fragiliser l’ennemi. S’éloignant par rapport à ses hommes, Bÿlestr prit de la hauteur en grimpant au sommet d’un tas de ruines. Il était agile et rapide malgré sa taille ; son armure légère cliquetait entre les gémissements douloureux du démon. Un coffret pendait à sa hanche gauche ; l’Ase reconnut sans peine l’écrin restitué de ses mains à son peuple d’origine. Une aura divinement dangereuse s’en échappait, prête à bondir à l’extérieur de ses parois givrées pour répandre un hiver redoutable.
« Fimbulvetr » songea Thor à l’instant où, en place, le roi de Jotunheim déverrouilla l’Écrin des Hivers d’antan pour déverser sa puissance en direction de Surtur. Le rai de givre fut puissant, violent, congela quasi instantanément l’immense silhouette dont l’éclat des flammes se ternit à son contact. Tout alla si vite ; la surprise fut figée sur les traits démoniaques, mêlée de souffrance et de colère. Son bras dressé, prêt à s’abattre sur la terre, se stoppa dans les airs. Son hurlement fut étouffé derrière l’épaisse couche générée.
En un battement de cils, Surtur fut ainsi réduit à l’état de statut de glace, comme celles qui – d’après les ouvrages – décoraient autrefois la forteresse d’Utgardhall.
Puis le silence retomba, avant que les trois Jötnar ne se précipitent vers leur roi redescendu, mais surtout haletant. De grosses gouttes de sueur accrochaient les runes sur son front, quelques tremblements parcouraient son corps. Le coffret avait retrouvé sa place contre sa cuisse ; des moirures cérulées dansaient à sa surface avec agitation, comme tirées d’un long sommeil – ce qui devait être le cas.
Sans s’attarder, malgré la douleur qui parcourait son corps tout entier, Thor les rejoignit à son tour. « Roi Bÿlestr » le salua-t-il, incapable de masquer la gratitude sincère dans sa voix.
Aussitôt, quatre paires d’iris écarlates se tournèrent dans sa direction. Les dénommés Grund – diminutif de Grundroth supposait-il – et Raze avaient chacun passé un bras de leur souverain autour de leur cou pour le soutenir. « Ce qui fait la force d’un roi, ce n’est pas lui-même » se rappela-t-il à cet instant alors que, entouré par les siens, le fils de Laufey lui apparaissait plus impressionnant encore que lors de leur première rencontre sur le champ de bataille. Il avait l’amour et la confiance des siens ; sa véritable force.
« Vous êtes venus » fut la seule réponse qui se présenta contre ses lèvres. Il ne s’était attendu à rien, avait juste espéré très fort à l’écoute du rapport d’Heimdall. Des Jötnar, anciens pires ennemis d’Asgard, venus défendre ce dernier. Son père aurait bien du mal à le croire, plus encore lorsqu’il découvrirait le larcin de son fils héritier et la tromperie associée.
« Cela ne tiendra pas » déclara à son tour Bÿlestr. Il posa un instant son front contre la gorge de Grundroth, en quête de réconfort – Loki faisait parfois la même chose lorsqu’il quémandait de l’affection en silence. « Nous serions plus efficaces sur Jotunheim. »
Aussitôt, son bras droit tourna son attention vers lui. « Non », sa réponse fut directe. « Venir était déjà une erreur. Nous ne leur devons rien, nous- » Un regard sévère de son souverain le fit taire. Bÿlestr était certes plus petit que son défunt père ou son aîné, il n’en demeurait pas moins dangereux dans sa prestance, sa manière de transmettre des ordres par son simple silence. Un vrai roi, taillé par les siècles de difficulté à tenter de sauver son peuple de l’annihilation. Un roi aux convictions fortes. Néanmoins…
« Il a raison. » Les iris écarlates revinrent sur Thor ; il ignora leur dureté pour poursuivre : « nous ne pouvons pas prendre ce risque. Asgard est déjà détruit ; son peuple, déjà en sécurité. Nous ne trouverons pas meilleur champ de bataille que celui-ci.
- Mais sans son énergie-mère, l’Écrin ne pourra jamais révéler son plein potentiel.
- Sauf si- » Sa mâchoire se referma brusquement, manqua de lui mordre la langue, lorsqu’un tremblement de terre, plus puissant que tous ceux provoqués par la colère démoniaque, fit chavirer le monde dans toutes les directions possibles. L’équilibre fauchée, ils tombèrent tous les cinq à genoux ; des rochers déchirèrent le tissu de son pantalon et l’épiderme en dessous. Ses oreilles sifflèrent avec douleur ; avant qu’il ne se rende compte que les sifflements ne provenaient pas de lui, mais du ciel. Un ciel nocturne déchiré par les failles, où pullulaient les démons aux formes et à la taille de plus en plus dangereuses. Bien moins cependant que le corps sinueux qui s’abattit au loin sur Asgard dans des éclats diaprés. Long, si long, tellement long qu’il semblait sans fin. Des écailles smaragdines, une tête qui finit par se montrer au milieu des nombreuses boucles, coiffée de centaines de cornes en corail, des crocs prêts à percer l’univers.
Sur sa gauche, Hailstrum marmonna quelque chose dans sa langue natale – un semblant de « Quelle est cette chose ?! » - qui arracha un sourire au Champion d’Asgard.
« Un serpent » répondit-il simplement. Grand, immense, gigantesque, « plus grand que la moyenne. » L’aide attendue, enfin arrivée.
Malgré ses jambes encore instables, Thor tenta de se relever. La douleur vrillait ses nerfs, mais cette vision dantesque suffisait à rebooster ses vaisseaux d’adrénaline et d’espoir, un cocktail nécessaire pour aller de l’avant. Surtout lorsqu’il songeait à la compagnie avec laquelle Jörmungand – car c’était définitivement lui – était venu. « Loki » ; le prénom de son frère martelait son esprit.
Comme pour confirmer ses dires, la voix d’Heimdall déclara à son oreille : « Ils sont arrivés.
- Je m’en doutais » taquina-t-il, les lèvres étirées d’elle-même dans un sourire qu’il était incapable de contenir. « Mon frère a toujours aimé les entrées en fanfare. Prévenez-le qu’on arrive » ajouta-t-il ensuite avant de se tourner et de tendre la main à ses bienfaiteurs, aussi hauts que lui sur leur postérieur. « Vous arrivez un peu tôt pour la cérémonie, mais je suis bien reconnaissant de votre présence aujourd’hui. Roi Bÿlestr, mes chers amis, » - l’appellation fit plisser les paupières des Jötnar, aucun ne protesta cependant ; « je serais plus que ravi si vous acceptiez de nous prêter une nouvelle fois main forte afin de détruire une bonne fois pour toute cet horrible démon.
- Vous n’écoutez pas » soupira le seigneur des géants givrés, « l’Écrin des Hivers d’Antan ne peut atteindre son plein potentiel en dehors de ses terres.
- Dans ce cas, nous n’aurons qu’à combler ses lacunes d’une autre manière. Je vous en prie » ajouta-t-il en voyant son interlocuteur déjà ouvrir la bouche pour protester, « je sais que ces mots vont vous paraître hypocrites, mais faites-moi juste confiance. Là-bas se trouve un esprit brillant qui trouvera une solution. » Le Dieu de la Malice en personne. « Surtur se libèrera bientôt, vous l’avez dit vous-même. Nous devons utiliser ce temps à notre avantage. »
Les iris rubiconds sondèrent le bleu des siens. Il semblait étrange d’être ainsi observé, sans l’affection de son cadet ou la haine de ses anciens ennemis. Le roi Bÿlestr avait à cœur d’être un bon roi, il en avait eu la preuve. Et les doigts qui avalèrent les siens dans leur froideur lui confirmèrent le bon choix qu’il avait fait en restituant le coffret à son peuple d’origine.
Aux portes du Ragnarök, les alliances se créaient, même là où elles n’étaient plus attendues depuis des générations.
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Comme prévu, Jörmungand n’était pas content de son réveil prématuré ; son irritation emplissait le champ de ruines qu’était devenu Asgard. Des milliers d’éclats iridescents s’élevaient autour d’eux ; le Bifröst avait éclaté sous le poids du gigantesque serpent qui s’enroulait au fur et à mesure autour des portions restantes pour se stabiliser. Des nuages gorgés de pluie s’amoncelaient entre les portails d’où s’extirpaient des centaines d’ennemis ; ils piaillèrent de douleur sous la bruine conviée par le seigneur de Midgard, perdirent de l’altitude et virent s’effondrer sur le sol où les guerriers Asgardiens les attendaient pour les abattre.
Perché sur le sommet du crâne reptilien, Loki contemplait le spectacle. Mobius se tenait près de lui ; il pouvait le sentir essayer de soigner discrètement la brûlure de son bras gauche. Fenrir et Alioth étaient déjà retournés au combat, rejoint par Ch’ah Tôh Almehen qui lançaient des bombes aquatiques pour détruire les plus grands adversaires. Le plan était…un peu flou, il devait le reconnaître. Surtout lorsque, à son arrivée, il eut le droit à une vue impressionnante d’une statue dantesque de Surtur taillée dans la glace. Surtout lorsqu’il comprit qu’il ne s’agissait pas que d’une simple statue extrêmement ressemblante. Surtout lorsqu’il repéra cette magie étrangère, éloignée, et pourtant accordée avec celle tapie au fond de ses entrailles.
La nervosité rebondissait sur ses terminaisons nerveuses. Loki n’aimait pas ne pas comprendre, ne pas contrôler, avancer à l’aveugle. La confiance n’était pas son domaine. Mille et un scénarios s’étaient déjà enchaînés dans son esprit ; tous aboutissaient à la même fin, car il ne pouvait y en avoir qu’une.
Le Bifröst se mourait déjà ; le premier protagoniste se mettait en place.
« L’espoir, c’est difficile » murmura Mobius dans son dos ; son esprit se raccrocha aussitôt à cette longue discussion qu’ils avaient eue dans l’intimité de sa chambre. L’Alfe lisait en lui avec une aisance parfois effrayante.
« Je sais. » Qu’importait comment se tortiller le fil du destin, le nœud conservait la même place. Cesser de fuir était la seule solution pour aller de l’avant. « Nous devons trouver Thor » déclara-t-il en resserrant sa paume autour du Tesseract, pendu comme à son habitude à son cou – là où il demeurait depuis que son frère le lui avait accroché. Cesser de fuir.
Sa propre trace persistait encore sur son frère ; le retrouver au milieu de ce vacarme énergétique fut donc un véritable jeu d’enfant, en comparaison à la téléportation d’un bateau et de tout un peuple sur une branche opposée d’Yggdrasil. Il échangea un regard avec Mobius – une salutation muette qui lui valut un hochement de tête approbateur – puis laissa le pouvoir de la pierre l’envelopper. Le vertige de la téléportation perturba ses sens un fragment de seconde ; le paysage se métamorphosa en un battement de cils, avant qu’il ne retrouve la stabilité appréciable du sol. Une forte odeur de soufre et de calcination, si contrastante comparée à la brise marine amenée par Jörmungand, agressa ses narines plus rapidement que ses yeux ne comprirent leur nouvel environnement. Il ne s’en formalisa pas, chercha à la place l’unique chose qui comptait pour la minute.
Les iris cérulés furent plus rapides, déjà posés sur sa personne lorsqu’il les croisa. Loki ne se laissa pas pour autant surprendre, ni voler la vedette, et déclara avec éloquence, les bras tendus vers l’extérieur, une réplique tirée de sa pièce de théâtre préférée : « Votre sauveur. Est arrivé ! »
Le moment n’était plus à la plaisanterie, il le savait, mais il en avait besoin. Besoin, tout comme cette source de chaleur familière qui se rapprocha de lui pour emplir son univers tout entier. Thor, son idiot de frère par adoption, son futur roi. Son seidr siffla de satisfaction en retrouvant le pouvoir jumelé ; sa paume droite trouva d’elle-même son chemin pour se presser contre le pectoral gauche de l’Ase. Là où il avait lui-même gravé un enchevêtrement de runes évocateur ; là où battait encore le cœur prodigieux. « En vie » fut le premier commentaire qui gratta alors la surface de son esprit. En un seul morceau ; salement amoché ; terriblement attirant avec ses airs de gladiateur en fin de jeux. Sa main remonta, jusqu’à caresser la nuque où les belles boucles solaires avaient fini dévoré par les flammes.
Thor vint entrelacer ses doigts avec les siens, glissant son autre paume au bas de ses reins pour l’attirer plus proche et poser son front contre le sien. « Tu es en retard. »
Le sorcier sourit malgré lui ; toujours le même reproche. « Il te manque des cheveux.
- Tu n’aimes pas ? »
Loki haussa les épaules ; il y avait bien des choses à dire sur cette nouvelle coupe de cheveux – comme la manière qu’elle avait de dégager la gorge musclée du blond – mais l’heure n’était pas au débat. À la place, il laissa son regard dériver par-dessus l’épaule fraternelle pour analyser les quatre silhouettes massives qui attendaient, debout en silence derrière l’Ase, les globes oculaires écarlates vissés sur leur échange. « Plus que tes choix de compagnie, en tout cas » maugréa-t-il, partagé entre surprise étouffée, crainte et incompréhension.
Des Jötnar. À Asgard. En temps de guerre. La situation était déjà catastrophique, avaient-ils réellement besoin de rajouter de l’huile sur le feu ?
« Ce sont des amis » justifia Thor, et le métamorphe ne sut qui de sa personne ou des soldats givrés se figea davantage à l’écoute de ces mots riches de sincérité. « Ils m’ont sauvé.
- Oh » feignit le plus jeune en retrouvant le bleu de ses yeux, avant de se reconcentrer sur les étrangers : « Devrais-je leur offrir une collation ?
- Loki » souffla l’Ase ; sa prise se resserra autour de lui. Il ne lui prêta pas attention, celle-ci déjà tournée vers l’un des quatre géants, plus petit et plus fin que le reste du groupe. Frigga avait tenu à ce qu’il apprenne, enfant, les runes de son royaume natal, et ils avaient passé des heures – Thor et lui – recroquevillés ensemble dans un coin de la bibliothèque à chercher la signification des marques claniques qui apparaissaient sur sa peau lorsqu’elle reprenait sa monstrueuse teinte bleue. « Tu es magnifique. » La couronne d’Ymir, l’ancêtre de tous les Jötnar, qui cintrait depuis son règne lointain le front de chacun de ses descendants directs. « Tu as d’autres frères » murmura cette même voix, plus enfantine encore, tirée de sa mémoire.
« Je ne les connais pas.
- Le voudrais-tu ? » Il inspira longuement. Le voulait-il ? L’avait-il seulement voulu une fois ?
Pas après que l’un d’eux eut manqué de rompre le fil vital de Thor, c’était certain – Heimblidi avait déjà payé de sa vie pour cette erreur, et devait se réjouir depuis l’autre rivage ne pas avoir connu la colère d’un cadet surprotecteur.
Pas après qu’il eut rencontré son parent biologique, pour la première et unique fois ; goûté à ses mots acides et à son sourire dédaigneux.
Il avait été abandonné, laissé pour mort sur un rocher gelé, sauvé uniquement par la pitié d’Hela, comme lui avait autrefois craché Odin à la figure pour lui rappeler l’allégeance qu’il devait à la couronne d’Asgard.
Le voulait-il ? Il avait fini par mettre cette question de côté avec les siècles.
Le voulait-il aujourd’hui ? Définitivement, cette question pourrait attendre plus tard. « Bien » ; il approuva d’un hochement de tête. « Va pour un petit-déjeuner » ; l’aube les rendrait peut-être moins effrayants. « En attendant, Messieurs, veuillez vous rapprocher pour que je puisse tous nous téléporter sans encombre. » Un ou deux membres bleus perdus dans l’opération ne l’auraient pas atteint, loin de là, mais l’heure n’était plus aux farces ; la présence de Jötnar à la fin des temps d’Asgard en était déjà une suffisamment bonne.
Les quatre géants des glaces, trois fois plus grand qu’eux pour le plus imposant, obéirent sans un mot. Leurs regards étaient pesants sur sa personne, surtout celui du chef de groupe. Loki chassa la nervosité qu’ils faisaient naître en lui en se focalisant sur l’Ase, qui lui accordait toute son attention en retour. Dans l’angle de son champ de vision, il perçut les doigts massiques d’une main bleue se poser sur l’épaule du blond. Ils étaient connectés ; cela serait un véritable jeu d’enfant.
« Ne me lâche pas » murmura-t-il à l’encontre de son aîné qui sourit, resserra son emprise autour de lui, caressa son nez du sien.
« Je n’en avais pas l’intention. Mon frère. »
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Thor tenait étroitement son frère scellé entre ses bras, son attention égarée dans la mystique forêt que renfermaient ses iris. Des étincelles dorées dansaient autour de ses prunelles dilatées par le seidr ; il n’avait jamais réussi à toutes les compter. La téléportation lui chatouillait les viscères, le monde retrouva un sens et le sol une consistance. Un fragment de seconde dans l’espace donnait l’impression de traverser des siècles ; pourtant, le Ragnarök les attendait toujours de l’autre côté. Comme lui confirma l’odeur de cendre, à peine arrivés sur le pont arc-en-ciel. Les cris de guerre, la nuit sans fin, le chaos environnemental.
Les doigts de Bÿlestr quittèrent son épaule ; il conserva sa proximité avec son cadet. Loki était bien, ne serait jamais mieux qu’ici, entre ses bras, là où il pourrait toujours les surveiller, lui et son esprit farceur. Là où il pourrait à jamais le protéger. Leur lien, leur force. À quelques centimètres seulement de ses lèvres.
« Ah. Vous revoilà enfin. » Le métamorphe détourna à peine la tête en direction d’Himinbjorg ; l’Ase l’imita, emporté par le mouvement. Sous ses yeux, Mobius abandonna les écailles du crâne baissé de Jörmungand pour frôler de ses bottes les moirures fêlées du Bifröst. Le vieil homme était bien entouré : les enfants adoptifs de son frère avaient été rejoint par Heimdall, armé de l’imposante Hofund dont il se servait avec aisance pour pourfendre les rares monstres encore debout. « Vous serez sans doute ravis d’apprendre que votre sœur est partie en compagnie de Dame Brunnhilde à la rencontre de vos parents » déclara l’intendant en avançant dans leur direction.
Plus rapide, une masse se mouva autour de lui, d’eux – de tout, car c’est ce qu’elle représentait par sa taille. La seconde d’après, une langue bifide d’un noir d’encre siffla au-dessus de leurs têtes, arracha un rire à son cadet. « Oui, me revoilà » déclara alors ce dernier en caressant du bout des doigts des écailles plus larges que la paume de sa main.
Des écailles d’un vert émeraude, acérées, au poison masqué capable d’abattre un Ase se rappela le blond. « Jör. La dernière fois qu’on s’est vus, tu voulais tuer tout le monde » marmonna-t-il à la langue qui sifflait un peu trop près de son visage à son goût, « tu en es où aujourd’hui ?
- C’est variable » rit Loki, « ça dépend des moments. » Pour la énième fois de sa vie, le blond décida qu’il s’agissait du plus beau son engendré sur les indénombrables branches d’Yggdrasil. Son frère souriant, heureux, entouré, aimé ; juste pour cette vision, le monde méritait d’être sauvé.
« Oui, on sait, on sait » maugréa Mobius en repoussant l’immense tête reptilienne vers le haut – et il fut évident que ladite tête se mouva davantage par l’influence verbale qu’à la suite de sa force. « Pour l’heure, mon garçon, accordez-nous le droit de sauver l’univers. Du moins » ajouta-t-il en jetant un regard suspicieux en direction des quatre Jötnar qui attendaient en retrait, « si l’idée générale est toujours de restituer la paix. » Ses iris orageux allèrent ensuite directement sonder ceux malicieux ; un réflexe dont Thor avait déjà pu être témoin lors de son séjour à Lamentis.
Son frère haussa simplement des épaules, comme s’il s’était déjà fait à l’idée. Ou qu’il ne voulait pas s’en mêler. Ou un mélange des deux. Dans une suite à priori logique, l’attention de l’Alfe dériva alors vers lui. Ses paupières étaient alourdies de cernes, creusées par l’inquiétude retenue derrière son calme de façade.
Très vite, Thor se rendit compte que le vieil homme n’était pas le seul à agir ainsi ; en réalité, tous les regards étaient tournés dans sa direction. Des regards différents à bien des manières, qui partageaient pourtant un même éclat, ce qu’il avait cru perdre en subissant les assauts de l’ennemi, qui rehaussait même le précieux vert de son cadet dans lequel il acheva de se perdre : de l’espoir. L’envie de vaincre, de gagner cette bataille beaucoup trop longue. De revoir le soleil se lever, tous ensemble.
Un Ase élémentaire ; un enchanteur métamorphe ; un gardien du Bifröst ; un Alfe à la retraite ; une poignée de Jötnar détenteurs des Hivers d’Antan ; un Vargr aux crocs acérés ; un… il-ne-savait-quoi aérien ; un serpent marin plus grand que la moyenne ; un coucou calme détestable mais utile ; et une quarantaine de soldats, épuisés mais prêts à se relever, une dernière fois. La seule chose qu’il demandait.
Une équipe improbable ; pour autant, il n’aurait pas rêvé mieux.
« Nous n’avons pas besoin de mettre un terme au Ragnarök » rappela-t-il contre le visage de son frère, à l’attention de toutes ces personnes, debout avec lui à la fin des temps. « Notre monde est déjà perdu, détruit. Mais rien ne nous empêche de choisir la fin que nous voulons lui offrir. Une fin grandiose ; comme tu les aimes, mon cher frère. »
Un sourire timide joua sur les lèvres de ce dernier ; l’idée l’enchantait, il pouvait le deviner avec aisance.
« Nous n’aurons qu’une seule chance » prévint néanmoins Mobius.
Tout comme les plus belles œuvres d’art. Tout comme la vie.
« Alors saisissons-la » siffla le seidr de Loki, en réponse aux grognements internes de son propre pouvoir. « Ensemble. » Et, Nornes !, qu’il aurait tout donné pour enlever son frère au reste du temps pour l’étouffer de son affection. Ensemble, oui.
Ensemble. « Pour toujours.
- À jamais. »
Asgard allait enfin connaître leur catastrophe.
Notes:
Bonjour tout le monde ! Nous voici arrivés à la fin du vingt-cinquième chapitre – ça commence à chapitre, et la fin se rapproche hélas de plus en plus. Pour ceux qui voudraient savoir, nous arrivons dans la phase finale du combat final. Le grand final quoi. J’espère que ce chapitre vous aura plus avec son entrée en scène venue des pays froids et que la suite vous plaira tout autant.
Note 1 : Dans la mythologie nordique, le Ragnarök – qui peut se traduire par « le destin final des Dieux – désigne la fin du monde prophétique. Parmi les événements énoncés, nous pouvons citer Fimbulvetr, l’hiver de trois ans sans soleil qui a précédé le Ragnarök. Dans les comics, ce pouvoir est remis à l’Écrin des Hivers d’Antan, qui était la source de pouvoirs de Jötunheim avant qu’il ne soit dérobé par Odin avec Loki lors de la guerre. Si Surtur est celui qui embrasera le monde de ses flammes, c’est contre Jörmungand que Thor se bat et contre lequel il succombe, d’où qu’on le retrouve ici rapatrié sur Asgard pour la bataille finale.
Note 2 : Pour rester dans la mythologie, Ymir était un Jötunn hermaphrodite, ancêtre de tous les Jötnar. Comme ces derniers sont représentés avec des runes claniques dans le MCU, je me suis permise d’apposer sa marque sur le front des membres de la famille royale. Ainsi Loki et ses deux frères, Heimblidi et Bÿlestr, enfants de Laufey, portent cette marque. La forteresse d’Utgardhall est la demeure des souverains de Jotunheim, située dans la capitale Utgard. Enfin, Hailstrum, Grundroth et Raze sont trois Jötnar qui apparaissent dans le MCU.
Note 3 : On continue dans les noms avec Himinbjorg qui désigne le manoir d’Heimdall et Hofund l’épée dont il se sert pour contrôler le Bifröst. Quant à Ch’ah Tôh Almehen, c’est le nom complet de Namor.
Note 4 : Ce chapitre est riche en références issues de Thor 3. « Tu as commis une erreur monumentale, fils d’Odin. - Je commets constamment des erreurs monumentales. Et à la fin, ça se termine toujours bien » correspond à la scène d’ouverture entre Thor et Surtur. « Asgard n’est pas un pays, c’est un peuple » est un conseil donné par Odin. « La dernière fois qu’on s’est vu, tu voulais tuer tout le monde. Tu en es où aujourd’hui ? - C’est variable, ça dépend des moments » est un échange entre Bruce et Loki. Le « À l’aide » qui se dit « Hjelp » en norvégien vient de là aussi. Et ne parlons pas des excellentes « Votre sauveur est arrivé ! » ou « Très fort, mon frère. Même pour moi » de Loki.
Note 5 : « Pour toujours. À jamais. » La seule référence tirée de la série Loki dans ce chapitre, qui n’est autre que la devise du TVA.
Comme d’habitude, un grand merci pour avoir lu et pour suivre cette histoire. À la revoyure !
Chu
Chapter 27
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Le vent fouettait son visage, anarchique, désorienté, ne sachant plus sur quelle partition danser. Le tonnerre grondait au-dessus des sombres nuages chargés ; le chagrin céleste ruinait sa tenue, sans pour autant tarir la confiance de ses lèvres. Une seule chance ; la seule dont ils avaient besoin. Asgard n’était plus qu’un champ de ruines, un champ de désolation, mais surtout un champ de bataille ; celui de la dernière. Leur dernière chance.
Perché au sommet de Bilskirnir, miraculeusement encore épargné par la colère du titan igné, Loki couvait de son regard le reste de ses partisans. Tous en place ; tous prêts à jouer le dernier acte de cette mascarade. Au loin, les couleurs du Bifröst agonisaient dans leurs derniers éclats. Un spectacle déchirant, magnifique à contempler, difficile à accepter. Il était prêt à le faire ; la fuite n’était plus envisageable. « Ensemble. » Il expira avec lenteur. « Ton plan est brillant, ça n’peut que réussir. » Ses doigts se resserrèrent sur les poignets du coffret ; le givre se répandit jusque sur ses avant-bras. « J’ai confiance. » Le sourire de Thor imprégna son esprit, espiègle et affectueux, solaire, comme la promesse pour laquelle ils se battraient. Une plaisanterie qui lui avait fait lever un sourcil. Une dernière étreinte qui lui fut difficile de lâcher. « À tout à l’heure. »
Thor ne tenait jamais parole.
Tous en place ; la glace était sur le point de se rompre.
« Finissons-en » marmonna-t-il dans le vent, et le seidr siffla en retour le long de ses terminaisons nerveuses.
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« Donc, si j’ai bien compris, votre plan c’est que… vous n’avez pas de plan ? » Le coucou calme était perplexe, et il était évident qu’il n’était pas le seul à la manière dont se froncer les sourcils autour de lui.
« J’ai mieux qu’un plan » rectifia Thor en resserrant sa prise autour de la taille de son cadet, le menton haut pour prononcer avec fierté : « J’ai un frère doué pour les plans. » Frère qui ne manqua pas son tour d’exprimer son opinion en roulant des yeux. « Oh, j’t’en prie » le sermonna l’Ase en pinçant sa hanche, « tu es toujours le premier à te plaindre de mes plans.
- Je suis à peu près sûr que foncer tête baissée pour frapper, c’n’est pas un plan Thor. » Le sorcier afficha une moue adorable ; il lui fut difficile de ne pas l’embrasser en retour.
Le Dieu de la Foudre tâcha donc de concentrer son esprit ailleurs, sur n’importe quelle autre silhouette de son actuel entourage, pour le moins atypique. Le frère aîné épris d’amour pour son cadet devait pour l’heure demeurer en retrait, et laisser le roi en devenir tapi en lui prendre les rênes. « Nous n’arriverons pas à vaincre Surtur. Pas tant que la Flamme Éternelle brûlera. Nous devons l’éteindre.
- L’Écrin des Hives d’Antan » devina Bÿlestr.
Thor approuva d’un hochement de tête. « Je sais » ajouta-t-il aussitôt en déchiffrant le trouble dans les orbes carmin, « loin de Jotunheim, l’écrin ne peut atteindre son plein potentiel. Mais peut-être pourrions-nous connecter l’énergie de nos deux royaumes ? Créer un pont, ou quelque chose du genre. Loki » ; son attention retourna près de son cadet, qui l’observait déjà. « Ta part Jötunn est intacte au fond de toi ; Mère a toujours veillé à ce que tu contrôles cette puissance brute qui fait partie intégrante de toi. D’un autre côté, tu as vécu à Asgard, durant des siècles, et appris à manipuler mieux que n’importe qui le seidr reçu de nos ancêtres. De ce fait, tu ES aussi un Asgardien. » Quoi qu’il pût en dire, quoi qu’il pût rejeter. « Tu es les deux. » Cela n’avait jamais eu d’importance. Jusqu’à ce jour, où cette différence prenait toute son importance. « Tu es ce pont. » Sa prise se resserra autour des phalanges fraternelles. « Ce lien qu’il nous faut. »
Les paupières du métamorphe se plissèrent à peine autour de son vert oculaire. Mobius fut le prochain à ouvrir la bouche : « Supposons que nous déclenchons Fimbulbetr, et… Ensuite ?
- Cela ne se déclenchera pas aussi facilement » ajouta Hailstrum, le commandant Jötunn, en croisant les bras sur son large torse. « L’Écrin requiert une source considérable d’énergie, qu’il faut ensuite parvenir à canaliser, puis à stabiliser.
- Du temps » résuma Bÿlestr, « il lui faudra du temps. » Dans un coin de sa tête, Thor nota la manière avec laquelle le roi des glaces évitait de croiser le regard de son cadet. Après l’avoir scruté de loin durant de longues minutes, il semblait à présent incertain, comme effrayé de ce qu’il était censé faire de cette personne fabuleuse – de ce jeune frère énoncé mort depuis bien longtemps.
« Pour le gain de temps » intervint Mobius en tapotant une phalange songeuse contre son menton, « je pense que nous avons l’adversaire idéal.
- Jör » dirent en chœur Loki et le Talokanil ; ce qui parvint, de manière puérile et surtout inutile, à irriter l’Ase, notamment l’emploi du surnom qui laissait entendre un lien d’affiliation entre ces trois-là – ce que Thor refusait.
Mobius acquiesça. « Au-delà de sa nature aquatique et de sa taille vertigineuse, Jörmungand a été nourris par la magie de Sir Loptr. Durant des siècles. Il possède aussi une connexion avec Asgard ; après tout… » Il s’interrompit, le temps d’échanger un regard secret avec son maître, avant de modifier les mots accumulés sur le bord de sa langue : « si ces messieurs acceptent de nous porter assistance, nous pourrions faire de lui un adversaire redoutable. » Sa main désigna avec respect les géants des glaces.
« Cela me paraît faisable » déclara le roi Bÿlestr avec un bref hochement de tête. « Mais nous n’aurons pas beaucoup de temps. »
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« Nous ferons avec. »
Jormungand siffla sous les pieds de l’Alfe ; le son se répercuta contre le chanfrein de givre qui décorait à présent son crâne. Le quatuor de Jötnar achevait de créer la barde destinée à protéger le reptile marin. Ils agissaient avec dextérité, mais la fatigue et la chaleur imposée par les flammes vivaces sur le champ de bataille les incombaient, malgré ce qu’ils pouvaient en dire et tentaient de cacher. Asgard n’avait plus rien de sa terre verdoyante, pleine de joie et de lumières. Il faudrait tout reconstruire, cela prendrait du temps.
Le temps, toujours.
Mobius resserra son poing autour de sa montre à gousset. L’heure n’était plus à prendre des notes ; pour la première fois depuis sa venue au monde, il sentait la menace de chaque seconde effleurer le cordon de son destin. « Freyr » marmonna-t-il. « Nornes. Quiconque. » Sa foi ne savait plus vers qui se tourner ; sa patience se fissurait, reflet de la glace maintenant prisonnier le seigneur de Muspeilheim. « Nous n’aurons pas le droit à l’erreur. »
Une seule chance.
L’Alfe se remémora la pensée tapie dans les prunelles de son maître, de son ami. Car il savait, mieux que personne. Il était temps. Ils devraient vaincre. Et ils vaincraient.
Le soleil se lèverait bientôt.
Les flammes de plus en plus vivaces sous la prison givrée ranimaient peu à peu de clarté les alentours. Des grognements, de l’animosité, sur le point d’éclater.
Des kilomètres d’écailles verdoyantes dansèrent dans son champ de vision périphérique, réverbèrent le retour à l’éveil de leur prochain adversaire. Jormungand était prêt à défendre les trois branches représentées dans ses veines.
La terre gronda, rapidement imitée par les cieux où Alioth et le Dieu de la Foudre trônaient. Les premiers éclats de givre se décrochèrent de l’immense silhouette ; des griffes se resserrèrent dans le vide dans un mouvement lent et saccadé.
Bientôt.
Par instinct, Mobius tourna son attention en direction du manoir perché dans les hauteurs d’Asgard. « Laissez le fil se dérouler » murmura-t-il pour lui-même, « laissez. Le nœud se défaire. » Cesser de fuir ; confronter.
Leur dernière chance.
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« Fils d’Odin. » La voix était caverneuse, rauque, graveleuse et étouffée. Surtur revenait à lui, plus colérique que jamais. Thor pouvait le deviner à la manière dont tremblait la terre sous ses pieds, dont les flammes se ravivaient avant même d’avoir fait fondre toute la glace geôlière.
Tout le monde était en place pour accueillir l’antagoniste des dernières heures d’Asgard. Tout était prêt, paré pour l’affrontement final. Bientôt.
La foudre galopa le long de son bras droit tendu pour former un marteau élémentaire entre ses doigts. Bientôt.
Fenrir glapit d’impatience ; le corps d’Alioth s’évaporait pour lui rendre forme originelle. Bientôt.
Les bords de sa vision blanchirent. Bientôt.
Surtur hurla à nouveau ; un sourire écartela ses lèvres.
La glace éclata.
Il tiendrait. « Maintenant. »
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« Une fois libre, Surtur se focalisera sur moi. Je pense qu’il est une personne du genre rancunier. Rien d’étranger pour ma part » ajouta Thor en échangeant un regard avec son cadet. Ce dernier ne partageait plus son sourire, préférait demeurer de marbre. La majorité des personnes aurait admiré son sang-froid ; leurs proches auraient pu deviner l’appréhension camouflée derrière ce calme de façade. Le blond, lui, pouvait lire la terreur que le métamorphe tentait d’étouffer en silence. Le plan était clair pour chacun, les tâches étaient réparties, et un repli stratégique avait même été élaboré dans les grandes lignes. Il n’y avait pas de raison ; mais il n’y avait surtout plus le temps. De questionner, de creuser, de retarder. Cette appréhension – cette terreur ! -, Thor aurait voulu tout prendre.
Les phalanges fraternelles craquèrent sous sa prise ; aucune grimace n’ébranla les traits de Loki.
« Pour sûr, l’agacer ne devrait pas être une tâche trop ardue pour vous » ; la pique vint de Mobius. Ses orbes orageux couvaient, tout comme les siennes, la silhouette de son cadet. L’intendant savait ; bien évidemment qu’il savait. « Mobby sait un tas de choses. » Pouvait-il connaître leur victoire ? ou leur défaite ? « Sur ce, devrions-nous nous mettre en position ? » La question fut posée à l’audience ; le métamorphe en était le seul destinataire.
Un acquiescement bref fut suffisant pour tous les convaincre, l’Ase le premier.
Pour autant, il fut le dernier à bouger. « Loki, attend » ; sa main retint celle de son frère au moment où celui-ci s’apprêtait à le quitter pour suivre les autres. Deux perles verdoyantes l’interrogèrent en silence, faussement intriguées.
Il n’en fallut pas plus à Thor pour traverser le mètre qui les séparait et enlacer avec force le corps gracile du plus jeune des princes d’Asgard.
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La terre trembla, se fissura, s’ébranla sous l’impact des deux titans. Les rugissements de Surtur se noyaient sous les sifflements hostiles de Jörmungand ; les mètres de magma se perdaient au milieu des kilomètres d’écailles gelées. Les runes chantaient à ses oreilles ; Loki tâchait de ne penser à rien d’autre qu’au message ancien qu’elles tentaient de lui adresser. Difficile pour son esprit torturé par ses sens. Car l’air embaumait le soufre et le carbone. Car les cris de la bataille lui parvenaient sans filtre. Car la vision de ses proches, occupés à distraire le titan, était tout ce que pouvait voir ses yeux.
L’armure givrée du reptile fondait déjà sous la chaleur du corps démoniaque, dont les flammes se retrouvaient en conséquence éteintes par l’eau alors formée. La foudre de Thor frappait en continue les zones ainsi fragilisées, tandis que Fenrir, Alioth et le reste des guerriers encore debout empêchaient les fragments de cendre arrachés au corps de retourner à ce dernier pour le régénérer. Un travail d’équipe alimenté par le désespoir. Vaincre pour survivre. Vaincre pour sauver. Vaincre pour avancer. Vaincre, ne plus fuir. Vaincre. « Ensemble. »
Loki inspira avec lenteur ; l’air tiède d’Asgard brûla ses poumons imprégnés par les Hivers d’antan. Il se remémora ce jour où il avait repris sa véritable apparence pour la première fois. « Magnifique » avait déclaré son ainé, les yeux pleins d’étoiles. Une forme qu’il méprisait plus que tout ; qu’il était enfin prêt à accepter pleinement. Si c’était pour les sauver – si c’était pour le sauver, lui.
Les runes claniques ressortaient blanches sur sa peau d’un bleu lacté, son anatomie déchirée entre les deux peuples dont il représentait soi-disant la passerelle. Il pouvait la ressentir fredonner sous son épiderme : l’essence des anciens géants. L’héritage d’Ymir picorait son front par instants, tel un cœur peu à peu éveillé. Les sifflements de seidr tentèrent de s’accorder à cette nouvelle mélodie, étrangère et plus primitive. Isaz, pilier dans cette construction, luisait d’un bleu émeraude fascinant, sur lequel il finit par se focaliser en fermant ses paupières pour ne plus penser au reste. Plus de cri, plus de soufre, plus de corps pliés suivant des angles improbables. Isaz. « Tu es le plus doué » lui murmura le souvenir de sa mère, pleine de fascination maternelle, « Thor sera si heureux de voir ce nouveau tour. Un magnifique feu d’artifice. » Il laissa l’affection repousser l’angoisse vers les bordures de son esprit. Un feu d’artifice, oui, cela sonnait plutôt bien. Il n’y aurait pas de lac pour accueillir les resplendissantes couleurs, ni l’hardingfele d’Hela pour accompagner l’éclosion des fleurs célestes éphémères. Y aurait-il seulement quelque chose ?
« Laissez le nœud se dérouler. » Il y aurait assurément autre chose. Après. Bien après. Ce que ses visions refusaient de lui révéler, ce qu’il avait fui durant des siècles d’appréhension, de peur, de déni. La sentence des Nornes pour avoir osé déjouer leurs plans. Thor vivait encore, la preuve de son affront. « Combien de destin avez-vous déjà modifié ? »
Isaz. Il avait été prêt à payer ; son idiot de frère l’en avait empêché.
Les battements de son cœur ralentirent, s’entremêlèrent à ceux énergétiques du coffret. Il pouvait le sentir.
Asgard répondit à sa requête.
« Fuir ne sert à rien mon petit prince ; les problèmes repoussés finissent toujours par nous rattraper. »
Surtur rugit de haine. Thor tiendrait.
Isaz, impeccable.
Lorsqu’il rouvrit les paupières, le monde ne lui parut plus le même.
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La chute fut douloureuse à encaisser, chacune toujours plus que la précédente. Pour autant, l’Ase trouva une fois encore la force de se redresser, de se relever, et même d’offrir à son adversaire ce sourire qu’il savait suffisant pour embraser les derniers éclats de patience du titan. Surtur voulait sa mort, bien plus à présent qu’il ne désirait la destruction des Neuf Royaumes. Ses mouvements étaient encore lents, entravés par des cristaux, et sa puissance endolorie par les restes de sa prison, mais il récupérait vite. Bien plus que l’organisme de ses adversaires. Toutes ses attaques se focalisaient sur le Dieu du Tonnerre, sans prendre en compte le moindre de ses compagnons et les embuches qu’ils lui adressaient. « Fils d’Odin ! » ne cessait de mugir le Seigneur de Muspelheim. « Je vous détruirais. Toi. Et toutes ces choses auxquelles tu tiens.
- Voilà encore une bien belle proposition. » Thor grimaça en prenant appui sur sa jambe droite. Le bras opposé, enroulé autour de sa hanche, faisait pression sur une vilaine blessure pour empêcher le flot sanguin de s’écouler le temps de la cicatrisation. Autour de lui, chaque gravas qui constituait autrefois le quotidien paisible d’Asgard s’était transformé en une arme acérée sous la colère démoniaque. Partagée entre les cendres de l’envahisseur et les écailles humides de Jörmungand, la terre sous leurs bottes s’était transformée en fange glissante que les pleurs célestes et les vaisseaux éclatés des guerriers abreuvaient respectivement d’eau et de sang. « Tu demeures néanmoins un beau parleur. » Ils tenaient ; le plan se déroulait. « À toujours promettre. » Son souffle était difficile ; il tenait. « Sans parvenir. » Agacer l’auditoire était sa spécialité.
Comme le démontra la boule de feu lancée dans sa direction pour le faire taire. Le serpent adopté par son frère fut néanmoins plus rapide et interposa une portion de son corps sur la trajectoire de l’attaque. Un sifflement mécontent recouvrit le gémissement des flammes mourantes. La seconde d’après, Surtur s’écroula parmi les décombres, les jambes fauchées par la colère du reptile marin. Oubliant la douleur, Thor se jeta alors dans la mêlée. Les bordures de sa vision blanchirent ; la voûte céleste grogna, galvanisa les étincelles le long de ses terminaisons nerveuses. Il était le poing ; il était la force. Frapper, se relever. Tenir. Une boucle interminable, sans fin, qu’ils devaient poursuivre. La douleur ne comptait pas. L’abandon n’existait pas. L’espoir, suicidaire et enivrant, l’aveuglait, gonflait ses poumons asphyxiés. Provoquer, esquiver. Frapper.
Se relever.
« Il lui faudra du temps. »
Tenir.
« Mon prince. » Sa vision chancelait ; du sang épais gouttait le long de sa paupière gauche. Ses oreilles bourdonnaient ; la voix d’Heimdall se fit plus insistante par-dessus le capharnaüm interne : « Mon prince, nous y sommes. Vous devez l’aligner. » Où ? Les moirures du Bifröst avaient disparu de son champ visuel ; les formes apparaissaient grises dans la pénombre, ou calcinées dans les rayons de Surtur. « Suivez le sens du vent. » Le vent. Alioth.
Se relever ; il tenait.
« Tu n’es rien. » La brise changea de direction, poussa contre son dos pour se glisser derrière celui du géant igné. « Pauvre créature. Tu aurais déjà dû mourir.
- Il y a deux siècles, oui, je suis au courant. » Loki ne l’avait pas permis ; son petit frère, têtu, s’était endetté auprès des Nornes pour lui permettre de respirer. Il lui devait au moins de tout risquer pour demeurer en vie. « Tâche de ne pas mourir, ou je peux t’assurer que tu regretteras les flammes de Surtur. »
Ils étaient des Dieux. « Immortel ne veut pas dire éternel. »
Des noces attendaient d’être célébrées. « Tu brûles. » Oui, d’impatience, de passion, de toutes ces années d’attente à devoir poursuivre un désir – ce rêve fou ! Cent quatre-vingt-sept ans de traque, perdues au milieu de nombreux autres à lutter, camoufler, espérer.
« Jamais sans toi. » Le marteau élémentaire grossit entre ses poings ; son poids tira sur les muscles de ses avant-bras. Plus gros, plus massif ! Il concentra toute sa frustration en un seul point. Ses émotions, sa force. Alioth l’enveloppa pour le porter au-dessus de leur adversaire ; son arme croissa davantage. Le monde devint blanc, totalement blanc et silencieux. En apesanteur, en arrêt dans l’espace et le temps. Tel un fil attendant d’être tiré, une corde patientant de jouer sa note. Un fragment de miroir désireux de retrouver les siens. « Tu n’auras qu’à te servir de moi. »
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« Sers-toi de moi comme catalyseur, je tiendrais.
- Ne sois pas ridicule. » Loki soupira contre sa gorge ; c’était frais et vecteur de ce doux parfum d’ozone hivernal pour lequel il respirait depuis près de deux millénaires. « Ça te tuera.
- Seulement si je meurs. » Ils n’étaient plus que tous les deux, les autres déjà partis pour se mettre en place ; le temps pressait. Pourtant, Thor ne trouvait plus grande urgence que le besoin d’enlacer son frère, ici et maintenant – deux notions devenues bien incertaines. Le secret était lourd sur les épaules du plus jeune ; Loki savait, avait vu, là où l’Ase ne pouvait que supposer, deviner, comprendre. « Je tiendrais » répéta-t-il donc au milieu des boucles sombres.
« Comme tu as toujours tenu tes promesses ? Bien, me voilà rassuré.
- La ferme, Loki » maugréa-t-il, partagé entre rire et grimace, car il savait ce fait véritable. Tenir ses promesses n’avait jamais été son point fort ; plus il essayait, plus il échouait dans ce domaine. Pourtant, Thor désirait plus que tout tenir celle-ci. Pour eux, pour ce « nous » - pour ce que le métamorphe n’avait jamais avoué à voix haute. « Ton plan est brillant, ça n’peut que réussir. J’ai confiance. » Toujours. Digne du conseiller personnel d’un roi – le sien, dans cet avenir pour lequel ils se battraient. « C’est toi que je veux près de moi. Toi, ou personne. » « Alors n’ai pas peur de m’utiliser. » Car il ne laisserait cet honneur à personne d’autre. Loki était son frère, son petit frère, qu’aucun Jötunn ou poisson volant ne pourrait jamais lui dérober. La promesse était ancrée dans leur chair ; son propre cœur battait sous la marque tracée par la magie fraternelle. « Loki » il appela en redressant sa tête, « regarde-moi. »
Le sorcier obéit, pour une fois docile, et plongea ses iris au vert noyé d’incertitude dans les siens. Des traits familiers. Asgard était détruit, mais ce royaume n’avait jamais été le lieu vers lequel il s’était chaque jour battu pour revenir. Loki savait.
« Je tiendrais. Ne serait-ce que pour vous faire mentir, vilaine langue. »
Le surnom arracha un sourire fragile à son cadet. « Une vilaine langue dont la malice vous a ravi plus d’une fois, me semble-t-il. » Fragilité rapidement masquée derrière son air taquin habituel, qui étira les lèvres du blond à son tour.
« Et je n’m’en suis jamais plain, me semble-t-il. » Ou peut-être quelque fois supposa-t-il en voyant un sourcil sombre s’élever sur le front du plus jeune. Peut-être ; sa mémoire courte était l’un de ses nombreux défauts que le métamorphe prenait plaisir à énumérer.
Loki soupira longuement ; il passa ses bras autour de son cou pour rapprocher son visage du sien et presser leur front ensemble. Ses prunelles ensorceleuses emplirent son univers, comme ils l’avaient fait des siècles plus tôt, blottis entre les bras de leur mère. « Tu tiendras. » Oui. « Tu encaisseras. » Assurément. « Ne gâche pas mon plan, ou tu le regretteras.
- Toujours des menaces » rit l’Ase ; l’échange prenait un air de déjà vu, surtout lorsque son cadet ajouta :
« Il n’y a que ça qui fonctionne avec toi.
- Non. Mais je crains que Surtur ne nous accorde suffisamment de temps pour autre chose. » Le temps pour lequel ils se battraient, pour lequel Thor se relèverait, tiendrait.
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« Je tiendrais. » Il n’y avait plus rien, rien hormis le titanesque marteau dressé au-dessus de l’univers. Blanc, silencieux, tout. Il tiendrait, encaisserait. Blanc d’orage ; foudre aphone. Attendre ; aligné ; la douleur oubliée. Ils étaient des Dieux, pas éternels ; raison pour laquelle ils luttaient pour sauver leur lendemain. « À tout à l’heure. » Des fils tirés d’une pelote ; des cordes prêtes à composer un nouveau morceau ; des fragments éparpillés à proximité, qui reflétaient le même désir.
Tenir. Inspirer. « Mon prince. » Ressentir.
Oui, il le ressentit bien avant l’intervention d’Heimdall. Un doux parfum hivernal, riche, puissant, étouffant, qui se jeta sur sa silhouette avec une telle violence que le blanc silencieux éclata aussitôt. La foudre rugit à nouveau dans ses oreilles, assourdissante, galvanisée par ce pouvoir venu lui prendre les mains pour danser, valser cette énième – non – ultime ronde ensemble. Le blanc se teinta de bleu, de vert, d’or ; de tant de couleurs, telles les moirures du Bifröst venues dessiner un nouveau pont. Une pointe d’ozone chatouilla ses narines ; le signal qu’il attendait.
Alors Thor lâcha tout, et laissa le monde se briser à son tour sous le joug des éclairs gelés.
Il y eut des cris d’agonie – était-ce les siens ? ceux de Surtur ? d’Yggdrasil ? – noyés dans la tempête. Mjöllnir chanta pour lui, comme un dernier appel, une promesse tendre. Ses muscles se tendirent ; ses nerfs se déchirèrent ; ses sens se perdirent.
« Non ! » Si. Il tenait, et Surtur mourait. « Maudit. » Fimbulvetr. La Flamme Éternelle supplia ; les Hivers d’Antan la dévorèrent. « Sois. Tu, fils. » Il tenait ; encore un effort ! Les cris s’échappaient à présent de sa gorge. « D’Odin. » Ou était-ce l’ennemi ? Ou était-ce l’univers ? Le monde n’était pas prêt – « Parce qu’Asgard n’est pas prêt à une telle catastrophe » leur avait toujours répété leur mère.
Le chaos fertile. « Ensemble. » Pour tout détruire.
Chapitre 26
Thor
Le petit garçon grimaça à la sensation du linge humide contre sa joue. Sous le sang en train de coaguler, la plaie se résorbait déjà avec lenteur. À la demande maternelle, Thor se tenait tranquille, seuls ses iris naviguaient avec énergie entre les doigts vulnéraires, la porte close et le jardin qui se dessinait au travers du mur effondré. Un accident ; peut-être celui de trop ?
« Mère » osa-t-il prononcé après dix minutes de silence – une éternité pour un enfant aussi actif que lui. La reine releva le bleu de ses yeux vers le sien. Il n’y avait pas la moindre vague de colère, seulement de l’inquiétude contenue et cette même douceur qu’il lui avait toujours connue. Patiente, à l’écoute. Soudain nerveux, le petit prince se mordit la lèvre inférieure, en quête des bons mots, avant de simplement demander : « Pourquoi je n’peux pas voir Loki ? » Son frère, son petit frère qui avait besoin d’être défendu. « Père ne peut pas le punir. »
Le mouchoir se détacha de sa joue ; sa mère soupira un sourire. « Il ne le fera pas.
- Promis ? » Il sentait ses épaules trembler. Tout était allé si vite, ils avaient perdu le contrôle ; l’onde de l’explosion retentissait encore le long de ses fibres. Il avait eu peur, bien qu’il ne l’avouerait jamais à voix haute – parce qu’il était grand à présent. Peur pour sa vie, plus encore pour celle de son cadet. Mais surtout, peur de ne plus l’avoir près de lui.
La blessure de Loki avait été plus importante que la sienne, et il guérissait moins vite. « Eir est auprès de lui » avait assuré sa mère pour obtenir de lui qu’il s’assoit, mais une simple parole n’était pas suffisante pour atténuer l’anxiété dans sa poitrine. Il craignait la colère de leur père, jamais aussi impartiale que le prétendaient les gens de la cour. Surtout lorsqu’il s’agissait du plus jeune des princes.
« Thor. » Ce fut au tour de sa mère de choisir ses mots avec prudence. « Mon petit coup de foudre, écoute. » Il tendit l’oreille, prêt à recevoir la moindre de ses paroles. Difficiles à prononcer à l’évidence, rien pour le rassurer. « Je pense que ton frère et toi devraient rester séparés quelque temps. » Plus douloureuses à recevoir que le morceau de vitre qui avait lacéré sa joue dans l’explosion.
« Quoi ? » Ses doigts se resserrèrent sur sa tunique. « Pourquoi ? Non ! » Sa mère soupira à nouveau, les lèvres figées cette fois dans une moue désolée. Il ne lui laissa pas le temps de défendre son idée, l’injustice galopait déjà sur sa langue : « Loki n’a rien fait ! C’est moi. Moi ! Je voulais essayer, mais j’étais pas assez fort. Et tout est partie, tout à exploser. Mère, j’vous en prie ! » Les mots étaient vifs, lui coupaient le souffle. Loki ne pouvait pas rester seul ; Loki avait besoin de lui, comme il aurait toujours besoin de son petit frère en retour. « Ensemble. »
« Thor, du calme » ; sa mère tentait de l’apaiser, les mains tendues devant elle comme pour amadouer un animal effrayé. Il s’était redressé de sa chaise, sans même s’en rendre compte. Des grondements résonnaient à ses oreilles ; ils provenaient de l’extérieur, mais surtout de lui. Les rebords de sa vision blanchissaient à peine, encore, comme avant l’incident, avant la perte de contrôle. Non ! « Du calme » retenta sa mère. Il pouvait lire l’inquiétude croissante dans ses prunelles auréolées d’or, comme celles de Loki. Loki, absent, injuste ! Il était son frère, à lui ! Son corps tremblait. Non, à la vue de la réaction maternelle, c’était la pièce tout entière qui vacillait. « Thor » ; l’inquiétude se para d’un voile de remontrance. Le visage de sa mère s’embua, ses traits se floutèrent derrière un voile aqueux.
« Trop émotionnel » avait un jour dit l’un de ses précepteurs, là où son père lui disait toujours que telle était sa force. Il était difficile d’être un enfant, de comprendre quand les adultes sélectionnaient ce qui devait être entendu et ce qui devait être tut.
Les doigts chauds de sa mère s’enroulèrent autour des siens. « Écoute. » Thor n’avait jamais été doué dans cette matière ; il fit un effort, de grosses larmes accumulées au rebord de ses paupières. Sif disait qu’aucune paix ne se gagnait avec ; Balder soutenait qu’il avait le droit de les montrer. « Cela ne sera qu’une question de jours » reprit sa mère, « juste le temps de… réparer tout ça ? » Le sourire qu’elle afficha était désolé, incertain, presque perdu, comme si elle-même n’était pas convaincue par ses propres paroles.
« Mais Loki est mon frère ! » Sa voix se brisa ; il ne comprenait pas. « Pourquoi je ne peux pas le voir ? »
Sa mère entrouvrit la bouche, avant de se raviser, en quête pour la seconde fois des bons mots. « Les mots ont leur importance. » Tirant sur ses phalanges, la sublime femme l’invita à se rapprocher pour prendre place sur sa cuisse. Il était déjà trop grand pour ce geste, l’âge de raison dépassé depuis une demi-décennie, mais il y avait encore de la place sur les jupons pastel pour accueillir son corps encore privé de croissance. Le mouchoir retrouva ensuite sa place sur sa joue pour cueillir cette fois non pas des perles de sang, mais les larmes d’injustice qu’il ne parvenait plus à contenir. De nouveau, la bouche maternelle s’entrouvrit pour prononcer dans un sourire désolé : « Parce qu’Asgard n’est pas prêt à une telle catastrophe, mon petit coup de foudre. » Thor se pressa par instinct contre la gorge décorée des mêmes boucles solaires que lui. En réponse, elle se mit à le bercer. « Un jour, tu seras roi. » Oui. « Et Loki sera ta force. » Il ferma hermétiquement ses paupières ; le sel de son chagrin irrita sa cornée.
« Jamais sans toi. » Oui !
« Mais tu dois grandir pour ça. Devenir plus résistant. Plus fort.
- Je n’pourrais jamais être aussi fort que papa » souffla l’enfant en cramponnant ses doigts dans le corset maternel.
Prise qui devint douloureuse lorsque sa mère répondit : « Non, tu as raison. » Elle referma ses bras autour de lui, l’enveloppa dans une étreinte à l’odeur de brume et de gui. « Tu seras plus fort. Thor, le Champion d’Asgard. » Son front se pressa contre sa tempe, là où ses lèvres cajolèrent sa joue d’affection. « Et ce jour-là, tu nous sauveras tous. »
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La chute ne vint jamais. Désorientée, son oreille interne ne retrouva ses marques que lorsqu’il toucha terre. Des bras le tenaient, assuraient son équilibre. Son esprit bourdonnait ; son corps entier grelottait. La moindre cellule de son organisme scandait l’acte irréfléchi qu’il venait de mener. Une telle combinaison de puissance engendrait irrévocablement des effets secondaires rudes, qui auraient pu lui coûter la vie. Mais il respirait encore, se tenait debout – plus ou moins droit, plus ou moins seul.
Autour de lui, Asgard était muet. Les cris avaient cessé ; entre les deux camps, aucun son ne s’élevait. Suspendu dans le temps, comme il le fut avant l’explosion hivernale. Dans une pénombre peu à peu dévorée par une lueur bien différente de celle du funeste titan : redressant la tête, Thor pu de ses yeux contempler l’aurore offrir ses premières couleurs au-dessus d’Himinbjorg, tel un substitut au Bifröst brisé. Une vision magnifique ; une promesse fragile qui se réalisait, enfin, dans le silence le plus complet.
Un silence qui lui sembla durer une éternité.
Sur lequel vinrent alors éclater des dizaines d’exclamations de victoire, engendrées par ces corps peu à peu révélés dans l’aube naissante. Ses compagnons de bataille, pour la plupart incapables de se redresser mais vivants, le poing levé vers le ciel pluvieux et les couleurs prématurées qu’il révélait. L’aube d’un nouveau jour, après une nuit interminable d’effroi.
La bouche pleine de sang, de cendre et de terre, Thor trouva la force de sourire. Réussis ; ils avaient réussi. La Flamme Éternelle s’était éteinte, Surtur était tombé. Asgard et les autres branches d’Yggdrasil étaient sauvés. Ils avaient réussi, ensemble. Ils s’étaient relevés, avaient tenu jusqu’au bout, gagné ce temps nécessaire pour la mise en place du plan. Un plan parfait, comme à son habitude. Son frère-
L’Ase tourna son regard en direction de Bilskirnir. La demeure des enfants d’Odin, autrefois vivant de rires et de disputes, n’était plus qu’un amas de colonnes à l’équilibre incertain. Seulement maintenu par d’innombrables cristaux de givres qui couronnaient le sommet de l’édifice. Là où s’était tenu son cadet, droit et fier, dans sa plus belle forme. Là où il se tenait encore, avachi sur le sol glacé, silhouette inerte. Une vision qui étouffa aussitôt l’ardeur joyeuse dans ses veines, très vite remplacée par une crainte glaçante. « Loki » ses lèvres murmurèrent, comme espérant ces deux syllabes suffisantes pour redresser le corps adoré du dieux malicieux.
La prise se resserra autour de lui ; il s’en échappa, chancela, avant de se rattraper contre un mur détérioré. Quelqu’un appela son prénom ; toute son attention était tournée en direction de son cadet, résolu à ne pas bouger. Il devait le rejoindre, s’assurer de son état. La foudre répondit aussitôt à son désir, besoin viscéral, dessinant entre ses doigts une réplique élémentaire de Mjöllnir - bien moins imposante que celle qui avait réduit Surtur au silence – afin de le tracter vers le ciel de plus en plus orageux. Il sentit le vent d’Alioth lui prêter assistance.
Sur l’ancien champ de bataille, la joie s’était tarie, comme réceptive de ce qu’il craignait de découvrir. « Loki. » Un mouvement ; un seul mouvement lui suffisait. Au milieu de toute cette glace, de ces nombreux décombres. « Loki. » Il ne voyait plus que lui, davantage net à mesure qu’il approchait, trop immobile, trop silencieux pour quelqu’un qui aurait dû se vanter, le taquiner de son exploit : « Votre sauveur est arrivé ! » ou « encore une fois, je te sauve. » Il y aurait toujours des fois, à jamais ; Thor ne permettrait jamais que cela cesse. « Bouge. Bouge ! »
À nouveau, des voix s’élevèrent au loin ; il y était presque. Le ciel et son cœur grondèrent en symbiose.
Le vent d’Alioth changea brusquement de trajectoire ; il lutta contre pour conserver la sienne. Son frère, il devait le rejoindre. Un mouvement, un seul lui suffisait.
« Bouge !
- Thor ! » L’effroi masquait la voix de ses compagnons. Ils ne criaient pas le bon nom, leur inquiétude tournée vers la mauvaise personne. Ils se trompaient.
Loki. Loki, Loki !
Les bords de sa vision blanchirent ; du sel s’ajouta au mélange âpre dans sa bouche. Il ne pouvait que bouger, se relever, épousseter de sa tenue le surplus de poussière avant de lui adresser un sourire malicieux pour se moquer de ses larmes. Thor lui embrasserait alors les mains, ces mains qui les avaient tous sauvés, en vénérant chacune des runes claniques tracées sur son épiderme bleuté. Un seul mouvement.
Un seul, à peine perceptible, qu’il manqua presque de relever, perdu dans son chaos interne. Un simple soubresaut d’épaules dont la surprise le stoppa dans sa course. Une seconde, ou peut-être des années, avant que le simple mouvement ne devienne une silhouette qui tentait de se redresser sur ses avant-bras. Le cœur du Dieu fertile se serra face à cette vision. Du vert ; Thor chercha son vert brodé d’or dans l’obscurité des colonnes gelées. Ou devait-il chercher du rouge ? N’importe quelle couleur – Nornes ! cela n’avait jamais eu d’importance. Loki, son petit frère.
« Thor !! » Le cri vint cette fois-ci de l’autre direction, de SA direction. Une main tendue, des yeux ouverts en bien trop grand, de même qu’une bouche qui hurlait au lieu de sourire. Effrayée plutôt que malicieuse.
Puis la douleur vint, subite et complète, avant de traverser ses propres lèvres dans un gémissement roque. Une douleur qui incendia son corps tout entier.
Puis une voix s’éleva au creux de son oreille, caverneuse, à peine perceptible : « Je te l’avais promis, enfant Dieu. Je t’avais promis ta fin. »
Puis le blanc du monde ne devint qu’obscurité. Et Thor chuta, chuta, les organes dans sa cage thoracique oubliant un fragment de seconde comment fonctionner.
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[Sir Loptr était en vie ; Fenrir pouvait encore percevoir les battements de son cœur, la régularité de son souffle. Une nouvelle qui m’arracha un sourire. Ils avaient réussi ; la victoire était nôtre. Le nouveau jour naissait pour célébrer la nouvelle, acclamé par les cris joyeux des guerriers. Tous, nous avions réussi. Asgard – non – les Neufs Royaumes étaient saufs. Debout prêt de mes semblables, je les félicitais, offrait ma main pour aider ceux à terre à se relever. La victoire était nôtre. Malgré les couleurs mourantes du Bifröst, malgré les vies sacrifiées – une pensée horrible traversa mon esprit un fragment de seconde lorsque je réalisai la présence de nos jeunes, tous encore en vie. Nous avions réussi, oui ; le plan de mon seigneur avait été des plus mémorables.
Pourtant, je sentis rapidement mon sourire se tarir. Quelque chose clochait. Sir Dönar venait de se relever pour se diriger vers le manoir de son enfance, là où se tenait mon seigneur, son frère. Il semblait paniqué ; Alioth l’aida dans sa course aérienne. Avant de changer tout aussi brusquement d’avis, car il fut le premier à percevoir ce qui n’allait pas. Trop tard, je le réalisai aussi. Trop tard, oui, car mes mots ne l’atteignirent pas. Déjà trop loin, inarrêtable. Je devinai la raison de son empressement, mais il y avait plus urgent. Il y eut plus urgent, car l’ennemi avait encore un dernier souffle à rendre, une bride de pouvoir mis de côté, comme pour amener son adversaire avec lui vers l’au-delà.]
Des bruits de talon sur le parquet retentirent à proximité, réguliers, peut-être à peine ralentis par une envie contenue de le rejoindre. Des griffes cliquetaient au même rythme sur les lattes.
[Nous avons alors observé, impuissants, le souvenir du grand Surtur transpercer le corps de Sir Dönar. Des flammes, sorties de nulle part, pour faucher sa vie en plein vol. Une surprise, horrible, qui nous glaça tous sur place. Alors que nous contemplions le corps brûlé chuté vers le néant, immobile. Une tragédie venait de]
« Mobby ? » L’Alfe leva le nez de son carnet, la plume stoppée en plein milieu de sa phrase, pour observer les deux nouveaux arrivants. Sylvie portait une tenue typique d’Asgard, composée de voiles au bleu rappelant l’éclat terni de ses iris. Ainsi vêtue, elle ressemblait à s’y méprendre à sa défunte mère, la douce Sigyn ; une vision qui serra le cœur du vieil homme dans sa poitrine. Les mortels grandissaient trop vite. Du blanc drapait ses épaules et la gueule de Fenrir qui l’accompagnait.
« Il est déjà l’heure ? » demanda-t-il, plus par réflexe qu’en quête d’une réponse, car il la devinait sans peine.
La demoiselle approuva d’un hochement de tête. Le Vargr avança de quelques pas supplémentaires pour déposer dans sa main le voile à la couleur funeste. « Alioth nous attend dehors. Nous nous sommes dit que… nous pourrions y aller ensemble ? » Mobius acquiesça en silence. « À moins que… tu… voulais finir ? Avant qu’on y aille. »
Un sourire discret étira ses lèvres. « J’ai beau avoir cessé de compter mes années, ma mémoire est encore parfaitement capable, jeune fille. Ce qui n’est rapporté maintenant pourra l’être ultérieurement. » Plus tard.
Sans regret, il quitta le fauteuil dans lequel il s’était installé deux – ou peut-être trois – heures plus tôt. Il ressentait ce besoin de se recentrer, de faire le point sur les derniers événements, car toute curiosité future devrait pouvoir se remémorer et commémorer à son tour ce qui avait manqué d’être les dernières minutes de l’univers. Ils avaient gagné ; l’espoir avait porté ses fruits.
« Mère nous rejoindra ? » demanda la jeune fille après qu’il se fut redressé pour enfiler le tissu sur son épaule gauche.
La bouche du vieil homme s’entrouvrit par réflexe, avant qu’il ne réalise l’absence de réponse dans celle-ci. « Je l’ignore » ne put-il qu’avouer. Il avait l’impression de se répéter ces derniers temps, mais il n’y avait pas de réponse plus juste que celle-ci : « Peut-être. » Toutes les guerres se ressemblaient, et Mobius savait par expérience que, même une fois achevée, la bataille se poursuivait encore après, lorsqu’il fallait réaliser, endosser les actes et leurs conséquences. Sir Loptr était de ceux qui endossait, souvent trop solitaire dans cette tâche, toujours trop silencieux et opiniâtre. Or, après deux siècles de vie commune, l’intendant avait appris à choisir ses combats, afin de privilégier ce qui lui semblait le plus juste de corriger au détriment de ce qu’il savait d’avance voué à l’échec. « Peut-être » rajouta-t-il donc en notant dans un coin de son esprit que, dans le cas contraire, il s’assurait de rendre visite au métamorphe absent.
Notes:
Bien le bonjour à tous ! Nous voici de retour pour le vingt-sixième chapitre et – ENFIN ! – la fin de cette longue bataille. Plus que quelques chapitres avant la fin de cette histoire ; le temps de panser les plaies et de profiter en quelque sorte de ce fameux soleil tant attendu.
Note 1 : Le rappel classique : Bilskirnir désigne le manoir de Thor, et par extension de tous les enfants d’Odin dans cette histoire, tandis que Himinbjorg est la demeure d’Heimdall, située à l’extrémité du Bifröst. Fimbulvetr est le nom de l’hiver de trois ans qui a précédé le Ragnarök, ici provoqué comme dans l’univers Marvel par l’Écrin des Hivers d’Antan. Ymir est l’ancêtre de tous les Jötnar ; quant à Freyr, il est le seigneur d’Alfheim, d’où viennent les Alfes.
Note 2 : Isaz, la glace, est une rune qui représente la résistance statique pour bloquer ce qui est en mouvement ; arborant une forme de barre verticale, elle permet de se refocaliser sur sa personne, comme Loki ici lorsqu’il tente de fusionner ses deux natures.
Note 3 : Le souvenir de Thor avec sa mère fait écho à l’échange qu’il a avec son père dans Thor 3 : « Je n’suis pas aussi fort que vous. - Non, tu es plus fort. » Et nous avons aussi une référence du dernier Avenger me semble-t-il avec sa fameuse réponse : « Ça te tuera. - Seulement si je meurs. »
Un énorme merci pour avoir lu ce chapitre et pour suivre cette histoire. J’espère qu’il vous aura plu et que la suite vous plaira tout autant. À la revoyure !
Chu
Chapter 28
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
« Thor !! » Ses cordes vocales se brisèrent sous l’effort. Il avait mal, partout, brindille insignifiante vidée de toute son énergie. Respirer lui était difficile, du sang coagulé obstruait l’entrée d’air dans ses narines. Plusieurs de ses côtes étaient cassées ; l’une d’entre elles frôlait ses organes à la moindre inspiration. Pourtant, le sorcier trouva la force de bouger, de se redresser, juste à temps pour observer, horrifié, les réminiscences de Surtur transpercer de ses flammes le corps de son frère.
Brûlait ; Thor brûlait. Des brides de ses cauchemars s’imposèrent aussitôt à son esprit. Non, non ! La douleur fut vite réprimée ; il devait bouger. Thor ne pouvait pas, non !
Loki convia tout ce qui lui restait – pouvoir, adrénaline ou désespoir – et se redressa sur ses jambes qui se mirent aussitôt en mouvement, autonomes face à son esprit incapable de réaliser, trop occupé à faire taire tous les signaux envoyés par le moindre centimètre carré de son existence. C’était impossible, la Flamme Éternelle s’était éteinte ; Surtur était mort ! Il se mit à courir, voler, galoper – peu importait ! – en direction du corps chutant dans les airs de son frère. Il devait le rattraper ; Thor ne pouvait pas mourir !
Le monde était devenu trop silencieux, trop sombre malgré l’aurore qui pointait à l’horizon, trop terne malgré les premiers rayons solaires renvoyés par les éclats du Bifröst. Mourant, comme dans sa vision. « Le Bifröst, votre frère, et vous. Tant que ces trois éléments ne sont pas réunis, la bataille ne sera pas finie. » La bataille était déjà finie, la victoire était déjà leur. Alors pourquoi ?!
« Père ! » L’inquiétude calme d’Alioth résonna autour de lui, à l’instant où il referma ses ailes autour du corps massif du blond. Chaud, brûlant ; la souffrance manqua de lui faire lâcher prise ; le métamorphe se cramponna avec plus de vigueur. Thor avait besoin de lui. Il pouvait, devait le sauver.
« Mobius » Loki appela avant même de convier le pouvoir du Tesseract pour les transporter tous les trois jusqu’à l’Alfe. Ils atterrirent avec fracas sur les restes du pont arc-en-ciel. « Mobius ! » Il repoussa la douleur, résorba comme il put sa chair de Jötunn pour atténuer la morsure des flammes ; il ne pouvait pas le lâcher, son frère avait besoin de lui. « Mobius !!
- Je suis là. » Il était là, se laissa tomber de l’autre côté du corps peu à peu ravagé par le feu intarissable de Muspelheim. L’intendant referma ses mains autour des siennes, occupées à recouvrir l’énorme trou béant au milieu de la poitrine du prince héritier. La blessure n’avait rien de superficiel, il le savait, refusait pourtant de le croire. L’énergie vulnéraire de son compagnon se joignit à celle presque tarie de ses doigts. Il n’avait plus rien ; était pourtant prêt à tout donner pour Thor.
Il ne pouvait pas, non. « À tout à l’heure. »
« Allez, espèce d’idiot. » L’or de ses cheveux s’étiolait. Son visage était en sang ; sa peau partait en cendres. Non. Du sel gratta le bord de ses paupières. « Mobius, pourquoi ça ne marche pas ?! » Sa voix tremblait, il devait avoir l’air pathétique ; il s’en moquait. Thor devait ouvrir les yeux, Thor devait vivre, rire, lever haut son verre pour célébrer leur victoire, s’incliner bien bas pour quémander son pardon, l’enlacer jusqu’à l’étouffement, l’embrasser jusqu’à la fin des temps. Thor devait vivre. « Je le vois qui meurt. » « Mobius ! » appela-t-il de nouveau en relevant ses pupilles en direction de ceux orageux de l’Alfe, pour croiser une émotion qu’il se refusait de déchiffrer.
« Asgard s’effondre, le monde avec, et je m’en moque. »
« La blessure est trop profonde. » Il n’aimait pas le timbre employé par son ami. Non, ni l’hésitation fragile qui faisait trembler ses lèvres dans l’ombre de sa moustache. « Les fonctions vitales ont été touchées. Je-
- Taisez-vous. » Non ; Thor ne pouvait pas.
« Sir Loptr.
- J’ai dit la ferme ! » Son regard était retourné auprès des traits déformés par la douleur des flammes. Du bleu terne apparaissait par instants sous les paupières closes. « Il n’y a rien, plus rien ; parce que je le perds. » « Allez, j’t’en prie idiot, accroche-toi. » Ses doigts s’enfoncèrent dans la chair carbonisée, le flux de seidr s’intensifia ; il frissonna sous l’effort.
Un rire, faible, tinta à ses oreilles. Le bleu scintilla un fragment de seconde plus fort. Des mots hachurés s’élevèrent, entrecoupés de respirations sifflantes : « Qui. Est l’idiot ?
- Toi aussi ferme-la. » Thor l’observait en souriant, même dans une telle situation. « Accroche-toi juste. J’te jure, accroche-toi. »
Le bleu disparut derrière une grimace ; du sel s’ajouta sur sa langue. Le sorcier prêta à peine attention au seidr de l’Alfe qui se soustraya au sien. La douleur était insoutenable dans sa poitrine, à peine apaisée par le retour de cet azur dans son champ de vision une minute – une éternité – plus tard. « Loki. Tu aurais été. Magnifique.
- Bien sûr que je l’aurais été. » Son ego parla à la place de son ignorance ; son frère en rit, dans une quinte de toux qui lui fit presque regretter le choix de ses mots.
« Bien sûr. » Les sifflements de seidr s’atténuèrent, suffoquèrent sous l’effort. Il pouvait sentir le fil vital de son aîné entre ses doigts, sa vie dépendre de ce flux constant qu’il lui administrait. Il devait tenir, comme Thor avait tenu face à l’avalanche des Hivers d’Antan. Une promesse qu’il avait tenue, enfin. Mais le soleil n’était pas encore levé, pas complètement ; le jour naissant n’attendait que leur joie mutuelle pour célébrer la victoire. Thor devait tenir, une nouvelle fois, reproduire l’exploit.
« Mobius » il appela, le réflexe d’un enfant apeuré, en quête de réconfort, d’aide, de solutions. Où était-il ? Il avait besoin de son soutien ; il n’y arriverait pas, pas seul.
« Loki. » Pourquoi ? Il avait pourtant cessé de fuir, comme Idunn lui avait autrefois conseillé, comme Mobius l’avait également fait plus récemment. Il avait cessé de fuir, avait laissé la pelote se dérouler. Alors pourquoi ?
« Tu dois tenir, tu m’entends ? » Les larmes échappées de ses joues échouaient sur celles de son cadet pour s’évaporer aussitôt au contact du feu brûlant sous son épiderme. « Tu vas vivre. Tu-
- Épouse-moi. »
Les lèvres entrouvertes, le sorcier accueillit la demande sans mots. Comme ce jour-là, dans l’ombre d’une cellule qu’ils avaient côtoyée après la mort de Balder et le sauvetage du prince héritier. Comme ce jour-là, des mots imprévus, inadaptés à la situation, et pourtant éclatants de sincérité.
Comme ce jour-là, des mots que son aîné répéta à voix basse, pour lui seul : « Épouse-moi. Loki. »
« Et je suis incapable de le sauver. » Il avait cessé de fuir. « Pas cette fois. » Mobius l’avait dit ; Idunn bien avant. Il avait cessé de fuir ; il méritait sa récompense, il méritait qu’on lui accorde la vie de son idiot de frère. Personne n’avait le droit de le lui prendre. Peu importaient les sifflements de plus en plus faibles, la douleur des cloques qui se formaient le long de ses phalanges, l’avis des Nornes, le monde entier. Thor devait vivre – non, - Thor vivrait !
Il ne permettrait jamais l’inverse, qu’il dut lui-même provoquer un nouveau Ragnarök pour obliger ces dames à se plier à sa volonté. Après tout, comme n’avait eu de cesse de lui répéter Mobius durant ses années de cavale, « vous êtes le Dieu de la Malice, vous trouverez une solution. » Il refusait de le perdre. Il avait cessé de fuir, il méritait sa récompense. « Comme vous l’avez toujours fait. Fenrir, Jörmungand, Sigyll, Alioth, moi-même. Combien de destin avez-vous déjà modifié ? »
« Faites venir Brunehilde et ma sœur. » Son plan était parfait, d’une complexité digne des esprits les plus fous. Si c’était si facile, n’importe qui y arriverait. Or, il n’était pas n’importe qui. Dieu de la Malice. Dieu des Histoires.
« Loki.
- La ferme. » Il assassinat du regard le bleu de moins en moins perceptible. « Tu souhaites m’épouser ? Alors va falloir t’accrocher. Heimdall ! » appela-t-il en relevant la tête, « les filles, maintenant. » Il s’assura de voir le gardien bouger pour obéir à sa demande avant de revenir vers son aîné dont le visage se déchirait entre douleur et incompréhension. Sa lueur se tarissait de plus en plus ; Loki s’assura de maintenir d’une poigne plus ferme son fil vital. « Tu croyais vraiment que j’accepterais une demande faite ainsi, par une personne crasseuse sur le point de me rendre veuf avant d’atteindre l’autel ? » Il le tenait, ne le lâcherait pas. Oh que les Nornes seraient agacées ; elles ne seraient néanmoins pas les premières. « Si tu veux de moi, il va falloir te relever. Jör ! » L’immense tête du serpent marin apparut dans son champ de vision ; Loki se remémora une plage, la passion dévorante et incompréhensible de son aîné pour ces reptiles. Sous ses larmes, un sourire trouva la force d’éclore avec difficulté. « Hors de question que mes noces soient éclipsées par les funérailles du prince héritier. »
Les doigts de Mobius retrouvèrent les siens. « Vous avez un plan. » Un hennissement retentit au-dessus de leurs têtes. Warsong, et les deux guerrières qu’il portait sur son dos. « Dites-moi. »
Des exclamations d’effroi ; Hela éclata en sanglots. « Je cesse de fuir. » Cette vision dont il n’avait jamais vu la suite, effrayé par ce qu’elle aurait pu lui révéler. « Je sauve mon frère. »
Chapitre 27
Gebo
[La brise légère était saturée d’ozone et de pétrichor. Le jour nouveau se paraît d’arabesques diaprées : des aurores boréales naissaient sous l’influence de cette magie ancienne, aussi puissante qu’effrayante.
Je frissonnais. Mon cœur battait au rythme des tambours des Valkyries ; l’autre rivage appelait ses héros tombés à le rejoindre. Des milliers de fils s’entrelaçaient dans l’horizon ; les guerrières ailées tiraient sur ceux rompus pour lutter contre la traction des larmes de ceux demeurés sur place, vivants. Les pleures retiennent les âmes, oui. Le grand Freyr disait toujours que mieux valait célébrer plutôt que regretter. Voir la mort comme un nouveau départ, plutôt que comme une fin précipitée et injuste. Pourtant, à cet instant, les doigts couverts d’impuissance, je ne pouvais voir ce choix autrement que comme une authentique injustice.]
La plume se stoppa un instant dans sa course ; l’arrêt brusque forma une faible goutte d’encre à la fin du dernier mot rédigé. Levant les yeux du vélin, Mobius inspecta les environs avec une grande minutie. Il se trouvait dans une chambre, assis sur un tabouret face à un lit aux proportions royales. Un environnement devenu familier ces derniers jours, semaines, ou peut-être mois. Un voile blanc drapait son épaule ; la tradition était asgardienne mais il la respectait, en mémoire des âmes parties pour le Valhalla.
[Le Valhalla appelait ; Sir Loptr décida de l’ignorer.]
Il y avait eu un corps sur ce matelas, comme tous les soirs où l’intendant parvenait à le convaincre de le rejoindre. Fiévreux, parfois sur le point de se rompre. Le cœur du vieil homme qu’il était manquait de se stopper à chaque fois. La souffrance de ces émotions qui devenait la sienne lacérait encore sa poitrine.
Jamais il ne pourrait oublier.
[Les mains couvertes du sang aimé et des cendres maudites, il s’accrochait malgré la douleur des flammes, de son seidr s’écoulant vers le néant. Je pouvais le sentir ; il s’affaiblissait. Mais comment étais-je censé l’aider ? Mon pouvoir de lumière ne pouvait rien ; j’étais inutile.
Injuste, oui. Le nœud était défait ; la vision s’accomplissait.]
Mobius tourna la page, plus facilement que ne pourrait jamais le faire la nation.
[Warsong chanta, plus fort que ses congénères. Dame Hela pleura, plus fort que la moindre paupière. La magie ancienne se répandit ; les fils de vie se teintèrent d’émeraude, la couleur de l’équilibre, de l’harmonie. De l’espoir. Tels les mille et une branches du grand Yggdrasil, dont le contrôle échappait aux doigts habiles des nobles Nornes, impartiales dans leur travail, toujours injustes face aux regards subjectifs.]
Les chuchotements aquatiques cessèrent dans la pièce voisine.
[J’étais moi-même de cet avis ; pour la première fois de mon existence, je scandais leur choix de stupide. D’injuste. J’encourageais le vert à s’étendre, les fils à se rebeller, à écouter ce nouveau maître qui s’agrippait avec ferveur à ce fil. Car un seul fil comptait, enfin libéré de ce nœud qui l’incombait depuis des siècles. Sir Loptr avait cessé de fuir ; son pouvoir était splendide, aveuglant, remarquable.]
La porte de la salle de bain grinça à peine ; des pas feutrés se rapprochèrent.
[Épuisant, et pourtant inarrêtable ; nourri par une source externe, généreuse et sans limite. Une offrande, pour recoudre ce que les flammes du Seigneur de Muspelheim avaient consumé : la promesse d’un avenir.]
Un fredonnement retentit par-dessus son épaule. Une ombre s’étendait à présent sur les lignes noircies qu’il venait de tracer ; Mobius n’eut aucune peine à deviner l’identité de celui debout dans son dos. Lorsque ce dernier prit la parole, d’une nonchalance beaucoup trop parfaite pour être authentique, ce fut pour prononcer les mots exacts auxquels l’Alfe aurait pu s’attendre : « Peut-être un peu trop dramatique cette fois-ci.
- Vraiment ? » Un sourire étira ses lèvres malgré lui. « Je trouvais pourtant cette nouvelle version plus adaptée. » L’intendant releva la tête et plongea directement dans le rouge profond des iris de son maître. Les quelques heures de repos imposées n’avaient évidemment pas suffi pour résorber les poches de fatigue sous ses paupières. Son corps svelte, à la nudité uniquement préservée par une fine robe de chambre en soie noire, semblait sur le point de se rompre au moindre courant d’air. Les runes claniques ressortaient sur le bleu pâle de son épiderme ; la couleur n’était pas encore parfaite, toujours parasitée par les Hivers d’Antan qu’il avait hébergé à peine une minute – déjà la minute de trop. Il faudrait du temps. Oui, « du temps » songea Mobius en observant le métamorphe prendre place sur le rebord du matelas face à lui et tamponner d’un geste las ses boucles sombres avec une serviette. « Comment vous sentez-vous ? » osa-t-il demander après un long silence ; une fois encore, il devinait la réponse, mais il lui était de plus en plus difficile de tirer son maître – non – son ami du mutisme ; chacun de ses mots devenait une petite victoire.
Le métamorphe haussa à peine des épaules. « Propre ? » proposa-t-il en réponse ; l’Alfe la jugea acceptable. Bien différente de celle à laquelle il souhaiterait s’attendre. Mais cela faisait déjà six mois. Le printemps avait eu le temps d’éclore et de céder sa place à la chaleur estivale ; bientôt viendraient les teintes crépusculaires de l’automne.
Six mois. Une durée bien risible pour un immortel ; une éternité pour un quotidien sans rire franc et chaleureux.
« Pouvez-vous m’aider à m’habiller ? » La demande fut faite sur un ton neutre, détaché ; Mobius savait pertinemment que son seigneur ne quémandait assistance que pour taquiner ou par réelle nécessité.
« Bien évidemment. » Il ne cherchait jamais à trancher entre les deux.
La sobre tunique ébène qu’il l’aida à enfiler était ajustée à sa morphologie ; les centimètres gagnés par sa véritable forme corrigeaient la maigreur accumulée ces derniers mois d’anxiété. Ses os saillaient sous son épiderme, donnant l’impression de pousser, de vouloir percer la surface. Comme pour un enfant récalcitrant, il fallait chaque jour encourager le jeune prince à se nourrir et prendre du repos, parfois en négociant, le plus souvent en obligeant. Si la reine Frigga était habile avec la première tactique, Mobius préférait la seconde, certes moins efficace mais plus expéditive, surtout lorsque ledit jeune prince n’avait aucun moyen de se défendre. Une aubaine, peut-être la seule à relever dans ce contexte délicat.
Avec adresse, l’intendant tressa les boucles sombres vers l’arrière ; il fit quelque chose de simple et fonctionnel. De toute manière, il savait pertinemment que le résultat final finirait masqué sous le capuchon d’une cape ample. Il prit néanmoins grand soin du lien rouge dont il se servit pour attacher l’extrémité de son ouvrage ; par un miracle improbable, la lanière de cuir avait survécu à la fin des temps. Ce petit fragment du passé – d’un passé bien loin à présent, au chagrin pourtant encore bien marqué – transmis de main en main, de peine en peine.
« Où sont les enfants ? » l’interrogea le sorcier par-dessus son épaule.
« Sur Midgard, avec Dame Brunnhilde. »
Son maître étira à peine ses lèvres face à sa réponse. « Je vous avais bien dit qu’elle serait le choix parfait pour le rôle de nourrice. » L’étincelle était fragile mais bien réelle ; Mobius sourit malgré lui.
Il aurait volontiers tué pour l’entretenir. « Assurément. Si l’on omet toutes les fois où ils ont manqué d’éradiquer Lamentis. Dame Brunnhilde la première. »
L’étincelle brûla plus fort cette fois-ci ; un rire tari résonna à hauteur de son ventre. Ventre contre lequel Sir Loptr laissa reposer l’arrière de son crâne, sans se soucier de ruiner la natte à peine tracée. Ses paupières étaient closes. L’affection qu’il portait pour son entourage – atypique – était parvenue à détendre ses traits. Une petite victoire, risible, mais toutes méritaient d’être célébrées. Il demeura ainsi, immobile et silencieux, plusieurs minutes. Mobius le laissa faire, parfait dans son rôle de soutien. Il s’en voulait à chaque fois qu’il se devait de le brusquer, préférait de loin cette tâche à celle du moralisateur. « Merci » l’avait remerciée la reine Frigga trois semaines après le grand fléau alors qu’ils étaient enfin parvenus, pour la première fois, à faire regagner sa chambre au jeune prince trop têtu pour écouter. « Merci d’être là pour lui. » Ce n’était hélas jamais assez.
« Et Jör ?
- Toujours au même endroit. » Mobius glissa ses doigts dans les boucles non retenues afin de retirer les derniers nœuds imaginaires. « Aussi opiniâtre que ses parents, je le crains. » De nouveau, un rire bourgeonna. Incapable de retenir son geste, l’Alfe laissa alors ses bras couler autour des épaules du garçon – ce qu’il était, ce qu’il demeurait, bien jeune pour tout ce qu’il avait et devait encore affronter. Puis il serra, peut-être trop fort, désireux d’envelopper cet éclat pour le protéger du reste du monde. « Vous êtes beaucoup trop têtu pour votre propre bien » murmura-t-il à l’oreille du Jötunn.
Sir Loptr bougea à peine la tête ; il rencontra le rouge de ses iris – si différent du vert habituel, et pourtant si semblable. « Serait-ce un reproche ? » demanda-t-il, faussement outré.
L’intendant rit. « Peut-être bien. Je suis trop vieux pour tout ceci. »
o
La traversée du couloir au côté de sa mère fut calme, voire trop silencieuse. La vie reprenait peu à peu ses droits à Asgard, encore fébrile et timide, sa joie étouffée par les cœurs peinés. Entre les colonnes encore marquées par la colère de Surtur, les rares troncs survivants commençaient déjà à perdre leurs feuilles jaunies. Les jardins ne ressemblaient pas à grand-chose ; ils n’étaient pas la priorité, et de loin. Les domestiques tâchaient en effet de rendre à Valaskjálf progressivement sa splendeur d’antan. Huit mois avaient permis de reconstruire au moins la salle du trône et les appartements royaux ; lieu où ils se rendaient sans trop se presser. Sa mère avait adapté son pas au sien par automatisme, les bras enroulés autour de son biceps gauche, dans un geste de soutien mutuel. Ou peut-être pour s’assurer qu’il ne prendrait pas la fuite. Et peut-être qu’il l’aurait fait. Mais Loki ne désirait à présent plus qu’une chose : en finir au plus vite avec ces idioties pour retourner là où il était nécessaire, attendu – là où il désirait être.
« Sois sage » lui demanda sa mère une fois arrivés devant la porte de la chambre royale, « s’il te plaît, écoute-le jusqu’au bout. » Il leva un sourcil sous son capuchon ; elle soupira en réponse.
Elle captura son visage entre ses paumes pâles et froides. Elle paraissait si petite, si frêle ; bien plus que dans ses souvenirs – dans le dernier, elle venait lui rendre visite dans sa cellule pour lui apporter de nouveaux ouvrages, le cœur déchiré entre la mort de son premier fils et la peur de perdre son plus jeune. Bien que terni, l’éclat de ses iris demeurait néanmoins magnifique à contempler, et pourtant si douloureux. Une couleur familière, peut-être une teinte trop claire de sa préférée. « Je sais que ton père ne s’est pas toujours montré patient avec toi.
- Je ne saurais dire, je ne connais aucun homme qui pourrait prétendre à ce titre. » Il fut aussitôt désolé de la peine qui traversa les traits de sa mère à l’écoute de ces mots, mais elle les savait elle-même vrais. Que ce fut biologique ou adoptif, aucun des deux n’avait jamais occupé cette place.
« Je suis ta mère » justifia-t-elle ; par automatisme, le sorcier approuva.
« Oui » ajouta-t-il à l’oral, juste pour voir éclore un sourire sur ses lèvres. C’était doux et chaud ; il apposa sa main droite sur celle de sa mère et se cajola contre.
Doux et chaud. La sensation du foyer, la maison – « Nous sommes une famille. »
« Très bien » ; il soupira malgré lui, « finissons-en. »
Frigga approuva d’un hochement de tête, puis se dégagea de l’étreinte pour ouvrir l’une des grandes portes menant à la chambre. Avant de s’effacer sur le côté pour lui dégager la voie.
La pièce était plongée dans une presque pénombre, entretenue par les lourds rideaux de velours qui filtraient les rayons solaires et ne laissaient passer qu’un rais au pied du lit. Un lit occupé et enveloppé de tant de couches magiques que l’air saturait en seidr. Loki sentit le sien tenter un vain sifflement en réponse ; sans espoir – il n’y avait plus la moindre goutte. Une chose était certaine : beaucoup d’enchanteresses s’étaient données du mal pour aider le Sommeil d’Odin, un sort – ou maléfice – qui s’était enclenché pour préserver les derrières forces du roi lors de sa fuite. Maintenir la barrière d’Asgard avait à priori drainé jusqu’à la moelle l’essence de son corps vieillissant. Loin était en effet le prestigieux guerrier à la tête couronnée qui, par de nombreuses fois, avait pris les armes pour instaurer – ou imposer – une paix durable au travers des Neuf Royaumes.
« Je sais ce que tu penses. » La voix était rugueuse, asséchée, presque éteinte ; hachurée par une respiration sifflante et désordonnée.
« Vraiment ? » Loki offrit un ton neutre en réponse – sa mère lui avait demandé d’être sage, pas de s’épandre en émotions inutiles.
Un pas en avant lui permit d’avoir une meilleure vision du Père de toutes choses – si ainsi il était possible de dépeindre un vieil homme au fil presque achevé. L’épuisement de sa magie avait creusé les rides de son visage ; l’éclat de ses yeux paraissait presque éteint derrière les paupières qu’il peinait à conserver ouvertes. Une image bien pathétique, bien loin de celle de l’homme plein d’orgueil et de colère qu’il avait confronté lors de leur dernière rencontre, deux siècles plus tôt. L’armure et les beaux habits avaient laissé place à un pyjama aux manches retroussées et aux premiers boutons défaits pour faciliter l’accès au réseau de tuyaux qui assainissait son corps en permanence. Un détail sur lequel le Jötunn ne s’attarda pas davantage, préférant affronter l’homme dans les yeux. Pour le défier, l’inviter à compléter la pensée qu’il déclarait connaître.
Invitation à laquelle Odin répondit après une déglutition difficile : « Je sais ce que tu te dis » ; il se répétait, comme pour amorcer la suite de ses paroles. « Pourquoi lui ? » Ils échangèrent un regard plus appuyé ; le vieil Ase ancra son attention dans le sien. « Pourquoi moi plutôt que ton frère ?
- Il ne l’est pas. » La discussion lui déplaisait.
« Cela a-t-il déjà eu une quelconque importance ? » Un rire silencieux secoua les lèvres royales, avant qu’une soudaine toux le mette en garde. Sur la main qu’il mit par réflexe devant sa bouche, des gouttes sanguines éclatèrent pour former de minuscules constellations funestes. « Regarde-moi. » La douleur filtrait au travers de ses mots. « Je suis vieux, désormais incapable de protéger notre royaume.
- Est-ce pour solliciter ma compassion que vous m’avez fait venir ? »
Un sourire, fragile et franc, creusa les rides de son interlocuteur. « Je compte au contraire sur ta sincérité. Car je ne mérite rien de plus de ta part. »
« Vous ne méritez rien de ma part » voulut le corriger Loki, mais il ne le fit pas. À quoi bon jeter son acide sur un homme mourant ? Aussi, il conserva le silence.
Odin poursuivit quant à lui son monologue fatigué. « Je suis vieux. Trop vieux. Il est temps pour moi. De céder. Thor sera roi » ajouta-t-il en laissant sa tête reposer vers l’arrière contre ses coussins. Ses paupières se fermèrent. « Oui. Cela a toujours été une évidence. Il a tellement- » Il déglutit avec peine, « grandi. Plus que mes attentes » rit le souverain alité. De nouveau, sa voix se brisa dans une toux incontrôlée.
Par instinct, Loki s’avança pour récupérer un verre d’eau sur la table de nuit et le lui tendre. « Vous feriez mieux de vous reposer.
- Crois-tu que je t’aie fait venir ici pour prendre soin de ma vieille personne ? » Leurs doigts se frôlèrent lorsque le roi déclinant récupéra le godet. Glacials, comme les siens.
« J’avoue ignorer les attentes derrière votre demande. » Pourquoi n’avait-il pas demandé Hela, sa fille adorée ? Pourquoi le demander lui, le fils domestique mal aimé ? Pourquoi était-il ici ? Sa place était ailleurs. Partout ailleurs qu’ici. Tant de choses méritaient encore son attention. Thor ; Thor avait besoin de lui. Et il avait besoin de Thor. Les images agressaient encore son esprit à chaque inspiration ; son seidr, épuisé, lui donnait la désagréable sensation d’impuissance – ce qu’il était. Sa mère avait insisté ; Mobius l’avait poussé. Il était ici à présent.
« Lorsqu’Hela t’a ramené cette nuit-là » - le Jötunn releva son attention en direction de son interlocuteur. Le verre était pressé contre ses lèvres ; des gouttes perlaient le long de sa barbe – « j’ai d’abord été surpris. Tu ne ressemblais à aucun de ces monstres. Tu n’étais qu’une petite chose insignifiante. » Sa main tremblait, tenait le récipient d’une poigne peu assurée. Contrairement à ses iris, à nouveau plongés dans ceux du sorcier lorsqu’il prononça : « Pourtant, j’ai vu le potentiel en toi. Celui d’un éventuel otage politique, que nous aurions pu échanger contre les armes de ton peuple.
- Vous parlez beaucoup pour un vieil homme mourant. »
Odin sourit à ses paroles, sans les prendre en compte. « Tu n’étais qu’un avorton. Et si ta s- » ; il se corrigea avant que le Dieu malicieux ne le fasse à sa place, « si Hela a cru sauver la vie d’un enfant abandonné cette nuit-là, je savais pertinemment l’importance que tu renfermais.
- Parce qu’aucun roi avisé n’aurait jamais abandonné un bambin inutile avec le trésor le plus précieux de son peuple ? » proposa Loki, déjà las de cette conversation. Il ne l’aimait pas, autant le sujet que l’homme qui l’évoquait. Surtout lorsqu’Odin prononça ses prochains mots :
« Tu es le fils de Laufey.
- Je n’suis le fils de personne. » Combien de fois devrait-il le rectifier ?
Une fois de plus au moins, car le vieil Ase poursuivit, comme sourd face à son irritation naissante : « Laufey aurait tout fait pour te récupérer, j’en étais convaincu. Tu es son héritier direct. L’unique enfant né de ses entrailles. Il aurait tout fait. Comme j’aurais tout fait pour Thor. Pour Hela. Et pour Balder. »
L’amertume galopa sur les papilles du Jötunn. « Jamais pour moi » songea-t-il, aucun père. Il n’en avait jamais eu, n’en avait pas besoin. De même que cette conversation.
« Reposez-vous » ; la requête devenait un ordre ; Loki en avait assez. Il s’éloigna du lit sans remords. Il faudrait du temps, mais Odin se remettrait. Bien qu’effiloché, son fil pourrait encore tenir quelques siècles. Plus de temps qu’il ne faudrait à Asgard pour se reconstruire. Plus de temps qu’il ne faudrait aux larmes pour se tarir, aux rires pour éclore à nouveau.
Plus de temps qu’il ne faudrait au stupide Dieu de la Foudre pour revenir – car il devait revenir. « Kom hjem. » Lui était revenu.
« Pourquoi toi. » Le plus jeune prince se stoppa devant la porte, la main posée sur la poignée. « C’est ce que je me suis demandé cette nuit-là » ajouta le Père de toutes choses lorsqu’il laissa à nouveau son attention glisser dans sa direction. « Pourquoi toi, tu n’avais rien. Hela, Balder, Thor. » Le verre glissa des doigts fragiles ; vide, il se contenta de s’échouer au milieu des draps. « Pourquoi eux et pas toi ? Pourquoi leur amour ? Tu n’étais qu’un monstre, un porte-malheur. Une erreur. » Sa tête roula sur le côté ; ses traits disparurent dans la pénombre. « Thor sera roi. Mon fils. » Une inspiration difficile, pour lui ou pour le monarque. « Merci d’avoir été sa plus belle erreur. »
o
« Êtes-vous certain ? »
Loki opina sans mots. Le coffret était lourd entre ses bras ; il sentait le pouvoir ancestral tenter de communiquer avec sa propre magie, sans qu’aucune réponse ne lui soit offerte. Il était vidé. Son entourage ne cessait de le lui reprocher ; comme il se reprochait lui-même de se tenir debout chaque jour sans l’ombre d’une lumière qui le guidait depuis si longtemps. « Pourquoi lui, plutôt que moi ? » Odin avait raison. Si le monde se reconstruisait, petit à petit, toutes ses facettes ne possédaient pas la même chance.
Deux orbes écarlates l’observèrent en silence, sans doute envieux de déchiffrer sa réponse muette. Thor faisait parfois la même tête. Comme se plaignait trop souvent son aîné, le dieu malicieux n’était bavard que pour les sujets inutiles, ou lorsqu’il tentait de noyer un sujet indésiré. Ce qu’il tentait de faire ici. Aussi, rusa-t-il de la même stratégie habituellement employée pour endormir les craintes du prince héritier : « Nous trouverons une autre solution. »
Il mentait. Avec une telle aisance qu’il parvenait parfois à s’autoconvaincre.
Bÿlestr pencha à peine la tête sur le côté. Il était si grand, même avachi contre la rambarde du balcon ; Loki n’appréciait guère de maintenir la nuque fléchie vers l’arrière pour poursuivre le contact visuel. D’autant que le physique qu’il rencontrait alors lui rappelait avec amertume l’image que lui renvoyait le miroir chaque matin ; celle d’une créature à la teinte bleuâtre coiffée de l’héritage d’Ymir. Le monstre sous le lit. Un Jötunn. Beau, malgré son espèce ignoble – le sorcier ne pouvait que l’avouer. Loin des cendres et des flammes démoniaques, la teinte du roi glacial ressortait d’un bleu profond, similaire aux iris du guerrier blond. Une longue tresse ébène habillait son épaule gauche ; chaque brin était soigneusement décoré de perle de givre et d’or. Sur l’autre, une épaisse fourrure blanche pendait vers l’arrière, telle un trophée luxueux encore tâchée par endroits du sang de cet ancien adversaire. Comme Thor, les traits de Bÿlestr étaient anguleux, taillés dans son cas non pas par les nombreux entrainements, mais par la famine et la guerre. Son bassin saillait sous sa chair et retenait un pagne vaporeux autour de ses jambes élancées. De l’or enserrait ses poignets et ses chevilles, parsemait ses pommettes et les runes claniques le long de son sternum.
Beau, oui. Autant qu’une bête dangereuse et indomptable. Et si l’on oubliait le carmin alarmant de ses yeux.
« Cela fait un an, Loptr. » Le sorcier frissonna à l’écoute de son nom de naissance. La prononciation était différente dans cette bouche issue de son passé ; il sonnait étranger à son oreille. Ils n’en avaient jamais discuté, de cette enfance arrachée trop vite, de ce petit frère cru durant longtemps mort – il n’y avait pas le temps pour ça. Et Loki ne voulait pas. « Le voudrais-tu ? » lui avait autrefois demandé celui qui avait toujours revendiqué ce titre, cette place auprès de lui. Le voulait-il ? D’un frère ? D’une famille ? Il n’avait pas le temps pour ça. Pas maintenant.
Bÿlestr se redressa ; un soupir flottait sur ses lèvres bleutées. La situation n’était pas facile. Pour personne. Peut-être. Quand il y aurait du temps. Quand Thor aurait…
« Peut-être devriez-vous le garder encore un-
- Non » Loki l’interrompit ; des boucles sombres dansèrent dans son champ de vision lorsqu’il hocha la tête de droite à gauche. « Jotunheim a besoin des Hivers d’Antan depuis trop longtemps ; cela serait égoïste de notre part de les conserver auprès de nous. » Il tendit les bras davantage ; le coffret pesa plus lourd sur ses avant-bras. « Ils ne peuvent rien pour nous. Contrairement à vous. »
Il y eut une pointe d’hésitation dans les yeux de son interlocuteur, une tentative de persuasion amorcée sur sa langue, avant qu’il ne cède aux mots du métamorphe et ne tende à son tour ses bras pour récupérer le coffret de leurs ancêtres. « Très bien. Jotunheim aura envers vous une reconnaissance éternelle. »
Loki sentit l’ironie tirer sur le coin de ses lèvres. « Une reconnaissance envers ceux qui vous ont autrefois pillés ? Voilà un bien étrange concept.
- Odin est celui qui doit porter la faute. » Les sourcils sombres se froncèrent au-dessus des deux rubis oculaires. « La neige tombée doit fondre pour céder sa place aux nouveaux flocons » ajouta Bÿlestr avec un accent – avant que le sorcier ne comprenne qu’il parlait leur langue natale – puis il reprit en langage universel : « Doit-on condamner la prochaine génération pour les querelles du passé ?
- Laufey l’aurait fait » se sentit répondre le plus jeune ; l’image de cet homme dangereux s’imposa à son esprit, son sourire dédaigneux griffa la surface de sa mémoire. « Il faut croire que la pitié des Ases nourrit bien, mon petit courant d’air. » Il retint un frisson, ainsi que la remarque sarcastique habituellement utilisée pour se défendre des regards alentours. Bÿlestr était le fils en deuil de cet homme, il ne pouvait l’oublier.
« Notre parent é- » L’autre Jötunn se mordit la lèvre inférieure ; une canine déchira à peine la surface labiale. « Il avait trop d’esprit. Trop de colère, et d’ambition. Nous sortons d’une guerre. D’une trop longue guerre. » Des doigts frais rencontrèrent les siens ; un regard chaud de mélancolie plongea dans le sien. « Je ne demande pour ma part que la paix. » Les phalanges s’enroulèrent autour des siennes, pour les serrer. « Nos peuples ont assez souffert. »
Loki acquiesça avec lenteur, sans savoir dans quel peuple se placer. « Cela n’a pas d’importance » avait toujours dit la femme qui l’avait élevé – celle qu’il appellerait jusqu’à la fin des temps sa mère.
« Cela sonne plutôt bien » annonça-t-il donc à voix haute.
Bÿlestr sourit, et peut-être s’éloignait-il des horribles représentations gravées dans les nombreux ouvrages Asgardiens. « Plutôt bien, en effet. » Le poids du coffret quitta ses muscles ; le nouveau roi de Jotunheim recula d’un pas et déclara. « Je repars avec, mais je poursuivrai mes recherches. Malgré son état en ruine, la forteresse d’Utgardhall possède de vieux grimoires qui-
- Vous n’avez pas à-
- Bien sûr que nous le devons. » Ils se coupèrent mutuellement la parole, deux ombres face à face sur un balcon à peine rénové. « Je ne le fais pas seulement pour nous. »
« Pour nous » ; Loki fronça malgré lui le nez à ces mots. Le roi de Jotunheim dut le percevoir, car une soudaine tristesse creusa ses traits, et il étouffa un soupir entre ses dents. Rien n’était évident, ils le savaient tous les deux. Durant des siècles, le prince Loptr fut considéré comme décédé par les siens, avant d’être perçu comme un traître par les rares mis au courant de sa vie encore battante. Bÿlestr n’avait toujours fait partie que du premier groupe. Ils n’avaient que peu discuté du privé, de cette famille qui aurait pu – aurait dû – être la sienne. À la place de deux frères de sang, Loki avait reçu l’amour d’une fratrie dépareillée ; l’amour de Thor – ce qu’il ne mériterait jamais. Pourtant, Loki pouvait peu à peu envisager ce mot sous un nouveau jour, ce mot qu’il avait toujours refusé à son aîné blond : frère.
Bÿlestr n’avait pas été celui qui avait blessé Thor, ni celui qui avait dirigé les troupes contre Asgard. Il apparaissait comme un roi en quête de quiétude, venu les aider contre la fin du monde sans qu’aucun traité ne le pousse à le faire. Qui lui avait prêté le coffre des Hivers d’Antan, alors que son propre peuple se mourrait sans cette magie ancienne.
« Cette paix est encore fragile » poursuivit le géant des glaces couronné, « elle ne pourra jamais être consolidée sans la parole du prince Thor. » Un sourire secret dansa sur les lèvres de Bÿlestr, chassa à peine cette mélancolie qui lui allait étrangement si bien. « Nous avons besoin de lui. »
« J’ai besoin de lui » corrigea l’esprit du métamorphe ; son seidr siffla à peine pour approuver ces mots. Trop de nuits de solitude ; trop d’heures passées à guetter le moindre orage révélateur. Le monde se reconstruisait peu à peu, à mesure que le sien poursuivait de s’effondrer. Il avait besoin de Thor.
Des doigts frôlèrent à peine son front pour repousser une boucle sombre vers l’arrière ; il sursauta à peine. Bÿlestr s’était rapproché, le coffret oublié à ses pieds. Comme s’il ne comptait pas, comme si… « Nous trouverons une autre solution. » Ses propres mots ressortirent d’une autre bouche, avec une plus grande assurance que celle émise par la sienne la première fois. Aussi solides que les paroles énoncées chaque jour par Mobius, qui permettaient à son monde de tenir. Chaque jour une nuit de plus. Chaque saison l’avènement de la suivante.
Peut-être l’autre Jötunn fut le premier à avancer. Peut-être fusse lui. Pour une minute, une seule minute, appuyer son front contre le sternum gelé de ce frère dont il ignorait tout mais qui savait, comprenait les faux espoirs.
Une autre solution. Se battre chaque jour pour le lendemain. Thor l’avait bien cherché durant cent quatre-vingt-sept jours. Tenir encore, car le Ragnarök n’était pas tout à fait achevé.
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Hela tourna la tête dans sa direction à la seconde où il pénétra dans son ancienne chambre, Fenrir sur ses talons. Plus les mois s’écoulaient, plus l’animal se rapprochait de son ombre – par instinct ou à la demande de Mobius, Loki ignorait la raison. Cela importait peu, au contraire ; ses mots de soutien s’infiltraient par instants dans son esprit pour courcircuiter les nuages sombres, lui rappeler qu’il n’avançait pas seul.
La musicienne était d’une beauté saisissante, malgré la mort répandue sur le côté gauche de son visage. Des traits funestes qu’elle avait mis en valeur par une composition de tresses, de perles et de fleurs. Un voile noir attendait d’être rabattu sur sa partie vivante, et ainsi compléter à la perfection sa tenue d’apparat. Car aujourd’hui était un grand jour pour son aînée ; un nouveau titre lui serait attribué au cours de la soirée. Einherjahr ; les défunts recevraient quant à eux l’honneur dû à leur sacrifice, pour la seconde fois depuis la fin du monde. Le temps s’écoulait trop vite, sans pour autant lui rendre la pareille.
« Il va être l’heure » déclara-t-il en refermant la porte derrière lui.
« Je suppose, oui. » Assise sur le bord du matelas, Hela passa ses mains sur ses jupons pour chasser quelques plis imaginaires. Il observa son geste, prêta oreille à son soupir contenu, avant de croiser le regard qu’elle lui offrit par en dessous. « Tu es sûr de ne pas vouloir venir ? »
Il sentit ses lèvres s’étirer à peine. « Il ne s’agit pas de ma soirée, Hela. Et les mondanités n’ont jamais été mon fort.
- Pas sans- » Elle s’interrompit ; ses iris fuirent les siens avant qu’ils ne la mettent au défi de poursuivre. À la place, elle laissa finalement sortir le soupir. « Je suis désolée.
- Pour ? » il demanda ; sa main trouva refuge dans la fourrure de Fenrir.
De nouveau, elle l’observa. Avec attention cette fois-ci, comme recherchant ce qu’elle ignorait elle-même vouloir trouver. Il n’y avait pas de jugement, pas envers son apparence originelle du moins. Un an et demi était suffisant pour habituer la majorité de ses proches à cette teinte bleue parsemée de runes, en partie dissimulée par l’épaisse cape qu’il quittait rarement. Car sans doute était-il celui qui s’y habituait le moins, et le vêtement lui offrait une silhouette plus impressionnante que celle de ce corps sur le point de se rompre à chaque pas. « Tu as l’air épuisé » marmonna-t-elle ; ce commentaire qu’il recevait trop souvent. « Tu devrais te reposer. Tu cours toute la journée à droite à gauche, à t’occuper de la moindre petite chose.
- Mère et Mobius m’obligent à me divertir. » Il contint un soupir en ajoutant : « Autant passer ce temps à faire quelque chose d’utile.
- Pourquoi pas comme te reposer ? » elle insistait, avant d’expirer pour lui cette tension trop présente depuis la fin de la guerre. « Loki, écoute, je sais comme c’est dur. » Fenrir glapit à peine sous ses doigts qu’il serra peut-être trop fort. Non, elle ne savait pas. Des picotements chatouillèrent la rune au bas de ses reins. Il n’avait pas besoin que qui que ce soit sache, ou comprenne. Ou prenne soin de lui. « Loki » elle appela de nouveau en se dressant sur ses jambes pour venir lui faire face. Les jupons d’un noir vaporeux dansèrent autour de ses jambes ; elle ressemblait à la mort personnifiée, celle-là même contre laquelle il s’était battu pour réclamer son dû une fois la vision accomplie. Elle serait parfaite dans ce rôle, ce nouveau titre, cette nouvelle position. Sous sa forme Jötunn, il la dépassait de quelques centimètres. Elle ne lui avait jamais paru aussi petite que depuis le Ragnarök, comme écrasée par les peines de son royaume. « Je sais » reprit-elle en posant sa main, celle faite de chair, contre sa joue, « nous l’avons tous perdu et-
- Non » il la coupa. Un pas en arrière l’éloigna du geste tendre, dont il refusait la compassion. Il répéta, d’une voix plus grave qu’il n’aurait voulue, les yeux ancrés dans ce vert oculaire autrefois phénocopié : « Non, vous l’avez perdu. Pour ma part, je l’ai seulement égaré. » Son regard glissa vers le matelas, qu’il s’autorisa pour la première fois depuis son entrée à observer.
Un corps dormait paisiblement parmi les draps, allongé sur le dos, la tête à peine inclinée vers la gauche, vers la fenêtre. Vers ce coin du lit où Loki se tenait chaque soir depuis plus d’un an. Des boucles blondes commençaient à repousser autour des traits amincis ; la silhouette avait fondu par manque d’activité. Les brûlures et les plaies s’étaient résorbées avec le temps, de même que le blanc des bandages. Leur mère veillait chaque semaine à lui tailler la barbe, si bien qu’il apparaissait impeccable. Seulement endormi. Égaré dans un songe. Mais pas perdu, jamais. Pas tant que le métamorphe vivrait ; et peut-être ne vivait-il plus que pour cela.
Plusieurs conseillers avaient émis des suggestions, craignant déjà le pire ; ils étaient tous repartis, tremblant de terreur pour les mots osés. Odin, de retour sur le trône malgré sa santé fragile, l’avait soutenu, pour la première fois depuis sa naissance, lui aussi prêt à tout pour retrouver son fils. Son héritier. Leur futur roi. Égaré, jamais perdu. Jamais.
Hela retint un nouveau soupir. « Je suis désolée, ce n’est pas ce que je voulais dire.
- Et pourtant tu l’as fait. » Il parvint à décrocher son attention du malade pour revenir sur son aînée dont la culpabilité avait assombri les traits. « Toi, mieux que quiconque, tu devrais savoir. »
Elle opina, presque à regret. « Oui. Il est encore avec nous. Mais chaque jour qui passe, son fil- » ; elle se mordit la lèvre pour s’interrompre.
« Tiendra » compléta-t-il, plus proche d’un ordre que d’une suggestion. Thor n’avait d’autres choix ; le Jötunn était habitué à lui faire tenir ses promesses. Qu’importait si cela devait prendre dix ans ou dix siècles. Contrairement au Dieu de la Foudre, Loki disposait d’un avantage : il avait toujours été le plus patient des deux. « Tu devrais y aller » proposa-t-il. Elle opina ; quelques mèches cascadèrent devant son visage vivant. Sans retenue, il tendit le bras pour les replacer derrière son oreille ; un geste qui releva le regard voisin vers le sien. Son vert miroitait entre des larmes naissantes.
Il ne fallut pas plus d’une seconde à la musicienne pour se jeter contre son torse et l’enlacer avec force entre ses bras. « Il tiendra » elle répéta contre son sternum, là où pendait comme à son habitude le cœur du Tesseract. Son corps était tiède, de même que le sel qu’elle laissa rouler sur sa peau. « Nous le retrouverons. »
Il sourit, encerclant à son tour sa sœur en prenant garde à ne pas ruiner sa tenue. « Bien sûr. » L’inverse n’était pas envisageable. Loki était prêt à vivre des siècles privés de son seidr si cela signifiait rendre à ce corps allongé l’énergie idiote nécessaire pour le voir à nouveau se redresser. « Mon frère. » Il bâtit des cils ; ses joues demeurèrent sèches. « Tu devrais y aller » déclara-t-il lorsque la peine féminine s’atténua contre son torse. Hela acquiesça, sans pour autant se retirer tout de suite, prenant le temps de s’imprégner de sa force – cette force qu’il brandissait chaque jour pour éloigner l’inquiétude de ses proches. « Fenrir va t’accompagner. »
Le Vargr releva le museau à ces mots. « Père. Rester. Besoin. »
Il lui adressa un sourire par-dessus l’épaule de la jeune femme. « Reviens ensuite. Je ne bougerais pas d’ici. » Il n’irait nulle part. Pas cette nuit. Pas alors que les âmes des défunts reviendraient sur terre pour danser, le temps d’une fête, avant de repartir pour l’autre rivage. « Allez » il insista un peu. Hela fut la première à obéir. Ses lèvres effleurèrent sa joue, avant qu’elle ne s’éloigne pour rejoindre la porte. Fenrir suivit sa silhouette, le museau tourné en direction du Jötunn dans une dernière tentative de persuasion, avant de se cogner contre les hanches de la future Déesse des morts arrêtée devant le panneau de bois.
Elle se tourna à son tour vers lui, puis vers le lit, avant de revenir à son interlocuteur. « Essaie quand même de te reposer. » Enfin, elle s’échappa de la chambre, en emportant avec elle le Vargr peu convaincu par sa mission.
Loki demeura immobile plusieurs minutes après leur départ, observant cette porte comme si sa sœur allait de nouveau surgir derrière. Ou comme l’unique échappatoire de ce qu’il craignait d’affronter à chacune de ses visites. Il expira longuement, enferma ce sentiment craintif dans une boîte déjà pleine, prête à exploser, avant de dégainer son courage. Il en restait toujours un peu, ce qui le surprenait lui-même à chaque fois. Puis, toute pensée s’envolait lorsqu’il retrouvait la contemplation de ces traits familiers, trop paisibles.
Il s’avança à pas lent, contourna le grand lit pour tourner le dos à la fenêtre, et faire face aux paupières closes. Encore, une nuit supplémentaire. Un an et demi. Thor avait toujours été le plus dormeur des deux, avec un sommeil plus profond et moins agité. Rêvait-il ? Pouvait-il l’entendre ? Eir n’avait su répondre à ses nombreuses questions. Odin avait décrit son propre repos comme un intermédiaire entre les songes et la réalité ; il était difficile de faire la part entre les deux. « Mais j’ai entendu les mots de Frigga » lui avait-il confié sans qu’il ne le lui demande, « je suis persuadé que c’était elle. Elle était là. Avec moi. » Le métamorphe avait alors lu la peine dans l’unique œil du Père de toutes choses. « Thor est avec nous. Il dort juste un peu plus. »
Avec douceur, Loki prit place sur le rebord du matelas qui s’affaissa sous son poids. Quelques boucles blondes roulèrent sur le front parfaitement lisse ; ses doigts lui démangèrent de venir les repousser vers l’arrière. La repousse les rendait plus farouches. Le Jötunn rêvait de pouvoir à nouveau les tresser, de rendre au lien carmin qui enserrait ses propres mèches la chevelure qui lui sciait le mieux. Une chose parmi tant d’autres ; un souhait bien futile, ridicule. Pour lequel il aurait tué de ses mains Surtur une centaine de fois supplémentaires.
« Puis-je traverser les flammes du Ragnarök une seconde fois si c’est pour te prouver la sincérité de mes mots ; je le ferais. » Les paroles de son aîné caressèrent sa mémoire. L’une des rares promesses qu’avait tenu Thor, même s’il n’y avait jamais eu rien à prouver. Pas lui, jamais. Dans le cas contraire, Loki aurait déjà renoncé à ce sentiment ; l’amour de Thor ne valait pas sa vie.
« Espèce d’idiot » murmura-t-il pour lui-même, dans sa tête où à voix haute.
« Elle était là. Avec moi » répéta Odin dans son esprit. Il l’avait écouté, malgré son sommeil réparateur. Thor aussi ? Thor pouvait-il aussi l’entendre ? Prendre conscience chaque soir des supplications qu’il lui offrait dans l’ombre de son ancienne chambre ? Depuis plus d’un an.
Ses doigts trouvèrent la paume du prince héritier, ouverte et tournée vers le plafond, comme attendant depuis la veille son retour. De son index, il traça Laguz le long de sa ligne de vie. Le geste était inutile, mais les mots niais ne lui avaient jamais ressemblé. Laguz, cette rune qu’il avait tracée trop de fois sur cette peau, elle, avait sa signification.
Ses bottes tombèrent dans un bruit sourd sur l’épais tapis ; les draps bruissèrent lorsqu’il les repoussa pour se glisser dessous. La température y était tempérée, bien loin de la fournaise habituelle. Une silhouette bougea à peine lorsqu’il remit correctement la literie autour d’eux ; elle siffla près de son oreille à l’instant où il posa sa tête près du visage assoupi. Deux iris mordorés se dessinèrent dans son champ de vision. Loki sourit en sentant les écailles s’enrouler avec lenteur au creux de sa gorge où, comme à son habitude, Jörmungand prit ses appartements. C’est parce que le petit serpent ne quittait jamais son aîné qu’il acceptait de se laisser guider en dehors de la chambre. Ainsi, il conservait toujours un œil sur Thor. Car Thor se réveillerait, bientôt, et il voulait être certain de ne pas le manquer. De ne pas louper l’azur oculaire à nouveau offert à leur monde. De s’assurer lui-même que tout allait bien. Car Thor se réveillerait, il l’avait sauvé.
« Et ensuite ? » Loki laissa ses paupières se fermer sur les traits sereins de l’endormi. Son front reposait contre le sien ; leurs souffles se mêlaient ; sa main droite captait les battements de cœur sous la rune qu’il avait autrefois lui-même tracée. « J’ai beaucoup d’idées pour la suite » confia le souvenir du Dieu foudroyant. « À commencer par contempler ce lever de soleil promis. »
« Toujours des promesses » souffla-t-il ; Thor ne savait pas les tenir. Le Jötunn avait pris l’habitude de le faire pour lui. « Comment pourrais-je le contempler sans toi ? » Ses cordes vocales se contractèrent face à l’aveu. Aucune larme ne roula ; de même qu’il n’y avait plus la moindre goutte de Seidr dans ses veines depuis les premiers jours, ses canaux lacrymaux demeuraient secs. Les larmes ne sauvaient pas. « Comment pourrais-je contempler le soleil » murmura-t-il en sentant ses boyaux se tordre dans son ventre, « si ce dernier refuse d’ouvrir les yeux ? »
Il n’y eut pas de réponse ; il n’y en avait jamais. Mais Thor l’écoutait, il voulait le croire. Thor reviendrait ; il lui suffisait d’attendre. De patienter, sans jamais lâcher ce fil de vue.
Notes:
Et bonjour à tous ! Nous revoici pour le vingt-septième chapitre de cette petite histoire. La dernière fois, nous nous étions quittés sur un Thor mourant ; j’espère que ce chapitre vous aura plu et aura apaisé quelques craintes à ce sujet (comme si je pouvais tuer Thor… quoi que…).
Note 1 : Comme à chaque fois, un petit tour dans la mythologie nordique avec Valaskjálf qui est le nom du manoir d’Odin et Einherjahr désigne une fête qui célèbre le 11 novembre les guerriers entrés aux Vahalla, les fameux Einherjahrs. Utgardhall désigne quant à lui le château d’Utgard, l'énorme forteresse des géants à Jötunheim dans la mythologie nordique. Ymir est l’ancêtre de tous les Jötnar. Hel est quant à elle la déesse de la mort, fille de Loki dans la mythologie, qui a inspiré Hela dans le MCU.
Note 2 : En parlant du MCU, le Sommeil d’Odin est une capacité qui permet au roi éponyme de plonger dans un profond sommeil afin de guérir ses blessures. C’est par exemple ce que l’on peut voir dans le premier film de Thor. Le prince d’Asgard est aussi capable d’une telle prouesse dans certains comics.
Note 3 : Laguz, la rune de l’eau, est dans cette histoire utilisée comme une rune de soin. Gebo, représentée par un X, symbolise la générosité, les cadeaux et les échanges ; elle incarne ainsi le fait de donner et recevoir de l’amour. Dans cette histoire, elle est combinée avec Wunjo, la rune de la joie et de l’harmonie, pour former la rune de liaison entre Thor et Loki.
Note 4 : « Kom hjem », comme dans le titre de cette histoire, signifie pour rappel « rentre à la maison » en Norvégien.
Note 5 : Enfin pour les références, « vous êtes le Dieu de la Malice, vous trouverez une solution » est une réplique de Mobius dans la saison 2 de Loki et « si c’était si facile, n’importe qui y arriverait » est une remarque de Loki dans Thor 2.
C’est tout pour ce chapitre ; un énorme merci pour l’avoir lu et pour suivre cette histoire. En espérant que la suite vous plaira tout autant. À la revoyure !
Chu
princesskoo on Chapter 28 Sun 26 Jan 2025 01:44AM UTC
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