Chapter Text
Le cadavre exquis est un jeu graphique ou d'écriture collectif inventé par les surréalistes, en particulier Jacques Prévert et Yves Tanguy, vers 1925.
La première phrase qui résulta de ce processus et qui donna le nom à ce jeu fut : « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau. »
Mon corps s'anime, mû par un cœur synthétique. Mes gestes s'enchaînent, automatiques.
Les articles défilent : biscuits fourrés, boissons fluorescentes, barres chocolatées. Le jaune percute le violet, le rose bave sur le bleu dans une pagaille d'emballages criards, déversée sans fin sur le tapis.
— Voici votre reçu, dis-je. Merci, et à bientôt.
Le client attrape le papier, marmonne un « bonne soirée », puis s'éloigne.
Près de la vitrine, un homme avale des nouilles noyées dans une sauce épaisse. Elle goutte sur la table, coule le long de ses poignets, s'accroche à son menton en traînées luisantes. Mon cerveau menace d'en faire autant : se liquéfier, jaillir au bord de mes tempes, ruisseler sur mon uniforme.
Les portes automatiques s'ouvrent. Un garçon de mon âge entre. Son badge pend au bout d'une lanière, ses épaules sont voûtées. Il reste planté devant le frigo, hésite entre une canette de soda et une bouteille d'eau. Il prend l'eau. Dans ma tête, il devient musicien raté, obligé de livrer des repas à vélo. Peut-être sort-il d'un service. Ou peut-être s'apprête-t-il à en entamer un autre.
— Longue nuit ? demandé-je alors qu'il pose sa bouteille sur le comptoir.
— Ouais... et c'est pas fini. J'ai commencé à midi. Je devais finir à vingt heures, mais y a eu un désistement. Alors... j'enchaîne.
Je lui tends la monnaie.
— Vous faites ça tous les jours ?
— Presque. Les horaires sont pourris, mais ça paie vite. Enfin... un peu.
— Et ça fait longtemps ?
— C'était censé être temporaire. Et puis... ça l'est plus. Vous devez connaître ça, non ?
— Clairement. Au début, je me disais : « Juste un mois, le temps de trouver autre chose ». Ça fait depuis novembre.
Derrière lui, la file commence à s'allonger.
— Bon courage pour la suite, glissé-je.
Il jette un œil à mon badge.
— Bon courage aussi, Hwang Hyunjin.
Surpris qu'il ait pris la peine de lire mon nom, je n'ai pas le temps de répondre qu'il est déjà dehors.
Après lui, les clients se font plus rares. J'en profite pour leur inventer des vies, des ennuis. Une habitude vieille de l'école primaire, revenue au lycée, puis perfectionnée au fil de mon bref passage à l'université.
Une femme en tailleur parcourt le rayon alcool. Avocate brillante, exposée aux projecteurs d'un procès médiatique, elle rêve de tout plaquer pour peindre des paysages, seule, quelque part à la campagne. Elle repose un vin bon marché, choisit un cru raffiné, petit luxe qu'elle s'autorise parfois. Un peu plus loin, une étudiante ouvre le réfrigérateur. Astrophysicienne en devenir, en course contre la montre pour achever une thèse sur les trous noirs. Elle attrape trois cafés glacés, prête à affronter une nouvelle nuit de recherches.
Je les encaisse. Chacun reprend sa route, le fil suspendu de son existence. Où vont-ils, tous ces clients au col relevé, pressés de disparaître dans la nuit ? Vers les gratte-ciels de Séoul, où les rêves s'inscrivent dans l'acier ? Ou ailleurs ? Vers des lieux qui m'échappent, des vies épaissies de nuances que je ne fais qu'effleurer du regard ?
Une chose est sûre... mieux vaut se perdre dans leurs vies fictives que rester prisonnier de la mienne.
Un bruit sec fend le bourdonnement des néons. Une brique de lait repose sur le carrelage, éventrée. Le liquide crayeux s'étale, comme du pus s'échappant d'une plaie. Il s'infiltre dans les joints, grignote le sol centimètre après centimètre.
La porte de l'arrière-boutique claque.
— Qu'est-ce que c'est encore que ce bordel ?
M. Kim surgit, les manches remontées à mi-bras, le regard en alerte.
— Monsieur Hwang ! Vous dormez ou quoi ?
Je me redresse d'un coup.
— Non, non, monsieur.
— Allez, prenez une serpillière. Je veux pas qu'un client se vautre là-dedans. J'aurais l'air malin !
— Oui, monsieur.
Je m'incline mécaniquement et me dirige vers le placard encombré. Quand je reviens avec le seau et la serpillière, il tape du pied, agacé.
— Franchement... c'est pas possible d'être autant dans la lune.
La serpillière glisse sur le sol, dessine des arcs, des courbes, des cercles. Je pense aux feuilles froissées éparpillées sur le parquet de mon appartement. J'aimerais être là-bas. J'aimerais être dans la lune. Partout, mais pas ici.
Un client, resté près du frigo, s'approche, embarrassé.
— Euh... désolé pour le bazar. Je crois que c'est moi qui l'ai faite tomber.
M. Kim lève aussitôt les mains, sourire plaqué sur le visage.
— Ce sont des choses qui arrivent. Pas de souci, monsieur, on s'en occupe. Venez, je vais vous encaisser.
M. Kim m'observe, les bras croisés, un sourire condescendant aux lèvres. La cloche sonne à nouveau, libérant cet étranger dans l'obscurité.
Le client paie en silence, puis disparaît. M. Kim me jette un dernier regard en coin avant de retourner à son bureau.
Mon année de césure, je l'avais imaginée comme une toile vierge. Une chance de tout recommencer.
Mais à la place, chaque tâche répétitive, chaque remarque acide, chaque excuse murmurée agit comme un solvant.
Couche après couche.
Je troque mon uniforme rigide contre un sweat-shirt chiné, quitte les vestiaires et me faufile entre les immeubles. Leurs façades dressées forment des côtes de béton autour du cœur haletant de la capitale. À mesure que je descends vers les quartiers plus bas, plus défraîchis, l'air se fait plus froid.
Ce début d'année retient le printemps, maintient les bourgeons en sursis dans un hiver persistant. L'aube dépose sur le ciel une teinte violette, viciée, qui glisse jusqu'à la surface de l'eau pendant que je franchis le pont. Je sors mon portable et capture la scène. Il vibre sous mes doigts engourdis.
C'est ma mère. Toujours ponctuelle à la fin de mon service. Je l'imagine dans la cuisine aux carreaux pastel, préparant le thé pour le petit-déjeuner, peut-être même le déjeuner pour grand-mère. Elle pose son téléphone entre deux casseroles et m'envoie des offres d'emploi, suivies d'une salve de messages : « Tu viens manger ce week-end ? », « Je pourrais faire ce ragoût de bœuf que tu aimes tant, ça te dirait ? », « Ça ferait plaisir à ta grand-mère de te voir. »
Je devrais répondre. Lui dire que ses conseils ne m'aident pas, que ses reproches déguisés m'épuisent, que ses mensonges m'étouffent. Mais mes pensées s'éparpillent. Mon cerveau déraille. Ses messages restent sans réponse.
La route détrempée s'étire en contrebas. Je me demande... si je tombais, là, maintenant, mon corps se briserait-il net contre le bitume ? Mes os éclateraient-ils en flocons de poussière ? Mes organes s'étaleraient-ils, aussi liquides que le lait renversé ? Une nuit d'insomnie, en traînant sur Wikipédia, je suis tombé sur le terme « pensées intrusives ». Ces impulsions sans préavis, qui s'infiltrent dans le quotidien et susurrent le pire. Vous avez déjà ressenti ça, vous ? Cette envie de sauter, non pas pour mourir, mais juste... pour voir ce qui se passe après ?
Moi, ce qui me fascine, ce n'est pas la mort : c'est le morcellement.
Peut-être que c'est pour ça que le pinceau et les ciseaux sont devenus le prolongement naturel de mes mains. Une obsession : démonter, puis recoller. Ma mère raconte qu'un jour, en voulant comprendre comment fonctionne l'électricité, j'ai glissé un cintre dans une prise alors que le fer à repasser était en marche. J'en suis sorti secoué, mais vivant. Et encore plus déterminé à percer les mystères de l'univers. Ce jour-là, elle a compris qu'il fallait m'occuper. Alors j'ai commencé à prendre des photos avec l'appareil de mon géniteur, à raccommoder des vêtements avec Mamie, et surtout, à dessiner.
Aujourd'hui, la principale forme de destruction qui m'attire, c'est d'ignorer mes responsabilités et d'observer ce qui en découlera.
Je range mon téléphone, mes pensées tordues avec, et je rentre à la maison. Un mot trop doux pour désigner ce souplex à peine plus grand que ma chambre d'ado. Celle que j'ai quittée, retrouvée, puis quittée de nouveau. Une minuscule fenêtre y entrouvre un œil fatigué sur des sacs-poubelle entassés au pied de l'immeuble. L'ampoule du plafond a grillé dès la première nuit. Depuis, une guirlande lumineuse clignote au mur, révélant plus de poussière que de mobilier.
Je commence mon rituel dans la salle de bain : nettoyant, mousse, eau tiède. Je sèche mon visage, applique le sérum sur les pommettes, puis la crème hydratante. Une routine millimétrée, presque militaire. Ironique, quand on pense que mes dix-huit mois de caserne n'ont jamais imposé autant d'ordre au reste de ma vie.
La preuve : je piétine des feuilles de dessin éparpillées au sol, pousse quelques carnets pour dégager juste assez de place sur le lit, et m'y laisse tomber. J'ouvre Instagram sur mon ordinateur. Les cœurs rouges s'empilent sous ma dernière publication : une photo en noir et blanc de Bang Chan, mon modèle préféré. Et accessoirement, mon meilleur ami. Il se tient au centre d'une rue vide, l'ombre de son corps étirée derrière lui comme une bête prête à bondir sur le spectateur.
D'autres clichés plaisent aussi. Une robe de mariée déchirée, suspendue à un balcon rouillé, prisonnière de lianes. J'y ai ajouté des plantes mortes et des lambeaux de tissu avant de tout scanner. Une peinture aussi, inspirée du marché où j'accompagnais Mamie, avant qu'elle ne puisse plus s'y rendre sans sa canne. J'y ai représenté des poissons éventrés sur la glace, leurs entrailles étalées avec la délicatesse de bijoux sur un coussin rose.
J'ai lancé Cadavre Macabre il y a quatre mois, juste après la fin de mon service militaire. Dix-huit mois passés à « superviser » des chantiers autour d'une base à Dongducheon. À vingt ans et demi, je ne savais rien de rien, encore moins comment encadrer des ouvriers deux fois plus âgés que moi. Quand je suis rentré, j'avais cette urgence de créer. Alors j'ai tout balancé d'un coup : mes photos, mes collages, mes peintures trafiquées. Et très vite, la page a explosé. Les likes, les abonnés, les messages : tout s'est emballé.
Mais cet élan, ce trop-plein d'envie, de rage, de manque, a fini par retomber. Comme un soufflé trop gonflé. Ou comme un estomac vide qu'on gave d'un seul coup : au début, ça gronde, ça réclame, puis ça se tord, incapable d'absorber.
Assis au sol, au milieu des papiers froissés, je contemple mes œuvres. Elles dérangent parfois, déroutent souvent, mais elles semblent toucher quelque chose. Certains me suivent en se préparant pour aller en cours. D'autres, à l'autre bout du monde, m'écoutent juste avant de dormir.
Au lieu d'aller me coucher, je lance une diffusion. À l'écran, un autoportrait encore inachevé. Mon nez et ma bouche ne s'alignent plus. Mon reflet hésite, se dérobe à mesure que j'essaie de le fixer.
Je prends mon crayon. J'efface, je corrige, je recommence. Puis j'efface encore. Chaque trait semble empirer ce que je voulais réparer. Les messages s'enchaînent : « Prends ton temps », « T'inquiètes, c'est normal ! », « C'est déjà super beau, Hyunjin-ssi ! ». Mais cette bienveillance m'étrangle plus qu'elle ne me rassure. Elle serre ma gorge, me donne envie de tout balayer. Jusqu'à ce que, au milieu de tous ces mots doux, je reconnaisse un pseudo.
chris.bahng.0310 : Besoin d'un conseil ou d'un cheerleader ?
— Hé, salut, Chan hyung. Bah... peut-être un peu des deux.
chris.bahng.0310 : Qu'est-ce qui cloche ? La composition ? La lumière ?
— Un autoportrait. Enfin, j'essaie de le dessiner, mais rien ne va.
chris.bahng.0310 : Qu'est-ce qui va pas ?
— Je sais pas. J'ai l'impression que plus je me dessine, moins je me reconnais.
chris.bahng.0310 : Ta technique est rouillée ?
— Même pas. C'est plus... je sais pas. Plus je me dessine, moins je me reconnais. C'est comme si je me diluais à chaque trait.
chris.bahng.0310 : C'est peut-être comme quand tu cherches tes lunettes alors qu'elles sont déjà sur ton nez.
Chan, de deux ans mon aîné, déborde de ce bon sens tranquille qui, chez moi, fait cruellement défaut. Le genre à savoir exactement où sont rangées ses affaires, à préparer ses vêtements la veille pour gagner du temps le matin, à ne jamais laisser traîner sa vaisselle une semaine entière sur l'égouttoir. Même son pseudo en dit long. Chris, pour Christopher : un reste de son enfance à Sydney. Le reste, c'est son nom de famille, suivi de sa date de naissance. En somme, il vit selon un mode d'emploi que, moi, j'ai dû égarer quelque part.
— Tu veux dire quoi ? Que je suis à côté de la plaque ?
chris.bahng.0310 : Je veux dire que tu te fixes tellement sur toi que t'as perdu la vue d'ensemble. À force de t'observer, tu te vois plus.
— Donc, je suis narcissique.
chris.bahng.0310 : J'oserais pas !
C'est vrai, je me scrute tout le temps. Dans les miroirs du convenience store, les vitrines de friperies, les flaques d'eau croupie. Tous ces reflets où j'essaie de me capter, de me raccrocher à quelque chose.
chris.bahng.0310 : Peut-être que tu devrais revenir à l'essentiel.
— C'est-à-dire ?
chris.bahng.0310 : Qu'est-ce que tu veux vraiment montrer, au-delà de ton visage ? Au-delà de ton corps ? C'est quoi, au fond, que tu essaies d'exprimer ?
Quand j'étais gosse, c'était simple. Dessiner, c'était embellir. Ajouter de la couleur là où il n'y en avait pas, réparer le réel à coups de feutres et de crayons. Puis l'adolescence est arrivée. Avec elle, le besoin de déconstruire, de disséquer. Il fallait choquer pour exister.
Et aujourd'hui, je suis censé être un adulte. Savoir ce que je veux. Avoir un cap, des ambitions, un plan de vie. Depuis mon retour à la vie civile, j'ai tout changé. Coupes de cheveux. Petits amis. Garde-robe. Manière de parler, de marcher. J'ai effacé, recommencé, recousu des morceaux de moi qui tiennent à peine. Un collage trop vite séché.
Je fais glisser la feuille hors champ, adresse un discret signe de main à Chan. Je coupe la diffusion.
Je ne saurais dire ce qui cloche chez moi. Rien ne va vraiment mal, pas au point d'alerter. Rien ne manque, du moins pas en surface.
Sur chaque page de mes carnets, mes yeux restent vides. Dépourvus d'envie, de vie. Peut-être est-ce pour cela que la différence entre « vie » et « vide » ne tient qu'à une lettre. Une infime chose manque, et tout s'effondre.
Je ne saurais dire ce qui cloche chez moi. Rien ne va vraiment mal, pas au point d'alerter. Rien ne manque, du moins pas en surface.
Ma mère croit que je vais mal parce que je ne sais pas me satisfaire de ce que j'ai.
Mais elle se trompe.
Je le sais : je ne manque de rien.
Le problème, c'est que le rien, c'est moi.
Notes:
Me voilà dans un nouveau fandom après quatre ans à écumer les mêmes personnages — soyez indulgents lol. N'hésitez pas à laisser un commentaire :)
Cette histoire est également postée sur Wattpad, au même pseudo qu'ici.
Vous pouvez suivre les updates de la nouvelle histoire que je posterai via mon Instagram.
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Certains cachent des squelettes dans leurs placards.
Moi, j’y accumule des vêtements et des cosmétiques bien au-delà de mes moyens.
Mes rares partenaires sérieux critiquaient mon obsession pour les apparences, en particulier pour la mienne. Je leur répondais avec un sourire en coin : « Je suis une pie dans un corps humain. J'aime que ma peau brille autant que mes bijoux. »
Ça les faisait taire. Mais aucun n'a jamais compris ce besoin viscéral d'être lisse, irréprochable.
Troisième tentative du matin : j'enfile une chemise oversize. Je recule, jauge mon reflet. En théorie, je suis prêt. En pratique, je traîne, corrige une mèche, remets un peu de baume... mon téléphone vibre.
— Merde...
Je pousse du pied les portraits éparpillés au sol, dégage un passage. Dans le frigo, j'attrape une bouteille de café glacé « empruntée » plus tôt au convenience store, profitant d'un angle mort de la caméra. Une gorgée pour dissiper la brume. Deux cuillerées de riz froid directement dans le cuiseur. Et je file.
Dans le métro, je m'affale, carnet fermé sur les genoux.
Je descends à Institut des arts créatifs, de l'autre côté de la rivière Han. L'école émerge dans la bruine, ses structures de verre scintillent sous la pluie. Je me fonds dans la foule d'étudiants, tous tendus vers la lumière. Une nuée soignée de papillons de nuit. Combien s'y brûleront les ailes avant même de former leur cocon ?
Je retrouve le studio numéro 4. Celui que je connais par cœur, un grand terrarium de lumière où trois spécimens m'attendent.
Chan m'accueille d'un large geste.
— Merci d'être sorti de ta grotte, le sauvage.
« Sauvage ». C'est aussi comme ça que Mamie m'a décrit après avoir rencontré mes amis. Elle n'a pas tort. Cette mélancolie logée entre mes côtes me garde toujours un peu à l'écart.
— Pourquoi vous avez besoin de moi, au juste ? demandé-je en posant mon sac dans un coin.
— On a bossé sur la choré de Binnie. Tu te souviens ? Je t'en avais parlé.
Un peu plus loin, Seo Changbin termine ses étirements. Plus petit que moi, mais tendu comme un ressort. Il prépare un projet de danse contemporaine pour le semestre. Chan, son tuteur, l'aide à le structurer.
— Vous avez avancé ?
— On pense. Du coup, on aimerait que tu filmes, pour que son prof voie où on en est.
— T'as pas ton trépied magique ? glisse Jisung, sans lever les yeux.
— Il est cassé, explique Chan. Et puis Hyunjin cadre mieux que n'importe qui.
Appuyé contre le seul mur solide du studio, Han Jisung hoche la tête, enfile son casque et retourne à son ordi. Cheveux noirs noués à la va-vite, mâchoire anguleuse, l'air toujours absorbé. Il ne cherche pas à briller. Mais je sais que quand il parle, tout le monde se tait. Il a ce genre de voix qu'on écoute. Une voix qui, selon le moment, fait rire ou cloue au sol.
— Ça marche. Je vais vous laisser profiter de mes talents.
Je me glisse dans l'ombre, derrière l'objectif. Loin d'une lumière qui n'a jamais été pour moi.
Chan dégage une assurance tranquille, forgée par deux années de travail. Changbin, lui, bouge avec la hargne de ceux qui ont encore tout à prouver. Chaque geste tranche l'air, cisèle l'espace. Je cadre. Je zoome. Je respire à leur rythme. Le sol vibre sous leurs appuis. Leurs ombres glissent sur les vitres : face à la lumière levante, ils apparaissent en clair-obscur.
— C'était pas mal, dit Chan, encore essoufflé. Mais t'as pas un peu ralenti à la fin ?
— J'ai glissé, admet Changbin. Je la refais.
Ils recommencent. Encore, et encore.
Quand la bonne prise est en boîte, je repose le téléphone et me laisse glisser contre le mur. La buée a envahi les vitres, gonflée par la chaleur de leurs corps. Des formes apparaissent, se tordent, se fondent. J'aimerais qu'elles m'emportent avec elles. Qu'il existe, quelque part dans cette vapeur, un endroit où je me sentirais enfin à ma place.
Jisung retire son casque.
— Alors, comment ça se passe au boulot cette semaine ?
— Ennuyeux.
— Et tes autres projets ?
— Ennuyeux aussi.
Il arque un sourcil. Traduction : développe ou crève.
— Je dois photographier le mariage d'un cousin, le mois prochain.
— C'est encore ta mère qui t'a trouvé ce plan foireux ?
J'acquiesce.
— Elle dit que ça « me fera sortir ». Comme si mitrailler des gens bourrés allait me redonner foi en l'humanité.
Jisung sourit.
— Elle essaie.
— C'est ce qu'on dit quand on a lâché l'affaire.
— Tu pourrais lui dire non.
— Tu pourrais arrêter de jouer les étudiants en psycho.
— OK. Un point pour toi.
Il lève les mains. Abandonne. Puis, après un silence :
— Moi, je bosse sur une compo. Pour le cours de musico. Piano solo. Si ça passe, ce sera joué par l'orchestre symphonique de l'Institut.
— Tu vises l'orchestre carrément ?
— Ouais. J'ai quelques bribes, des mélodies incomplètes. Je les assemble comme je peux. C'est pas encore prêt... mais j'y crois.
Il dit ça doucement, mais ça compte. Il s'est redressé sans s'en rendre compte.
— Tu veux vraiment faire ça plus tard ? Composer ?
— Ouais. Pour des films, des spectacles. J'ai pas encore tout défini. Mais j'aimerais que ça mène quelque part.
Je fais mine de réfléchir. En vrai, je sais que je ne vais rien trouver d'intelligent à dire. Ce n'est pas de l'indifférence. Juste qu'on ne vit pas dans le même monde. Eux, ils visent haut. Moi, je rafistole. Je bricole des images, je découpe, je superpose, je retouche des ombres. Je touche à tout, je ne termine rien.
Chan et Changbin reviennent, une serviette autour du cou, trempés de sueur et d'élan.
— Tu viens ce soir, Hyun ? demande Changbin.
— Où ça ?
— Comme d'hab, dit Jisung. Le Backdoor. Soirée de rentrée, bien après la rentrée. Boissons à moitié prix jusqu'à 23 h.
— Et je te paie un verre pour te remercier de nous avoir filmés, ajoute Chan.
Il me tape l'épaule. Geste banal. Mais j'ai toujours eu du mal avec ces marques d'affection imposées, ces gestes qui forcent le passage. Je relève les coins de la bouche, juste ce qu'il faut pour cacher mon sursaut.
— Je vais pas dire non à une boisson gratuite.
L'air, en remontant l'une des rues pentues d'Itaewon, se teinte de vert, d'orange, de rouge. Un convenience store, jumeau de celui où je m'échine chaque jour, crache ses néons criards sur l'asphalte.
Je m'arrête devant la vitrine. Les paillettes sur mes doigts brillent comme une poussière d'or. Mes ongles noirs, lisses, donnent l'illusion que tout ce que je touche pourrait devenir un trésor. J'aime cette sensation, brève, d'être un roi. Je l'emprisonne dans l'écran froid de mon téléphone, puis reprends ma marche vers le Backdoor. Cette rue, bordée de clubs et de vapeurs d'alcool, c'était notre territoire, à mes potes et moi. Avant la rentrée, avant les tracas. Un endroit où notre secret, notre orientation sexuelle, pouvait enfin respirer sans se cacher.
Je m'apprête à traverser quand mon téléphone vibre. Merde. Ma mère. Je décroche à la dernière sonnerie.
— Allô ?
— Tu as bien reçu les infos pour le stage que je t'ai trouvé ? attaque-t-elle.
— Euh... oui.
— Tu as postulé ?
Je n'ai même pas ouvert le mail. Un cabinet d'architecture, je crois. Un vague contact d'un collègue d'une collègue.
— Pas encore. J'étais pris par mes projets.
— Pour ton blog ?
Je l'imagine froncer les sourcils, se mordiller l'intérieur de la joue. Ce tic qu'elle traîne depuis toujours. Moi, je compense autrement : la main dans les cheveux, la jambe qui s'agite sans raison.
— Pour ma page Instagram, oui.
— Tu es tellement talentueux, tu sais que je le pense, mais est-ce que c'est viable, d'y consacrer tant de temps ?
Ses mots s'infiltrent sous la peau comme une démangeaison. Aussi agaçante que l'étiquette rêche du haut à sequins que je porte ce soir. Je compte le ramener demain, une fois lavé.
— C'est ma journée off, Maman. On peut en reparler demain, s'il te plaît ?
La musique du club pulse jusque dans mes os. Elle l'entend, forcément. Dans sa tête, je passe mon temps à m'amuser. Mes vues, mes quelques partenariats, tout ça ne pèse rien face à ce qu'elle appelle « la vraie vie ».
— Tu pourrais au moins envoyer ta candidature.
— Pourquoi ce serait si urgent ?
— Parce que je ne veux pas que tu rates une opportunité.
— Je m'en occuperai, d'accord ?
— Je fais ça pour toi, tu sais.
Toujours la même rengaine.
— Je m'en sortirai. Plus vite que tu ne le crois.
Un silence. Puis :
— Fais attention à toi ce soir, d'accord ?
— Promis.
Je raccroche. Téléphone en main, les pieds dans les mégots. Le monde entier me donne l'impression d'être une tache de bière renversée. Chan m'attend en face, devant le Backdoor. Une lumière dorée glisse sur son épaule, le détache du trottoir noir.
— C'était ma mère, dis-je en haussant les épaules.
— Elle va bien ?
— Ouais. Rien de grave.
— Et ta grand-mère ? Elle a eu un souci ?
— Non. Elles voulaient juste des nouvelles.
— Et toi, comment tu te sens ?
— Bien. Ce soir, pas question de penser au taf. Ni à la peinture.
Il fronce les sourcils, prêt à insister. Puis se ravise.
Le club, créature affamée, nous avale d'un coup. Je me fonds dans son ventre moite, simple cellule parmi d'autres. Traverser la foule jusqu'au bar, c'est lutter à contre-courant dans une artère bouchée. Changbin, malgré sa petite taille, fend la masse avec l'assurance d'un habitué. Il distribue des coups d'épaule secs, jamais d'excuses. Plus loin, accoudé à une table haute, Jisung scrute la piste. Il incline la tête vers un couple enlacé sous les flashes rouges.
— Ils viennent de se rencontrer, commente-t-il. Le petit brun essaie de séduire le grand blond. Il espère repartir avec un numéro. Ou un baiser.
Ce jeu, perfectionné pendant mes heures à la caisse, Chan l'a appelé « le jeu de la pie ». Parce que je fous toujours mon bec là où il ne faut pas. Et parce que j'ai un faible pour ce qui brille.
Chan me désigne un homme assis seul dans un coin. Une lumière rasante lui découpe le visage en deux : une moitié nette, l'autre noyée dans l'ombre. Il me fait penser à une peinture d'Edward Hopper, vue un été au SeMa. Les seules « vacances » où mon géniteur avait jugé bon de m'extirper de l'appartement.
— Lui, dit Chan, il vient ici depuis des années. Toujours seul. Mais ce soir, y'a un truc différent. Peut-être qu'il est prêt à parler. Il sait juste pas comment.
Je lève les yeux au ciel. Les élans romantiques de Chan m'agacent autant qu'ils me touchent.
— Le brun là-bas sait que c'est pour ce soir, rien de plus, dis-je. Et le mec seul, il reviendra. Encore et encore. Il est pas là pour se miner la gueule.
— T'es pas obligé de casser l'ambiance à chaque fois ! s'insurge Jisung.
Changbin réapparaît avec deux plateaux de shots en équilibre dans les mains.
— Sérieux ? Vous avez commencé sans moi ?
— Ouais, répond Chan. Mais Hyun fait la tronche.
— Peut-être qu'il devrait tirer un coup, notre petit sauvage, lâche Jisung en me décoiffant. Ça décoince les chakras.
— T'as qu'à tirer ton coup toi-même, au lieu de me faire chier, râlé-je en repoussant sa main.
Il éclate de rire.
— Ce n'est pas parce que tu galères en amour que tout le monde rame !
— Je galère pas. J'ai juste pas envie.
J'attrape un shot. L'avale. L'alcool me brûle la gorge, descend d'un bloc jusqu'au ventre. J'espère que ça suffira à étouffer l'amertume.
— Assez parlé. On est là pour danser.
Et pour goûter, juste un instant, à cette illusion de liberté.
Je me perds dans le rythme de Chan, laisse mon corps suivre ses mouvements. Comme cette nuit-là, où tout a vraiment commencé. Pas ici, sous les stroboscopes. Mais dehors, sous un lampadaire blafard.
J'étais adossé à un mur, bras croisés, face à Jiyeon. Le premier mec que j'ai trouvé après Dongducheon. Il criait. Je ne me souviens même plus de ce qui avait déclenché sa colère. Un mot mal choisi, un regard de travers. Peut-être rien du tout. Il avait ce talent cruel de me faire croire que tout était de ma faute. Que je prenais trop de place.
Et puis Chan. Surgi de nulle part. Il s'était interposé sans un mot. Un pas, un geste. Pas de cris, pas de confrontation. Juste son regard : calme, inébranlable. Le genre de regard qui dit « t'as assez crié, maintenant casse-toi ».
Jiyeon avait baissé les yeux, marmonné quelque chose d'inaudible, puis s'était éloigné.
— Ça va ? Tu veux venir avec moi ? avait simplement demandé Chan.
J'avais hoché la tête. Il m'avait pris la main, m'avait tiré à l'intérieur.
Depuis ce soir-là, il ne m'a plus quitté. Et le Backdoor est devenu notre refuge. Danser avec lui, c'est facile. J'aime la courbe de son nez, le frôlement de ses cheveux, la chaleur de son souffle quand il murmure une vanne. Mais il ne faut pas se méprendre : on ne sortira jamais ensemble. Ce n'est pas ce genre d'histoire. Ce qu'on partage, c'est une loyauté sans explication. Une ligne de flottaison dans une vie qui prend l'eau.
Changbin revient avec un autre plateau. Les verres tintent, les rires montent. Les visages se fondent les uns dans les autres, dilués sur la toile humide de la piste.
Je perds pied. J'oublie. J'oublie les soirs recroquevillé sur le canapé de ma mère, la colère tapie sous les couvertures. J'oublie les carnets grattés jusqu'à l'os, l'encre sur les doigts, le cœur en pointillé. J'oublie le vacarme intérieur.
Chan se penche vers moi.
— Ça va ?
— Oui.
Ce soir, ça va.
Et peut-être que demain, quand la lumière heurtera mes paupières, ce sera encore le cas.
Notes:
J'espère que vous avez aimé ce chapitre deux ! N'hésitez pas à laisser un commentaire ou un kudo :)
J'ai inventé l'école pour les besoins de cette histoire, en me basant sur les facs d'art à Séoul dont j'ai pu éplucher les brochures en anglais. Et oui, j'ai eu le mauvais goût d'appeler un club gay le Back Door ; sachez que je ne suis pas seul à avoir eu cette idée, ce sont des clubs LGBTQ+ à Amsterdam, Stockholm et Bloomington lol.
On se revoit dans une semaine, et en attendant, vous pouvez avoir de mes nouvelles sur Instagram, au même pseudo qu'ici !
Chapter 3: Traits de travers
Chapter Text
Je plonge mon pinceau dans un gobelet en plastique. L'eau se trouble aussitôt. Les éclats de la nuit dernière remontent à la surface. Des images fragmentées. Des corps serrés autour du mien. Des bras pour m'empêcher de flancher. Et cette phrase de Chan : « C'est bon, le taxi est là... appelle-moi demain, d'accord ? »
Je reste figé, les yeux douloureux, la tête lourde. Mon téléphone est posé à côté de la toile, écran contre le sol.
« Appelle-moi demain, d'accord ? »
Je pourrais le faire. Dire à Chan que je suis réveillé, que je n'ai pas voulu me rendre malade hier soir, que je ne sais même pas ce qui m'a pris. Mais j'ai peur qu'il m'écoute vraiment. Qu'il entende ce que j'essaie de cacher.
Alors je referme l'appli. Puis je la rouvre. Puis je soupire.
Moi : Bien rentré. Merci encore.
Il répond deux minutes plus tard :
Chan hyung : Tant mieux. Tu fais quoi en fin d'aprèm ? Viens me rejoindre vers 17 h ?
Moi : OK.
Je lâche mon téléphone, observe autour de moi. Visages raturés, regards absents, silhouettes qui se délitent. Mes abonnés attendent que je reprenne le portrait commencé en direct. J'essaie. J'essaie vraiment de leur donner ce qu'ils attendent. Mais ce qu'ils voient à l'écran, c'est une version lissée de moi.
Mon appartement, lui, ne ment pas. La vaisselle s'entasse dans l'évier, grasse de plusieurs jours. Des mèches de cheveux restent collées au carrelage, depuis que je les ai coupés début février. Des vêtements froissés traînent dans tous les coins, comme autant de mues abandonnées. Le désordre est partout. Dedans, dehors.
Et pourtant, il n'y a pas si longtemps, j'étais ce gamin aux genoux écorchés, qui peignait sur ses jeans sans permission, qui tapissait les murs de sa chambre avec des photos découpées dans des magazines, collées au scotch ou à la colle à reliure.
Alors maintenant, qu'est-ce qu'il en reste ? Une enveloppe vide. Une forme creuse. Pas grand-chose...
Ce qui me faisait vibrer glisse désormais sur moi comme la pluie sur la minuscule vitre du studio. Pourtant, je ressens toujours autant qu'avant. Peut-être même plus. Mais je n'ai plus les conduits pour laisser passer ce trop-plein. Le tumulte, les élans, la rage, le manque, le vertige... Je ne sais plus comment transformer tout ça en geste. En dessin. Je n'ai même pas une histoire à raconter pour expliquer ce blocage. Pas de drame familial, d'enfance brisée, de deuil à porter, de trahison brutale. Plutôt une lente érosion. Comme si, jour après jour, quelque chose en moi s'était dissous. L'envie, peut-être. Ou la capacité à croire en moi.
— C'est pas aujourd'hui que j'avancerai...
Je lâche le pinceau. Il roule au sol dans une traînée d'eau sale.
***
Ma mère et Mamie, lorsqu'elles sont tristes, trouvent du réconfort dans l'église glaciale de leur quartier. Moi, je monte dans le métro et me perds devant les vitrines. Les rues de Hongdae, elles, sont toujours prêtes à m'enlacer de leurs bras de néon, à m'aspirer dans le flot pressé des passants, les klaxons étouffés, les achats frénétiques.
Je pousse la porte d'une énième boutique. Derrière les vitrines lisses, des flacons et des palettes s'alignent sous les spots comme des joyaux. Un conseiller s'approche, sourire éclatant, calibré pour séduire.
— Bonjour ! Vous cherchez quelque chose en particulier ?
— Non, je regarde juste.
— Alors laissez-moi vous montrer quelques nouveautés, dit-il avec un clin d'œil.
Je m'installe sur une chaise haute. Un pinceau effleure ma peau fatiguée, y dépose une poudre irisée qui efface la veille. Les produits défilent comme sur un tapis roulant, accompagnés de compliments bien rodés.
— Et ce baume... Regardez comme il illumine votre teint. Ça vous va à merveille.
— Vraiment ?
— Ce genre de produit ne fait que sublimer votre beauté naturelle.
J'ouvre les yeux. Le baume, la poudre, les paillettes... ça me rappelle vaguement une vidéo que j'ai vue, l'autre jour. Elle m'avait tellement relaxé que je m'étais endormi devant. Un homme comblait les fissures d'une tasse ébréchée avec des gestes d'une précision religieuse. Ici, c'est la même chose : on masque les failles, on colmate les brèches.
— Vous pourriez être mannequin, avec une allure pareille. Vous y avez déjà pensé ?
— Je préfère vous laisser me sublimer, rétorqué-je avec un sourire en coin.
Je me lève, glisse quelques échantillons dans ma poche et repars, satisfait. Satisfait, surtout, d'avoir réussi à m'échapper sans dépenser.
Je quitte les vitrines éclatantes et m'enfonce dans une ruelle où les murs suintent de colle séchée et d'affiches arrachées. Une enseigne clignote au-dessus d'une porte en bois. À l'intérieur, ça sent le vieux cuir, la poussière épaisse et les rideaux de velours. Les vêtements tordent les cintres sous le poids de leurs centaines de vies.
Je pense aux vêtements raccommodés de mon enfance, hérités de mon père, ajustés par les mains ridées de Mamie. Chaque couture portait sa tendresse.
Je parcours les portants, attrape ce qui m'attire, puis me glisse dans une cabine. J'enfile un blouson en léopard jacquard. Chan dirait que c'est tape-à-l'œil. Juste ce qu'il faut, me dis-je en redressant les épaules. Je tire ensuite le rideau. La lumière accroche les motifs ton sur ton, glisse sur un petit logo floqué à la pliure du bras. Il brille à peine, petit clin d'œil bien placé.
— Belle pièce, non ? Ça change tout de suite l'allure.
Une vendeuse est apparue sans bruit.
Mon regard reste accroché au miroir. Le reflet me renvoie une assurance que je ne reconnais pas. Ce n'est pas moi. Ou pas encore. C'est celui que j'essaie de devenir. Celui qu'on attend.
— Il est à combien ? demandé-je sans détourner les yeux.
— 350 000 wons.
Le chiffre flotte un instant dans ma tête, puis il se fracasse contre la réalité : les factures empilées sur mon lit, le frigo vide, les heures impayées au convenience store.
Pas grave. Je rendrai le haut à sequins. Je revendrai un de mes tas de vêtements. J'« emprunterai » mon repas de demain.
— Je le prends.
Le soleil tente une percée timide en cette fin d'après-midi noyée sous la bruine. Ma nouvelle veste lutte mollement contre l'hiver. J'enfouis le menton dans le col et presse le pas vers l'Institut.
Des grappes d'étudiants convergent vers l'entrée principale, leurs voix se mêlent à des basses qui battent au rythme d'un cœur essoufflé. Devant les enceintes posées sur les marches, des danseurs s'animent. Leurs corps glissent avec la pluie, suspendus quelque part entre chair et ciel. Le crépuscule saigne ses dernières lueurs, et sous les projecteurs, chaque goutte devient une paillette.
— Vous avez vu le danseur principal ? souffle une voix près de moi.
Je le repère aussitôt.
D'habitude, j'invente des vies aux inconnus. Je m'empare d'un geste, d'un regard, d'un vêtement, et je brode autour, jusqu'à ce qu'ils m'appartiennent un peu. Mais pour lui, je n'ai rien à inventer. Je fais partie de ses vingt mille abonnés, captivé, captif de ses clichés parfaits, ses partenariats, ses bijoux hors de prix, ses voyages dans son Australie natale et partout autour du monde.
Vous voyez ces gens dont la simple présence vous renvoie à vos failles ? Ceux qui, sans rien faire, sans même vous voir, vous rappellent que cette aisance-là, cette évidence d'être au monde, ne vous appartiendra jamais. Lee Felix est de ceux-là. Il danse, absorbé par un bonheur simple.
Un bonheur qui irradie comme un rayon de soleil jaune pur, insupportablement doux.
Je lui accorde un dernier regard, ramasse mes affaires et me réfugie dans la cafétéria. Je choisis une table à l'écart, dépose mon sac, ouvre mon ordinateur. J'affiche les photos du baptême de la nièce du patron de ma mère. L'échéance approche.
Mais l'ennui m'assaille vite. Mes pensées s'échappent. Repartent vers cette silhouette qui m'a happé. Cette peau lisse, presque translucide. Ces os saillants. Ce poignet fin, alourdi par une montre trop grande. Et surtout, cette façon de se tenir... le dos droit, comme s'il n'avait jamais eu à hésiter. Ni sur ses gestes, ni sur sa vie.
Je ferme l'onglet, lasse de manipuler des images sans âme, et je saisis mon carnet de croquis. J'espère y retrouver, quelque part entre les lignes, une forme d'inspiration. De respiration. Je me demande si tous les artistes fonctionnent comme ça. À capter au vol une attitude, un éclat de rire, une fatigue dans la nuque. À collectionner des détails, non pour les comprendre, mais pour les garder. Comme une pie voleuse. On les empile dans un coin de soi, dans un nid que personne ne visite. Et puis, un jour, sans prévenir, l'inspiration frappe. Alors on assemble les morceaux volés. On les tord, on les recolle, on les réinvente. Et peut-être qu'on en fait quelque chose.
Mes lignes se tendent sur le papier. Les corps se plient à mes humeurs, se déforment. Je suis enfin ailleurs, loin dans la lune de Monsieur Kim.
À tel point que je ne remarque pas l'arrivée de Chan.
— La barista, lance-t-il. Gay ou pas gay ?
J'étouffe un rire. Il détestait toutes les versions du jeu de la pie, avant. Coller des étiquettes, assigner des identités à des inconnus, les ranger dans des cases trop étroites, ça lui paraissait violent. Et puis, avec le temps, il a fini par s'amuser, lui aussi.
— Gay, dis-je sans hésiter. Elle cache un tatouage du zodiaque sous sa chemise à carreaux.
— Sérieusement ?
— J'en ai vu un bout, l'autre jour, quand elle m'a tendu mon café. Scorpion, je crois.
Il hoche la tête, impressionné.
— Solide déduction.
Il tourne la tête vers un garçon assis près de la fenêtre, plongé dans un livre épais.
— Et lui ?
Écharpe en laine, pull soigneusement tricoté.
— Hétéro. Regarde son sac : ça hurle « futur cadre dynamique ». Il a tout du mec qui ne sort jamais des clous.
— Bien vu. Il doit avoir une routine Excel pour sa lessive.
Il désigne ensuite une étudiante dans la file du libre-service.
— Et elle ?
— Gay. Hyper à l'aise dans ses plateformes gothiques. Et ses cheveux sont plus courts que les nôtres.
— T'as l'œil. T'as toujours eu l'œil, en fait.
Je ne dis rien. On continue, étudiant après étudiant, à les classer dans des cases qu'ils ne soupçonneront jamais. Le jeu nous occupe, mais on le sait tous les deux : ce n'est qu'un prétexte pour ne pas évoquer mon taux d'alcoolémie d'hier.
Peu à peu, nos rires s'éteignent, le bruit de la cafétéria reprend le dessus. Le regard de Chan glisse vers mon carnet de croquis, resté ouvert sur la table. Il ne demande pas la permission et effleure la page, s'attarde sur les corps en mouvement.
— Tu les as faits aujourd'hui ?
— Je viens juste de les terminer. La page est sûrement bâclée...
— Non, non ! J'aime ces traits rapides. Ça déborde un peu de la page, c'est dynamique.
Je hausse les épaules.
— C'est peut-être parce que j'étais en colère en dessinant... Ou triste, je sais pas trop.
— Et tu crois que c'est un problème ?
— C'est pas ce que je voulais sortir sur le papier. C'est juste... ce qui est sorti quand même.
— Peut-être que ce que tu voulais éviter, c'est justement ce que t'avais besoin de montrer.
Il tourne une page, tombe sur un profil inachevé, tracé vite.
— C'est toi ? demande-t-il.
— Ouais.
— Je t'ai jamais vu te dessiner comme ça.
— C'était une mauvaise nuit. J'arrivais pas à dormir et j'ai dessiné pour pas penser.
— C'est marrant... même quand t'essaies de pas penser, ça parle quand même de toi.
— Ouais, ben ça parle pas très clair, si tu veux mon avis !
— Peut-être. Mais ça dit quelque chose. Genre, moi, j'y vois quelqu'un qui se cherche. Qui gratte les contours, mais qui ose pas encore appuyer là où ça fait mal.
— Moi, je vois surtout un mec qui patine dans la semoule. Qui poste à peine, qui va perdre tous ses abonnés.
— Et alors ? Tu fais tout ça pour eux ? Pour qu'ils restent et qu'ils likent tes posts ?
— Non, mais bon...
— Tu sais que t'as le droit de garder des choses pour toi, hein ? Juste à toi.
— J'ai oublié comment on fait.
— Je comprends.
— Mais ?
— Mais c'est pas dans les dessins peaufinés pour Instagram que je te reconnais.
Il tapote le carnet sans me lâcher des yeux.
— C'est ceux-là que je préfère. Ceux où tu lâches prise. Et franchement... ce sont tes meilleures œuvres.
— Merci...
— C'est pas un compliment en l'air, précise-t-il.
Une part de moi voudrait qu'il insiste et qu'il mette des mots sur le bordel dans mon esprit. L'autre voudrait disparaître sous la table gênée, touchée.
Il se lève, pas le moins du monde perturbé.
— Bon, tu veux un café ? J'ai encore un quart d'heure avant mon cours.
— Ouais, vas-y. Noir, s'il te plait.
Il sourit.
— Comme ton humeur, en fait.
Chapter 4: Rangé de côté
Chapter Text
— T'es en retard.
Le front de Mamie se plisse, strié de rides de désapprobation. Je m'incline aussitôt. J'ai passé la matinée vautré au sol, entouré de constellations hasardeuses de peinture. Chaque tentative de dessin « pas pour Instagram » s'est soldée par un échec.
— Et ces lunettes de soleil à l'intérieur, c'est quoi encore, ça ? Un peu de tenue, bon sang, Hyunnie.
Ses doigts noueux s'enracinent à la table tandis qu'elle se lève.
— D'où elles viennent, ces horreurs, d'ailleurs ?
Les montures rondes, rose criard, couvrent la moitié de mon visage.
— C'est... un cadeau.
La vérité est plus tordue. Je viens souvent traîner à l'Institut, sous prétexte de voir mes amis. Je ne suis pas censé zoner là-bas, et je le sais. Mais eux, ils y ont leur place. Alors, je m'acharne à rester en orbite.
L'un des premiers jours du semestre, une fille m'a balancé que je lui avais volé sa place à la cafétéria. Elle a rassemblé ses affaires d'un geste sec et les a déplacées à une autre table, comme si j'étais un parasite. Quand elle s'est éloignée pour commander son café, j'ai glissé ses lunettes dans mon sac.
Ce n'était pas prémédité. J'étais vexé et je voulais un morceau de son territoire.
Mamie secoue la tête.
— Parfois, tu es vraiment...
— Ingérable ?
— Oui.
— Insolent ?
— C'est le moins qu'on puisse dire. Et j'ai entendu dire que tu évitais ta mère. C'est vrai ?
Pris la main dans le sac. Je suis venu ce matin parce que je savais que Maman serait à la messe. Mamie, elle, ne peut plus y aller. Elle reste ici, dans l'atelier du rez-de-chaussée. Son dernier bastion.
— J'ai pas vraiment eu l'occasion de la croiser, murmuré-je.
— Ou pas envie de lui parler de ta recherche de boulot.
Mes cernes parlent pour moi.
— Allez. Assez bavardé. Tu m'aides, oui ou non ?
— Oui, bien sûr.
Je l'aide à s'installer, puis m'assois à ses côtés. La grande table est couverte de ciseaux, de bobines, de tissus en vrac. Malgré les années, malgré le quartier qui change, Mamie s'accroche à son commerce comme à une ligne de vie.
— Prends ce tissu-là, dit-elle en me tendant un morceau de coton. Et l'aiguille numéro sept. Elle glissera mieux, sans abîmer la trame.
Je retire ma veste, attache mes cheveux, tout en la surveillant du coin de l'œil. Ses gestes sont plus lents. Parfois, son visage se crispe, les sourcils froncés, la bouche pincée. Par moments, j'ai l'impression qu'il va se froisser tout entier, comme ces feuilles que je serre trop fort les jours où je perds patience.
Je sais qu'elle n'aime pas parler d'elle. Alors je fais ce que je sais faire : parler de moi.
— Mamie... qu'est-ce que tu ferais, toi, si un jour tu savais plus si ce que t'aimes faire vaut encore la peine d'être fait ?
— Tu parles de ton... truc sur Internet ? Ton compte ?
— Ouais. Je me demande si ça a encore un sens.
— « Ça », c'est vaste. Tu peux pas être plus précis ?
— Toutes ces heures à créer, à poster, à espérer un retour. Y'a des jours où j'ai juste l'impression de crier dans le vide.
— Tu crois que ça devient inutile dès que personne ne réagit ?
— Pas seulement. Parfois, je regarde ce que j'ai fait, et... je trouve ça nul. Comme si j'essayais de dire quelque chose, mais que ça sortait jamais. Ou alors dans une langue que même moi, je comprends plus.
Elle réfléchit un instant.
— Tu sais combien de fois j'ai recousu le même pantalon ? Combien de fermetures j'ai réparées dix fois ?
— Un paquet, j'imagine.
— Voilà. Les gens viennent ici avec des vêtements que d'autres auraient jetés. Et moi, je les répare. Je sais qu'ils reviendront, que ça se déchirera encore, mais c'est pas pour ça que c'est inutile.
Elle se râcle la gorge puis continue, les yeux sur son fil :
— Tu dis que je rends service. Mais toi, tu crois que ton art, il sert à rien ?
— Il répare rien.
— Peut-être pas un manteau, mais ça peut réparer ici...
Elle tapote sa poitrine.
— Tu crois ?
— Ça peut consoler, toucher. Les gens ont besoin de ça aussi.
— Et si je suis pas assez bon pour les consoler ?
— Avoir des doutes, c'est normal. Ils te rappellent que ce que tu fais compte pour toi.
Je regarde les taches de vieillesse sur ses mains, son cou. J'aime bien qu'on les appelle taches solaires. Ça sonne moins triste. Ça lui va bien. Je pense à son ombre penchée sur cette même table, quand j'étais petit. À ses bras autour de moi, solides, sûrs. Tant qu'elle était là, rien ne pouvait vraiment m'arriver.
— Tu sors le même genre de discours à Maman quand elle te demande de fermer boutique ?
Elle pousse un soupir outré.
— Je vois de quoi tu parles.
— Tu mens aussi mal que moi.
— Ah oui ? Alors, dis-moi, tes lunettes, d'où elles viennent vraiment ?
Dans la vitre du réfrigérateur, mon reflet flotte parmi les rouleaux de riz, déformé par la buée et les gouttes figées sur la paroi. On dirait des larmes qui ne tombent jamais. Je fronce les sourcils, tire sur le col de mon uniforme. Avec mes yeux rouges et fatigués, on dirait que c'est moi qui ai pleuré toute la nuit.
— Monsieur Hwang.
Je manque de faire tomber le bac de réassort. M. Kim me fixe.
— Oui ?
— Vous avez une minute ?
— Bien sûr.
Je repose les rouleaux à leur place.
— Vous semblez... ailleurs, ces derniers temps. Dispersé. Très dispersé.
Ce n'est pas la première fois qu'il me le dit. La semaine dernière, c'était presque une marque de sollicitude, glissée à voix basse entre deux phrases. Aujourd'hui, c'est un avertissement.
— Désolé.
— J'espère bien. Hier soir, il y a eu trois erreurs dans les commandes.
— Désolé. Je ferai plus attention.
— Et les toilettes du personnel n'ont toujours pas été nettoyées.
Je m'incline. Écouter, encaisser : réflexe conditionné.
— Je vais m'en occuper..
— Bien. Je sais que vous n'avez pas eu une année facile, mais ce n'est pas une raison pour faire porter le poids aux autres.
Son regard glisse vers la caisse. Jeongin, le nouveau, s'emmêle avec les codes-barres et les promos du jour. Une cliente tape du pied, furieuse.
M. Kim soupire. Encore.
— Je vais aller l'aider. Vous, filez nettoyer les toilettes. Faites-le correctement, d'accord ?
Je m'incline à nouveau et file affronter le carrelage poisseux.
Ce boulot, aussi minable soit-il, me tient à distance du canapé trop court, de la télé à fond, et surtout des engueulades avec ma mère.
Pendant que je tuais le temps à Dongducheon, elle a plié tout ce qui restait de notre ancien appart : les meubles, les albums photo, les restes d'une vie. Puis elle a tout entassé chez Mamie, dans le trois-pièces étroit où je passais mes étés gamin. Officiellement, c'était pour l'aider : sa santé décline.
Et parfois, je me demande si elle ne m'a pas rangé moi aussi. Coincé entre deux piles de linge et un cadre fêlé. Un truc qu'on garde faute d'avoir trouvé le courage de s'en débarrasser.
Une fois les rayons remplis, les stocks vérifiés, le sol récuré, ma tâche principale consiste à tenir la caisse... et à lutter contre le sommeil.
Avant, à la fac, je bossais sans relâche. Architecture et ingénierie. Mes plans étaient nets, rigides, soignés. Ici, c'est l'inverse. Je m'ennuie et ça me ronge à petit feu. Alors je finis toujours par sortir mon carnet.
Je m'installe derrière le comptoir, j'ouvre une page blanche. Les néons, les rayons, les murs s'effacent. À leur place : un cou, une mâchoire, l'ombre d'un profil lumineux. Felix. Mon crayon suit la ligne de sa joue, descend le long du menton, revient sur ses taches de rousseur ; jolies cendres tièdes, piquées de sueur.
Le carillon tinte. Des étudiants en quête d'un soda, d'un paquet de chips, ou d'un prétexte pour étirer la soirée. Je m'apprête à tracer la ligne suivante quand un bruit sourd me fait lever la tête.
Des bouteilles roulent au sol, échappées d'une étagère, autour d'une paire de baskets jaunes. Jean déchiré, cuisses fuselées, sweat trop grand (YSL, collection femme, sûrement vintage), une montre dorée qui pend à un poignet fin.
Felix.
Bordel, à croire que je l'ai fait apparaître d'un coup de crayon...
— Salut, Hyun... Hyunjin, c'est ça ? demande Felix en gesticulant vers mon badge. Euh... Hyunjin hyung ?
— Hyunjin suffira. Pas besoin de... bref. T'inquiètes.
Je sors de derrière la caisse, m'agenouille pour ramasser les bouteilles.
— Désolé quand même... j'ai glissé. J'avais pas vu que le sol était mouillé... Oh, je crois qu'on s'est déjà croisés. Moi c'est Lee Felix.
Il se redresse avec deux bouteilles cabossées sous le bras, puis me tend la main. Je la serre après une seconde d'hésitation.
— Hwang. Hwang Hyunjin. Je t'ai déjà vu à l'Institut, non ? Tu danses ?
— Ouais. Deuxième année.
— Tu fais quoi ici ?
— Une petite pause ! On loue un studio de danse pas loin.
— Pour un projet de cours ?
— Pas vraiment. C'est plus perso. On se retrouve deux fois par semaine, et... j'ai voulu tester une autre salle
— C'est super loin de l'Institut, non ?
— Ouais... changer d'air, parfois, ça fait du bien.
Ses doigts s'agitent autour du fermoir de sa montre.
— Et là, tu cherchais quoi, à part de l'air ? demandé-je.
— Un truc sucré, je crois.
Je désigne le rayon derrière lui.
— Juste là. Avec les barres protéinées hors de prix.
Il tourne la tête, mais son regard flotte au-dessus des emballages.
— Tu bosses souvent ici ?
— Tous les soirs.
— Ah. C'est... calme, non
— Trop, parfois.
Il ouvre la bouche, prêt à répondre, quand une voix l'interpelle :
— Hé, Lixie, tu fiches quoi ?
Felix me lance un bref regard, puis agite la main vers son ami.
— Je te laisse bosser. À... une prochaine ?
— Ouais, ouais.
Il me jette un dernier coup d'œil avant de rejoindre les autres. Il sourit à l'un, répond à la blague d'un autre. Son dos se redresse, son pas retrouve sa souplesse dansée. Comme s'il réintégrait une chorégraphie bien rodée.
Chapter 5: Vers les étoiles
Chapter Text
Des volutes de vapeur s'échappent des bouches d'aération, frôlent mes chevilles de leurs doigts tièdes.
À cette heure, tout Séoul me traverse sans me voir.
J'aime cette impression de me dissoudre dans l'anonymat. Je me contente de suivre le courant, de me fondre dans ses artères éclairées, de vibrer au rythme des éclats de voix de mes amis et de l'euphorie électrique des autres fêtards.
— Je vous jure, c'est du grand n'importe quoi ! lance Changbin. Quelques étoiles perchées à des millions de kilomètres, et on pense qu'elles dirigent nos humeurs, nos ruptures, notre vie amoureuse ?
J'étouffe un rire contre le col de ma veste. Le jeu de la pie, commencé au bar des heures plus tôt, a dérivé vers un autre débat, tout aussi vain, tout aussi animé : l'astrologie.
— Tu vas pas me dire que t'as jamais lu ton horoscope en te disant : « Putain, c'est moi tout craché » ? relance Jisung.
— Bien sûr que si. Et c'est justement ça, le problème, insiste Changbin. C'est toujours tellement vague que ça colle à tout le monde. Genre : « Vous allez affronter un défi aujourd'hui. » Ah bon ? Merci, je m'en serais pas douté !
Chan, resté silencieux jusque-là, se décide à s'exprimer :
— Je suis Balance, et apparemment, ça veut dire que j'ose pas me prononcer. Ça explique pourquoi je lisse toujours les angles entre vous...
Je marche quelques pas derrière eux, le visage levé. Les étoiles ont disparu, avalées par les enseignes criardes et les vapeurs grasses des cuisines de rue. Franchement, c'est pas fou ? On vit dans une ville qui a troqué les constellations contre des écrans LED. Une ville qui prétend imiter le ciel.
— Et toi, Hyun ? T'y crois ? demande Chan.
— Je pense qu'on cherche tous des réponses, d'une manière ou d'une autre.
— Poisson, sans aucun doute, ricane Jisung. Toujours un peu perché, toujours à philosopher.
— Ou déjà bourré, ajoute Changbin.
Un rire collectif nous traverse, vite noyé dans le bruit ambiant. J'ai hâte de laisser là, aux pieds de béton du Backdoor, les restes de ma journée : les feuilles froissées, le vide dans la poitrine, les reproches du patron.
— Hé, regardez qui est là, lance Chan en désignant l'avant de la file d'un mouvement de menton.
— Yongbok ! s'exclame Jisung, tout sourire.
Yongbok ? C'est qui, Yongbok ? Je balaie la foule du regard. Mèches colorées, vestes à paillettes, baskets fluo... puis une silhouette plus fine que les autres, cheveux presque blancs, décolorés au point d'absorber la lumière. Sweat oversized, jupe plissée noire sur pantalon ajusté, bottes épaisses qui résonnent à chaque pas. Tout détonne chez ce garçon... et pourtant, tout fonctionne.
— Yongbok ! appelle Changbin. Viens par ici !
Et c'est seulement lorsqu'il se retourne que je reconnais Felix.
— Hé, Chris ! s'exclame-t-il.
Chris ? Personne ne l'appelle comme ça ici. Chan, c'est juste Chan. Ou Chan hyung, pour ses cadets. Moi compris.
Chan et Felix se saluent, puis leur conversation passe du coréen à l'anglais et de l'anglais au coréen sans accroc. Je capte des bribes : une anecdote de cours, une soirée, une vanne privée. Ils rient ensemble et, bientôt, les autres s'y mettent aussi.
— Attendez... vous le connaissez tous ? m'étonné-je.
— C'est moi qui lui ai fait visiter le campus quand il est arrivé, explique Chan. Il avait l'air paumé, mais bon... qui ne l'est pas les premiers jours dans une nouvelle école ? Hein, Lixie ?
Felix acquiesce.
— J'étais paumé total, sérieux. Je trouvais même pas l'entrée du bâtiment principal. Chris a été trop sympa. Il m'a montré les bons coins pour bosser, les cafés potables, les endroits où sécher sans se faire capter... tu vois le genre.
Chan rigole, un peu flatté.
— Et il a aussi des cours avec Binnie, ajoute-t-il.
— Ouais, on est dans le même programme, confirme Felix. Même si, franchement, il est bien meilleur que moi !
Il lance un clin d'œil à Changbin.
— Ah... c'est pour ça que je t'ai vu danser l'autre jour, commenté-je.
Felix se tourne vers moi, visiblement ravi.
— Tu m'as vu ? Alors ? C'était comment ?
— C'était... sympa.
Heureusement pour moi, incapable de sortir un compliment sans buguer, la file avance, et le Backdoor nous avale. Changbin et Jisung filent direct au bar. Les bières circulent à la volée. Chan et Felix s'élancent sur la piste, happés par le rythme. Moi, je reste en retrait. Spectateur assigné.
Felix passe derrière Chan. Leurs corps se frôlent, se répondent dans un langage que je connais par cœur. Ils dansent comme moi je danse parfois avec Chan. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait mal de voir Felix ici. Dans ce lieu que je croyais encore un peu à moi.
Et quand il éclate de rire, la main posée sans y penser sur la hanche de Chan, j'ai, l'espace d'un instant, envie de hurler.
Il se retourne à ce moment, me sourit. Large. Lumineux. « Viens », articulent ses lèvres.
Je secoue la tête. Mon corps dit non avant moi. Réflexe. Repli. Défense.
Mais il insiste, fend la foule vers moi.
— Allez ! Tu vas pas rester planté là toute la nuit, si ?
— Faut croire que si.
Son sourire fléchit à peine. Sa main glisse contre la mienne, hésite... puis m'attire à travers la foule. On s'éloigne jusqu'à un coin plus calme, près d'un mur froid, là où les basses se résorbent en un grondement.
— J'ai fait un truc qui t'a déplu ? souffle-t-il. C'est à cause des bouteilles que j'ai renversées ? Ou c'est juste... moi ?
Il parle vite, trop vite, comme s'il essayait de désamorcer un piège sans savoir s'il a mis le pied dedans.
— Danser, c'est votre truc, Lixie. Moi, j'aurais juste l'air d'un con.
— Pourtant, Chris m'a dit que vous veniez souvent ici.
Chris. Lixie. Même leurs prénoms riment.
— C'est pas moi qui vais à l'école pour apprendre à danser.
— Peut-être pas. Mais t'as d'autres qualités, non ?
Je lâche un rire sec.
— Et toi, tu peux savoir ça comment ?
Une ombre traverse son regard.
— Je vais pas mentir... C'est Chris qui m'a proposé de venir ce soir.
— OK. Et ?
— J'ai un projet pour l'Institut. Et je pense que tu pourrais m'aider.
Si proches, je le détaille. Le duvet blond au-dessus de sa lèvre supérieure. Les taches de rousseur que le maquillage n'a pas tout à fait effacées. La bande de kinésiologie bleu vif, collée à sa clavicule, qui dépasse de son col. Exposé, impossible à cerner.
— Moi ? Tu me connais à peine.
— Peut-être. Mais Chris parle souvent de toi.
— Chan ? Pourquoi ça ?
— Il aime ce que tu fais. Il m'a montré certains de tes travaux. Il dit que tu vois des choses que les autres laissent passer.
Je ravale ma salive.
Chan. Qui parle de mes dessins, de mes photos, de mes collages faits avec des bouts de rien. D'un coup, j'ai l'impression d'être mis à nu.
— C'est flatteur, mais je suis pas sûr d'être la bonne personne.
— Pourquoi pas ?
Je pourrais lui dire mille choses. Que je suis paumé. Que je me cherche encore. Que je suis à bout, la moitié du temps. Mais la vérité, c'est que je ne sais pas comment exister quand quelqu'un me regarde trop longtemps.
— Demande à Changbin. Il est doué, à l'aise, et il sait ce qu'il fait.
— Il est cool, ouais. Mais il est pas toi, et c'est toi que je veux pour ce projet.
Il détourne les yeux, gratte distraitement la bande bleue.
— T'as pas l'air très sûr de toi, pourtant, commenté-je.
— C'est juste que... tu m'intimides.
Je ne sais pas si je dois rire ou m'enfuir.
— Tu devrais pas.
— Peut-être. Mais tes potes n'aident pas. J'ai demandé à Chris si je devais venir te parler... il m'a dit que je devrais te travailler au corps. Parce que t'étais sauvage. Un truc comme ça.
— Sauvage ? Sérieusement ?
— Ouais. Genre, faut pas t'approcher trop vite. Sinon tu détales.
— C'est pas faux.
Il sourit, un peu plus assuré.
— Mais je suis patient. Et puis j'aime bien les défis.
J'ai envie de reculer. De disparaître dans le mur. Sauvage.
— Écoute... je vais y réfléchir, d'accord ? Mais pas ce soir.
— Ça me va. Je voulais juste te le demander. Pas pour te mettre la pression. Juste... pour te dire que ça me ferait plaisir.
Puis, il rejoint le groupe. Je lui emboîte le pas une seconde plus tard.
Changbin et Jisung semblent débattre d'un nouveau sujet brûlant.
— Franchement, je pense qu'il est juste super sympa, dit Changbin en terminant sa bière.
— De qui vous parlez ? demande Felix.
— Du serveur du bar, tout à l'heure, répond Chan. Le brun avec le piercing. Il nous a offert un shot, tu te souviens, Hyun ?
— Celui avec les sourcils hyper dessinés ? ajoute Jisung.
— Ouais, lui. Moi je pense qu'il est gay, mais genre... pas out. Ou alors il joue à fond l'ambiguïté.
— Binnie, il t'aurait pas demandé une clope, par hasard ? lancé-je.
— Ouais, confirme Changbin. Il en voulait une pour sa pause. Pourquoi ?
— J'ai eu le droit au même coup, l'autre fois. Ce mec drague tout ce qui bouge. Même un panneau stop, s'il est mal éclairé.
Jisung tape dans ses mains en gloussant, Chan secoue la tête. Felix rit aussi, mais plus timidement que tout à l'heure.
La fête reprend. Je souris à contretemps. J'ai les pieds dans ce club, mais la tête ailleurs. Dans ma chambre. Là où s'entassent des feuilles blanches. Tout ce blanc... Ce néant. Ce foutu fainéant que je suis, qui prétend avoir le temps, mais ne produit rien.
— T'as vu ta tête ? fait Jisung en me scrutant. On dirait que t'es venu à un enterrement.
— Sérieux, t'as pas souri une seule fois depuis qu'on est entrés, ajoute Changbin.
Chan me désigne, gobelet en main.
— T'es bizarre, ces derniers temps.
— Je suis juste crevé.
— T'es toujours crevé, réplique Jisung en levant les yeux au ciel.
— Et un peu chiant aussi, ajoute Changbin avec un sourire en coin.
— Je suis pas chiant. Je parle pas beaucoup, c'est tout.
— Ce qui revient un peu au même, non ? balance Chan.
Je soupire, longuement.
— C'est bon, laissez tomber. J'ai pas envie de débattre de mon niveau de sociabilité à une heure du mat.
— Tu veux qu'on te foute la paix ? demande Jisung, mi-blagueur, mi-blessé.
— Non. Je veux juste pas faire semblant de m'éclater pour que vous soyez à l'aise.
— OK, dit Chan après une gorgée. Hyun, tu viens danser avec moi.
Il m'attrape par le bras et m'embarque sur la piste.
Même avec lui, je me sens étrange. Comme si j'avais trop d'images dans la tête, trop de sons, trop de pensées empilées les unes sur les autres, qui frappent à la porte toutes en même temps, sans attendre leur tour.
L'autre matin, j'ai tapé symptômes dépressifs dans mon moteur de recherche. Mais ça parlait de vide, d'engourdissement. Moi, je ressens tout. Et ce « tout » me colle à la peau comme une couche de peinture fraîche qui ne sèche jamais.
Ma mère, peut-être même Mamie, diraient simplement que je suis jeune et que je devrais croquer la vie à pleines dents.
Alors je me force. Je ris quand Changbin imite le serveur avec sa voix nasale, je laisse Jisung m'ébouriffer les cheveux, je prends le verre que Chan me tend. Je danse même avec Felix.
Je me laisse entraîner, encercler, occuper la périphérie de leur joie...
Jusqu'à ce que la musique ne tourne plus autour, mais en moi.
Et qu'enfin, elle me soulève.
Vers ces foutues étoiles.
Chapter 6: Enfant du printemps
Chapter Text
Comment les gens font-ils pour survivre à l’hiver ?
Pour sourire, pour rire, alors que le sol devient le tombeau des fleurs, que les arbres dressent leurs carcasses nues sous un ciel blafard ? Chaque année, à cette période, juste avant mon anniversaire, censé annoncer le retour du printemps, ces questions reviennent.
J'aurais préféré rester chez moi, à les ressasser tranquillement. Ces pensées qui tournent en boucle, je les connais par cœur, mais les garder sous surveillance m'apaise parfois.
Mais au lieu de ça, je suis ici, derrière la caisse. Jeongin est malade, j'ai accepté de le remplacer.
La cloche tinte à chaque ouverture de porte, et un nouveau fragment de vie entre dans la lumière crue du magasin. Un étudiant nerveux cherche des cigarettes. Un père pressé attrape quelques bières. Une femme feuillette un magazine sans vraiment le lire.
Aucun ne me regarde.
Je me surprends à penser : est-ce que je suis encore quelqu'un ? Ou seulement une fonction ? Une silhouette programmée pour dire « bonsoir » et tendre un ticket ?
Chan, Changbin, Jisung... Peut-être qu'eux perçoivent encore l'humain derrière le vide.
Et maintenant, il y a Felix. Yongbok.
Lui aussi, je crois qu'il m'a vu.
Mais pas dans ma meilleure version.
L'autre soir, j'ai déconné. Trop bu, trop vite, le ventre vide. Mon corps a fini par lâcher dans les toilettes du club.
C'est Chan qui m'a ramené. Il n'a rien dit, ne dit jamais rien, mais je l'ai vu, son regard.... sa fatigue inquiète.
Depuis, je lis leurs échanges sur le groupe : les blagues, les plans du week-end, les photos floues prises à la volée, et je décline les soirées. Je me planque derrière l'excuse du boulot, de la fatigue.
Felix a trouvé mon numéro, sans doute en harcelant Chan, et m'écrit aussi beaucoup.
Machinalement, je rouvre notre fil de discussion.
Lee Felix : Tu dis rien ? Tu me détestes vraiment, en fait ?
Lee Felix : Je rigole. Ghoste-moi si tu veux
Lee Felix : Mais si un jour tu veux discuter de mon projet, je suis là
Une bande de lycéens entre dans le magasin. Je m'accroche à leurs détails comme à des balises, pour ne pas sombrer dans ma déprime. Un badge arc-en-ciel pend à la bretelle d'un sac couvert de dessins au marqueur. Un lacet traîne au sol, défait, prêt à faire trébucher le gamin au moindre pas de travers. L'un des garçons sourit, les dents un peu tordues : ça lui donne un air vulnérable, sincère. À l'arrière, une fille filme tout, caméra levée.
Ils convergent vers le comptoir, les bras chargés de sucreries.
— Bon après-midi, les salué-je en les encaissant.
Ma voix se perd dans leur tumulte et la question revient, inévitable : suis-je encore quelqu'un ?
Je me faufile dans l'allée derrière la supérette, entre deux poubelles détrempées. Les néons du bar voisin se reflètent sur le trottoir comme des guirlandes de Noël oubliées, restées là bien après les fêtes.
Noël... la dernière fois où je me suis disputé avec ma mère en face à face.
Contrairement à ce que s'imaginent les gens, ce n'est pas mon orientation sexuelle qui a creusé l'écart entre nous. Elle n'a rien dit, pas un mot, le jour où elle m'a surpris à embrasser un voisin dans le salon familial.
Le vrai problème, c'est ce que je représente pour elle.
Je ne suis pas son fils.
Je ne suis qu'une image.
Si elle pouvait me peindre, ce serait dans le style rococo qu'elle aime tant : un enfant du printemps, joues pleines, couronné de fleurs et de fruits mûrs. Une marionnette enrubannée de verdure, enracinée dans la terre douce de ses espoirs.
Mais moi, je me vois plutôt comme un portrait inachevé, aux lignes tremblantes, rongé par l'ombre. Un enfant vulnérable, perdu dans le terreau stérile laissé par son géniteur, condamné à se flétrir.
Peut-être que les gars allaient quelque part, l'autre soir, avec leurs débats sur l'astrologie. J'aurais aimé que les étoiles me disent qui je suis.
Hwang Hyunjin. Né le 20 mars 2000. Signe Poisson. Groupe sanguin B. INFJ. Fils unique. Ascendant Cancer, si l'heure est exacte. Lune en Scorpion, apparemment. Intuition élevée. Sensibilité exacerbée. Créatif, instable, loyal, fuyant, adaptable, anxieux.
Mais qu'est-ce que ça veut dire, au fond ?
À quoi bon accumuler ces mots, ces sigles, ces diagnostics poétiques, si aucun ne dit vraiment qui je suis ?
— Hé, Hyun !
Je sors de mes pensées. Chan est là, un parapluie dans une main, café dans l'autre.
— Tiens, dit-il en me tendant le gobelet.
Je le prends sans un mot. Le plastique glacé me mord les doigts.
— Comment tu te sens ? demande-t-il.
— Après la soirée, ou en général ?
— Commence par la soirée. On verra t'as l'énergie pour le reste.
Il s'approche, ajuste son parapluie pour m'abriter.
— Je m'en sors... plus ou moins.
— T'as surtout l'air de t'en sortir « moins ».
Son regard s'attarde sur mes cernes, mon maquillage posé à la va-vite ce matin.
— Qu'est-ce que tu fais là, vraiment ? Tu passais juste dans le coin ?
— Non. J'espérais te croiser.
— Tout le monde veut me parler, ces temps-ci.
— Yongbok, par exemple ?
Je bois une gorgée. Mauvaise idée : l'amertume me tord l'estomac.
— Je lui ai dit qu'on parlerait de sa proposition plus tard.
— Et tu crois vraiment que tu vas le faire ?
— Pourquoi je le ferais, c'est la vraie question.
— Parce que t'as besoin de sortir de ta zone de confort.
Je tire sur le col de mon polo. J'ai chaud, j'ai froid. Je suis mal à l'aise depuis cette putain de soirée.
— Tu me sors ce discours parce que vous êtes potes, et que t'as pas envie de le voir mis de côté ?
— Je dis ça parce que je te connais. Si personne te pousse à sortir de ta spirale, tu vas t'y noyer.
— Je crée encore, bordel.
— Tu produis, mais t'es plus habité par le même... je sais pas feu, qu'au début. T'es paumé et tu fais tout pour éviter de te retrouver.
— Super, merci pour le discours. Et Felix, il est paumé aussi ?
— Ouais.
— Deux paumés ensemble, et tout s'arrange ?
Chan esquisse un sourire.
— Je pense que oui.
Felix, avec ses followers, son assurance, son esthétique impeccable. Paumé ? Tu parles.
— Je vois pas pourquoi il voudrait bosser avec moi.
— La question, comme tu dis, c'est pourquoi pas ? Si tu t'entends pas avec lui, tu passeras à autre chose. Mais si tu dis non à tout par peur d'être vexé, exposé, ou je sais pas quoi... tu restera toujours bloqué dans ta vie.
— Mais j'ai rien en commun avec lui !
— Hyun... c'est précisément pour ça que tu dois dire oui.
Je m'assois en tailleur sur le sol, ajuste la caméra, vérifie le cadrage et lance la diffusion.
La pluie martèle la petite vitre de mon appartement. J'en plaisante avec mes abonnés : ambiance torturée garantie.
J'étale au sol l'un de mes portraits, retravaillé à plusieurs reprises. Ce soir, je vais y greffer des éléments organiques : feuilles mortes, plumes, coupures de journaux. L'idée, c'est de créer une créature hybride, entre humain, animal et végétal.
Depuis ma discussion avec Chan, j'ai besoin de prouver que je peux encore faire quelque chose de mes dix doigts. Admiration, dégoût, malaise... peu importe. Je veux arracher les émotions comme on extrait des dents : brutalement. Et, peut-être, montrer une chose en particulier : si Felix attire la lumière, moi, je suis l'ombre.
Entre deux gestes, je réponds distraitement aux questions. Oui, c'est un autoportrait.
L'inspiration ? Je parle des rêves ou plutôt des cauchemars qui inspirent Cadavre Macabre. C'est plus digeste que la vérité : ce portrait, c'est ma part d'ombre, qui rôde entre les poubelles et les flaques d'eau noire.
Je découpe des morceaux du journal récupéré plus tôt, mais dès que je les colle, ça déraille. Les lignes brisent l'équilibre, les textes saturent l'image. J'abandonne, attrape les plumes, ajuste mes gants. Je relève les yeux vers l'écran, et un commentaire me cloue :
@sunny.lixie : J'adore la façon dont tu utilises les plumes, ça ajoute vraiment quelque chose de sauvage au portrait.
Qu'est-ce qu'il fout là ? Il avait dit qu'il aimait mon travail, mais je croyais que c'était juste par politesse. Et pourtant... même si sa présence me crispe, même si j'aimerais pouvoir rester froid, la fierté monte. Je la ravale comme je peux, trempe une plume dans l'encre de Chine, trace un arc sous l'œil du portrait.
Un autre commentaire s'affiche :
@sunny.lixie : C'est bizarre si je trouve que tu rends l'angoisse belle ?
L'angoisse. Donc c'est ça qu'il ressent face à mon travail.
Je pense au soda qu'il a renversé l'autre soir : une tache qui s'étale sans qu'on puisse l'arrêter. Je sens la même chose, là, maintenant. Comme si quelque chose en moi avait fui à travers l'écran. Comme si Felix m'avait vu. Vraiment vu.
Et d'habitude, ça va. Il y a de la distance. C'est Chan, ou deux inconnus derrière un pseudo.
Mais là, c'est quelqu'un que j'ai, je dois l'admettre, envie d'impressionner.
D'un coup, je n'ai plus envie de jouer à l'artiste détaché.
— Je pense que ça suffit pour ce soir. Je commence à fatiguer... merci pour vos messages. On se retrouve bientôt.
Je coupe la diffusion, repousse le portrait sans faire attention à l'encre qui goutte sur le sol. Puis je me laisse tomber sur le lit, rallume mon téléphone et tape Lee Felix dans la barre de recherche d'Instagram. Son profil apparaît aussitôt.
Sa bio est courte, presque poétique : je tombe à genoux, je recommence.
Ça résume bien l'ensemble. Des gestes captés au vol, des visages flous à moitié hors cadre. Felix saute, chute, tournoie, se relève. Sous chaque post, des centaines de cœurs. Des commentaires en coréen, en anglais, en espagnol. Des inconnus lui écrivent qu'il les a aidés à traverser une nuit trop longue.
J'ouvre KakaoTalk et écris :
Moi : Ça fait longtemps que tu me regardes ?
La pluie tambourine contre la vitre, rythmée par les battements irréguliers de mon cœur.
Lee Felix : Un moment déjà
Lee Felix : Ton boulot me parle
Je refuse de me laisser attendrir si facilement.
Moi : C'est Chan hyung qui t'a montré mon compte ?
Lee Felix : Je te connaissais déjà avant de le rencontrer
Moi : Donc ce matin, quand il est venu me parler, c'était pas pour toi ?
Lee Felix : Ce matin ? Non. Je lui ai rien dit
Lee Felix : Mais...
Lee Felix : L'autre soir. Pas au Backdoor. Avant.
Moi : Quoi ?
Lee Felix : Je voulais te proposer une collab
Lee Felix : Le jour où j'ai renversé les bouteilles dans ton magasin
Lee Felix : J'ai fait exprès de passer par là
Moi : Et tu as demandé à Chan de t'aider ?
Lee Felix : Ouais. J'ai eu les jetons, alors je lui ai demandé
Je relis plusieurs fois la conversation. Pourquoi tant de nervosité dans ses messages ? Il fréquente la même école que Chan, cumule des milliers d'abonnés... comparé à lui, je ne suis rien.
D'autres notifications s'enchaînent. Il doit croire que je l'ignore.
Lee Felix : Je voulais pas te mettre mal à l'aise
Lee Felix : Si tu veux pas que je regarde tes lives, je comprendrai
Je joue machinalement avec la croix que je porte autour du cou. Une vieille chaîne héritée de mon grand-père, qui s'accroche parfois à mes cols et que je n'enlève jamais vraiment, plus par habitude que par foi.
Une nouvelle bulle apparaît. S'efface. Revient.
Lee Felix : Je crois que je voulais dire qu'en te regardant, je me suis senti un peu moins seul
Les mots de Mamie me reviennent : L'art, ça peut consoler. Toucher. Et parfois, c'est tout ce dont les gens ont besoin.
J'ai toujours prétendu que je créais pour moi, pour tenir, pour survivre. Mais peut-être que ce n'est pas tout à fait vrai. Peut-être qu'au fond, j'espérais aussi que quelqu'un y voie un reflet.
Moi : Ton emploi du temps est chargé demain ?
La réponse ne tarde pas.
Lee Felix : J'ai un créneau à 16 h
Moi : OK. On peut se voir. J'ai congé, demain.
Lee Felix : Vraiment ?
Moi : Ouais. Pas pour une collab.
Moi : Juste pour qu'on discute et que je comprenne ton projet.
Lee Felix : Marché conclu
Chapter 7: L'énergie fuse
Chapter Text
Les danseurs s'élancent à travers le campus, gainés de justaucorps. Les musiciens avancent, les épaules voûtées sous leurs étuis massifs. Les artistes traversent la cour en vestes tachées, fiers de leurs éclaboussures.
Toute cette énergie fuse autour de moi, rebondit contre ma torpeur.
Je devrais grelotter, avec cette veste trop fine et le vent qui s'infiltre par chaque couture. Mais je ne ressens rien. Ni froid, ni chaleur. Ni vie, ni ennui.
C'est absurde, quand j'y pense. Mon cœur de papier mâché menace de lâcher, alors que celui de ma grand-mère tient encore, tant bien que mal. Elle a fait un AVC pendant que j'étais à Dongducheon. Depuis, une petite machine veille sur elle, juste sous la peau, près de la clavicule.
Je me traîne jusqu'à la cafétéria, longe les murs, m'écroule sur une chaise, dos tourné au reste du monde. J'ouvre mon carnet à une page vierge, griffonnée pour passer le temps.
Jusqu'à ce qu'un verre éclate quelque part.
La barista accourt, son tatouage s'agite sur l'avant-bras pendant qu'elle nettoie. Et soudain, je suis désolé pour elle. Je connais ce genre d'accident, et surtout ce genre de coupable : jambes trop longues, tignasse blanche, maladresse en bandoulière.
Felix bredouille une excuse, s'accroupit pour aider, esquisse ce sourire d'enfant fautif qui ne sait pas s'il va se faire gronder ou pardonner. J'essaie de me reconcentrer sur mon carnet, mais mes mains restent suspendues au-dessus de la page, comme si j'avais soudain oublié comment on dessine.
— Salut, dit Felix cinq minutes plus tard en posant un verre devant moi. Je me suis dit que tu prendrais peut-être un café glacé.
Je lève les yeux vers son large sourire.
Je pense à ces photos de mariage que je retouche à la chaîne, où tout doit avoir l'air parfait : des expressions crispées, des peaux lissées à l'excès, un soleil jaune fluo parce que ça fait plus heureux. Felix me fait le même effet. Un peu trop lumineux pour être vrai.
— C'est Chan qui t'a dit de m'amadouer avec ça ? demandé-je en désignant le café.
Il cligne des yeux, pris de court.
— Pourquoi tu dis ça ?
— J'imagine qu'il t'a soufflé l'idée. Vous avez l'air de bien aimer parler de moi dans mon dos.
— Je dis jamais rien de méchant... Enfin, je crois ? Merde. J'ai dit un truc qu'il fallait pas, hein ?
— Laisse tomber. Au moins, cette fois, c'est pas moi qui a dû ramasser ta gaffe ! Tu renverses toujours tout ce que tu touches ?
— Seulement quand je suis nerveux.
— Nerveux ? Sérieux ?
— Bien sûr.
Son visage se déforme derrière son verre quand il boit, comme brouillé par un voile entre ce qu'il montre et ce qu'il garde pour lui. Rien à voir avec l'Felix du Backdoor, qui occupait tout l'espace.
— À cause de moi ?
— Ouais.
— Pourquoi ? Je suis juste... moi.
— Justement. Je t'ai déjà dit que je suis impressionné par ta page Insta. Et puis, j'ai pas trop l'impression que t'aies envie de me voir.
— Je t'ai demandé de venir, non ?
— Ton visage, lui, dit l'inverse.
— Mon visage est toujours comme ça. Chan t'a pas prévenu ?
Chan... Est-ce qu'il lui a sorti le même baratin qu'à moi ? Deux paumés ensemble, parfois, ça évite de se perdre tout seul ? J'imagine que c'est le genre de truc qu'on a envie de croire, à défaut de mieux.
— C'est quoi, ton projet, du coup ?
Il tourne sa cuillère dans le café, puis la glisse entre ses lèvres et mâchonne le métal comme s'il ruminait quelque chose.
— Une choré.
— Une choré comme celles que je filme pour Chan hyung et Changbin ? — À peu près. Mais là, c'est pour un prof... super relou.
— Ils le sont pas tous, un peu ?
— Celui-là, c'est pire. Il m'a dans le viseur. Comme j'ai débarqué ici à l'arrache, il me lâche pas d'une semelle.
— Il te teste.
— Grave. Je viens pas de leur petit cercle privé, alors faut que je fasse mes preuves.
Il mâchonne à nouveau sa cuillère.
— C'est la choré que tu dansais l'autre jour, sur le parvis ?
— Une version, ouais. À la base, je voulais le faire en groupe. Mais ce prof a insisté pour que je sois seul, il veut que je montre mon individualité, si j'en ai une. Ses mots, pas les miens.
— Sympa. Et... ça parle de quoi, exactement, ton idée ?
— Plutôt que t'expliquer, tu veux que je te montre ?
— Euh... ouais. Si tu veux. Où ?
— Studio 1.
Il esquisse un sourire moins assuré, moins retouché.
Je me lève en premier. Et en prenant la tête, je réalise que je passe ici presque autant de temps que certains élèves, alors que je ne suis même pas inscrit à l'Institut.
Surtout dans les studios de danse. Ils sont devenus une sorte de refuge par défaut, vu que les gars y passent énormément de temps. Le 1, celui qu'Felix préfère, selon ce qu'il raconte, est tapissé de miroirs sur tous les murs. Son reflet s'y répète à l'infini, impossible à éviter. Même en baissant les yeux, il est toujours là, accroché à un angle, démultiplié au centre de mon champ de vision.
Je me glisse dans un coin, les genoux repliés contre moi. Felix s'éloigne vers le centre et commence à s'échauffer en silence. Au début, ses gestes sont hésitants, encore marqués par la maladresse de tout à l'heure. Mais peu à peu, ils s'étirent, s'alignent, prennent de l'ampleur.
Il termine par deux tapes sèches sur ses cuisses, puis se tourne vers moi.
— Je sais pas trop comment m'y prendre.
— C'est pas toi qui voulais me montrer ?
— Si... si, c'est vrai.
Il se gratte l'arrière de la tête.
— D'habitude, quand je danse devant du monde, je les oublie. C'est comme si je devenais invisible. Ou invincible, je sais pas trop. Mais là...
Il hésite.
— Là, c'est pas pareil. Quand t'es seul avec quelqu'un, y'a que son regard. Et parfois, c'est pire que d'en avoir mille.
Ce qu'il dit, c'est exactement ce que j'ai ressenti pendant mon live. Cette impression d'être trop vu, trop à découvert. Mais je garde ça pour moi.
Il retire sa veste, la plie avec soin, enlève ses chaussures qu'il aligne contre le mur. Chaque geste est précis, presque cérémonieux. Il allume ensuite un haut-parleur, une basse sourde emplit aussitôt le studio, vibre contre les murs, le sol, jusque dans ma poitrine.
Il ferme les yeux une seconde.
Puis il bouge. Il devient autre.
Ses bras fendent l'air, griffent le vide. Son corps épouse les basses, absorbe chaque vibration. Il me fait penser à un ruisseau qui glisse entre les pierres. À une bourrasque dans les branches nues. À un feu qui attend juste un souffle pour s'embraser.
Les synthés montent, les voix se répètent :
Looks like I'm on my knees again...
Feels like the walls are closing in...
Son dos se plie, ses muscles se tendent. Il se débat contre quelque chose d'invisible et je me surprends à espérer qu'il aille plus loin, qu'il lâche prise. C'est peut-être ça que son prof attend de lui, d'ailleurs.
Soudain, il bondit, traverse la pièce, s'effondre. Ses genoux heurtent le sol. Ses bras se referment autour de son torse.
La musique s'arrête.
Quelque chose cogne dans ma poitrine : papillons ou panique, je ne sais pas.
— Euh... ça parle de quoi ? demandé-je.
Felix entrouvre les lèvres mais rien n'en sort.
— Je te regarde trop fixement pour que tu répondes, c'est ça ? le taquiné-je.
— Un peu, ouais.
Je tente un sourire, pour briser la tension.
— Si tu veux que je filme, ce serait pas plus simple de me donner un peu de contexte ?
Il hoche la tête, passe une main dans sa nuque.
— Ça parle d'amour... je suppose.
— Tu supposes ?
— Non. Je sais.
L'amour. Ce mot trop grand, trop usé. Collé partout : sur les murs, dans les chansons, les pubs, les réseaux. À force, on n'y croit plus. Moi, j'ai appris à vivre sans. À ne pas compter dessus. À faire autrement.
— Et pourquoi tu veux parler d'amour pour un projet de fac ?
— Parce que même quand t'essaies de l'éviter... tu l'emmènes partout avec toi, que ce soit chez toi, à la fac, au boulot. Enfin... pour montrer ça, j'ai tourné des plans durant mes voyages cet été. Par contre, il me manque des sections où je danse. Tu serais partant ?
J'ai envie de dire non ; réflexe de sauvage.
Mais il y a peut-être là une occasion, non seulement de l'aider, mais de tenter autre chose.
Et peut-être, en allant au bout de son projet avec lui, je finirai par comprendre un peu mieux les miens.
— Je suis partant.
Le sommeil me fuit, surtout les soirs où je ne travaille pas, quand mes mains débordent de temps.
Je lance une énième vidéo. Une restauration de toile : les couleurs réapparaissent petit à petit sous un pinceau trempé de solvant. Puis un tutoriel de retouche Photoshop, une liste de textures, des banques d'images.
Très vite, l'algorithme m'embarque loin de l'art. Théories du complot, affaires criminelles, accidents de voiture. Visages floutés, cris étouffés, carcasses de métal tordu filmées en tremblant. Les moteurs me vrillent les tempes, les images défilent, mais à l'intérieur de moi, c'est vide. Pas un son. Rien.
Je me laisse tomber sur le matelas.
Au plafond, les lampadaires dessinent des formes lentes, ondulantes, comme des tentacules. Dehors, Séoul continue. Les trains filent, les fenêtres s'allument, s'éteignent. La ville pulse sans relâche. Je pense aux étudiants qui la traversent en courant. À Chan, qui saute d'un tutorat à l'autre, d'un cours à un bénévolat. Et puis Felix revient dans mon esprit. Son corps tendu, ce matin. Cette façon de danser comme j'aurais voulu hurler.
Je me redresse, attrape mon sac, sors mon carnet et un crayon. Je feuillette jusqu'aux croquis faits à la cafétéria, ceux que Chan avait regardés. Mes doigts hésitent, puis se remettent en mouvement. Les mèches. Le creux du cou. Un bras lancé dans l'air.
Chaque trait pulse. Chaque ombre respire.
C'est Felix en mouvement. Pas celui des couloirs ou des cafés, mais celui de la danse. Une créature mi-homme, mi-fauve. Il ne demande plus pardon à personne. Il exige. Que je lâche prise, que je dépose les armes. Que je m'agenouille.
Je prends mon téléphone, ouvre notre conversation, et écris les mots qui auraient dû sortir ce soir-là, au Backdoor :
Moi : J'ai vraiment aimé te voir danser.
Chapter 8: Ne voir que le noir
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L'obscurité avale les stations de la ligne 6 une à une. Les passagers montent, descendent, disparaissent. Leurs silhouettes floues me rappellent les reflets dans les miroirs de l'Institut : des images qu'on croit saisir, mais qui s'évanouissent dès qu'on approche.
Je me demande ce qu'ils regardent, tous ces visages penchés sur leurs écrans. Des mails à trier ? Des jeux absurdes pour tuer le temps ? Des applis qui comptent les pas, les calories, les battements ? Ou bien des messages en emojis, des demi-vérités codées pour quelqu'un, quelque part ? Je n'ai pas le temps d'aller au bout de la pensée. Les portes s'ouvrent, je descends, grimpe les escaliers.
Dehors, les flaques grises d'Itaewon renvoient les phares des voitures comme des toiles abstraites ; le genre qu'on traverse d'un regard distrait dans un musée, en se disant que ce n'est pas vraiment de l'art.
Une touche de couleur fend le décor : un parapluie arc-en-ciel. Felix se tient dessous. Je ralentis. Je suis censé faire quoi, exactement ? L'étreindre, comme avec Chan ? Trop intime. Une poignée de main ? Trop raide.
Il me devance. Tends le poing. Je le frappe de la paume.
— Bonjour, Hyunjin-ssi. Désolé pour le temps pourri.
Je hausse un sourcil. Depuis quand il est aussi formel avec moi ? Faut croire que je l'intimide vraiment.
— Salut, Felix. T'inquiète, c'est pas comme si tu pouvais y faire grand-chose. Et je t'ai déjà dit : appelle-moi Hyunjin.
— OK, OK... Bon, tu crois qu'on peut quand même filmer ?
— Sauf si t'as pas envie d'être trempé ?
Il lève les yeux vers le parapluie, puis secoue la tête. Il doit se dire que si on le fait pas maintenant, on le fera jamais.
— La pluie donnera peut-être un effet... artistique. Ou mélancolique.
— Artistique ou mélancolique, hein...
— Te moque pas. C'est toi qui parles ce langage, pas moi.
Je souris malgré moi. Je repense aux derniers jours : nos messages entre deux cours, ses notes vocales à moitié soufflées, mes photos floues de repérage. Il m'a laissé choisir le lieu. D'après Chan, Yongbok connaît mieux Busan, où ses parents ont une maison de vacances, que Séoul.
— On peut tenter un effet hyperaccéléré. Tu marches à ton rythme, et j'accélère au montage.
— Avec la pluie, ça peut vraiment donner quelque chose.
— Toi, immobile dans ta bulle, pendant que la ville file autour.
— J'aime bien cette image.
— On fera plusieurs prises, de plusieurs angles... Des gros plans aussi, tiens, pour qu'on voit ton expression.
— C'est pas ma danse qui prime ?
— Si. Mais ce qui compte, c'est qu'on ressente ce que toi, tu ressens.
Je sors la caméra que Chan m'a prêtée il y a des mois. À l'origine, c'était pour un projet autour de Cadavre Macabre, inspiré d'une installation vue au MMCA : une tour de 1003 écrans saturés d'images, criante d'hyperstimulation. J'imaginais quelque chose d'immersif, sonore, oppressant.
Mais comme toujours, dès qu'il faut aller au bout d'un truc, j'ai décroché et l'idée s'est effondrée avant même d'avoir pu respirer.
— Je te suis à distance, ça te va ?
— Parfait. Je fais un truc en particulier ?
— Non. Fais comme si j'étais pas là.
On tourne une heure, peut-être deux. Felix ne proteste jamais, mais il est mal à l'aise. Je le remarque à son regard fuyant entre deux prises, à ses doigts qui tremblent en replaçant son parapluie : il est mal à l'aise.
Je me demande ce qu'on est censés capter, au juste, dans ces rues détrempées. Un peu d'atmosphère ? Une humeur ? Une vérité ? Itaewon, je connais. J'y ai erré jusqu'au matin avec Chan, bu jusqu'à l'oubli, ri trop fort avec Jisung et Changbin, mal aimé Jiyeon. J'ai tout fait ici, sauf aimer pour de vrai.
Ce sentiment-là, je l'ai toujours observé de loin. Comme un décor qu'on installe pour une scène, qu'on démonte une fois le plan terminé. Peut-être que l'amour ne se vit pas. Peut-être qu'il se rejoue. Et peut-être qu'Felix, lui, essaie juste de finir un projet sur un thème assez large pour parler à tout le monde, sans se mettre trop de sa personne en jeu.
Il s'arrête sous un réverbère, au bord d'un trottoir désert. La lumière le découpe avec une précision cruelle, comme si elle voulait révéler ce qu'il essaie de cacher.
— Felix ? Je vais faire un gros plan.
Je zoome. La pluie glisse sur ses épaules, suit sa colonne, se perd en fines veines sombres sur l'asphalte. Son regard effleure les enseignes sans s'y accrocher. Son dos reste droit malgré l'averse. Je cherche le bon cadrage, celui où le parapluie lui masque à moitié le visage, ne laissant visible que la tension de sa bouche.
— Tu penses à quoi ? demandé-je.
— À rien.
— Ton "rien" a l'air d'être lourd, pourtant.
— Alors à tout, si tu préfères.
— Tu cogites beaucoup, non ?
Il sourit, regarde ses baskets trempées.
— J'essaie de pas trop penser.
Je baisse la caméra.
— Tu veux qu'on arrête ?
— Non, ça va. Je suis juste... un peu ailleurs.
— Tu l'es souvent, tu sais.
— Et toi, t'as souvent l'air de juger.
— Je te juge pas. J'essaie de comprendre. C'est pas pareil.
Il soupire.
— C'est idiot, Hyunjin, mais j'avais un peu peur de venir aujourd'hui.
— À cause du temps ?
— Non.
— À cause de moi ?
— Non, à cause de moi. J'ai du mal à me montrer tel que je suis.
— Je suis pas très doué non plus. Je parle plus facilement des autres que de moi. Mais, franchement, tu t'en sors pas si mal.
— Tu trouves ?
— Ouais. Les images sont plutôt belles, dis-je en regardant l'écran. Tu veux qu'on trouve un endroit sec pour les regarder ?
— Bonne idée. Je dirais pas non à un peu de chaleur.
Les bars s'allument les uns après les autres tandis qu'on avance. Les pancartes vendent de la liqueur, de la bière, du rhum, des nuits sans fin. Bientôt, la rue déversera son flot de fumeurs, de jambes nues malgré le froid, de couples qui s'agrippent à leur amour comme à une bouée.
On s'éloigne de l'agitation, bifurque dans une ruelle. Un café discret, un peu défraîchi, nous tend ses lampes jaunes.
Felix suspend son parapluie à l'entrée, s'installe près de la vitre. Je commande deux boissons : glacée pour moi, chaude pour lui. Quand la serveuse dépose sa tasse, il s'en empare aussitôt, mains refermées autour.
— Tu crois que les plans vont rendre bien ? demande-t-il.
— Ouais, j'aime bien.
— Filmer sous la pluie, c'était une bonne idée. La ville paraît... différente. Comme si elle montrait un autre visage.
— Une âme, tu veux dire ?
— Quand il pleut, c'est comme si elle pleurait un peu.
Je souris.
— Poète, va.
— Te fous pas de moi. J'ai vu ce que tu fais. T'as pas le droit de dire que t'en es pas un.
— Franchement ? Je suis pas sûr que le poète soit encore réveillé.
— Tu plaisantes ?
— Pas vraiment. Je suis pas plus poète qu'artiste.
— Tu racontes n'importe quoi !
Il se mord la lèvre, comme s'il regrettait ses mots.
— Je suis pas vexé, dis-je. T'as le droit de penser que je suis un peu con.
Je veux dire... courir sous la pluie pour filmer un mec que je connais à peine, on a vu plus intelligent.
— C'est pas ça que je voulais dire, insiste-t-il. C'est juste... tu postes tes œuvres, tu peins en live, t'exposes ce que t'as de plus personnel... et tu te considères pas comme un artiste ?
— J'ai jamais eu le sentiment d'en être un. Si je l'étais, ce serait viscéral. Là, c'est juste... un appui.
Je bois une gorgée sans y penser. Le jazz en fond tourne, le silence s'installe, pas gênant, mais du genre à s'épaissir si on le laisse faire. Je sens que si je continue à parler de moi, je vais finir par dire un truc que je préférerais garder pour moi.
Alors je bifurque.
— Tu fais quoi exactement à l'Institut ?
— Danse contemporaine. Et un peu de théorie.
— C'est-à-dire ? Quelle théorie ?
Il fait tourner sa cuillère dans sa tasse.
— L'histoire de la danse, l'anatomie... On apprend comment le corps fonctionne, jusqu'où on peut l'amener sans le foutre en l'air. On analyse aussi des chorégraphes, des pièces marquantes. Leur contexte, leur impact. Comment une œuvre traverse une époque, ou en devient le reflet.
Je hoche la tête.
— Et toi, t'as commencé comment ?
— Je sais pas trop. Un jour, j'ai dansé. Et j'ai compris que c'était la seule chose qui me permettait d'exister sans me justifier. Genre... c'est comme parler sans buter sur les mots. Sans devoir me corriger, m'expliquer, faire attention.
— Tu crois que tu peux faire passer quelque chose à travers ça ? Changer les regards sur toi ?
— Pas les changer, non. Mais... au moins les toucher assez pour qu'ils se souviennent de moi. Tu trouves ça naïf ?
Oui, ça sembler naïf. La danse ne guérit rien. Je l'ai vu avec l'art : Cadavre Macabre, l'énergie des débuts, la sensation qu'on allait créer quelque chose de neuf, de vivant... Aujourd'hui, il ne reste qu'un compte poussiéreux et des selfies qui gagnent plus de like que mes oeuvres.
Mais à quoi bon lui balancer ça ? Pourquoi salir ce qu'il a encore, lui ? Pourquoi plaquer mes ruines sur ses fondations ?
— C'est pas naïf. C'est beau, d'être certain que tu peux toucher les gens.
Chaque ruelle, chaque façade ruisselante, chaque ombre glissante devient une matière à capter. Les rues étroites avalent la lumière et recrachent parfois un chat trempé, silhouette furtive entre deux halos. Un peu plus loin, le parc de Yongsan se dresse, ses arbres nus fouettés par le vent ressemblent à des os tendus vers le ciel.
On finit par atteindre le pont de Banpo. Les piliers s'enfoncent dans le fleuve comme des aiguilles dans une peau tendue. La fontaine arc-en-ciel est éteinte. Elle aussi semble morte. Séoul, âme ou pas, reste une bête froide. Une créature de béton qui semble attendre le moment de refermer ses mâchoires.
Je décide d'en rester là.
Dernier plan large : Felix de dos, face aux tours qui éventrent le ciel.
— Tu penses à quoi ? À tout ? À rien ?
— À tout.
— T'as un mot pour décrire ton ressenti ? Même un seul.
Il réfléchit.
— Épuisé.
— Par quoi ?
— Par tout cet amour que j'ai encore en moi. Mais... au moins, je me dis que si je ressens encore, c'est que je suis pas complètement... cassé.
Je resserre le cadre. Un éclair fend le ciel, et le grondement qui suit semble faire vibrer les traits de Yongbok.
— On dirait que t'as encore des trucs à sortir. Tu veux me dire ?
— T'abandonnes jamais, hein.
— Pas quand ça compte.
Il détourne les yeux... puis saute dans une flaque. L'eau me gicle en plein visage.
— Putain, Yongbok !
Il se retourne, mort de rire.
— Quoi ? Tu voulais du naturel, non ?
Et il repart en courant, parapluie abandonné, tête nue sous l'averse. Il slalome sur le bitume détrempé comme s'il se vidait de tout à chaque pas. Je le suis. Mes baskets glissent, mes fringues me collent à la peau, la caméra bat contre moi comme un deuxième cœur.
Je le perds une seconde. Le retrouve arrêté en plein milieu d'un carrefour désert, bras ouverts, à bout de souffle.
— Tu vas choper la crève, tu le sais ça ?!
Il me regarde, les yeux brillants, et saute dans une autre flaque.
— Merde, la caméra... râlé-je.
Il éclate d'un rire franc, inattendu, comme si un verrou venait de lâcher en lui.
Machinalement, j'essuie l'objectif, mais je n'ai plus envie de filmer, surpris par cette lumière qui le traverse d'un coup, comme un éclair. Je repense à cette vidéo tombée sur moi une nuit d'insomnie : le kintsugi, l'art de réparer les poteries brisées avec de l'or. Non pas dissimuler les fissures, mais les souligner.
Peut-être que c'est ce qu'il fait, lui, en dansant. Il montre ce qui craque, ce qui déborde, et le transforme.
Pendant que moi, je continue de recouvrir chaque faille sous des couches de noir.
— T'es vraiment un abruti..., soufflé-je.
Il hausse les épaules, toujours hilare.
— Peut-être. Mais t'as l'air de m'apprécier, non ?
Chapter 9: Mauvaise place, bon moment
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Les sorties en famille étaient rares quand j'étais enfant, et celles avec mon père encore plus. Pourtant, chaque dernier dimanche du mois, il m'emmenait au musée. « Pour t'immerger dans la culture », répétait-il, en affirmant que ça me servirait un jour... ou quelque chose comme ça. Je l'écoutais à peine, déjà occupé à planifier ma prochaine bêtise.
Il y a une expo de photographie qui m'est restée. Certaines photos étaient prises à travers des rideaux, des panneaux, des poteaux. Beaucoup semblaient volées, prises dans l'intimité du sujet, comme si l'objectif cherchait à capter ce qu'on n'aurait pas dû voir. En marchant dans les salles blanches, j'avais l'impression d'espionner des inconnus. D'être au mauvais endroit, mais au bon moment.
— Sur quoi tu bosses, mon petit sauvage ? lance Mamie derrière moi.
— Un projet pour un ami.
— Un de ces grands gaillards qui te collent aux basques ?
— Non. Un nouveau.
— Ah, un ami ! Ça fait plaisir à entendre.
Elle me regarde comme si elle voyait encore le gamin qui traînait tout seul dans la cour de récré.
Sur l'écran, Yongbok traverse un pont. Je rembobine. M'arrête sur une image. Son parapluie arc-en-ciel lui cache la moitié du visage. Ne restent que ses lèvres, mouillées de pluie, entrouvertes. On dirait qu'il vient de pleurer.
Pour ce plan-là, j'étais au bon endroit, au bon moment.
Mamie ajuste ses lunettes rafistolées au scotch. Elle ne m'a jamais dit comment elles se sont cassées, mais je suppose que ses mains ont avaient lâché sans prévenir.
— Il s'appelle Yongbok. Il fait de la danse, on tourne un projet ensemble.
— Il est sympa avec toi ?
— Je crois, ouais. Il est... doux.
Elle s'installe à côté de moi.
— On dirait qu'il est un peu triste, quand même, dit-elle après un moment à me regarder bidouiller.
« Cassé », m'a-t-il dit. Cassé derrière ses sourires, derrière l'assurance. Comme moi, peut-être. Sous les vêtements choisis avec soin. Sous le maquillage.
— Il t'intrigue, non ?
— Un peu, ouais. Il parle pas beaucoup de lui, mais parfois, y a des trucs qui lui échappent, et j'ai envie d'en savoir plus.
Depuis la journée avec Yongbok, quelques jours ont passé. J'ai terminé le montage pour Chan et Changbin, et j'ai commencé à bosser sur le sien. On s'est même revus au Studio 1. J'étais assis dans un coin, en train de gribouiller dans mon carnet pendant qu'il peaufinait la choré de On My Knees. Il l'a reprise une dizaine de fois, sans jamais s'énerver, avec une passion sans bornes. Je crois que c'est ça qui m'a touché. Il aime ce qu'il fait. Il s'y donne à fond, sans forcer. Comme si danser l'aidait à respirer.
— Je crois que j'essaie juste de comprendre, ajouté-je. Pourquoi je le trouve... je sais pas. Différent ? C'est pas qu'il est juste canon ou cool. C'est autre chose.
— Tu vas finir accro, murmure-t-elle avec un petit sourire.
— Arrête...
Elle rit.
— Je dis rien... Mais c'est bien de t'attacher à quelqu'un ! Tu devrais lui parler, pour de vrai, et pas juste à travers ta caméra.
Je soupire.
— Peut-être.
Elle se lève, passe une main sur mon épaule.
— Tu me diras quand ce sera plus « un jour ». Moi, je vais faire du thé.
La porte de l'atelier claque. Je cligne des yeux, le temps que mes pupilles s'habituent à la lumière d'hiver.
En bas des marches, ma mère m'attend, les bras croisés.
— Tu as passé toute la journée ici ? me balance-t-elle.
— Bonjour à toi aussi, maman.
Son regard glisse vers la porte close derrière moi.
— Réponds à ma question, plutôt que d'être insolent.
— Oui. Toute la journée.
— Tu n'étais pas censé faire autre chose ?
— Et toi, t'étais pas au travail ?
— Je suis venue chercher ta grand-mère pour son rendez-vous. Et qu'est ce que je viens de dire, à propos de l'insolence ?
Comme toujours, je n'aurai le droit à aucun détail quant au rendez-vous. Mamie me dit toujours que ce sont « des précautions ».
— Hyunnie, tu sais qu'elle devait se reposer aujourd'hui...
— Je sais... mais elle voulait finir les costumes pour la troupe.
— Le théâtre de quartier s'en remettra.
— Elle a besoin de faire quelque chose.
— Elle a son tricot.
— Elle déteste ça.
Le soupir de ma mère s'adoucit ; elle a l'air plus fatiguée que fâchée.
— Je comprends. Mais toi aussi, tu as des choses à faire tu ne peux pas passer ta vie à veiller sur elle.
— Maman...
— Il faut qu'on parle ta recherche de boulot, d'ailleurs.
— J'oublie pas. Mais là, j'ai un truc de prévu.
— C'est pressé ?
— Euh... ouais.
Elle grimpe une marche pour se mettre à ma hauteur, lève la main, hésite à me toucher la joue, puis la laisse retomber.
— Tu sais, tu me manques... C'est pas juste que tu viens moins. C'est autre chose.
Je baisse les yeux vers elle. Depuis la marche du dessus, elle me paraît plus petite que d'habitude.
— Enfin... vas-y. Je ne te retiens pas.
Je file, nos épaules se frôlent. Son parfum m'effleure, un mélange de savon et d'herbes de cuisine. Je ne me retourne pas, mais je sais qu'elle me regarde encore alors que je descends dans la bouche de métro.
Les voix, les annonces, le grondement des trains forment une nappe de bruit qui n'étouffe pas mes pensées. Elles tournent en boucle. Mamie, ses gestes ralentis. Ma mère, avec ses reproches à demi-mots. Et moi, là-dedans ? Je ne sais même plus ce qu'on attend de moi.
« Institut des arts créatifs de Séoul », annonce la voix robotique. Les portes du wagon s'ouvrent dans un souffle, je me laisse porter par la foule.
Le long de la sortie, les étals débordent de bricoles : pin's, peluches, colliers en plastique, gadgets lumineux. Des trucs inutiles qu'on a quand même envie de garder. Mon doigt frôle une breloque en forme de fraise. Puis je reprends ma marche, les mains dans les poches.
À la cafétéria, Chan et Changbin sont penchés sur leurs carnets ou leurs écrans. Chan m'aperçoit, me fait signe.
Je lui rends un sourire en espérant qu'il ait l'air sincère.
— Alors, ça avance le montage ? demande-t-il.
— Ouais. J'ai terminé les plans qu'on a tournés l'autre jour. Je vous montre.
J'allume l'écran. Changbin enlève aussitôt son casque et se penche, captivé par les images. Je guette sa réaction. Il ne dit rien tout de suite, mais son regard s'allume. Et ça me suffit. C'est bon. Mieux que ce que j'avais imaginé.
— C'est vraiment bien fait, finit-il par lâcher.
— Merci d'avoir bossé là-dessus, ajoute Chan en me tapant l'épaule.
— C'est rien... C'est vous qui dansez. Vous avez fait le plus dur.
Le montage, pour moi, c'est un peu ce que la couture est pour Mamie : un refuge.
Combien de matins j'ai passés à assembler ces fragments, à fignoler chaque détail... Dans cet espace-là, je suis seul maître à bord.
Chan s'étire, vertèbres qui craquent doucement, puis se lève chercher le café qu'il m'a promis en échange du montage. Changbin, lui, a déjà replongé dans son monde dès qu'il a remis son casque.
— Tiens, t'en avais besoin, non ? dit Chan en me tendant une tasse.
— Merci, dis-je.
— Binnie, tu décroches ou quoi ? ajoute-t-il en posant une autre tasse sous son nez.
L'intéressé lève une main, visiblement agacé, sans quitter ses feuilles des yeux.
— Deux minutes, j'ai presque fini.
Chan secoue la tête et revient s'asseoir à côté de moi.
— Alors, ça s'est passé comment ta sortie film avec Yongbok ?
— Tu veux voir ?
— Évidemment.
La vidéo démarre : Itaewon, ses bistrots bondés, l'effervescence des rires noyés dans le gargouillis des motos, et cette lumière dorée qui dégouline sur les trottoirs. Yongbok traverse le cadre d'un pas dansant.
— J'aime bien, dit Chan, penché en avant pour mieux voir.
J'esquisse un sourire et fais défiler les scènes en vitesse accélérée. Yongsan Park s'étale, calme et glacé. Les branches nues griffent le ciel comme des traits de fusain. Puis vient le pont de Banpo : les phares dessinent des lignes abstraites sur l'eau noire, frémissante.
— Franchement, je croyais que ça allait tourner au fiasco, balance Changbin en enlevant son casque.
Je lève un sourcil.
— Merci pour la confiance.
— Bah quoi ? Je t'imaginais lui rentrer dedans direct.
— Y'avait pas de raison. C'est juste... un gars, quoi.
— T'en es sûr ? Yongbok a un truc quand même, non ? relance Changbin, le menton calé dans la paume.
— Ouais, il sourit tout le temps, mais j'ai l'impression qu'il garde des trucs pour lui, ajoute Chan.
— Vous l'avez senti aussi ? demandé-je.
— Grave. Au début, je pensais qu'il était juste fermé. Pendant les répètes, tout le monde se lâchait, essayait des trucs. Lui, il restait à l'écart. Ça m'agaçait, pour être honnête.
— Pourquoi ?
— Je croyais qu'il s'en foutait. Genre, qu'il était là par obligation.
— Et qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ?
— Une fois, on était les deux derniers au studio et y'avait ce silence un peu bizarre, tu vois, celui où t'entends tes pensées super fort, tu vois ?
— Ce genre de calme qui te rend mal à l'aise à d'être à eux, commente Changbin.
— C'est ça. Et d'un coup, il s'est mis à parler. Il m'a dit que la danse, c'était la seule chose sur laquelle il avait encore une prise, vu que sa famille est loin. Ici, à Séoul, il se sent souvent perdu.
— Il a vraiment dit tout ça ? soufflé-je.
— Ouais. Sa voix tremblait un peu, pas beaucoup, mais suffisamment pour que tu sentes que c'était sincère.
Je prends une gorgée de café. L'écran s'est éteint, ne reflète plus qu'un visage flou, strié de traces de doigts. Pourtant, dans ce brouillard, je vois clair : Yongbok m'intrigue plus que je ne veux l'admettre.
— Vous savez ce qu'il a vécu à Sydney ? demandé-je.
Chan et Changbin échangent un regard.
— Il en parle à peine, finit par dire Chan.
— Ou alors à moitié, ajoute Changbin. Il a mentionné ses sœurs une ou deux fois. Et une maison, près de la mer, je crois. Mais jamais plus que ça.
— J'ai l'impression qu'il essaie vraiment de repartir de zéro, tranche Chan.
Le visage de Yongbok me revient, rougeoyant sous les néons d'un bar. Seul, comme déconnecté du monde. Il avait détourné les yeux, puis esquissé un sourire. Léger. Trop vite effacé.
— Si quelqu'un peut lui faire baisser sa garde, je miserais sur toi, reprend Chan.
— Pourquoi moi ?
— Parce qu'il te fait confiance, même s'il te le dira jamais. Sinon, il t'aurait pas proposé ce projet.
Chapter 10: Désarticuler la danse
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— Hé, Yongbok ! Je suis là !
Un court silence s'installe, suspendu comme une goutte prête à tomber. Puis il relève la tête, et son sourire jaillit, efface d'un coup la grisaille de l'après-midi.
— Je croyais que tu m'avais posé un lapin, dit-il.
— J'ai totalement perdu la notion du temps...
La matinée m'a glissé entre les doigts. Une de ces heures floues, blanchies par l'insomnie, où je tourne en rond sans avancer, prisonnier de ce manège mental où les pensées s'empilent sans ordre, comme des couches de colle mal posées.
Chan et les autres s'y sont faits, mais pas Yongbok.
En courant vers le métro, je l'imaginais, debout dans le froid, les doigts serrés sur son téléphone, à attendre une notification, un mot, un signe.
— Je suis vraiment désolé. T'as pas trop attendu ?
— J'avoue... je regardais mon téléphone toutes les deux minutes.
Il sourit, mais sa voix a une fêlure.
— Merci d'être resté.
— T'avais dit que tu viendrais.
On se met en marche et on parle du programme : il veut repérer des lieux pour filmer la chorégraphie complète, le cœur de sa vidéo. Je sens que tout est déjà en place dans sa tête. Les angles, l'atmosphère. Un passage dehors, une transition au moment où le jour bascule.
— Je veux que ce soit abstrait... mais intense !
Nos voix se perdent peu à peu dans le vacarme de Myeongdong. Le quartier ressemble à un collage géant, glué de travers, partout à la fois. L'imper jaune de Yongbok capte la lumière, attire les regards. Ses doigts, fins et nerveux, repoussent sans cesse une mèche de cheveux. Ses traits s'éparpillent dans les reflets... une pommette, une paupière, le bord d'une lèvre. Il devient fragment, mouvement.
Et je ne suis pas le seul à le regarder avec autant d'attention. Un groupe d'ados s'arrête net, les yeux écarquillés.
— Excusez-moi... c'est bien vous, Lee Felix ?
Et en un battement, Felix apparaît. Le sourire se précise, comme un masque parfaitement ajusté. Les téléphones sortent. Les flashs crépitent. Ses gestes deviennent plus lisses, maîtrisés, chorégraphiés. Il sait comment se tenir, où poser ses mains, comment incliner la tête, accrocher les regards. Ce que les écrans attrapent, c'est exactement ce qu'il leur donne : une image.
Je le regarde faire, partagé entre fascination et gêne. Il évolue dans cette partition comme si elle était naturelle. Comme si Yongbok, celui que je connais, n'avait jamais été qu'une ébauche, une ombre portée.
Quand le groupe finit par s'éloigner, il relâche les épaules.
— Désolé, Hyunjin... ils t'ont complètement zappé.
— C'est pas grave. Je suis pas très reconnaissable, moi. Ce genre de trucs, ça t'arrive souvent ?
— De temps en temps. Mais... ça fait partie du jeu.
Il dit ça sans aigreur, mais pas non plus avec légèreté.
On quitte l'avenue principale pour une ruelle plus étroite, saturée de néons. Les stands de street food s'alignent sans fin, formant un couloir de chaleur et de brouhaha. L'air est chargé d'odeurs : huile frémissante, sucre fondu, vapeur salée. Tout me donne faim. Brochettes dorées, crêpes luisantes, gâteaux moelleux gonflés comme des oreillers.
Devant un stand, un gamin tire sur la manche de sa mère, pointant du doigt des gâteaux vapeur sous une cloche en plastique. Il trépigne, les yeux brillants. Elle soupire, puis fouille dans son sac, compte les pièces une à une. Je ralentis. Ça me ramène aux matins avec Mamie. Son panier débordant de poissons frais, de légumes négociés au prix d'interminables palabres. Et toujours ce geste discret, comme un secret entre nous : une friandise glissée dans ma poche.
— T'as faim ? demande Yongbok, me sortant de mes pensées.
Il s'arrête devant un stand où un vendeur s'affaire derrière une plaque brûlante. Son tablier est taché, ses bras marqués de brûlures cicatrisées.
— Deux hotteok, s'il vous plaît.
Le vieil homme nous répond avec un sourire si large qu'il en efface presque ses rides. Yongbok me tend l'un des pancakes fourrés.
— Pour te remercier de m'aider !
— T'étais pas obligé...
— Si. J'y tiens.
On s'installe sur le rebord d'une boutique, juste assez large pour s'asseoir. Je croque dans ma part, le sucre brûlant me coule sur la langue. La chaleur s'installe doucement, ronge un peu le froid de mars.
— Dis... c'est moi, ou tu passes ton temps à faire plaisir aux autres ?
Yongbok baisse les yeux, froisse le papier autour de son hotteok.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Les ados, tout à l'heure. On aurait dit que t'avais pas vraiment envie de poser avec eux.
— Ils avaient l'air contents.
— Et tu t'es dit que t'avais pas le droit de leur gâcher ça.
— Ouais. C'est peut-être un réflexe. Ou juste... ce qu'on attend de moi. Je suis pas vraiment connu, pas comme les vrais. Mais je crois que les gens seraient déçus si j'étais pas comme ils m'imaginent. Si je disais non, ou si j'étais chiant. Tu vois ?
Je hoche la tête, sans être vraiment sûr.
Pourquoi on devrait coller à l'image que les autres projettent ? Pourquoi ce regard extérieur aurait plus de poids que ce qu'on est vraiment ? J'ai passé des années à jouer les fils modèles, l'élève irréprochable, à enfiler les costumes cousus par ma mère. Jusqu'à craquer. Et devenir ce type un peu à l'écart, que tout le monde prend pour un sauvage.
— Mais je me suis pas forcé à être sympa avec toi, tu sais...
Sa voix me tire de mes pensées. Je tourne la tête vers lui, surpris par le ton presque timide. Un rire m'échappe, plus tendre que moqueur.
— Je comprends pourquoi Chan t'a pris sous son aile.
— Pourquoi ?
— Avec ton imper jaune, t'as vraiment l'air d'un poussin paumé qu'on doit protéger.
Il baisse les yeux vers son ciré, un sourire un peu gêné au coin des lèvres.
— Super. Merci.
— Je suis pas mieux, je dois être le vilain petit canard du groupe.
— Celui qui reste dans son coin, mais râle quand on l'y laisse ?
— Exactement.
Il rit, puis son visage se ferme d'un coup.
— J'ai appris à jouer un rôle, tu sais. Être poli, sourire, dire merci, écouter. Prendre sur moi. J'ai envie qu'on m'aime bien, alors... ouais, parfois je suis un peu faux cul.
— Et avec moi ?
— T'as une manière de m'observer qui me donne pas envie de mentir.
— Tu veux dire... une manière de juger ?
— Non. Justement. C'est ce que je croyais au début. Parce que t'as cet air super sûr de toi, un peu froid. Mais je crois que tu cherches pas à juger. Tu cherches à comprendre.
Il mâche, les yeux perdus dans le vague. Peut-être rêve-t-il, lui aussi, à ces histoires invisibles qui glissent entre les passants... celles qu'on devine à peine : une main qui s'éloigne, un regard qui insiste, une parole qui ne viendra jamais.
Dès que je suis dans un lieu public, mon esprit se décroche, mais cette fois, non.
Je ne m'échappe pas.
Je le regarde, lui.
La ligne nette de sa mâchoire, la courbe paisible de ses paupières, la délicatesse de sa bouche encore brillante de miel. La lumière dorée effleure ses oreilles rosies, glisse le long de son nez, accroche ses pommettes.
— Je peux te demander un truc ? souffle-t-il sans me regarder.
— Vas-y.
— Qu'est-ce qu'il y a vraiment entre toi et Chris ?
— Pardon ?
— Toi et Chan. Vous êtes pas ensemble ?
— Pas du tout.
— Même pas... amis avec des avantages ?
— Attends... c'est... c'est quoi cette question ?
Je bégaie, pas tant par gêne, mais parce que je ne m'attendais pas à ce qu'il balance ça là, maintenant, au milieu de la rue.
— Vous êtes super proches, et, je sais pas, je me suis demandé ! se justifie-t-il.
Mélanger amitié et désir, c'est une pente glissante. Chez moi, dès que l'affection entre, elle déborde. Elle s'étale partout. Je veux tout savoir, tout sentir. Je deviens collant, vorace.
Et ça finit toujours pareil : l'autre s'éloigne.
— La seule fois où on a essayé un truc, c'était chelou, dis-je. On a arrêté là. Mais pourquoi tu veux savoir ? Tu comptes tenter ta chance avec lui ?
— Quoi ? Non ! Bien sûr que non ! C'était juste... de la curiosité.
— Donc tu t'es fait des films ?
— Non ! Arrête de te foutre de moi !
Je ris aux éclats, incapable de m'en empêcher. Il est là, dans son ciré jaune, les joues en feu. Audacieux quand il pose ses questions, mais incapable d'assumer quand on le taquine.
— Allez, dis-moi. T'imaginais quoi ? Qui est au-dessus ?
Il fourre le reste de sa galette dans son sac avec une maladresse presque touchante, se lève d'un bond.
— Le crépuscule tombe. On ferait mieux d'y aller !
On marche longtemps, les yeux en alerte, à la recherche d'un décor. Un passage souterrain ? Trop sombre pour filmer. Une ruelle taguée ? Vu et revu. Une grande place ? Blindée de monde.
Yongbok scrute les abords d'un carrefour, puis me désigne une plateforme surélevée, coincée entre deux immeubles.
— Et là ?
Les néons découpent les silhouettes dans la foule, les lignes du bâtiment sont raides. Froid, mais parfait. L'espace est dégagé, fermé juste ce qu'il faut, comme une scène dessinée par hasard dans l'architecture.
— C'est parfait.
— T'es sûr ?
— Ouais. Avec les flaques, la lumière va rebondir partout. Ça va être dingue.
Il retire son imperméable, le plie, le dépose à côté de moi. Il avance vers l'espace dégagé pendant que je cale mon téléphone sur l'enceinte posée au sol.
J'appuie sur lecture. Les premières notes s'élèvent, comme un souffle discret dans le tumulte de la rue. Il reste immobile, paupières mi-closes. Je lève la main, paume ouverte. Un simple signe. Vas-y. Je suis prêt.
Et il bouge.
D'abord avec précaution. Il explore le vide du bout des doigts, effleure l'espace sans vraiment y entrer. Puis, peu à peu, ses gestes s'ouvrent, ses appuis se font plus sûrs. Autour, la foule ralentit. Des passants lèvent les yeux, sans savoir ce qui les retient. Il ne réclame rien. Il ne provoque pas. Mais il capte l'attention.
Les lumières ricochent sur sa peau : un laser rouge glisse sur son bras, un bleu glacé éclaire son épaule, un vert acide accroche la ligne tendue de sa gorge. Je repense à la chronophotographie qu'on avait vue au lycée, cet art de décomposer le mouvement en une suite d'images. Un galop. Un saut. Une chute. Chaque cliché figeait un instant, révélait l'envers du geste.
Moi, je veux faire l'inverse. Fragmenter sa danse autrement. Casser la continuité. Jouer avec les coupes, les silences, les reprises. Chercher ce qui échappe à l'œil nu. Une beauté heurtée. Une vérité brute.
Qu'est-ce qui traverse sa tête, là, au milieu de tout ça ?
Comment ce garçon, si prompt à baisser les yeux quand on le complimente, peut-il tenir l'espace, hypnotiser une foule, imposer sa présence sans flancher ?
La dernière note s'éteint.
Je ne sais même pas quand le temps a passé.
Quelques applaudissements timides fusent, vite rejoints par d'autres.
Yongbok reste figé un instant, comme s'il sortait d'un rêve. Sa poitrine se soulève dans une grande inspiration, ses yeux cherchent un repère. Puis il redescend de la plateforme, attrape son enceinte, son imperméable, m'agrippe le bras.
Et on détale.
Les flaques éclatent sous nos semelles. La pluie a repris, plus fine, plus froide, s'infiltrant sous nos cols.
On court sans réfléchir, emportés par une impulsion qu'on ne questionne pas.
On rit, aussi : un rire nerveux, essoufflé, qui jaillit d'un trop-plein.
Les flaques éclatent sous nos semelles. La pluie a repris, plus fine, plus froide, s'infiltrant sous nos cols. On finit par se caler sous un auvent, dans le renfoncement étroit d'un immeuble fermé pour la nuit. Yongbok s'appuie contre le mur, les bras serrés autour de son enceinte. Ses cheveux trempés lui plaquent au front, il me regarde à travers ses cils.
— T'as aimé ma danse ?
Dans le « rien » aride qui m'habite d'ordinaire, quelque chose gonfle. Une graine minuscule, peut-être. C'est du désir, oui, mais pas seulement. Un pincement au creux du corps, assez fort pour me surprendre à formuler, mentalement, une prière.
À je ne sais qui. À je ne sais quoi.
Juste... une fois. Juste cette fois, j'aimerais obtenir ce que je désire vraiment.
— Quand tu danses, dis-je, ça m'emmène ailleurs.
— C'est une bonne chose ou une mauvaise chose ?
— Une très bonne chose.
— Moi aussi, je m'évade. Quand j'arrive à me lâcher... c'est le seul moment où j'y parviens vraiment.
— Tu t'évades où ?
— Ça dépend. Parfois dans un souvenir. Parfois dans un endroit qui n'existe pas. Parfois... juste dans une sensation. Le vent, l'eau. Ce que je danse, c'est pas toujours clair. Même pour moi.
Mais moi, j'aimerais tout savoir.
Où va-t-il, quand il ferme les yeux ?
Est-ce qu'il retourne chez lui, près de la mer, là où l'air salin colle aux souvenirs comme une seconde peau ? Est-ce qu'il replonge dans des morceaux de passé qu'il garde enfouis ? Peut-être s'égare-t-il dans une capitale lointaine, une de celles que je n'ai visitées qu'en rêve, où les musées débordent de toiles millénaires...
— Tu crois que ça va impressionner mon prof ? demande-t-il.
— J'en suis sûr.
— Si j'ai une bonne note, ce sera grâce à toi.
— Je ne suis pas l'artiste. Je fais juste en sorte que personne ne détourne les yeux pendant que tu crées.
L'averse redouble, tambourine sur le bitume. On devrait repartir, maintenant que l'enregistrement est fini. Mais on reste là, immobiles sur le trottoir détrempé, comme si on repoussait le moment de retourner dans nos vies respectives.
— Mon anniversaire approche, dis-je. Chan hyung et les autres préparent un truc. Tu voudrais venir ?
— C'est vrai ? Tu veux que je vienne ?
— Bah... ouais.
— Ce sera pas trop bizarre ? Que je sois là, avec tes amis ?
— T'inquiètes. Chan te donnera sûrement les détails mieux que moi. Mais j'aimerais bien que tu sois là.
Ses yeux se posent sur moi avec une intensité nouvelle.
— Alors je viendrai.
Son sourire s'adoucit, comme si quelque chose s'éclairait en lui, juste sous la peau.
Ça me fait penser à cette rumeur sur Van Gogh... celle où il aurait bu de la peinture jaune pour avaler un peu de lumière. Comme s'il croyait qu'en l'ingérant, il pourrait dissoudre l'ombre qu'il portait.
Je sais que c'est sûrement une connerie, mais je comprends le geste.
Moi aussi, j'aimerais absorber un peu de la lumière de Yongbok. La garder en moi. Juste assez pour comprendre d'où elle vient.
Chapter 11: Trouble fête
Chapter Text
La sonnerie de mon téléphone retentit alors que je suis déjà près de la porte, un pied dans la chaussure, l'autre encore nu. Je décroche à la dernière sonnerie. Toujours la dernière.
— Joyeux anniversaire, Hyunnie ! lance ma mère.
— Merci.
— Vingt-trois ans, déjà !
Vingt-trois ans, ce n'est pas vieux. Alors pourquoi j'ai l'impression que le temps s'effrite sous mes doigts, qu'il craque sous mon immobilité ?
Ma mère avait à peine quelques années de plus que moi quand je suis né. Sur les photos chez Mamie, elle paraît fragile, le visage encore enfantin, trop proche du mien. Elle s'était mariée l'année suivante, déclenchant la colère de mon grand-père ; cet homme borné, plus fidèle à ses copains de bar qu'à sa propre famille. Et pourtant, se marier, fonder une famille, c'est tellement plus acceptable que... moi : pas d'enfant, pas d'avenir net, et aucune chance d'en avoir un jour.
— Tu travailles ? Je te dérange ?
— Non... enfin, un peu. J'ai échangé mon service avec un collègue. Je viens de rentrer.
Jeongin n'a pas posé de questions. M. Kim a levé les yeux au ciel, mais ma réunion familiale cruciale a suffi à le convaincre.
— Ah bon ?
— Je sors ce soir. Avec des amis.
Je l'imagine déjà pincer les lèvres, cette ligne fine qu'elles tracent dès que quelque chose l'agace.
— Ces amis que ta grand-mère aime tant, je suppose ?
— Oui. Elle est là, d'ailleurs ? J'aimerais lui parler.
— Elle dort encore. Mais elle te souhaite un bon anniversaire.
— Ah... tu lui diras merci.
Une pause, puis :
— Tu es pris, alors... j'imagine que si je t'invitais au resto, tu dirais non ?
— Mes amis m'attendent...
— Bien sûr. Je voulais juste te souhaiter un bon anniversaire.
— Merci. On se reparle plus tard, d'accord ?
— Oui. Passe une bonne soirée.
Elle raccroche. La dernière fois qu'elle m'a dit je t'aime ? Au téléphone ou tout court ? Aucune idée. Peut-être une fois, dans une lettre, pendant mon service militaire.
Je vais dans la salle de bain. Le miroir me renvoie les restes d'une nuit trop courte, ou de plusieurs années à avancer sans vraiment dormir.
Je commence ma routine. Une fine couche de fond de teint pour lisser la peau, estomper les ombres, couvrir ce que je préfère taire. Un trait d'eyeliner pour redessiner mon regard, lui donner un peu d'assurance. Une touche de paillettes sur les paupières, juste assez pour accrocher les lumières du Backdoor ; ou les regards, peut-être. Couche après couche, mon reflet change. Les traits se précisent, le dos se redresse, les épaules s'ouvrent. À chaque geste, je construis un masque.
Et à chaque geste, je dessine un masque.
Yongbok fait pareil, je crois. Il a sa version douce, presque timide, pour le studio et l'intimité. Et celle qu'il déploie dans les couloirs : brillante, solaire, généreuse.
Ce soir, pour moi, ce sera la version extravertie qui rit fort, qui danse comme si rien de grave ne lui était jamais arrivé. Mais je ne sais pas laquelle est la vraie... Le garçon fatigué, déçu de sa mère, ou celui qui s'apprête à briller sous les néons. Peut-être aucun. Peut-être que je suis juste coincé entre les deux, à coller des paillettes sur mes blessures.
J'ajuste ma veste, prêt à sortir.
Mon téléphone vibre dans ma poche arrière. Le nom de Chan s'affiche.
— Désolé, Channie hyung, je vais être en retard.
— T'inquiète. Je t'ai envoyé un taxi.
— Quoi ? Je m'étais déjà fait une raison à l'idée de marcher sous la pluie.
— Pas avec moi. Le chauffeur arrive dans cinq minutes. Et bouge-toi !
La machine à fumée souffle par bouffées régulières, noyant la salle dans un brouillard épais qui sature l'odorat, brouille la vue. Je les repère enfin près de la cabine du DJ, regroupés en cercle, verres levés. Une petite constellation prête à éclater.
La foule ressemble à une créature moite, tentaculaire, sans squelette, mue par les basses. Eux, au centre, paraissent figés dans une bulle de lumière. La chaleur m'écrase. La musique me tape dans les tempes. Je ne sais plus trop ce que je fous là. Vingt-trois ans. Un anniversaire de plus. Une année de plus, perdue.
Chan me voit. Son sourire fend la lumière. Le mien suit, réflexe bien rodé.
— Hé, voilà l'homme du jour ! hurle-t-il. Prêt à faire la fête ?
— Plus que jamais.
— T'as intérêt, on t'a pas traîné ici pour que tu tires la gueule, rigole Jisung.
— J'ai même mis une chemise pour toi, ajoute Changbin en tirant sur son col déboutonné. C'est dire l'effort.
Il me tend un verre. Jisung m'attrape dans une étreinte enthousiaste, presque brutale. Mon champagne manque de gicler.
— À toi ! crie Changbin. Que cette année t'apporte tout ce que tu veux !
— Et du bon sexe, enchaîne Chan.
— Et moins de nuits à ruminer, souffle Jisung.
— Et un patron qui sait lire un tableur sans hurler, ajoute Changbin.
Je lève mon verre avec un sourire. Je ne leur dis pas que je sais que je n'aurai jamais tout ce que je veux.
Yongbok, resté en retrait jusque-là, lève son verre. Nos regards se croisent, le temps d'un tintement.
— J'étais pas sûr que tu viendrais, dis-je.
— Bien sûr. Tu croyais quoi, que j'allais rater ça ?
— Franchement... un peu.
— Moi aussi, lance Chan. On croyait que vous alliez vous éviter jusqu'à la fin des temps.
— On a traîné un peu ensemble, dis-je. J'ai trouvé que c'était bien qu'il soit là.
Yongbok sourit sans rien dire. Il reste près de moi, là sans forcer.
— Fais gaffe, Lixie, balance Chan. Hyunnie pourrait encore mordre.
Les rires fusent, aussitôt avalés par le son. La musique reprend toute la place, et je me glisse sur la piste. Yongbok me suit. Ce soir, ses gestes sont retenus. Il garde son cocktail à la main, joue avec la paille, l'air distrait. Il tente de me dire quelque chose, mais sa voix se fait happer par les basses.
Je lui fais signe d'approcher. Ses cils frôlent ma joue tandis qu'il se penche vers moi.
— J'aime ton maquillage.
— Oh...
— J'aime bien les paillettes.
— Ah... merci.
— Tu pourrais m'en mettre aussi ?
J'acquiesce. J'ai toujours de quoi faire une retouche ou deux, alors pourquoi pas. Je fais un signe rapide aux autres, puis l'entraîne vers le couloir. Au fil des mètres, l'ambiance change : moins de danse, plus de frôlements. Des gestes en suspens, des souffles dans le creux des cous.
La lumière des toilettes nous cueille d'un coup, crue, brutale. Comme si elle cherchait à nous démasquer. J'évite mon reflet dans le miroir, désigne le bord du lavabo d'un geste du menton.
— Assieds-toi là.
Yongbok termine son verre d'une traite. La paille glisse au fond avec un bruit mouillé. Il pose le gobelet, grimpe sans un mot. On dirait qu'il a l'habitude qu'on s'occupe de lui.
Je sors mon eyeliner et un petit pot de poudre scintillante.
— Ferme les yeux.
Il obéit sans attendre. Je lève la main, crayon suspendu, hésite un instant avant de tracer une ligne légère.
— Pas besoin d'être aussi doux... murmure-t-il.
— J'ai pas envie de t'éborgner.
Je reprends. Ligne nette, régulière. Puis je tapote un peu de poudre du bout du doigt. Quelques paillettes s'échappent, accrochent la lumière sur ses pommettes. Il rit, se tortille.
— Quoi ?
— Tu me chatouilles.
— C'est pas tous les jours que je maquille un mec.
— Dommage. Tu pourrais en faire un vrai job.
Son regard glisse vers la croix que je porte. Il la prend entre deux doigts, la fait tourner doucement.
— T'es catholique, toi aussi ?
— Non. Je pratique pas.
— Pourquoi tu la portes, alors ?
— Cadeau de mon grand-père. Je crois que je l'ai jamais vraiment quittée.
Il hoche la tête, pensif, puis passe la main sous sa chemise et en sort une chaîne fine.
— J'ai fait toute ma scolarité dans une école catholique.
— Ah. Moi, j'ai jamais aimé l'Église.
— Moi non plus. Mais j'aimais bien les messes. Le silence surtout. On aurait dit que le monde s'arrêtait et c'était... bizarrement reposant.
Je ne réponds pas. Il garde les doigts posés sur ma croix.
— J'étais un gamin bizarre, poursuit-il. Pas dans le bon corps, pas avec les bons mots.
Son souffle effleure mon nez. Sous le sucre du cocktail, je sens autre chose. Plus âcre.
— T'es arrivé avant les autres ? questionné-je.
— Non. Pourquoi ?
— Tu sens fort l'alcool.
Il sourit.
— J'ai commencé tôt, ouais.
— Avec qui ?
— Personne.
— Pourquoi ?
— Sortir me stresse, parfois. Voir du monde, rencontrer des gens... faut que je m'émousse un peu avant.
Ce genre d'angoisse qu'on planque sous les rires, les verres. Ce besoin de s'arrondir les contours pour devenir fréquentable. Je l'ai fait. Je le fais parfois encore.
— Et toi ? enchaîne-t-il. Pourquoi ils t'appellent "le sauvage" ?
— C'est ma grand-mère qui m'appelle comme ça.
— Charmant.
— C'est à cause d'un truc à l'école. J'avais trois ans. J'ai mordu un autre gamin.
Il pouffe.
— Sérieux ?
— On faisait de la peinture. C'était mon moment, tu vois ? J'étais hyperactif, je supportais pas qu'on me dérange. Il a voulu toucher mes pinceaux, alors je l'ai mordu. Fort.
Il éclate de rire. Ses dents brillent sous les néons, blanches comme du verre poli.
— T'étais intense.
— Et toi ? Le gamin qui faisait rire tout le monde pour qu'on le laisse tranquille ?
— Même pas. J'étais celui qu'on n'invitait pas. Celui qu'on appelait "la petite fille" dans la cour. Je faisais semblant de pas entendre. Alors j'ai appris à me rendre indispensable.
— Et ça a marché ?
— Un peu trop bien, si tu veux mon avis.
Je ne sais pas quoi répondre, alors j'esquive.
— Voilà, soufflé-je. Tu ressembles à...
— Une boule à facettes ?
— J'allais dire : un mannequin pour fond de teint.
Il lève le menton.
— Sérieux ?
Il fait comme s'il n'y croyait pas. Pourtant, il le sait, non ? Que sa beauté te colle à la peau, qu'elle donne envie de t'approcher pour sentir sa chaleur. Qu'elle te fait te demander ce que ça donnerait de l'embrasser. Si ce serait doux, sucré ou vénéneux, au point de te retourner l'estomac. Ce genre de beauté qui s'imprime dans ton cerveau, qui te fait revenir, même quand tu sais que ça va faire mal.
Il saute du lavabo d'un bond.
— C'est les paillettes ! Elles t'aveuglent ! lance-t-il en riant.
Et il s'éclipse, comme s'il n'y avait pas eu d'étincelles entre nous.
Je reste figé une seconde, le cœur tiré vers lui. Combien de garçons il a hantés ? Combien de filles il a laissées fendues, à moitié vides, à moitié folles ?
Quand je retrouve le groupe, les basses cognent plus fort. Ou alors c'est dans ma tête.
Chan m'aperçoit. Il lève son verre au-dessus de la foule, un sourire en coin aux lèvres.
— Hé ! Bois ton deuxième ! Sinon c'est moi qui le prends !
Je prends, j'avale. Sans réfléchir.
Ou plutôt : pour ne plus penser.
Trois verres.
Vingt-trois ans.
Un âge qui devrait me rendre adulte.
M'apprendre à cuisiner autre chose que des nouilles.
À changer une ampoule sans tutoriel.
Ne pas paniquer à chaque appel inconnu.
Quatre.
Les néons serpentent au plafond, se tordent, s'étirent.
Chaque flash des stroboscopes découpe le monde en éclats :
un bras levé,
une nuque offerte,
une bouche qui rit.
Cinq.
Chan danse de plus en plus à côté du rythme
mais il s'en fout, et c'est ça qui rend son mouvement beau.
Jisung sautille sur place, mains levées, en pleine transe.
Changbin secoue la tête comme s'il voulait chasser une pensée.
Ou tout oublier, lui aussi.
Six.
Je n'entends plus la musique.
Je la ressens.
Dans mes côtes.
Dans mes tempes.
Dans mes dents.
Sept.
Yongbok.
Ses hanches ondulent, paresseuses.
Sa chemise colle à sa peau.
Il ne s'en soucie pas.
Il ne semble rien vouloir.
Et pourtant, tous les regards glissent vers lui.
Même les miens.
Surtout les miens.
Huit.
Yongbok bouscule quelqu'un, vacille, tente de se rattraper, bras en l'air.
Trop tard.
Un serveur passe, plateau chargé à bloc. La collision est presque silencieuse... jusqu'à ce que tout vole en éclats.
Les regards se tournent. Tous. Vers lui.
Yongbok se baisse aussitôt, mains tendues comme s'il pouvait rattraper le désastre.
— Je suis vraiment désolé...
Le serveur, jeune mais déjà lessivé, serre les dents.
— Un plateau entier ! Vous savez combien ça coûte, ça ?
Jisung et Changbin s'approchent, réflexe protecteur.
— Mec, c'était un accident, calme Jisung. Respire.
— Une garderie, c'est ça ?! Vous pensez qu'un sourire et c'est réglé, on va vous pardonner vos conneries ?!
Chan surgit, calme en façade.
— On va régler ça, pas besoin de crier.
Mais le serveur veut son drame :
— Joli minois ou pas, vous payez.
Chan sort son portefeuille, tend les billets orange. L'autre les arrache et disparaît, toujours furieux.
Yongbok reste figé.
— Désolé...
— C'est rien... murmure Chan. Viens. On va pas laisser ça plomber la soirée.
Ils retournent vers la piste. Jisung cabotine, enchaîne les grimaces pour alléger l'atmosphère. Changbin passe un bras autour de Yongbok, le ramène contre lui comme on console un enfant.
Trois verres au sol, et autour de lui, des gestes doux, des mots qui rassurent.
Je reste là, à côté d'eux, bras ballants. Spectateur d'une scène où je n'ai plus de rôle. Sauf peut-être celui du type en trop. Du type en colère.
Je le regarde, et je brûle. De jalousie. De désir. De rage, surtout. Contre moi.
Alors je détourne les yeux.
Et je pars.
L'air de la nuit me mord à la première bouffée. Il râpe mes poumons comme un reproche.
Chan me rejoint presque aussitôt.
— Ça va ?
— J'avais besoin de respirer.
Je fixe les lampadaires, maigres silhouettes plantées sur le trottoir désert.
— Sacrée soirée, non ? demande-t-il.
— On peut dire ça...
— Je suis désolé que tu t'amuses pas.
— Ouais, je me sens... pas mal, mais vide.
Il hoche la tête.
— Je sais. Et puis t'as sacrément bu.
— Je suis pas le seul !
— Lixie tient pas l'alcool.
La pique fuse malgré moi :
— Il a surtout démarré en avance.
— Quoi ? Il a commencé avant de venir ?
— Ouais. Il m'a dit qu'il voulait calmer ses nerfs.
— Et tu l'as laissé continuer ?
Je me retourne d'un coup.
— Sérieux ? Fallait que je lui arrache son verre ?
— Non. Mais t'aurais pu lui parler.
— Ah, super. Maintenant t'es son ange gardien ? Pourquoi tu t'inquiètes plus pour lui que pour moi ?
— Hyun... c'est pas un concours.
— Non ? Parce que moi, j'ai l'impression que si !
— Putain... tu crois que je te vois pas ? Tu crois que je m'en fous ? Je m'inquiète pour toi. Merde. Pour toi. Plus que pour lui, si ça peut te rassurer !
Je croise son regard. J'y vois mon reflet. Fatigué. Foutu.
— J'aurais pas dû dire ça... Je suis désolé.
— T'as pas à t'excuser. Mais regarde-toi. Tu trembles. Tu tiens à peine debout !
Je baisse les yeux sur mes mains. Il a raison.
— Je crois que je vais rentrer.
— Tu veux pas revenir avec nous ?
— Non. J'ai besoin d'être seul.
Et de sentir le froid. Pour sentir quelque chose. Le vide ou la punition, je ne sais pas.
— Tu peux pas rester comme ça tout le temps. À te taire et à exploser.... Un jour, il faudra que tu parles de ce qui cloche.
Je ne réponds pas.
— Tu veux un taxi ? soupire-t-il.
— Je vais prendre un bus. T'inquiète.
Il hésite.
— OK. Mais promets-moi de m'écrire quand t'es rentré.
— Promis.
Chapter 12: Peaux de serpent
Chapter Text
Les messages affluent après mon anniversaire. Ma mère, inquiète comme toujours. Chan, attentionné depuis ma crise de nerfs. Jisung et Changbin, qui enchaînent les blagues comme si de rien n'était.
Mais Yongbok ? Rien.
Je ne cherche même pas à repenser à la soirée au Backdoor. J'ai vingt-trois ans. Rien n'a changé.
Au fond, je le sais : je ne peux pas continuer à survivre entre mon boulot de nuit et mes journées enfermées à peindre dans cet appart merdique. Je tourne en rond. Encore et encore. Comme ces chiens qu'on voit parfois sur Instagram, coincés dans des jardins minuscules, creusant le même sillon dans la terre, jusqu'à l'épuisement.
Les rappels à l'ordre de ma mère me reviennent à intervalles réguliers, comme une horloge. Tic-tac. Tic, elle insiste : je dois photographier le mariage d'un énième cousin, la semaine prochaine. Tac, un cousin avec une femme, une maison. Tic, une vie rangée. Tac, bien comme il faut.
Plutôt que de lui répondre, je fais défiler les réseaux. Je regarde ces vies lisses que j'envie autant que je méprise : des types en costume qui montent dans des voitures brillantes, des étudiants qui trinquent au soju, des corps parfaits sous toutes les lumières.
Je sauvegarde leurs photos. Comme si, à force d'en empiler, mon image finirait par apparaître.
Vingt-trois ans. Et tout ce que je veux, c'est muer. Me peler comme un serpent.
Parfois, je m'imagine dans une salle d'opération. On m'allonge. On m'attache. Le chirurgien s'approche, ganté, masqué. Il trace les lignes au feutre noir : les joues, le menton, les paupières à tendre, le nez à redresser. Il parle calmement à l'équipe : « on racle, on lime, on injecte ». Une seringue transperce ma lèvre. Une autre aspire la graisse. Une lame détache un morceau de peau que je ne veux plus.
Et moi, je regarde. Je veux sentir la brûlure, la coupure. Je veux qu'on efface. Qu'on recommence. Qu'on me rende... présentable.
Mais même après ça, je le sais. Il resterait quelque chose. Un poison incrusté, trop profond pour que l'acier ou l'argent l'atteignent. Une haine vissée dans l'os.
Alors j'essaie de tenir, comme je peux ; je lance une diffusion Instagram.
Je cale mon téléphone contre un trépied bancal, rafistolé avec des cartons, puis attrape la toile entamée l'autre jour. Un autoportrait en monstre.
— J'aimerais avancer sur ce projet. Je me suis dit qu'un peu de compagnie, ce matin, ça ferait pas de mal.
La créature me fixe depuis l'écran. Yeux bordés de plumes, deux abysses sombres, affamés de lumière. Le pinceau glisse, étire l'ombre sous l'orbite.
Les commentaires commencent à tomber.
@hyunarts : C'est magnifique, mais... triste.
@passimal.jpg : C'est quoi l'inspi ? On dirait un oiseau blessé.
@xoxo_noah : Ça fait un peu peur, mais j'adore !
— Vous trouvez ça sombre ? Peut-être un peu, ouais.
Le pinceau suspendu dans l'air, je cherche mes mots.
— C'est comme ça que je vois les choses, en ce moment.
Comment leur dire ? Que mes nuits s'étirent car le bip de la caisse du convenience store me hante jusqu'à ce que je m'endorme devant des vidéos de true crime, en espérant que les monstres dehors fassent taire celui qui vit en moi.
— C'est un peu perso, je suppose. Une mauvaise période... rien de spectaculaire.
Je prends du noir, en ajoute sur la tempe du monstre.
@leewon : Genre une rupture ?
@hearts4jun : Tu veux en parler ?
— Ouais. On peut appeler ça comme ça. Une histoire qui s'est mal finie, y'a quelques mois.
Je fais tourner le pinceau dans ma main.
— Il y avait quelqu'un. On passait beaucoup de temps ensemble. À parler. À se dire des choses qu'on dit pas souvent. Et puis... j'en sais rien. Peut-être que j'ai tout gâché.
@marblem00n : T'étais amoureux ?
@blue_fox : Tu lui as dit ?
— Peut-être que j'étais amoureux, mais je l'ai pas dit. C'est plus simple de peindre que de mettre des mots.
Je relève les yeux. Toujours rien de Yongbok. Est-ce qu'il se souvient de ce qu'il m'a dit, dans les toilettes ? Et moi... est-ce que je l'ai compris ? Ou est-ce que, comme tout le monde, j'ai seulement vu ce que je voulais voir ? Un garçon fardé, un peu fêlé, bon à désirer mais pas à garder.
Je passe un nouveau coup de pinceau.
— Il était du genre à graver nos initiales sur les bancs, vous voyez ? À croire que les choses peuvent durer à l'infini.
J'ajoute une touche de lumière au coin de l'œil de la créature.
— Et moi... j'étais du genre à tout saboter.
@yoona_draws : C'est fort. Merci de partager ça avec nous.
@yulia_art : Tu comptes la finir aujourd'hui ?
Je recule, observe le tableau. La créature me regarde en retour.
— Peut-être qu'elle restera comme ça.
Ma vérité est là, cachée sous les couches, et c'est très bien comme ça.
Lassé de mon reflet dans la vitre du métro, je sors mon téléphone. Peut-être qu'un peu de potins numériques m'inspirera une nouvelle histoire d'amour ratée.
Je repense au live du matin. À ce que j'ai dit, ou plutôt laissé entendre. Un lien brisé, un « quelqu'un » vaguement esquissé. Mais je ne culpabilise pas. Ce genre de mensonges, c'est comme l'horoscope : anodins, réconfortants. On les écoute parce qu'on a envie d'y croire. Qui n'aime pas les histoires d'amour ?
La rame ralentit. Les portes s'ouvrent sur une marée d'étudiants. Je longe les murs, direction la cafétéria. Chan doit déjà m'y attendre.
On me prend parfois pour un nouveau. On me demande d'où je viens, dans quelle école j'ai étudié. Alors j'invente : une année aux Beaux-Arts de Paris, un stage dans une galerie à Insadong, parfois même le MET à New York.
Un mouvement attire mon regard, près d'un bâtiment. Une silhouette raide, figée face à un professeur. Je reconnais Yongbok à cette façon de rester droit, même quand il ploie.
Le prof, costume bien repassé, lunettes rectangulaires, parle d'un ton sec.
Je me planque derrière un pilier, incapable de détourner les yeux. Le vent m'apporte des bribes de leur échange.
— Franchement, je m'attendais à mieux. Là, c'est creux.
Yongbok ne bronche pas, mais son corps se tend davantage.
— Ce que vous montrez, c'est du contenu pour les réseaux, joli mais vide.
— Je croyais que l'exercice portait surtout sur la technique...
— La technique ? Ce n'est qu'un outil. Où êtes-vous, vous ? C'est lisse, impersonnel. Si c'est tout ce que vous avez à offrir, retournez faire des likes.
— J'ai mis beaucoup de moi dans ce projet...
— Ce n'est pas assez. Posez-vous la bonne question : pourquoi ce que vous faites devrait nous toucher ?
Puis le prof tourne les talons et s'éloigne. Yongbok reste là, figé. Seule sa main bouge, tordant la spirale de son carnet comme s'il voulait l'arracher.
J'ai mille raisons d'être en rogne. Et pourtant...
— Qu'est-ce qu'il t'a dit ? je demande en m'approchant.
Yongbok garde les yeux baissés.
— Rien que t'aies pas déjà entendu.
— On a bossé ensemble. J'ai le droit de savoir pourquoi c'est merdique, non ?
Il relève les yeux. Son regard est vide, éteint.
— Il dit que c'est impersonnel et que je me planque derrière du joli.
— Et tu crois qu'il a raison ?
— J'en sais rien. J'avais pas envie de rentrer dans les détails... Je pensais que la forme suffirait.
— OK... Il aurait quand même pu te donner des pistes. Pas juste te dégommer.
— T'as pas besoin de me défendre. Tu m'en veux, pas vrai ?
— Qu'est-ce que tu racontes...
— Tu m'évites depuis ta fête.
Je soupire.
— Ouais. J'étais énervé. T'avais trop bu, tu foutais le bordel... Et j'ai eu honte. Pas de toi, de moi. J'avais envie que tu regrettes d'avoir attiré tous les regards.
Il tressaille.
— Je t'ai regardé prendre toute la place et je me suis dit : il s'en fout, avoué-je. De moi, des autres. Mais même en pensant ça, j'arrivais pas à te détester. J'ai repensé à ce que t'as dit dans les chiottes. Et j'ai compris que t'étais pas juste ce que tu montres.
— Pourquoi tu me dis ça maintenant ?
— Parce que je viens de te voir te faire démonter par un type qui te connaît à peine... et ça m'a fait mal.
— Même si tu crois que j'ai bu autant pour qu'on me regarde ?
— Je crois surtout que j'ai eu besoin de te détester pour oublier que j'avais juste envie que toi, tu me remarques.
Il me fixe, bouche entrouverte.
— Alors ? Tu peux me dire d'aller me faire foutre. Ou tu me laisses t'aider à sauver ce projet.
— Et si j'ai envie de faire les deux ?
— Alors commence par me laisser t'aider. Tu pourras m'envoyer balader après.
Son regard change. Comme si une fenêtre venait de s'ouvrir dans sa tête.
— Je veux qu'il marche, ce projet.... Vraiment.
— Parfait. Dans ce cas... on appelle du renfort.
Quand j'ai besoin de renfort, je me tourne vers Chan. Il a toujours une solution, surtout quand il s'agit de danse. Il ajuste les corps comme je recadre une image.
Yongbok le suit des yeux, accroché à chacun de ses gestes, au moindre mot. Il attend l'approbation, cherche l'accord.
Je reste un peu en retrait, accroupi près du mur, à grignoter des crackers de riz piochés dans le sac de Chan. Leur craquement sec remplit les silences entre deux enchaînements. À chaque bouchée, j'essaie d'avoir l'air occupé.
Mon ordi chauffe sur mes genoux, ouvert sur les photos du baptême que je tarde à retoucher. Mes yeux reviennent sans cesse vers eux. Vers leurs corps en mouvement, dans la lumière oblique qui tombe en biais sur le parquet et découpe les ombres du Studio 3 en longues lignes nettes. Si j'avais mon appareil, je cadrerais la scène de travers, volontairement. Avec la poussière suspendue dans les rais de lumière, et Chan au centre, les bras levés, en équilibre entre maîtrise et douceur.
— Hyun, j'ai besoin de toi, appelle Chan.
Je referme aussitôt l'écran.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Il désigne Yongbok d'un mouvement de tête.
— Il y a un truc qui bloque. Tu peux venir voir ?
J'acquiesce. Avec Yongbok, mes gestes répondent avant moi.
Chan relance la musique. Yongbok se remet en place et s'élance.
Je vois des intentions, mais pas de poids derrière elles. Rien à voir avec l'autre soir, sous la pluie à Hongdae. Là-bas, chaque mouvement lui appartenait. Ici, tout semble poli à l'excès. Comme un portrait retouché jusqu'à l'effacement.
Le prof a été dur... mais pas injuste.
Je l'observe et je m'imagine une toile : Yongbok ouvrant sa cage thoracique à mains nues, côte après côte, pour faire sortir ce qu'il cache.
Mais ce tableau n'existe pas. Ce que j'ai sous les yeux, c'est une esquisse.
— Essaie autre chose, dis-je.
Il s'arrête, essoufflé.
— Quoi, exactement ?
— Arrête de composer. Oublie que c'est pour la fac, danse comme si t'étais seul.
Il tourne la tête vers Chan, cherche son accord.
— T'as rien à perdre, Lixie, confirme Chan.
Yongbok inspire profondément, puis reprend.
C'est différent, oui, mais pas assez.
Je me demande ce qu'il imagine pendant qu'il danse. Est-ce qu'il pense à nous ? À moi ? À ce que Chan va en dire ? Est-ce qu'il se voit de l'extérieur, déjà, en train d'échouer ou de plaire ? Est-ce qu'il se protège en tenant tout sous contrôle, ou est-ce qu'il se punit, à répéter les bons gestes sans jamais les habiter vraiment ?
Je voudrais qu'il lâche. Qu'il traverse ce moment sans s'écouter réfléchir. Mais je sens qu'il y a un barrage, là, entre ce qu'il ressent et ce qu'il s'autorise à montrer. Et je ne sais pas s'il veut vraiment le franchir.
— Tu veux que je te dise ce que je vois, là ?
Il me lance un regard en coin, méfiant.
— Vas-y.
— Je vois un gars qui se bat pour rester impeccable. Tout le temps.
Je marque une pause.
— Tu sais ce que j'aimerais voir, à la place ?
— Non.
— De la sincérité. Comme l'autre soir, au Backdoor. Quand tu t'en foutais. Quand tu dansais sans te retenir.
— Tu trouves ça sincère ? C'était n'importe quoi. C'était... pathétique.
— Non.
— J'étais bourré, Hyunjin. Tu veux que je danse comme ça ? Sérieusement ?
— Je veux que tu danses comme si t'avais plus rien à prouver.
— Facile à dire. Toi, t'es toujours planqué derrière ton appareil. Tu cadres, tu choisis ce que tu montres !
— Et toi, t'es toujours en représentation, même quand y'a personne pour regarder.... Sauf que là, t'as une chance de t'exprimer pour de vrai !
Ses yeux brillent de larmes qu'il retient. Je me sens coupable de le pousser comme ça... mais j'ai l'intuition que ça peut marcher.
Il se remet en place, inspire profondément, puis recommence.
Au début, il avance comme s'il marchait sur un champ miné : les bras levés avec précaution, les pieds posés un à un. Puis, peu à peu, ses gestes perdent en netteté, en maîtrise. Mais ils gagnent en vie. Il tourne sans chercher l'angle parfait, glisse sur ses appuis, vacille. Son torse se plie, son dos se cambre, sa nuque se renverse. Dans cette lente métamorphose, j'ai l'impression de le voir changer de peau. Comme un serpent qui se débarrasse, lambeau après lambeau, de ce qui l'étouffait.
La lumière accroche sa nuque, descend le long de sa clavicule, effleure ses omoplates comme un pinceau hésitant. Par endroits, son corps devient flou, ailleurs d'une netteté troublante. Comme une photo en pause longue.
— Voilà... C'est ça. C'est exactement ça ! m'enthousiasmé-je.
À côté de moi, Chan ne bouge pas. Mais je l'entends respirer plus fort.
Yongbok continue jusqu'à l'essoufflement, puis s'arrête, courbé, les mains sur les genoux.
— J'ai cru que j'y arriverais jamais... murmure-t-il.
— Et ?
Il me fixe droit dans les yeux, pour une fois.
— Merci de m'avoir poussé.
Chapter 13: Corps et âme
Chapter Text
Je me faufile entre les panneaux publicitaires, leurs couleurs saturées braillant promesse après promesse : régimes miracles, yaourts allégés, peaux sans défaut. L'air sent le parfum hors de prix, le stress, et l'envie de se faire remarquer. Les talons claquent sur le béton, les sacs griffés frôlent des manteaux bien coupés.
Adossé à une façade rongée par la pluie et la pollution, Yongbok me repère. Son sweat beaucoup trop grand lui tombe jusqu'aux genoux, engloutit ses mains.
— T'es venu, dit-il. J'y croyais plus.
Évidemment que je suis venu. Ces derniers jours, on s'est parlé souvent.
Et entre deux messages, je pensais à lui. Je l'imaginais seul, dans un dortoir, les écouteurs vissés aux oreilles pour couvrir les voix derrière les cloisons. Ou dans un appartement en hauteur, appuyé contre la vitre, à observer les phares en bas, les trains qui passent sans s'arrêter.
Je me suis demandé s'il pensait à moi, lui aussi. S'il relisait nos échanges. Ou si je n'étais qu'un écran de plus, allumé pour éviter de se retrouver seul avec lui-même.
— J'ai essayé d'être à l'heure, mais j'ai foiré, lancé-je.
— Tu viens d'où ? D'un date ?
— Quoi ?
— C'est la première fois que je te vois en costume.
Je baisse les yeux vers ma veste : coutures tirées, boutons ternis. J'ai le même costume depuis des siècles, Mamie n'arrête pas de le recoudre.
— Mariage de mon cousin. Je suis parti dès que j'ai pu.
— T'étais pas obligé de te presser.
— Je faisais juste les photos.
— Et t'avais personne avec qui traîner ?
Le cousin, trop volubile. La mariée, le regard vide, un verre toujours à la main. Les invités, des inconnus interchangeables. Ma mère, absente, heureusement. Pas de questions, pas de remarques. Juste mon appareil pour me planquer derrière. Tu cadres, tu découpes, tu montres ce que tu veux, et tu files.
— Pas vraiment, alors j'ai disparu après le gâteau. Allez, viens, j'aimerais qu'on filme avant que la lumière tombe. On y va ?
Dans le quartier, les enseignes clignotent toute la nuit, mais là où je l'emmène, c'est le jour qui compte. La lumière franche, pas celle des vitrines. Peu à peu, tandis qu'on marche, les passants se fondent dans l'ombre des tours. Les vitrines disparaissent, remplacées par des façades lisses, percées de fenêtres immenses.
— Pourquoi ici ? demande Yongbok. Mon prof veut du réel, pas un décor de série télé.
— Fais-moi confiance.
Il plisse les yeux.
— J'aime pas trop les surprises.
Je sors mon téléphone et lui montre à moitié les photos qu'un abonné m'a envoyées : une pancarte rongée, des grillages tordus, des fenêtres barrées de croix rouges.
— C'est là, dis-je en désignant l'entrée d'un terrain vague, collé à un immeuble à moitié muré.
— T'es sûr ?
— Parfait pour des photos et des vidéos.
Il balaye les lieux du regard.
— C'est moche.
On passe sous une barrière bringuebalante. L'odeur de métal humide se mêle à celle des plantes incrustées dans les fissures du béton. Je pousse une grille rouillée qui s'ouvre sur l'intérieur de l'immeuble.
— On monte sur le toit, annoncé-je.
— Sérieux ? C'est pas un peu risqué ?
— Attends de voir.
Les couloirs s'étirent, bordés de portes écaillées. Par endroits, le bois nu s'effrite. Je tente l'ascenseur. Rien. On monte par l'escalier, un étage après l'autre, les marches gémissent comme si le bâtiment avalait notre présence à contrecœur.
— T'aurais dû te changer... souffle Yongbok. Ton costume va y rester.
— Tant mieux, bonne excuse pour éviter les prochains repas de famille !
— Tu t'entends si mal avec eux ?
— On n'a plus grand-chose à se dire.
— Pourquoi ?
— Le divorce de ma mère. Ils l'ont mal vécu. Et moi, je suis devenu le rappel de tout ça.
Il ne répond pas.
Je reconnais ce silence : celui où l'autre comprend qu'il vaut mieux ne pas creuser.
Enfin, j'ouvre la porte du toit. Le ciel s'embrase à l'horizon, strié de rose et d'orange, comme s'il levait une dernière fois ses défenses avant que la nuit ne tombe. Vue d'ici, la ville paraît tissée de béton et de lumière.
— Regarde... c'est parfait.
Je l'imagine déjà à travers l'objectif : Yongbok, face à la ville, entouré de fissures, de béton ébréché, de câbles rouillés. Il a quelque chose à dire, et il le sait. Ça grouille en lui, ça cherche une issue. Peut-être que ce moment, cette lumière mourante, suffiront à fendre la coquille.
Il s'approche du bord.
— C'est beau, ouais, Hyun. Mais...
— Mais quoi ?
— Ce serait magnifique... si c'était pas aussi délabré. C'est bizarre, non ? Ce coin cassé, planté au milieu d'un quartier si parfait.
— Justement, c'est pour ça que c'est beau.
Mais ce qui est cassé, c'est difficile à exposer. Même avec de l'or dans les fissures. Même avec cette lumière ambrée autour de Yongbok. Au bout de trente minutes à tourner en rond, il arrache son sweat d'un geste sec et le jette dans un coin. Son débardeur, trempé de sueur, lui colle à la peau.
— T'es encore en train de te perdre comme l'autre jour. Tu veux trop bien faire.
Il secoue la tête, mâchoires serrées.
— J'y peux rien. Faut que ce soit parfait. Tu comprends, non ?
Je repense à ces soirs où je reste planté dans la salle de bain, après la douche. Incapable de m'habiller. Je scrute mon reflet : mes clavicules, mes côtes, ce teint olivâtre, irrégulier. Ce corps, je ne le supporte que quand j'arrête d'y penser. Quand je suis dedans, pas en face.
Peut-être qu'il cherche ça, lui aussi. À travers ce qu'il fait. À aimer ce qu'il a à dire, mais seulement si ça sort assez bien. Assez beau pour être montré. Assez maîtrisé pour être supporté.
Les mots de Chan me reviennent, un soir de diffusion. Une phrase lancée à la volée, mais que je n'ai jamais oubliée : Je veux dire que tu te fixes tellement sur toi que t'as perdu la vue d'ensemble. À force de t'observer, tu te vois plus.
— Tu bloques parce que tu veux déjà savoir à quoi ça doit ressembler, dis-je. Comme si c'était ça qui allait et devait valider ce que tu ressens. Lâche l'idée du résultat ! Reste dans ce que tu ressens, maintenant. Moi aussi je galère quand je peins, tu vois ? Alors, faut que je fasse taire ce qui parle dans ma tête, sinon tout sonne faux.
Il souffle, frotte des gravas du bout de sa chaussure.
— D'ailleurs... je voulais te demander. Ce que t'as dit dans ton live, l'autre soir... tu le pensais vraiment ?
Je fronce les sourcils. C'est quoi, ce changement de sujet ?
— Tu vas devoir préciser. Je balance plein de trucs quand je peins.
— À propos des peines de cœur.
— Tu regardais, ce soir-là ? Je t'ai pas vu connecté.
— J'ai un compte privé. Je voulais juste voir où t'en étais dans ton projet. J'étais pas censé tomber sur quelque chose d'aussi... perso. Je me sens un peu comme si j'avais écouté aux portes, du coup... bah, je suis désolé.
Un sourire en coin me monte aux lèvres.
— C'est plutôt moi qui devrais m'excuser.
— Pourquoi ?
— J'ai inventé cette histoire de copain.
— T'as menti ?
— La peinture du monstre à plumes me foutait à nu. Un peu comme toi, ce soir. Et quand on m'a posé des questions, j'ai paniqué et j'ai balancé la première connerie qui me venait, pour détourner l'attention.
Il regarde au loin, vers un point entre les toits et le ciel.
— Et ce que t'as dit sur l'amour... c'était vrai ? Ou ça aussi, c'était du vent ?
Je scrute un moment les fils de lumière formés par les routes, puis mon esprit décroche. Une image remonte : ma mère, droite et silencieuse. Et moi, enfant, cramponné à sa jambe. Est-ce que c'était de l'amour, entre elle et mon géniteur ? Ou juste une façade bricolée parce qu'elle était enceinte ? Parce que faire semblant semblait moins violent que d'affronter ce qu'il y avait vraiment : pas d'envie, que des ennuis.
— Offrir toutes les parts de soi pour finir encore plus brisé ? Non merci. Et toi ? C'est une histoire qui s'est mal terminée, c'est ça ?
— On s'est quittés, remis ensemble, encore et encore. Mais cette fois... c'est fini pour de bon.
— Vous étiez ensemble depuis longtemps ?
— Ça a été court mais très intense.
— Merde.
— J'ai cru que changer de ville, d'école, de langue... ça m'aiderait à tourner la page.
Il se tait un moment, se mord la lèvre.
— Mais non. Alors j'ai tout balancé dans la choré, en me disant que ça m'aiderait à tenir. Mais bon... je parle trop. Tu dois me prendre pour un mec paumé.
— Franchement, non. T'as l'air paumé comme tout le monde. Mais t'es sincère. Et ça, c'est rare.
Il esquisse un sourire, un peu de travers.
— Il s'appelait comment ? Ton ex.
Il se crispe.
— Pourquoi tu veux savoir ?
— Je sais pas. Pour te connaître un peu mieux.
— C'est pas important.
Il détourne les yeux, les épaules qui se referment d'un coup. Comme si j'avais touché un nerf à vif.
— OK. Pardon. Je voulais pas insister. Mais... si tu gardes tout à l'intérieur, les peines de cœur, les autres angoisses que t'as... ça finit par te bouffer.
— Ouais...
— Alors si t'as pas envie d'en parler mais que danser t'aide à sortir tout ça... pourquoi tu te retiens ?
— J'ai du mal à être vulnérable devant les autres.
— Là, y'a pas « les autres ». Y'a moi. Je viens pas pour juger. T'as dit que t'avais envie d'être compris ? Ben j'essaie.
— C'est pas que toi. Y'a mon prof, les autres, ceux qui verront la vidéo... Les commentaires à la con, tout ça.
Je pourrais continuer à le rassurer, lui redire qu'il n'a pas besoin de se blinder dès que quelqu'un s'approche. Mais je reconnais ce regard : mâchoire verrouillée, yeux perdus loin devant. Comme s'il revoyait cet ex dont il n'arrive même pas à prononcer le prénom.
Alors je change de tactique. Faut remettre de la couleur dans tout ce gris qui lui tourne en boucle autour de la tête.
Je tends la main.
— Viens danser.
— Quoi ?
— On n'a toujours pas calé la choré, et la lumière tombe. Allez. Juste pour le plaisir !
Sa bouche tressaille, comme s'il retenait un sourire ou un soupir.
— Je sais pas si j'en ai envie...
— Fais-moi confiance.
— Y'a même pas de musique.
— Tu connais On My Knees par cœur, non ?
— Ouais... mais toi ?
— À force de t'observer, j'ai fini par apprendre les pas. À peu près.
Sa main flotte un instant, puis retombe dans la mienne. Plus froide que prévu. On commence à bouger, nos pieds se croisent, se gênent. On dirait deux pistes audio superposées qui n'arrivent pas à se caler.
— T'es crispé, dis-je.
— Hein ?
— Ça te fait chier de mal faire et je le sens. J'ai pas demandé un tuto. J'ai dit : danse avec moi.
Il lève les yeux au ciel, puis se glisse derrière moi. Ses bras m'enveloppent avec délicatesse, comme s'il avait peur d'appuyer. Il fredonne le rythme à voix basse. Ses mains trouvent mes hanches. Son souffle passe près de ma nuque.
On rit. Une fois, puis deux. Ça sort tout seul, entre deux pas foireux, deux épaules qui se frottent.
Il me fait tourner, je tangue, il me rattrape. Et dans le même élan, il me tire contre lui. Mon épaule cogne son torse. Il est trempé, tendu, la mâchoire toujours contractée, comme s'il n'avait pas encore atterri.
Je reste figé, le souffle coupé.
— Tu sais ce que je trouve intéressant chez toi ? demandé-je.
— Non ?
— Tu t'exprimes avec tout ton corps, même quand tu danses pas.
Il ouvre la bouche. Mais un cri l'interrompt net.
Puis un bruit métallique, sec, sur le béton. Et un autre.
Je me précipite vers le bord du toit. En bas, des torches trouent la nuit. Et des ombres. Des silhouettes qui montent les marches.
— C'est quoi ce bordel ? lâche Yongbok.
— Merde... J'avais zappé. Y'a une surveillance la nuit.
— Tu déconnes...
Je lui chope le bras.
— Cours !
On dévale l'escalier. Chaque pas claque, se répercute en écho. Une voix hurle derrière nous. Une lampe découpe le vide. On surgit dehors, projetés dans une ruelle sombre.
Yongbok s'arrête net. Son pied heurte quelque chose. Il trébuche, se rattrape à une grille. Son torse se soulève, secoué.
— Alors ? lancé-je, à moitié hilare. Petit poussin affolé ?
— Ferme-la.
Je freine, surpris par la violence dans sa voix.
— Allez, respire. Ils nous ont pas...
— C'est pas ça !
Il recule d'un pas.
— C'est pas eux. C'est... ma montre.
— Ta montre ?
— Elle était dans ma poche. Je crois qu'elle est tombée.
Il désigne l'immeuble.
— Non. Tu vas pas remonter, c'est blindé de gardes !
— Tu comprends pas ! Je peux pas la laisser ! Je peux pas !
— C'est... c'est une montre, non ? On peut en r...
— C'est pas juste une montre !
Il tâte son poignet, là où elle devrait être. Je ne l'ai jamais vu comme ça. Cette foutue montre, je ne sais pas ce qu'elle représente, mais à voir sa panique, on dirait qu'il vient de perdre un fil qui le tenait entier. Sans elle, ses gestes s'égarent. Il sait plus où mettre ses mains, ni comment faire taire ce tremblement qui lui remonte jusqu'aux épaules.
— Yongbok... Regarde-moi. On reviendra. Pas ce soir, mais je te le promets.
— Tu le promets ?
Sa voix est minuscule.
— Je te le promets, répété-je.
Je retire ma veste, la pose sur ses épaules.
— T'es glacé et tremblant, dis-je. Tu peux pas rentrer comme ça.
— Ça va passer...
— Non. Ça passe pas, là. Regarde-toi.
J'écarte ses doigts, entoure son poignet des miens.
— Tu croyais vraiment que j'allais te laisser prendre le métro dans cet état ? Tu tiens à peine debout.
— Alors... je fais quoi ? Je dors sur un banc ?
— Tu viens chez moi. Et tu discutes pas.
Chapter 14: Ombre et lumière
Chapter Text
Yongbok glisse un pied entre deux feuilles froissées, frôle du bout de ses chaussettes dépareillées le bordel éparpillé au sol. Mes toiles abandonnées ressemblent à des lambeaux de peau séchée, arrachés, sacrifiés à un art absent mais obsédant.
— Je m'attendais pas à ça, chez toi... remarque Yongbok.
— À quoi tu t'attendais ?
— Je sais pas... Un appart rangé, des meubles bien pensés, des plantes alignées, genre ambiance Pinterest.
— Si j'avais eu plus d'énergie et d'argent, peut-être.
— C'est fou. T'as jamais montré ce côté-là de ta vie sur Cadavre Macabre.
— C'est le but.
Il s'accroupit devant le monstre à plumes. Ma veste glisse sur ses épaules, trop grande pour lui. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est maintenant que ça me frappe : il est mince, même pour un danseur, avec cette fragilité tendue, sans mollesse. On dirait qu'il pourrait s'effacer si on détournait les yeux une seconde de trop.
— Tu l'as fait avec quoi ?
— Encre de Chine, surtout. Un peu d'huile pour la base.
— Ah ouais... ça sent fort. On dirait l'atelier d'un prof fumeur en fin de carrière.
— Et ça s'accroche à tout : fringues, draps, cheveux... Impossible à faire partir.
— Une sorte d'ex toxique que t'as jamais réussi à virer.
— Exactement.
Il penche la tête, toujours accroupi.
— J'aime bien les plumes. En vrai, c'est plus fort que sur Insta.
J'allume les guirlandes au mur. La lumière se répand, repousse les ombres sans les effacer complètement.
— Je retouche à peine les photos. Mais même comme ça, c'est jamais pareil. La matière, ça ment pas.
Il écarte quelques feuilles et tombe sur mes autoportraits.
— Tu bosses toujours avec les mêmes... euh, outils ?
— Non, j'aime bien varier les médiums. J'ai commencé avec l'aquarelle, j'aimais voir les formes se dissoudre. Maintenant je suis plus dans l'acrylique.... sauf pour celui-là.
Je montre le tableau. Il l'effleure.
— On voit toutes les couches.
— Mon idée, c'est de recouvrir, accumuler, enfouir... jusqu'à ce que le sujet disparaisse, tu vois ?
— Ouais, je crois.
La pluie tambourine contre les vitres, étouffant peu à peu la conversation. Dehors, Séoul se brouille, plus trouble encore que mes peintures. Yongbok s'approche de la table, effleure une esquisse au fusain. Le trait bave sous des doigts humides.
— Merde... pardon, Hyun, je voulais pas abîmer ton dessin !
— C'est rien.
— T'es sûr ?
— Un de plus, un de moins... Je m'y perds moi-même.
Je me détourne, fais quelques pas vers le frigo. Deux œufs, un pot de mayo, des canettes de bière.
— J'ai pas grand-chose. Mais t'as une tête à mériter une bière.
J'en sors deux.
— Et si Chan demande, c'est pas moi qui t'ai fait picoler.
Il mime une fermeture à glissière sur ses lèvres et se laisse tomber sur le lit. Attrape un coussin, le serre contre lui.
— Ta mère, elle dessinait aussi ? On dit que le talent, ça se transmet.
— Ma mère ? Elle a jamais touché un crayon.
— Et ton père ?
— Lui, il m'a surtout laissé des dettes.
— Sympa.
— C'est ma grand-mère qui m'a transmis quelque chose. Elle faisait de la couture.
— Elle faisait ?
— Enfin, elle continue. Mais ses mains lâchent parfois.
Il me scrute, l'air curieux.
— C'est elle qui t'appelle « petit sauvage », non ? Elle a quel âge ?
— Soixante-dix-huit.
— Et... il lui est arrivé un truc ?
Il essaie de ne pas paraître intrusif, mais la question pique.
— Ouais. Pendant mon service, elle a fait un AVC.
— Putain... Et toi, t'étais où ?
— Loin. Et personne m'a rien dit. J'ai appris un mois après, pendant une permission. Elle était déjà en rééduc'.
Je serre la canette, le métal se déforme sous mes doigts.
— Et maintenant ? Elle s'en est remise ?
— Y'a des jours mieux que d'autres. Avant, elle animait tout. Elle râlait, riait, engueulait les voisins. Maintenant... elle a du mal à enfiler un gilet sans mon aide.
Je baisse les yeux.
— Elle me fait penser à un vieux tube de peinture. Celui qu'on presse jusqu'au bout. Et c'est moi que ça épuise.
— Je savais pas... Je suis désolé.
— Tu pouvais pas savoir.
— C'est dur, de voir quelqu'un se réduire comme ça.
— Ouais. Et j'étais pas là. Quand je suis rentré, elle était... différente. Parfois je me dis que c'est moi. Parce que je suis parti.
Il me regarde droit dans les yeux.
— Tu peux pas croire ça.
— Pourquoi pas ?
— Hyunjin... T'es là maintenant et tu fais ce que tu peux. C'est ça qui compte.
Je hoche vaguement la tête. Pas sûr d'y croire, mais touché quand même.
— Bon... assez parlé de moi. Tu veux trinquer ?
Entre deux gorgées, on finit assis par terre, jambes croisées autour d'un gobelet de ramen instantané, dernier survivant de mes placards. Yongbok a troqué ma veste pour la couverture en laine que Mamie m'avait cousue quand j'étais gamin : un cocon râpé, mais chaud.
L'alcool agit sur lui comme un interrupteur : il s'allume d'un coup. Il parle sans s'arrêter, trébuche sur ses phrases, manque deux fois de renverser le bol sur le monstre à plumes.
— Hé, Hyun ! Laisse-moi essayer de dessiner avec toi !
— Maintenant ?
— Bah ouais, pourquoi pas ?
— Tu sais dessiner ?
— Pas du tout. Mais tu peux m'apprendre. Allez, fais pas ton prof snob.
Il me sourit, lèvres fendillées, cils qui battent. Il a le même air que le gamin que j'avais mordu en CE1 pour avoir posé la même question.
— OK, mais tu t'appliques. J'ai zéro patience pour ça.
Je me lève, attrape quelques pinceaux, une palette, une feuille vierge. Je pose le tout devant lui.
— Commence par un truc simple.
— Genre ?
— Ce que tu veux. Laisse ton imagination bosser à ta place.
Soudain sérieux, il trempe le pinceau, trace une première ligne hésitante, puis une deuxième, plus sûre. Sa langue dépasse sans qu'il s'en rende compte.
— Voilà. C'est pas ouf, mais c'est un début, non ?
— C'est... la silhouette d'un immeuble ?
— La vue depuis le toit. Enfin, ce qu'il en reste dans ma tête.
Je me penche pour observer, assez près pour que mon souffle soulève les cheveux courts à la base de sa nuque. Il ajoute des lignes, superpose des formes. Puis le pinceau dérape : une tache noire s'étale au milieu.
— Putain ! J'ai tout merdé.
Je ris.
— Tu jures maintenant ?
— Te fous pas de moi. C'était pas si mal, et puis j'ai fait de la merde...
— Regarde.
Je pose ma main sur la sienne, guide son geste.
— Comme ça... voilà.
La tache devient une tour, haute, un peu tordue. Il la fixe, bouche entrouverte, surpris que son dessin ressemble à quelque chose. Je laisse mon regard glisser de la feuille à son profil. Les guirlandes frémissent dans un souffle d'air, leurs reflets glissent sur sa nuque, les plis de la couverture, ses taches de rousseur. On dirait une constellation minuscule, un bout de ciel tombé là, entre nous.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demande-t-il.
— Rien. Je pensais... à toi. Ou plutôt au fait que, toi et moi, on se connaît pas tant que ça.
— Ah ouais ? Genre quoi ? Allez, c'est ton tour de poser des questions. J'ai monopolisé toute la soirée en jactant !
Je repose mon pinceau.
— Mmm... Tes parents... ils dansaient, eux aussi ? Comme t'as dit, le talent, ça se transmet.
— Ma mère ouais. Elle adorait ça. Pas pro, mais passionnée. Mon père, lui, c'était la musique : piano. Ils se sont rencontrés dans un club de jazz. Elle dansait, lui jouait. Bam. Coup de foudre !
J'imagine un salon étroit, une lumière douce, les rideaux qui ondulent. Deux corps qui se répondent sans parler. Elle tourne, lui suit. Je me dis que ça aurait dû ressembler à ça, l'amour : des parents qui s'aiment, qui partagent quelque chose. Si j'avais grandi avec ce genre de lien, j'aurais eu moins peur de l'affection et de l'amour. Moins peur de donner. Moins peur de ne pas suffire.
— Et vous, vous avez tous dansé ?
— Ouais. Mes sœurs aussi. Mes parents nous ont toujours dit : « Fais ce que t'aimes, mais fais-le à fond. » Moi, je l'ai pris au sérieux.
— Et avant ça ? T'étais déjà dans ce milieu ?
Il relève la tête.
— J'ai essayé la fac à Sidney, arts du spectacle. Mais j'y arrivais pas. Je voulais bouger. J'ai bossé dans un resto. Rien de grand, mais j'adorais l'ambiance.
— Le resto ?
— Ouais. Le bruit, la pression, les coups de feu, les clients qui racontent leur vie... Et c'est là que j'ai rencontré mon ex, pendant que je bossais une saison.
— Et après lui, t'as voulu changer ?
— J'avais besoin de tout effacer. J'ai repris mes études, un peu sur un coup de tête. Je suis parti à l'autre bout du pays, dans un programme de danse. J'y suis resté un an.
— Et t'as demandé un transfert ici ?
— Ouais. J'ai intégré la deuxième année. Le programme est plus carré, mais j'en avais besoin.
— Et maintenant, ça va ?
— Certains jours, ouais. D'autres... moins. Mais je suis plus coincé dans mon lit à ressasser et c'est énorme pour moi.
Ses doigts reviennent sur son poignet, machinalement.
— Ton ex, c'était le type de la montre, hein ?
— Comment t'as su ?
— Elle était trop grande pour toi. Et surtout, quand tu l'as perdue... on aurait dit que t'avais laissé un morceau de toi là-haut.
— C'était un cadeau... il me l'avait offerte pour que j'aie un bout de lui avec moi. Et maintenant... je sais même pas si je la reverrai un jour. Même si je suis plus avec lui, ça me fait bizarre.
Ses doigts suivent le contour de ce vide, comme pour en garder la forme. Il reste là, penché, les yeux perdus dans la feuille. Une voiture passe dans la rue ; ses phares glissent sur les vitres et viennent mourir sur la table. Je le regarde, sans savoir quoi dire pour le réconforter.
— On continue à dessiner ? proposé-je.
Il hoche la tête.
Nos lignes s'étirent, se croisent, s'emmêlent. Le papier devient une ville cabossée, une forêt de tours, un désordre vivant.
Dans la pièce, la seule lumière vient de l'écran du téléphone de Yongbok. Allongé face à moi, sur le côté, il joue à Genshin Impact. Ses doigts effleurent l'écran plus qu'ils ne tapent ; l'image bleutée clignote sur sa peau, l'éclaire par à-coups, comme un projecteur déréglé, un négatif mouvant. Les sons étouffés du jeu se mêlent au tambour régulier de la pluie sur les vitres.
— Je devrais rentrer... souffle-t-il, sans conviction.
— Tu vas être trempé jusqu'aux os.
— Je pourrais appeler un taxi.
— Ce serait du gâchis. Pour deux rues jusqu'au métro, franchement.
— Il est super tard.
— Et alors ? Reste.
Son regard glisse vers la fenêtre, comme s'il cherchait une sortie dans le rideau de pluie, puis revient vers moi.
— Je veux pas te déranger.
— Tu déranges pas.
— Et si je ronfle ?
— J'ai connu pire.
— Si je parle en dormant ?
— Je prendrais des notes pour me foutre de toi après.
Un sourire traverse son visage, fugace, avant qu'il ne s'enfonce dans le matelas. Ses épaules se détendent. Lentement, sa main glisse jusqu'à ma poitrine et s'arrête sur la croix suspendue à ma chaîne.
— Tu laisses personne te regarder peindre en vrai, murmure-t-il, à moitié endormi.
— Je sais.
— Tu y as déjà pensé... ? Me laisser, moi ?
Peindre, c'est tout livrer sans l'expliquer. Tendre la gorge et attendre le coup de couteau. Et pourtant...
— Oui. Mais pas tout de suite, d'accord ?
Sa respiration ralentit. Sa main s'alourdit, puis s'immobilise.
— D'accord...
Sur cette promesse, il s'endort.
Je reste immobile un moment, à écouter la pluie, à sentir la chaleur de son corps se fondre contre le mien. Puis je me glisse hors du lit, sans bruit.
J'attrape mon carnet et un crayon laissé sur le bureau, et reviens m'asseoir au bord du matelas. Le téléphone a glissé de ses mains ; l'écran clignote encore, diffus, juste assez pour dessiner les volumes de son corps.
Je commence à tracer : l'arc de ses cils, l'ombre qu'ils projettent comme des ailes repliées, sa mâchoire détendue, son front lisse. Et cette lumière... pas celle des écrans, ni des lampes, ni des phares. La sienne, celle qu'on ne voit que lorsqu'il est pleinement détendu et qui me donne l'impression qu'un soleil vient de percer le plafond.
Le crayon gratte le papier. Le temps s'efface. Une minute, une heure... ou peut-être une éternité plus tard, mes doigts sont engourdis. Je referme le carnet, le pose au sol et me rallonge. Les yeux ouverts, j'écoute la pluie. Je sais que je ne dormirai pas.
Chapter 15: Toujours au bord
Chapter Text
Une bretelle du débardeur de Yongbok a glissé, dévoilant une bande de peau lisse, dorée par l'été australien. Jusqu'où cette douceur s'étend-elle ? Si je tendais la main, si mes doigts suivaient la courbe de sa peau comme les siens ont suivi la mienne hier soir, au creux du cou... est-ce que ça changerait quelque chose entre nous ?
Je secoue la tête pour chasser l'image, puis me redresse sur les coudes. Le soleil filtre à travers les rideaux et vient heurter mon visage. Des taches blanches dansent devant mes yeux ; je crois d'abord à un reflet... mais non. Ce sont des pétales de cerisier, portés par la brise.
La floraison était annoncée pour cette semaine, mais je n'y croyais plus. Il avait plu sans discontinuer, comme si le printemps hésitait à naître. Et pourtant, les voilà, arrachées aux branches par l'orage, beauté fragile déjà promise aux égouts.
— Hé, Yongbok...
— Mmm...
— Lève-toi. Regarde dehors !
Il grogne, enfouit le visage dans l'oreiller, tire la couverture sur ses épaules. Un œil s'ouvre à moitié, l'autre reste fermé comme s'il négociait encore avec le sommeil.
— Il fait trop clair... marmonne-t-il.
— Mais regarde, y a des pétales !
Il entrouvre un peu plus les paupières, tourne la tête vers la fenêtre.
— Ah ouais... on dirait qu'il neige.
Il fixe encore quelques secondes la danse des pétales, un sourire naissant au coin des lèvres... puis il plisse les yeux, se redresse à moitié et porte une main à sa tempe.
— Ah, merde... j'ai mal au crâne.
Je jette un coup d'œil vers la cuisine, puis la salle de bain. Pas grand-chose pour l'aider.
— Je peux passer à la supérette te prendre un truc à manger et un médoc.
— Non, t'embête pas... ça va passer. Dis, hier soir... j'ai pas dit trop de conneries, hein ? Je parle beaucoup quand je suis lancé !
— T'inquiète. J'ai bien pigé que t'étais une pipelette.
— C'est pas drôle... J'ai dû dire n'importe quoi. J'ai trop parlé. Je suis désolé...
Il passe les mains sur son visage, comme pour effacer ce qu'il regrette.
— C'était rien, je t'assure. Tu parlais, oui. Mais c'était pas désagréable.
— J'aurais pas dû m'incruster autant. J'suis resté plus longtemps que prévu, j'ai abusé. C'est pas normal... t'avais sûrement mieux à faire.
— Franchement... pas vraiment.
Il attrape son téléphone. À peine l'écran allumé, il soupire.
— Mon groupe de travail doit se demander où je suis.
Ça fait longtemps que je ne l'ai pas vu avec eux. Il en parle encore, mais... est-ce qu'ils se voient vraiment, ou est-ce juste une excuse pour filer ? Avant que j'aie le temps de dire quoi que ce soit, il se lève, s'extirpe du lit et rassemble ses affaires.
— Tu voulais pas qu'on aille chercher ta montre ?
Il s'arrête.
— C'est pas grave. Laisse tomber. Je veux pas te déranger plus.
— Mais ça me dérange pas.
— Non, c'est bon. C'est rien, t'inquiètes !
Il enfile ses chaussures, noue ses lacets n'importe comment. Une fois à la porte, il s'arrête, se retourne.
— Désolé encore. Je... je te revaudrai ça.
Et il disparaît.
Je reste figé un instant, puis scrute la fenêtre. Depuis le souplex, j'ai vue sur la rue. Yongbok marche le long du trottoir, la tête basse. Les pétales de cerisier tourbillonnent derrière lui, comme pour l'accompagner à ma place.
Je marche, le corps lourd, saturé comme avant l'orage. Les nuits sans sommeil s'empilent, le repos me glisse entre les doigts, et chaque matin je me retrouve par terre, les yeux fixés sur ce dessin fait avec Yongbok. Une feuille froissée, griffonnée à la va-vite, mais qui garde quelque chose de lui. De moi. De ce moment entre nous.
Ses messages se font rares. Les silences s'étirent, parfois toute une journée, parfois plus. Chaque fois que l'écran s'allume, j'espère que c'est lui... presque toujours, ce n'est pas le cas. Alors je rouvre notre conversation, encore et encore, à la recherche d'une nuance, d'un mot qui expliquerait sa distance. Peut-être que ce n'est pas ce que j'ai dit, mais plutôt cette soirée. L'histoire de la montre.
Je range mon téléphone et pousse la porte du bar où Chan m'attend. L'endroit est plein à craquer : des étudiants penchés sur leurs écrans, le stress plaqué sur leurs visages. L'odeur de café et de bière se mêle à celle, plus froide, de la pluie encore accrochée aux manteaux.
Au fond, je repère Chan, seul, penché sur ses feuilles.
— Hé, bonjour, Channie hyung, dis-je en lui tapant l'épaule.
Il lève la tête, son visage s'éclaire.
— Ah, te voilà !
— Je vois que t'as pas attendu pour commencer, lancé-je en désignant sa pinte à moitié vide.
— Juste de quoi me motiver.
Je vais chercher ma boisson, reviens, pousse un peu ses papiers pour m'installer.
— Tu bosses sur quoi ?
— Rien de fou. Des devoirs à finir, du tutorat... Les cadets que j'aide en ce moment sont fatigants.
— C'est qui, cette année ?
— Trois premières années. Deux sont sympas, mais complètement paumés. Et le dernier... il se croit déjà en haut de l'affiche.
— Et Yongbok ? Il est toujours dans ton groupe ?
— Ouais, mais il est souvent pris avec ses autres trucs à l'Institut, les projets, les répétitions... Tu sais comment il est.
— Je sais pas trop, en fait.
— Bah... c'est un peu un papillon social. Il a toujours un café, un resto ou un plan de dernière minute avec quelqu'un. Il s'intègre partout.
Je hoche la tête.
— Et vous, vous vous voyez souvent, en dehors des cours ?
— Ouais, parfois après les TD. Y'a toujours un petit groupe qui traîne, ça finit en bière ou en bouffe improvisée. Pourquoi, tu veux venir plus souvent ?
— Non, c'est pas ça.
— Bah tu devrais. Ça te ferait pas de mal de voir du monde.
En dehors du groupe de Chan, j'ai personne. Pas de cercle où je compte vraiment, pas d'endroit où on m'attend. Yongbok, lui, a le sien : l'Institut, ses projets, ses amis. Moi, je reste sur le seuil, comme si je n'avais jamais la bonne clé. Peut-être que je me monte la tête, qu'il est juste occupé, mais ça ne m'aide pas à le comprendre. Ça brouille tout.
Ce n'est pas de la jalousie. C'est la peur que les gens partent avant que j'aie pu les retenir. Alors je m'accroche à ce qui reste : les objets. Les beaux, surtout. Eux ne disparaissent pas. Je les range dans des boîtes, des carnets, sur mes étagères : dessins, papiers, produits de beauté.
— C'est quoi cette tête ? Depuis quand tu t'intéresses à ce que fait Yongbok ? demande soudain Chan.
— On a bossé ensemble, l'autre soir. Et quand t'as proposé ce verre, j'ai cru que t'étais au courant... que t'allais me passer un savon.
— Pourquoi je t'aurais engueulé ?
— On devait filmer, mais ça a foiré.
— Foiré comment ?
L'immeuble me revient : l'odeur de renfermé, les murs fissurés, les couloirs plongés dans l'ombre. L'adrénaline. Puis l'alcool.
— Rien de grave.
Mais est-ce que c'était rien, vraiment ? Je revois le rire nerveux de Yongbok, son souffle coupé, ses mots qui dérapaient. Des morceaux de lui que je n'arrive pas à assembler.
— Il a perdu sa montre. Il s'en est rendu compte quand il faisait déjà nuit. Il a paniqué. Vraiment paniqué. Alors je l'ai calmé et je l'ai ramené chez moi.
— Sa montre ?
— Un cadeau de son ex, apparemment. Je pense qu'elle compte plus pour lui qu'il le dit.
— Il t'a parlé de son ex ?
— Ça t'étonne ?
— Honnêtement ? Ouais ! Je pensais pas que vous étiez aussi proches.
— Je sais pas si on l'est, proches. Depuis cette nuit-là, il répond presque plus à mes messages.
— C'est récent ?
— Trois jours... quatre, peut-être. C'est pas énorme, mais... je sais pas. C'est pas comme d'habitude.
— Il a peut-être juste la tête ailleurs.
— Ouais, peut-être... mais je sais pas. Je suis presque sûr que cette histoire de montre le travaille.
— Et donc ?
— Et donc... je fais quoi, moi, avec ça ?
— Pas grand-chose. Tu peux juste... être là. Répondre quand il vient vers toi.
— Super... C'est frustrant, Chan. J'aurais aimé... je sais pas... un mode d'emploi.
— Ça n'existe pas, ça.
— Ouais, mais je me fatigue à chercher quand même.
— Vous allez vous revoir ?
— Normalement, ouais. Sur mon prochain jour off.
— Alors essaie de lui parler de tes inquiétudes... sois sincère avec lui, et... surtout, lui rentre dedans avec ton tact légendaire.
Je souris malgré moi et m'enfonce dans ma chaise. Le dossier grince, mes épaules se relâchent. Mon regard glisse vers la vitre : des gens se croisent sans se voir, des scooters filent, des couples se pressent sous les lampadaires. Et au milieu, ceux qui marchent seuls, les épaules rentrées.
— Ah, Hyun, j'allais oublier !
Chan fouille dans son sac, en sort un flyer plié en quatre qu'il lisse sur la table.
— Tiens.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une fille de la fac organise des cours de dessin.
Je prends le papier.
— Et tu t'es dit que c'était pour moi ?
— Évidemment.
— Pourquoi « évidemment » ?
— Parce que t'es en mode grotte, là. Et que ça te ferait pas de mal de voir d'autres artistes.
— D'autres artistes ? Tu crois que j'ai envie de parler à des inconnus qui vont me demander ce que je fais dans la vie ?
— Tu leur dis ce que tu veux. T'es pas obligé de leur raconter ta biographie.
— Ouais, mais bon...
— Mais bon quoi ? Hyun, je te vois tourner en rond depuis des semaines. T'as besoin d'un truc concret, pas juste de cogiter dans ton coin.
— Et si je déteste ?
— Tu pars. Simple. Mais au moins t'auras essayé !
La pointe de mon stylo accroche le papier, hésite, trace un contour. Une mâchoire. Un front. Des mèches en désordre.
Yongbok.
Ce visage qui revient toujours, même quand je tente de penser à autre chose. Ce qui m'agace le plus, ce n'est pas qu'il apparaisse encore. C'est que ça soit devenu mécanique, comme respirer ou cligner des yeux. Comme si, désormais, dessiner Yongbok allait de soi.
— Bonsoir, monsieur Hwang.
Je sursaute, le feutre manque de glisser.
— Euh... bonsoir, monsieur Kim.
Je referme la main sur la feuille et la fait disparaître sous le comptoir.
— Qu'est-ce que vous faites ?
Ma bouche s'ouvre, mais rien n'en sort.
— Pas la peine d'inventer. Je vois bien quand quelqu'un a la tête ailleurs.
Il marque une pause. Quand il reprend, sa voix est moins sèche.
— Je comprends. Ce boulot est tout sauf excitant. Le bip de la caisse, les mêmes gestes, les mêmes phrases... à la longue, ça use. Mais c'est pas une raison pour décrocher. Ici, on compte sur vous. Les clients. Moi aussi.
Les responsabilités. Rien qu'à entendre ce mot, j'ai l'impression qu'on me demande d'avancer avec un sac de sable sur les épaules. Et je sais bien que je ne peux pas y échapper : si je veux rester hors de l'appartement de ma mère et de ma grand-mère, il faudra bien que je les prenne, ces responsabilités. Mais une part de moi retarde l'échéance autant que possible, grappille chaque jour avant de franchir le pas, comme si j'attendais qu'on me dise que je peux encore rester un peu enfant. Ce répit n'existe pas. Le temps pousse, avance, et moi, je me contente de le freiner du bout des ongles, en sachant que ça ne changera rien.
— Désolé.
Monsieur Kim me regarde un instant, puis décroise les bras. Il se tourne vers une étagère, attrape un bloc de cartons vierges, revient et me le tend.
— Vous aimez dessiner, non ? Alors servez-vous-en. Faites-en quelque chose d'utile.
— Pardon ?
— Des affiches pour les promos de printemps. Faites-les bien.
— Merci, dis-je en baissant la tête, cette fois un peu plus sincèrement. Je vais essayer.
— J'en suis sûr. Allez, filez.
Je traverse l'arrière-boutique, le bloc serré contre moi. Une table en métal m'attend, coincée entre des piles de cartons.
Je m'assois et fais rouler un crayon entre mes doigts. D'habitude, je déteste dessiner « pour quelque chose » : m'asseoir devant une feuille avec une consigne me ramène à l'école d'archi, aux rendus à défendre, aux projets à justifier. Mais là... je peux peut-être faire un effort. Les mots de monsieur Kim tournent encore dans ma tête. Ce n'était pas un reproche sec, plutôt une façon de dire qu'il me laisse une chance et qu'il compte sur moi pour la saisir.
Les images viennent d'elles-mêmes, comme si mon cerveau essayait de remettre de l'ordre dans mes souvenirs : des pétales de cerisier dans l'air, des branches fines qui s'élancent vers le ciel. Puis d'autres surgissent : mamie, penchée sur les étals du marché, ses doigts qui trient, choisissent, reconnaissent au toucher les meilleurs fruits et légumes.
Quand mon service se termine, je détache les feuilles du bloc, passe par le vestiaire, enfile mes vêtements de ville. Avant de partir, j’accroche les affiches sur les panneaux près de l’entrée. Je reste planté là quelques secondes, à les regarder se fondre dans le décor. La vitrine est couverte de buée ; derrière, les reflets des passants se mêlent aux couleurs des affiches, brouillées par les néons. J’en prends une photo, presque machinalement, et je me dis que ça rendrait pas si mal sur Cadavre Macabre . Alors je la publie.
Mes pas me mènent jusqu’au pont qui mène à mon quartier. Je m’arrête, les bras posés sur la rambarde glacée qui me mord les paumes. En contrebas, les phares s’allument et s’éteignent dans les virages, avalés par la nuit. Chaque voiture file vers une autre histoire, une autre vie. La mienne, je la regarde passer depuis le bord. Chan n’a pas tort : je vis en « mode grotte », et je fais pas grand-chose pour en sortir.
Je laisse passer les gens, les occasions, les liens, comme si rien ne me concernait. Je les regarde s'éloigner avant même d'avoir essayé de les retenir. Simplement parce que je suis convaincu que ça finira mal, comme toujours. À quoi bon rêver de chambres d'hôtel avec vue sur Séoul, de costumes hors de prix, de brunchs sur des rooftops... tout ce que les autres s'empressent d'exhiber, si je ne suis pas fichu de faire un pas ?
La vérité, c'est que j'ai lâché. Mon compte Insta ? Ouvert à peine. Les visites chez ma mère ? Pas envie de m'y forcer. Je me tiens à distance de tout ce qui pourrait me bousculer, m'obliger à me regarder en face. Mais à force de m'écarter de tout, je me rends compte que je ne fais plus rien. Que je ne vis plus vraiment. Et si je continue comme ça, je finirai par disparaître sans que personne ne s'en aperçoive.
Je reprends ma marche. Rester planté là, c'est risquer de s'enraciner. Ou pire : de tomber. Il faut que je bouge. Que je fasse quelque chose, n'importe quoi, pour me sortir de cette inertie. Pas demain. Pas « quand j'aurai envie ». Maintenant. Je descends vers le métro. Les portes sifflent, la rame m'avale. À l'intérieur, des visages fermés, des écrans allumés. Personne ne se regarde. Dehors, à la sortie, le même ballet : des pas pressés, des silhouettes qui s'évitent. Derrière les vitres, les bureaux sont déjà pleins. Cette routine-là, je la connais par cœur. Je la déteste.
Je m'éloigne des vitrines, des pubs criardes. Une brise glisse sous mon col, effleure ma nuque. Elle transporte une odeur légère, comme un avant-goût de changement. Le printemps n'est pas encore là, mais il s'annonce.
Bientôt, je longe la clôture de l'immeuble abandonné, le métal accroche ma manche quand je la franchis. Derrière, l'air a une autre odeur : feuilles mortes en décomposition, béton humide, poussière froide. J'allume la lampe de mon téléphone. Le faisceau tremble, accroche les murs lézardés, glisse sur des éclats de verre et des gravats. Pas d'autre bruit que mes pas. Aucun garde.
La lumière naissante effleure les arêtes ébréchées des murs. En haut des escaliers, un éclat attire mon regard : doré, minuscule, étouffé par le gris alentour. Je monte, m'accroupis, tends la main.
Sous mes doigts, le cuir de la montre est rêche, effiloché jusqu'à la trame. Une fissure nette fend le verre. Je la retourne. For Yongbok, love Lucas, gravé dans le métal. Les lettres ternies accrochent à peine la lumière.
Lucas. Voilà donc son nom. Yongbok ne m'en a jamais parlé autrement qu'à demi-mots. J'aurais pu m'agacer qu'il ne me l'ait pas dit. Mais je ravale ça.
Ce que je tiens, ce n'est pas seulement une montre usée : c'est un morceau de son passé, un vestige qui a compté. Si je veux vraiment être là pour lui, il faut que j'accepte que ce passé ne se livre pas d'un coup. Et que, moi, je reste là, en attendant qu'il m'en parle.
Chapter 16: Ces espaces vides
Chapter Text
Le soleil blanchit le ciel jusqu'à le rendre lisse comme une feuille de papier. L'hiver desserre enfin les dents. Avec ce renouveau, un cadeau : Yongbok, jean troué aux genoux laissant apparaître la peau dorée, t-shirt au col échancré qui dévoile sa clavicule.
— Hé, Yongbok !
Il s'approche et m'enlace, comme si les messages lus sans réponse n'avaient jamais compté. De son enfance à l'étranger, il a gardé cette aisance : franchir les frontières sans frapper, entrer dans la vie des gens comme s'il savait qu'on finirait par lui ouvrir.
— Alors ? C'est quoi le plan ? Toujours une surprise ? me questionne-t-il.
— Toujours.
Je nous entraîne dans les rues d'Haebangchon, entre les cafés branchés, les galeries minuscules, les immeubles en travaux. La ville ne cesse jamais de muer, de se retoucher elle-même. Aujourd'hui, j'espère trouver un endroit resté en suspens. Un entre-deux, comme ce qu'on est, nous, en ce moment.
— T'inquiètes, ils peuvent pas surveiller tous les bâtiments. Les flics doivent tous être planqués à Gangnam.
— Et... on peut faire un détour ?
— Pourquoi ? Tu veux un café ?
— Non.
— Un truc à manger ?
— Rien de tout ça.
Il disparaît dans une petite boutique coincée entre deux cafés. Derrière la vitrine poussiéreuse, j'aperçois des pinceaux, des boîtes d'aquarelle, des carnets empilés. Je reste dehors, me demandant ce qu'il peut bien préparer... un dessin, comme celui qu'on a fait chez moi ?
On reprend ensuite la route à travers les ruelles. Je sors mon téléphone et photographie les fresques : certaines dévorent les façades, d'autres se cachent dans les angles morts. Les échoppes alignent leurs jarres à kimchi, leur vaisselle ébréchée. Les enseignes penchent comme pour nous saluer.
La pente se raidit. En haut, je pousse un rideau en plastique sale. Derrière, un bâtiment à l'abandon. Je compare la façade à la photo qu'un abonné m'a envoyée. C'est bien là.
— C'est ici ? demande Yongbok.
— Ouais.
— Et t'en penses quoi ?
— C'est parfait.
À Gangnam, il avait hésité : le vide, l'interdit, ou peut-être lui-même, l'avaient retenu. Aujourd'hui, il avance sans crainte. Pas de questions, pas de regard en arrière.
On grimpe le long de ce qu'il reste de l'escalier, une colonne de béton fendue. Le sol craque sous nos pas, des éclats de verre grincent sous nos semelles. Tout est délabré, mais encore habité. Les plantes ont avalé les murs, englouti les fenêtres. Un pan entier s'est effondré, laissant entrer la lumière. Le lierre s'est glissé à l'intérieur, rampant sur les briques comme des mains crispées. L'espace, au sommet, ressemble à une cage thoracique ouverte.
Yongbok se tourne vers moi.
— Je veux que tu participes à mon projet.
Il me tend le sac qu'il serre contre lui depuis tout à l'heure.
— La dernière fois que j'ai dansé pour de vrai, c'était au lycée. Je suis pas...
Il cale le sac contre ma poitrine.
— J'aimerais que tu peignes sur les murs, Hyun.
J'ouvre. Des bombes de peinture, toutes plus vives les unes que les autres.
— Mais quoi ?
— Ce que tu veux. Comme tu veux.
— Je veux bien, mais faut que je te prévienne... ça va être un carnage !
— C'est pas grave. C'est pas toi qui me répète d'arrêter de faire une fixette sur le résultat ?
Je lève les yeux vers les murs fissurés, noircis, écaillés. Le genre d'endroit que je traque pour Cadavre Macabre.
Je saisis une bombe rouge et la secoue. Le cliquetis résonne jusque dans mon ventre. Me reviennent les vitrines de luxe devant lesquelles je n'ai jamais osé entrer, les matins blafards au convenience store, les bips de caisse, les sacs poisseux, les affiches tracées sans y penser. Les bols de riz laissés à tiédir dans mon appart miteux. Ma solitude, fidèle comme un chien.
Et puis Yongbok qui habite le mouvement, là où moi je disparais.
J'appuie.
Le rouge éclate, brûlant la surface. L'odeur chimique m'enveloppe, âcre et tenace, me colle à la gorge. Je l'avais déjà comparée à une ex qui ne me lâche pas ; ce soir, c'est un premier amour que je retrouve.
Le bleu vient salir le rouge, créer des zones où les couleurs se repoussent et s'avalent. Puis le noir, lourd, qui enferme les bords. Mes doigts se crispent, les traits se changent en griffures, en arcs brisés. Parfois un geste s'évade, plus large, comme un coup porté au vide.
Quand je recule enfin, les bras sont lourds, les mains tachées. Yongbok s'approche, une bombe violette dans la paume.
— Bouge pas, j'aimerais essayer aussi !
Il dessine un arc qui frôle ma hanche, puis change d'angle, se penche derrière moi pour prolonger une courbe. Son épaule effleure la mienne. Les lignes qu'il trace s'enroulent autour des miennes, comme si nos gestes se répondaient. Les projections me mouchettent les doigts, la joue. On se passe les bombes, on se vole des gestes, jusqu'à saturer le mur de nos couleurs mêlées.
Il recule, observe, le front brillant.
— Pas mal, non ?
— Ouais, je crois bien ! m'exclamé-je.
— Et alors... tu veux la suite ?
— Quelle suite ?
Son sourire s'élargit.
— J'ai une autre surprise.
Il sort son téléphone, le branche sur son enceinte portable.
— J'ai repensé à ce qu'on s'est dit l'autre jour, dit Yongbok. J'avais envie que ça sonne plus vrai.
Il sort son téléphone, branche l'enceinte.
— Chan et Jisung m'ont aidé à remixer On My Knees. Écoute.
Les premières notes me happent aussitôt. Je reconnais la mélodie, mais dépouillée, rugueuse. Jisung a cassé l'original, glissé des basses qui vibrent dans le sol, des sirènes stridentes, des textures qui grincent.
— Eh bien... j'avais aussi une surprise pour toi, dis-je en fouillant dans mon sac.
Je lui tends une canette.
— Tiens ! Du courage en alu. J'ai remarqué que ça t'aidait à être sincère.
Il rit, l'ouvre, avale une gorgée. Je m'assois contre le mur encore humide ; il vient se caler à côté, essuie du pouce une éclaboussure violette sur sa joue. On laisse la musique finir de tourner dans nos têtes, tandis que je repense à ce que Chan m'a dit l'autre jour : sois sincère. Et c'est exactement ce que Yongbok est en train de faire, malgré le fait qu'il m'ait évité ces derniers jours. Ce n'était pas moi qu'il fuyait vraiment, mais les angoisses qu'il projette sur les autres depuis Lucas. Celles qui te font reculer avant même qu'on ait la chance de te laisser tomber.
Je ne veux pas qu'il se referme. Alors j'ouvre la bouche, presque sans réfléchir.
— Tu sais... avant de connaître Chan, j'avais souvent l'impression d'être un parasite.
— Un parasite ? C'est glauque.
— Ouais, mais je veux dire, je suis le genre de personne qui se greffe aux autres et qui finit toujours par être rejeté.
— Toi ? Le mec sauvage qui passe son temps à dire qu'il s'attache pas ?
— Justement. J'ai toujours su que j'étais... j'en sais rien, dans mon monde. Ou, en tout cas, pas vraiment accepté dans celui des autres. Et c'est pas juste parce que je suis gay. C'est... moi, en entier, qui bloque. En amour, en amitié... je me plante. Je m'accroche trop vite, ou je pars avant que ça m'échappe.
— Sympa.
— Ouais. Même avec Chan, c'est pas toujours simple. Sauf qu'il m'a appris un truc : si tu montres jamais qui t'es, personne peut te toucher... ni t'aimer. Tu restes invisible.
Le soleil décline, et une lumière douce se dépose sur sa peau. Comme ce matin-là, quand il avait quitté mon lit en panique. Je l'avais laissé partir comme on laisse filer un rêve.
— Pourquoi tu me racontes ça maintenant ?
— Parce que je sais ce que t'as fait, la semaine passée.
— Ah ouais ? Et c'est quoi, selon toi ?
— Tu crois que tu te protèges en m'évitant, mais c'est pas ça. Tu fais comme moi : tu t'isoles pour que personne ne puisse te blesser.
Il vide la canette d'un trait, la pose à côté, se redresse.
— D'accord. Bah... j'imagine que tu vas devoir me voir pour de vrai, là.
Je me lève à mon tour, allume la caméra et lance la musique. Elle démarre comme un grondement venu des entrailles, une menace tapie qui pulse et enfle tandis que Yongbok s'élance. Ses bras tranchent l'espace, comme pour repousser des murs invisibles qui se referment sur lui. Ses pieds martèlent le sol à s'en déchausser. Il tourne, vacille, chute, repart aussitôt.
Chaque geste crie : Je veux sortir de moi !
Chaque cassure dans le rythme traduit ce qu'il n'a jamais su dire.
Chaque reprise est plus dure que la précédente, comme si se libérer de son passé exigeait de s'arracher à sa propre peau.
Je ne sais pas s'il danse sa colère ou sa peur. S'il s'adresse à Lucas, à ses parents, à moi... mais il se donne entièrement. Ses mèches trempées plaquent son front, son t-shirt colle à sa peau, tendu sur un ventre sec.
Puis, un éclat rouge.
Une goutte de sang sur le cuir blanc de sa basket. Peut-être qu'il s'est griffé.
Presque aussitôt, une larme glisse le long de sa joue.
La musique s'arrête net, comme si elle aussi venait de s'effondrer.
Je coupe la caméra et m'avance, pas à pas, sans oser le brusquer.
— Je crois que je vais tourner de l'œil... marmonne-t-il.
— Tu veux de l'eau ?
— Non. Une pause, c'est tout.
Yongbok passe une main sur son visage, puis s'accroupit contre le mur. Il replie les jambes, referme ses bras autour de lui et cache son visage.
— Pourquoi t'as disparu pendant des jours ? demandé-je.
— J'avais besoin de... prendre de la distance...
— À cause de la nuit que t'as passé chez moi ?
Il hésite, sa mâchoire se contracte.
— Ouais. T'es pas comme les autres, Hyun.
— C'est censé être un compliment ?
— C'est... un problème.
— Pourquoi ?
— Parce que t'as cette façon de... voir à travers les gens. De repérer ce qu'ils essaient de planquer. Et moi, je passe ma vie à planquer.
— Et ça t'énerve ?
— Non. Ça me fout en vrac. Je sais pas quoi faire de ça.
— De... moi, tu veux dire ?
Il souffle par le nez.
— Ouais. De toi et de toutes les émotions qui se bousculent en moi depuis notre rencontre.
Dans ses pupilles, un éclat qui n'a rien à voir avec la colère ou la joie. Quelque chose de plus proche de l'envie.
— T'es pas le seul à être flippé, tu sais... soufflé-je.
— Sérieux ?
— Sérieux. Mais... après ce que je viens de voir, je sais qu'affronter nos angoisses... c'est la bonne solution.
On est assis par terre, couverts de poussière, les jambes étendues. C'est la première vraie pause depuis des heures.
— Alors, comment tu te sens ? demandé-je.
Yongbok prend une gorgée de bière tiède, essuie le bord de la canette du pouce.
— Éreinté.
— Et t'as pas envie d'en parler, pas vrai ?
Il m'adresse un regard mi-suspicieux, mi-amusé.
— Comment tu fais pour tout capter comme ça ?
— J'observe. C'est à peu près le seul truc que je sais vraiment faire.
— Tu m'observes souvent ?
— Assez pour remarquer que tu changes de rythme quand t'es préoccupé. Ton souffle se fait plus court, et t'agites les doigts sans t'en rendre compte.
Il détourne le regard, le pose sur l'horizon à travers le mur éventré.
— Tu m'observes, d'accord. Mais moi, j'ai le droit de savoir un truc sur toi ?
— Tu crois que t'es le seul à détester parler ?
— T'avais pas l'air gêné, tout à l'heure.
— L'alcool aide.
— Alors bois encore un peu.
— C'est un ordre ?
— Un conseil. Et après, tu me dis un truc que je sais pas sur toi.
— Comme quoi ?
— Ce que tu veux. T'as ce côté... insaisissable. Je te suis depuis un moment, sur Insta. J'ai toujours trouvé que tu dégageais un truc...
— Yongbok, sérieusement... t'as vu ta gueule ? T'as vu le nombre de tes followers sur Insta ?
— C'est pas pareil. Moi, je me mets en scène.
— Et tu penses que moi, non ?
— Pas de la même façon. Toi, c'est... je sais pas. Comme si tu montrais que la moitié de l'image. Le reste, tu le gardes pour toi.
Son sérieux me désarçonne. Alors je me lance.
— OK. J'ai fait une année de fac, en archi. J'ai tout arrêté. J'ai dit à ma mère que j'avais postulé ailleurs, mais j'ai rien envoyé. Après ça, j'ai filé à l'armée. Je m'en foutais de servir le pays, je voulais simplement... repousser l'échéance.
— L'échéance de quoi ?
— De devoir choisir ce que je voulais vraiment faire.
— Et t'y as trouvé quoi, à l'armée ?
— Du temps. Rien de plus.
— Et maintenant ?
— J'ai envie de fuir mes responsabilités et le futur me terrifie.
— Ça fait bizarre de t'entendre dire ça.
— Pourquoi ?
— Parce que, quand je te vois peindre en live sur Cadavre Macabre, je te sens dans ton élément.
— Faut croire que je suis doué pour faire semblant.
Je sens que je pourrais laisser retomber la conversation là, mais il y a quelque chose dans sa manière de m'écouter, un calme rare, qui me donne envie d'aller plus loin.
Alors je sors le secret que je garde dans ma poche depuis des jours.
La montre.
Je la dépose dans sa paume ouverte. Le bracelet a été réparé, le cadran changé, mais j'ai insisté pour qu'on garde les rayures. Les marques. Ce qu'il restait du passé.
— Je me suis dit que tu voudrais la récupérer comme ça.
Son pouce effleure les traces sur le verre, les suit comme s'il en connaissait par cœur la cartographie.
— Hyun-ah... je...
« Hyun-ah », deux syllabes douces, coulées, chantées. La voyelle s'attarde, glisse au bout, assez pour que ça résonne. Ce n'est pas tant le surnom qui me touche, c'est la musique qu'il y met.
— Ça te plaît ? demandé-je.
Je le regarde boucler le bracelet autour de son poignet, ajuster le fermoir avec un soin cérémonieux. Je ne peux qu'imaginer l'histoire complète derrière ce bijou. Quand est-ce qu'il l'a reçue ? Au début, quand tout était facile ? Ou à la fin, pour tenter de retenir leur relation ? Était-ce une promesse murmurée, un « reste avec moi », ou un adieu poli qu'on s'échange en baissant les yeux ? J'aimerais connaître la réponse, mais je sais que ce n'est pas à moi de la demander.
— Comment je peux te remercier ? demande-t-il.
— Tu pourrais me refaire danser.
— Monsieur « j'ai pas besoin de tuto » veut un cours ?
— J'ai pas dit bien danser. J'ai juste envie de partager ça avec toi.
Un éclat passe dans ses yeux, difficile à lire. Il se redresse et me tend la main.
— Debout.
Je la prends. Il m'attire, se place face à moi, corrige ma posture, ajuste mes poignets.
— Respire. Relâche.
— Je suis détendu.
— Mon œil. Ferme les yeux. Laisse-toi porter.
Ses mains se posent sur mes hanches. Légères d'abord, comme s'il testait la distance, puis plus assurées. Je glisse mes mains sur ses épaules, dans son dos.
J'entends sa question silencieuse contre ma peau : Ça va ? Je peux ?
Je réponds sans un mot. Un frémissement. Un mouvement infime vers lui : Oui. Vas-y.
Ses mains s'attardent au creux de mes reins. Le contact allume une chaleur douce et douloureuse à la fois. La seule musique, c'est le froissement de nos vêtements, et nos cœurs qui cognent.
J'ouvre les yeux. Les siens sont à demi clos. Son souffle frôle ma bouche.
Et je me dis : je pourrais l'embrasser.
Mais je n'ai pas le temps d'esquisser un geste.
Ses lèvres trouvent les miennes. Je me tends, pris de court, puis je cède. Mes bras s'enroulent autour de lui, s'accrochent à ses épaules, à son t-shirt, à tout ce qu'il est. Il recule à peine, jusqu'à sentir dans son dos le mur qu'on a peint ensemble. Marqué de nos gestes, griffé de nos couleurs.
Chapter 17: Rendre l'angoisse belle
Chapter Text
Pour atteindre l'atelier de l'Institut, il faut traverser un couloir étroit, passer sous un escalier en colimaçon, puis pousser une porte dont la peinture se détache par plaques. On ne le trouve que si on le cherche vraiment.
À l'intérieur, ça sent le solvant et le vernis. Des bustes inachevés, en terre ou en plâtre, s'alignent sur les étagères. Les tables croulent sous des échantillons Pantone éparpillés, des pots débordent de pinceaux, des carnets ouverts traînent partout. Je m'installe à une grande table en bois, couverte de coups et de taches d'encre séchée. Trois étudiants sont installés, penchés les uns vers les autres.
Une fille de l'âge de Chan arrive peu après. Carnet de croquis sous le bras, tote bag gonflé, cheveux en chignon à moitié défait. Son pied bat contre le sol, comme si elle avait trop de choses à dire et pas assez de temps pour les dire.
— Salut ! lance-t-elle en posant son sac avec fracas. On n'est pas beaucoup aujourd'hui, alors autant se présenter vite. Moi c'est Choi Sooah. Troisième année. Beaux-arts et histoire de l'art depuis ce semestre.
Les deux gars devant elle échangent un regard, l'air de se demander qui se lance en premier.
— Lee Minho. J'aimerais entrer en première année, puis me spécialiser en illustration.
— Kim Seungmin. Pareil.
La fille en face de moi lève timidement la main.
— Lim Yewon. Pour l'instant, je suis au lycée. Je voulais voir si j'ai une chance de gérer les études d'art, ou si je me fais des idées.
Puis les regards se tournent vers moi.
— Hwang Hyunjin. J'ai fait une année d'archi... mais ça collait pas, dis-je en triturant un crayon.
Sooah fronce les sourcils, comme si elle attendait la suite.
— Et ? Tu fais quoi, maintenant ?
— Je dessine, je peins, je prends des photos... mais dès qu'il faut savoir quoi en faire, je suis paumé.
— Parfait ! tranche-t-elle. Ici, personne sait vraiment où il va. On tâtonne, mais au moins, on le fait ensemble.
Elle tape dans ses mains comme pour donner le départ.
— Allez, montrez-moi ce que vous avez dans le ventre.
Minho et Seungmin sortent leurs carnets. Sooah commente en allant droit au but :
— Minho... tu gères bien la lumière, mais tu t'appuies un peu trop dessus, le reste de la composition marche moins bien. Et toi, Seungmin... tes proportions de personnages sont pas « correctes », mais bizarrement, ça marche. C'est même ça qui te donne une patte.
Elle parle vite, passe du détail technique à la sensation générale, griffonne directement sur leurs pages pour montrer ce qu'elle veut dire. Les deux prennent des notes en hochant la tête.
Quand vient le tour de la lycéenne, Sooah change de ton, mais reste cash :
— Yewon, t'as un truc. C'est évident. Mais là, tu joues trop la sécurité. Autorise-toi à te planter, à faire des horreurs. C'est comme ça qu'on avance.
Puis elle se tourne vers moi.
— Et toi, t'attends quoi ?
J'hésite. Ce que je fais pour Cadavre Macabre, je l'aime, mais c'est un drôle de patchwork : croquis, collages, photos sombres, textes griffonnés en marge.
— C'est pas très... scolaire, prévenu-je.
— J'ai pas demandé « scolaire ».
Je sors mon téléphone et fais défiler mes images. Sooah les parcourt rapidement, ralentit sur certains détails, plisse les yeux, pince les lèvres... et s'arrête net.
— Attends.
Elle zoome sur un autoportrait monstrueux, celui que Yongbok aime bien.
— Celui-là, il a quelque chose.
— Je voulais faire un autoportrait... mais c'est parti ailleurs. C'est devenu une version fantasmée. Ou cauchemardée, plutôt.
— Voilà. Tu l'as amené jusqu'au bout. Les autres, on sent que tu t'arrêtes avant.
Je regarde l'image : un œil noir, l'autre barré de rouge, des griffes, des ailes en lambeaux.
— Il fait flipper, glisse Yewon.
— Il est pas fait pour plaire, expliqué-je.
Sooah agrandit l'image.
— Justement. Il cherche pas à séduire. Mais il raconte quelque chose de très personnel, et ça, n'importe qui peut s'y accrocher... Et moi, j'adore les trucs un peu crades comme ça. On dirait une couverture de BD underground.
Minho approuve.
— Grave. Ou une pochette d'album de rock des années 90.
— Bref, reprend Sooah, peut-être qu'un jour tu trouveras une technique précise à creuser. Mais là... continue là-dedans. Même si c'est « pas académique ».
Elle repose mon téléphone.
— Surtout si ça l'est pas.
— On s'installe où ?
Yongbok désigne la pelouse centrale devant l'Institut. On s'assoit côte à côte, nos lunchboxes entre nous sur l'herbe humide. De petites fleurs blanches piquent le vert, accrochées comme des perles.
Nos bras se frôlent, puis s'écartent tandis qu'on déballe se met à manger. Le baiser de l'autre soir flotte entre nous, quelque part entre nos jambes croisées et nos souffles pas tout à fait synchrones.
— Alors, ton super rendez-vous à l'atelier ? demande-t-il.
— C'était... intéressant.
— C'est tout ?
— Non. J'ai eu comme... une prise de conscience.
Il s'arrête net, un morceau de poisson suspendu à ses lèvres.
— Ouais ? Dis-moi ?
Je cueille une fleur et détache les pétales un à un.
— On devait croquer un sujet en temps réel. J'ai voulu dessiner une créature, comme celles que t'aimes. Mais... rien. Le vide. J'ai compris que même si j'ai plein d'idées, souvent, derrière, y'a rien. Ça sonne creux.
Je marque une pause. Mettre ça en mots me serre la gorge.
— Mes dessins, ils ont l'air finis. J'ai mon esthétique perso, j'ai l'air de savoir pondre un boulot complet, mais dedans... y'a pas grand-chose. Je crois que j'ai toujours évité de m'impliquer pour de vrai. Dans mes projets. Mes études. Mes sentiments aussi, tu vois ?
Je m'interromps. Mettre ça en mots me noue la gorge.
— Les autres là-bas étaient habités... passionnés. Moi, j'avais l'air plus que largué !
J'écrase les pétales sous ma semelle tout en ruminant mes pensées. J'adore ce que je poste sur Cadavre Macabre et mes followers ont l'air persuadés que mes dessins sont profonds, qu'ils disent quelque chose de moi. Ils voient dans mes autoportraits sombres une plongée à l'intérieur de mon être, comme si je leur ouvrais une porte sur mon âme. En réalité, je sais très bien que je joue sur l'esthétique. Les couches de peinture, les traits nerveux, les ombres qui s'étirent... tout ça, c'est un paravent. Au lieu de dire ce que je ressens, j'étale la façon dont je me vois, comme si je peignais mon reflet sur une vitre. Et plus je superpose de matière, plus je peux me cacher derrière.
— Tu t'es jamais dit que t'aurais pu intégrer l'Institut ? lance Yongbok. Ça te donnerait un cadre pour te trouver, non ?
— Non.
— Pourquoi pas ? T'es là un jour sur deux !
— Enfin, bien sûr que j'y ai pensé. Une vraie école d'art, un diplôme...
— Et alors ?
— Et alors, je sais pas ce que je veux. Si je m'inscris, ça veut dire que j'espère réussir à la fac. Et franchement... je suis pas sûr d'être prêt à encaisser un nouvel échec. Regarde où j'en suis après le premier essai : je vends des chips et des ramens dans une supérette.
— Bah... tu comptes rester bosser pour un patron chiant toute ta vie ?
Je cache mon visage dans mes bras. L'idée de suivre la voie de ma mère me donne la nausée : le bureau, les horaires fixes, les pauses devant un écran, les mails qui finissent par « Bien à vous ».
— Pourquoi tu tiens autant à ce que je m'inscrive ? dis-je sans lever la tête.
Il met un moment à répondre.
— Parce que je pense que ça te ferait du bien. Et... j'aimerais que tu sois avec nous l'an prochain.
Je ne sais jamais quoi faire de ce genre de phrases. L'attachement. L'espoir.
J'avais cru que notre baiser partirait sous la douche, glisserait avec l'eau brûlante, la peinture sur mes bras, les pigments collés à mes doigts. Mais non. Il s'est incrusté sous la peau. Entre mes côtes. Dans mes nuits.
Yongbok, c'est pas qu'un garçon. C'est une faille. Une ouverture. Une possibilité. Et c'est peut-être ça, de la même façon que m'inscrire à l'Institut, qui me fait le plus peur.
— On peut parler d'autre chose ? Ces questions-là... elles me retournent le bide de stress.
Il se radoucit.
— OK.
— Désolé. Je sais que t'essaies de bien faire.
— Je veux que tu te donnes une chance, c'est tout.
À travers un espace entre mes bras, je le vois sortir son téléphone, faire défiler des vidéos. Tout de suite, je reconnais la lumière crue des néons, le plancher du studio, son corps qui fend l'air. Il se regarde, se corrige, recommence. Encore et encore.
Lui, il affronte son reflet.
Moi, je le fuis.
Je ramasse un caillou et le fais rouler entre mes doigts.
— Tu sais... parfois, je me demande si je suis pas en train de passer à côté de ma vie.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que j'ai l'impression d'être à la traîne. Comme si tout le monde savait où aller. Comme s'ils montaient dans leurs trains, chacun avec son billet, et que moi... je restais sur le quai.
Il repose son téléphone.
— Hyun... personne n'a tout compris.
— Toi, si.
— Moi ? Non.
— T'as un but. Tu danses.
— Et tu crois que ça suffit ? Tu vois le résultat, pas le prix. À l'étranger, je m'accrochais à la danse comme à une bouée. Si je lâchais, je sombrais. Et aujourd'hui... j'ai peur aussi. Peur de plus y arriver. De m'écrouler si j'arrête, même une seconde.
Le vent passe entre nous, soulève les petites fleurs blanches. Emporte les mots qu'on garde, les questions qu'on retient. Je jette le caillou et m'allonge sur le dos. Yongbok me fixe. Je crois qu'il a vraiment envie que je les rejoigne l'an prochain.
On dit que j'ai le visage de ma mère, avec le nez de mon père. Mais chaque fois que j'ouvre le petit miroir compact que je garde sur moi, c'est son regard à elle que je retrouve, calqué sur le mien : le même éclat fatigué, la même mélancolie incrustée au creux des paupières, comme une ombre qu'aucune lumière ne dissipe.
Mon père, lui, c'est une silhouette floue, un nom posé sur un papier administratif, un vide.
Et moi, coincé entre ces deux absences, l'une trop présente, l'autre introuvable, j'essaie de me comprendre par fragments. Je sais que l'automne me va mieux que l'été. Que les feuilles mortes, les trottoirs luisants après la pluie et les ciels bas m'apaisent plus sûrement qu'un soleil franc. Je vis dans les nuances, les gris incertains des soirs sans direction. Dans ces heures suspendues où le monde cesse, pour un instant, d'exiger de moi de la clarté.
Je referme le miroir.
Face à moi, une toile blanche.
Je sors mon téléphone et lance un live sur Instagram. Je ne filme pas mon visage, seulement mes mains. Ce sont elles qui parlent le mieux. Les premiers traits apparaissent, s'ancrent dans les fibres. Une silhouette fêlée prend forme, aux crocs émoussés.
Les commentaires défilent, pluie de cœurs et de phrases sans chair. Je n'y prête pas attention.
Jusqu'à ce nom.
@sunny.lixie vient de rejoindre la diffusion.
Un éclair sous mes paupières. Jaune, blanc, aveuglant. Yongbok. Son rire. Sa voix qui mord les syllabes. Ses bras qui fendent l'air. Sa façon de danser. Et ses lèvres, plus douces que je ne l'aurais cru.
Sous mes doigts, le monstre se tord. Ses mains se referment sur sa gorge. Il cherche l'air. Son torse s'ouvre comme une tombe où s'entassent les rêves étouffés. Je ne réfléchis plus. Les spirales noires jaillissent, longues, nerveuses. Des bras faméliques s'agrippent à tout ce qu'ils croisent. J'appuie plus fort sur le pinceau. La couleur sature, s'écrase dans la toile comme si je pouvais y enfouir mes angoisses à coups de pigments.
Tu rends l'angoisse belle.
C'est ce que Yongbok m'avait dit.
Est-ce qu'il voit encore quelque chose de beau dans ce monstre ?
Chapter 18: Fâner, renaître
Chapter Text
L'aiguille tremble entre mes doigts. Elle frôle le tissu, hésite, dérape, me pique. Une perle de sang affleure ; je l'essuie sur mon pantalon. Mamie ajuste ses lunettes rafistolées, son regard va de mes mains à mon visage.
— Qu'est-ce qui t'arrive aujourd'hui ?
— J'ai mal dormi.
— Des soucis au travail ?
— Non. J'étais plongé dans mes peintures, j'ai pas vu l'heure passer.
Ces derniers matins, tout blancs, tout flous, je me suis noyé dans mes autoportraits : éclats de rouge colère, aplats de noir nuit. J'y ai cousu des morceaux de dentelle, des broderies élimées vestiges de cet atelier.... des fragments de moi aussi.
Un patchwork de gamin grandi sans savoir dans quel sens.
— Je vais te faire un café, soupire Mamie.
— Laisse, j'y vais.
Elle balaie ma tentative d'un revers de main et se lève. Je la regarde s'éloigner comme on observe une photo qui se décolore à vue d'œil. Ce qui me trouble, ce n'est pas tant de la voir changer que de sentir, dans ses gestes, qu'elle s'efface un peu plus chaque jour.
Quand elle revient, elle dépose la tasse devant moi avec une assurance feinte. Mes doigts tachés de peinture l'encerclent aussitôt, tandis que de l'autre main je prends une photo. Puis j'écris à Yongbok : « Matin difficile ».
— À qui t'écris comme ça ? demande Mamie.
— Au garçon de l'autre jour.
— Le blond, avec le sourire triste ?
— Ouais. Celui avec qui j'ai tourné la vidéo pour l'école.
Je prends une gorgée. Mon téléphone vibre déjà.
« Ça valait le coup, non ? 1500 j'aime ! »
Une capture d'écran suit : l'une de mes toiles, celle peinte l'autre soir en direct. Un frisson me remonte l'échine, une chaleur discrète s'installe. Une forme de reconnaissance, peut-être. Comme si, l'espace d'un instant, j'existais plus fort dans les yeux de Yongbok.
— Il compte pour toi, ce garçon, dit Mamie.
Je regarde par la fenêtre. Le ciel est pâle, les lampadaires encore allumés. Le monde dort, ou fait semblant.
— Il m'a fait réfléchir.
— Oh ? Il a réussi ce miracle ?
— Ouais... il pense que je devrais retourner à l'école.
— Et le boulot que t'es censé chercher ?
— J'ai menti à maman. Elle croit que je cherche... mais non.
— Pourquoi lui mentir ?
— Parce qu'elle entend que ce qu'elle veut. Elle voit un avenir tout tracé, et tout ce qui en dévie lui fait peur. Comment être honnête si elle refuse d'écouter ?
— Elle reste ta mère. Elle t'a élevée seule.
— Et je n'ai jamais oublié ça. Mais c'est comme si je n'avais plus le droit d'exister pour moi. Comme si j'étais devenu la preuve que ses sacrifices valaient le coup.
Toute cette semaine, je l'ai passée à l'Institut. J'ai bossé sur la vidéo de Yongbok, passé des heures à trier, ralentir, recouper, recoller les plans, à caler les sons pour que tout s'emboîte. J'ai revu certaines séquences vingt fois, jusqu'à entendre, dans ses pas, le souffle de sa fatigue. Et puis je restais, je mangeais avec les autres, sans faim, écoutais leurs conversations, regardais, absorbais. J'essayais d'imaginer ce que ça ferait d'avoir ce quotidien-là.
Sooah m'a encouragé. J'ai participé, pris des notes, bossé. Elle m'a dit que j'avais l'œil, que j'étais doué. Et chaque soir, je rentrais seul, lançais un live sans réfléchir, montrant mes mains, mes pinceaux, l'ombre, le rouge, le noir. Parfois Yongbok apparaissait et ça suffisait à me motiver.
Mamie repose sa tasse.
— Ta mère veut le meilleur pour toi.
— Mais ça veut pas dire que je dois vivre à sa place !
— Tu crois qu'elle s'est laissée faire pendant sa carrière ? Qu'elle a supporté tout ça sans se battre ? Qu'elle t'a élevé comme ça, à bout de souffle, sans lutter ?
Je serre les dents. Les mots me brûlent la langue, mais je les ravale.
Je sais : le départ de mon père, les factures, les soirées à finir tard, les réveils à l'aube... elle a tout encaissé. Et moi ? Moi, j'étais l'ado qui gribouillait dans un carnet, qui fermait la porte pour ne pas voir, qui laissait sa mère se casser le dos pour qu'il « réussisse ».
Je ne lui ai jamais dit merci. À la place, j'ai menti. J'ai prétendu aimer l'architecture, assuré que c'était ce que je voulais. J'ai joué le rôle, souri... et, peu à peu, j'ai oublié ce que j'aimais vraiment.
— Tu crois qu'elle serait déçue si tu lui disais la vérité ?
— Non, grogné-je. Fatiguée.
Comme si je n'étais qu'une inquiétude de plus pour elle.
Soudain, les doigts de Mamie tremblent. L'aiguille tombe. Le bruit est léger, mais en moi, c'est un coup de tonnerre.
— Mamie ?
— Juste une crampe.
Je fais mine de la croire. Admettre que quelque chose s'effrite, que le temps gagne. Je ne suis pas prêt. Je ramasse l'aiguille, elle me remercie d'un hochement de tête. Puis, avec une dignité fragile, elle reprend son boulot. Elle est la gardienne, et moi l'enfant.
— En tout cas, je crois pas que ta mère t'ait élevé pour que tu lui manques de respect, me sermonne-t-elle.
— C'était pas l'intention. Je suis... fatigué, moi aussi, tu vois ?
— Vous êtes aussi têtus l'un que l'autre. Elle veut ton bonheur, à sa façon. Mais c'est à toi de lui prouver que tu sais ce que tu fais. Et pas seulement parce qu'un joli garçon te l'a soufflé à l'oreille.
— C'est pas lui, d'est moi ! Peindre me fait du bien. Peut-être que je peux en vivre. Ou pas. Mais... et si je me plante ? Si je me ruine pour rien ?
— Se planter, c'est avancer. C'est comme ça qu'on grandit.
— Mais maman veut du concret.
— Et toi, tu veux quoi ? C'est ça qu'il faut lui montrer.
— Ça fait... idéaliste.
— Le sérieux est utile. Mais l'audace, Hyunjin... l'audace empêche les gens de se faner.
Je ferme les yeux. Revois les néons du studio. Yongbok qui danse. Qui rit. Qui vit.
— Et si je m'accroche... et que ça suffit pas ?
Elle serre ma main.
— Alors au moins, tu sauras que t'as essayé. Et crois-moi, Hyunnie... c'est beaucoup plus que ce que la plupart osent faire.
J'essuie mes doigts sur la toile.
J'ai peint vite, sans réfléchir, avec cette urgence que je ne retiens plus. Les couleurs se sont superposées, repoussées, et par endroits la peinture a coulé, formant des gouttes épaisses, des cicatrices brillantes dans la lumière du matin.
Ce n'est pas un autoportrait. Pourtant, il y a quelque chose de moi là-dedans.
J'attrape mon téléphone. Un instant, j'hésite à lancer un live... cadrer la toile, laisser défiler les commentaires, guetter un pseudo familier... peut-être même Yongbok. Mais pas aujourd'hui. Je me contente d'une photo.
Et, pour la première fois depuis longtemps, je me sens satisfait. Pas fier au sens noble ; plutôt rassasié, comme si m'y être remis avait remis quelque chose en moi en mouvement. Puis je sors.
Direction le bar où Chan, Changbin et Jisung traînent toujours à cette heure-là. On ne s'est jamais vraiment donné rendez-vous, c'est juste devenu une habitude. Même si je pars avant la fermeture, boulot oblige, je me suis attaché à ces moments-là.
Chan penché sur son téléphone, Changbin qui fait tourner sa bouteille d'eau entre ses mains, Jisung concentré sur son ordi, les sourcils froncés.
Je balance mon sac sur la banquette, m'installe et lâche :
— Vous diriez quoi si je vous annonçais que je veux retourner à la fac ?
Trois têtes se lèvent en même temps. Chan et Changbin me dévisagent comme si je venais d'annoncer que j'allais tout plaquer et devenir prêtre.
— T'as pas passé un an à dire que t'avais la phobie des salles de classe ? lâche Jisung.
— J'ai surtout détesté l'école où j'étais.
— Et t'as pas dit aussi qu'un prof te donnait envie de fuir à l'étranger ? renchérit Changbin.
— Sans oublier que tu supportes pas les gens, complète Jisung avec un sourire en coin.
Je lève les yeux au ciel.
— Et toi, Chan ? Tu dis rien ?
Il repose son téléphone, l'air songeur.
— Bah... OK, OK, mais c'est quoi le plan d'attaque ?
Je repense à ces mois après mon départ de l'école d'archi. Pas tant une période noire, non : plutôt ce gris statique des télés cassées, une vie mise sur pause sans que je m'en aperçoive. C'était ça, le pire : l'absence totale d'envies.
Je me revois allongé dans ma chambre d'ado, le regard accroché au plafond constellé de traces. Je me levais tard, traînais en chaussettes, mangeais n'importe quoi, à n'importe quelle heure. Je disais que je faisais « un break », que je « réfléchissais », mais la vérité, c'est que je me laissais mourir.
Je pose mon téléphone sur la table et leur montre la photo de ma toile.
— J'ai besoin de savoir si ça, ça vaut quelque chose.
Jisung plisse les yeux, Changbin croise les bras, Chan se penche.
— C'est toi qui as fait ça ?
— Non, je l'ai volée à un génie oublié des Beaux-Arts.
Il ricane, mais je vois qu'il est impressionné.
— C'est... vachement fort, souffle Changbin. C'était quand ?
— Ce matin.
— Sérieux ? En une matinée ?
— Ça me tournait dans la tête depuis un moment.
Chan prend le téléphone.
— Si c'est ce que tu veux faire, fonce. On est là.
— Vous pensez vraiment que j'en suis capable ?
— Hyun, dit Jisung, tu passes tes nuits à peindre. On dirait que t'attends la permission d'y aller à fond, surtout !
— C'est pas une question de talent, ajoute Chan. À ton stade, c'est plutôt une question de courage !
Je hoche la tête.
— Merci.
— Et puis, reprend Jisung, si tu te plantes, t'inquiète, on sera là pour bien se foutre de toi.
Je lui lance une serviette en papier. Il rit, les autres aussi. Et moi, je souris de toutes mes dents.
— Bon, faut qu'on fête ça ! annonce Jisung. Karaoké ? Dîner ? Club ?
— Calme-toi... soupire Changbin. Laisse-le déposer son dossier avant tout !
Ils peuvent se chamailler autant qu'ils veulent, je suis déjà ailleurs. Je pense à ce bâtiment couvert de lierre. À ce baiser, à la façon dont tout en moi s'est rallumé.
Maintenant que je l'ai dit aux gars, j'ai l'impression que la décision existe vraiment. Elle n'est plus seulement un brouillon dans ma tête. Et je brûle de la lui dire à lui, à Yongbok, parce qu'au fond, c'est dans ses yeux que je veux voir si c'est une bonne idée. Savoir si ça le rend fier, ou au moins heureux.
Je me lève, attrape mon sac.
— Yongbok a encore cours ?
Changbin fronce les sourcils.
— Je crois. Stud...
— Studio 1. Merci.
Je marche vite. L'Institut est plongé dans ce silence feutré de fin de journée, quand les voix se sont tues et que les pas deviennent rares. Les murs sont tapissés d'affiches ternies, d'annonces de spectacles, de concours, de vernissages. Ici et là, des portraits en noir et blanc d'anciens élèves : certains sourient, d'autres pas.
Et puis je repère Yongbok, adossé à une porte, absorbé par son téléphone. Son profil se découpe net dans la lumière des néons. Sa veste à sequins accroche les éclats, projette sur le sol des reflets métalliques. Ses cheveux humides collent à sa nuque. Une jambe repliée contre la porte, l'autre tapote le sol, comme s'il gardait en lui la musique de la salle qu'il vient de quitter.
— Hé, Yongbok !
Il relève la tête et sourit. Ce sourire-là, teinté de son jaune, rien que pour moi.
Comme à chaque fois depuis Haebangchon, il m'attire aussitôt dans ses bras. Son torse contre le mien, son parfum mêlé à la sueur, et cette chaleur qui grimpe le long de ma poitrine.
— Qu'est-ce que tu fais là, Hyun ? On avait prévu de se voir ?
Je me racle la gorge.
— Non... Je passais. Je me suis dit que je pouvais te dire bonsoir.
Il lâche un rire surpris.
— Bonsoir, alors. Mais je peux pas rester, j'ai encore cours.
— Théorie de la danse ?
— Ouais. Avec ma prof possédée. Pas envie de finir en lambeaux, alors... Tu voulais me dire quelque chose ? Ou je file ?
Je pourrais lui dire, là, maintenant. Sentir sa réaction, voir si ses yeux s'allument ou s'assombrissent. Mais avant, j'ai autre chose à lui demander.
— Tu veux toujours me regarder peindre ?
Chapter 19: Cadavre Exquis
Chapter Text
L'hiver, avec ses contrastes cruels, m'a toujours fasciné : les néons qui griffent la nuit, les reflets qui glissent sur le bitume et s'accrochent aux flaques, les trottoirs encombrés de feuilles mortes abandonnées par l'automne, trop fatiguées pour attendre le printemps. Elles pourrissent, collées aux grilles, entassées dans les coins de rue.
On laisse mourir des choses en soi exactement comme ça.
Des rêves qu'on repousse, des envies qu'on enferme, des morceaux de soi qu'on regarde s'éloigner sans tenter de les rattraper. Peut-être que c'est ça, l'hiver : pas seulement une saison, mais une façon de disparaître.
Et puis, sans prévenir, le printemps revient. Fin avril, il s'est installé pour de bon à Séoul. On le sent dans le sol, dans les fleurs qui s'obstinent à percer les fissures du béton, dans les ombres qui raccourcissent, les murs qui se réchauffent, les vestes qui s'ouvrent. Les visages se détendent, les pas se font plus souples.
Je fouille machinalement mon sac. Mes lunettes de soleil ? Oubliées, évidemment. Parti trop vite. J'ai pris mon carnet, mes feutres, mon téléphone... mais pas ça. Tant pis.
Au loin, j'aperçois Yongbok. Je reconnais sa tenue, celle qu'il a postée ce matin sur Instagram : jean clair qui découvre les chevilles, veste légère aux manches retroussées, poignet nu à gauche, montre dorée à droite.
— Hyun ! Désolé de t'avoir fait venir aussi vite.
Son étreinte est brève, naturelle.
— T'inquiète, dis-je en me reculant. J'avais rien de prévu.
Une répétition annulée nous laisse une journée libre, rien que tous les deux. J'ai dit oui tout de suite.
— On prend un café en route ? propose-t-il.
J'acquiesce. On descend vers le métro. Dans la vitre du quai, je m'observe : les secousses du train qui arrive font vibrer mon reflet, l'étirent, le compriment, jusqu'à ce que je ne le reconnaisse plus vraiment.
On monte. Une seule station. Ligne verte, Hapjeong.
À la sortie, le soleil cogne plus fort. La lumière se répand sur les pavés comme une eau tiède, m'oblige à plisser les yeux. La foule s'étire vers le centre commercial de Mecenatpolis, rythmée par le balancement des sacs et des conversations. Je me laisse porter, pensées à la surface, jusqu'à ce qu'un détail accroche mon regard.
Des lunettes de soleil, suspendues à l'anse d'un sac. Monture fine, métal doré qui attrape la lumière. La fille parle avec un garçon ; son manteau tombe parfaitement, ses cheveux sont nets, et ses bijoux minuscules brillent à peine. L'assurance discrète.
Mon bras bouge avant même que j'y pense. Mes doigts effleurent le métal.
Je les prends.
Un geste rapide, avalé par la foule. Elle ne se retourne pas. Ne voit rien.
Ça monte aussitôt. L'adrénaline électrique, et je me sens vivant.
Je tourne dans une rue plus calme, enfile les lunettes. Yongbok referme la main sur mon poignet.
— C'est pas la première fois que tu voles un truc, hein ? demande-t-il.
— Comment tu sais ça ?
— Je t'ai vu. À la cafétéria. Deux ou trois fois. Des biscuits, des barres de céréales... une canette, une fois.
— Et t'as rien dit ?
— J'ai cru que j'avais mal vu, puis j'ai compris que non.
— Rien ne t'échappe à toi aussi, pas vrai ?
— Tu crois que c'est drôle ?
— Non. Je crois que c'est triste.
— Triste ? Sérieux ?
— Ouais.
Je souffle, lasse.
— Tu veux quoi, que je dise que j'ai un problème ? Que je m'excuse ?
— Non. Je veux la vérité. Pourquoi tu fais ça ?
— Pourquoi pas ?
Il secoue la tête, exaspéré.
— Parce que tu pourrais te faire prendre et avoir de vrais ennuis !
— Tu dramatises.
— Pas tant que ça.
Mon regard glisse vers les vitrines derrière lui. Les enseignes brillantes, les mannequins figés dans leur élégance lisse. Tout est là, à portée... mais hors d'atteinte. Ça m'a toujours rendu dingue, cette esthétique de l'inaccessible.
— Quand t'as pas les moyens pour les belles choses, parfois t'as envie de les emprunter, même pour quelques instants.
— Tu pourrais demander, tu sais. Si t'as besoin de quelque chose. Je suis là.
— Et t'attends quoi ? Que je t'envoie ma liste de courses ?
— Pas non plus ! Mais t'aurais pu me le dire si tu voulais des lunettes de soleil. Ou quoi que ce soit d'autre. Tu peux me demander, si t'as besoin d'un truc.
— Sérieux ?
— Ouais.
— J'ai horreur de ça.
— Pourquoi ?
— Parce que ça change tout.
— Je comprends pas.
— Quand tu demandes, t'es plus le mec normal. T'es celui qui est dans la merde et qui a besoin des autres. Et les gens s'en souviennent. Toujours.
Il me fixe un long moment, comme s'il cherchait une faille dans mon raisonnement.
Je me dégage enfin et reprends ma marche.
— L'adrénaline, au moins, c'est à moi.
Un silence s'installe derrière moi.
Puis, après quelques secondes :
— Je veux juste qu'on passe une bonne journée. Je voulais pas te braquer, Hyun...
Mon pas ralentit en croisant le regard de Yongbok. Il a ce mélange d'inquiétude et de sincérité qui fait tomber le reste de ma colère. Impossible de lui en vouloir plus longtemps.
— Moi aussi... soupiré-je.
Je pose la main contre la baie vitrée.
L'ombre de l'immeuble de Yongbok s'étire sur l'arrondissement de Mapo. C'est haut, très haut, loin de mon souplex enterré, avec sa petite fenêtre donnant sur des bacs de tri débordants. Là-bas, l'air sent les restes de plats oubliés, les filtres de banencrassés, l'humidité qui colle aux draps. Ici... j'ai l'impression de pouvoir toucher l'horizon du bout des doigts.
Derrière moi, Yongbok range ses courses : bruissement des sacs plastiques, portes de placard qui se referment.
— Je m'installe où ? demandé-je.
— Près du canapé, répond-il depuis la cuisine.
— On va salir ton sol.
L'appartement est à son image... ou plutôt à l'image qu'il veut donner : bois clair, blanc cassé, gris doux. Des lignes nettes, des angles étudiés.
— C'est pas un musée, Hyun. Je m'en fous.
Je pose mon sac, sors mes feutres, mes crayons, mon carnet. Dès que le papier glisse sous mes doigts, le poids dans ma poitrine s'allège. Yongbok revient avec deux cafés, en pose un devant moi, s'assoit à côté, jambes croisées.
— Tu vas faire un de tes monstres ?
— Non. Pas aujourd'hui.
— Ah ? Tu changes de registre ?
— J'ai envie qu'on fasse un cadavre exquis.
Il fronce les sourcils.
— Comme le nom de ton Insta ?
— À peu près, ouais.
— Et c'est quoi, exactement ?
Je tapote mon crayon contre ma tempe.
— Un jeu à plusieurs. Le premier dessine une tête, on plie la feuille pour ne laisser que la base du cou, l'autre continue sans voir le reste. Et on découvre le résultat à la fin.
— Tu veux qu'on essaie maintenant ?
— J'ai envie de voir ce que ça donnerait avec toi.
Il sourit, attrape un crayon.
— OK. Tu choisis le thème ?
— Une créature hybride.
Il commence pendant que je regarde ailleurs, écoutant le crissement régulier de la mine. Il replie la feuille, je prends la suite : épaules massives, bras interminables, plumes noires couvrant la moitié du torse.
— Qu'est-ce que t'aimes là-dedans ? demande Yongbok.
— De ne pas tout contrôler. Voir ce que ça devient sans pouvoir décider.
À chaque échange, la créature prend une tournure plus étrange, jusqu'à ce qu'on déplie le dessin. On éclate de rire. La créature possède une tête de mouche géante aux yeux globuleux, un torse moitié velu, moitié couvert d'écailles, des bras de gorille, des jambes de flamant rose.
— C'est quoi, ce machin ? rit-il.
— Aucune idée, mais il mérite d'être posté sur ma page.
Une fois notre création postée, on enchaîne. Un, deux, trois autres dessins. Nos mains bougent, nos épaules se frôlent parfois. Au fil des échanges, je sens qu'il ralentit. Ses gestes perdent leur assurance, ses lignes deviennent hésitantes. Sa gomme crisse de plus en plus, effaçant des parties entières avant de reprendre.
— Ça va ?
Il repose son crayon.
— Ouais... Mais je crois que j'aurais préféré te regarder dessiner.
— T'aimes pas dessiner avec moi ?
— Si, mais... te voir concentré, c'est apaisant. Moi, j'avais oublié à quel point c'est frustrant. T'as une image dans la tête et, dès que tu poses le crayon, ça n'a plus rien à voir.
— Tu veux qu'on arrête ?
— Continue, toi.
Je l'observe, puis baisse les yeux vers le carnet. J'étais venu pour ça, non ? Lui montrer une part de moi qu'il ne connait pas.
— Et si je te faisais un portrait ?
— J'aurais parié que tu détestais dessiner les autres.
— C'est vrai. Mais je me dessine tout le temps... ça me ferait du changement.
Je me garde bien de lui parler des croquis de lui qui dorment dans mes carnets : griffonnés à la va-vite dans les marges, sur des coins de tickets de métro, sur des feuilles froissées glissées entre deux pages. Il est devenu une obsession, comme celles que j'avais ado, quand je recopiais encore et encore le visage de G-Dragon ou de Billie Joe Armstrong, jusqu'à pouvoir les redessiner les yeux fermés.
— OK ! Mais fais-moi beau. Sinon je boude.
J'attrape une nouvelle feuille pendant qu'il s'étire, tente de trouver une position dans le canapé, les bras derrière la tête. Le bout de ses oreilles rosit aussitôt.
— J'aurais cru que tu savais poser, quand je vois tous les photoshoots sur ton Insta, commenté-je.
— Pour les photos, tu peux bouger de prise en prise. Là, je sais pas quoi faire de moi !
— Respire. C'est déjà pas mal.
Il roule des yeux.
— Très utile, merci.
— Sérieusement, sois juste toi.
Il me fixe une seconde, comme pour vérifier qu'il n'y a pas de piège, puis finit par s'enfoncer dans les coussins.
Je me penche sur la feuille et me mets au travail. La lumière glisse sur son visage, trace l'arête fine de son nez, souligne la courbe de ses pommettes, accroche les mèches plus claires qui bordent son front. Il me fait penser à une fleur de cerisier pas encore ouverte, prête à céder. Une de celles qu'on voudrait retenir un peu plus longtemps, tout en sachant qu'elles sont faites pour tomber.
— Tu fais une de ces têtes... murmure-t-il, les yeux mi-clos. T'es pire que concentré !
— Te moque pas, j'essaie de vraiment bien te représenter !
Ses doigts jouent avec le gobelet posé à côté de lui tandis que je continue mon portrait. Ses yeux glissent vers la fenêtre, suivent un point au loin que je ne distingue pas.
— Tu sais, ça me rappelle l'Australie, dit-il.
— L'Australie ? Je suis pas sûr de voir le rapport !
— Je sais pas... Être là, sans bouger, mais me sentir super calme. Comme quand je passais des heures sur la plage à Bondi, juste à regarder les surfeurs.
Je l'imagine sans peine : plus jeune, genoux repliés contre lui, mains dans le sable, le regard perdu vers l'horizon. Attendant un message qui ne viendrait pas. Et, à la tombée du jour, ses sœurs qui le retrouvent, le taquinent jusqu'à lui arracher un sourire.
— T'as surfé, toi aussi ?
— Une fois. Et c'était catastrophique. J'ai passé mon temps à boire la tasse. Je suis monté sur la planche, elle est partie sans moi. Une vague m'a percuté, et un gamin m'a applaudi depuis la rive. J'étais trempé, vexé, lessivé... et lui riait comme si j'étais un clown !
— J'aurais voulu voir ça.
— Non, crois-moi. J'ai abandonné au bout de dix minutes. Mais... regarder les autres, c'était suffisant. C'était... ouais, relaxant.
J'acquiesce. Sa voix a changé : plus basse, plus douce.
— Parfois je me dis que j'aurais dû rester là-bas, continue-t-il. Tout était plus simple.
— Simple comment ?
— Moins de pression. Moins de rôles à jouer. Là-bas, j'avais pas besoin de prouver quoi que ce soit. Je pouvais juste... être là. Respirer. Mais la simplicité, tu t'en lasses. À un moment, tu veux que quelque chose te bouscule.
— Quel genre de chose ?
— Quelque chose qui te donne envie de rester quelque part, tu vois ? De poser tes valises.
Nos regards se croisent. Mon cœur hésite, trébuche. Je baisse les yeux, reprends mon trait. Peu à peu, le silence s'installe. La lumière se fait plus douce, les angles s'effacent. Dans sa tasse, les glaçons ont fondu. Une dernière ligne, et je pose le crayon.
— Viens voir, Yongbok !
Il se penche au-dessus de mon épaule, ses cheveux frôlent mon bras. Son souffle me frôle aussi. Ce n'est pas qu'un portrait : c'est lui, vu à travers moi, un mélange de lumière, de détails volés à l'ordinaire, de tendresse un peu floue.
— Je peux le poster aussi ? demandé-je.
— Non. Je préfère que tu le gardes.
— Trop perso pour Cadavre Macabre ?
— Ouais. C'est... intime. Trop intime, je crois.
Je ne pose pas de questions. C'est sans doute mieux. Si j'étais aussi nerveux aujourd'hui, c'est que Yongbok devait sentir, d'une façon ou d'une autre, non seulement l'attirance que j'ai pour lui, mais aussi cette tendresse qui commence à prendre racine. Alors je replie la feuille avec soin et la glisse dans mon carnet.
— Tu devrais vraiment en faire quelque chose, tu sais. De tes dessins. Les montrer. Les sortir de tes carnets et de Cadavre Macabre. Ils méritent ça.
Je passe une main dans mes cheveux, essayant de chasser la chaleur qui me monte aux joues.
— Justement... c'est ce dont je voulais te parler.
— Ah bon ?
— J'y pense depuis un moment. Et... je crois que je vais tenter un dossier pour l'école.
Il se redresse aussitôt, les yeux grands ouverts.
— Attends, quoi ? C'est génial ! Non mais vraiment, c'est la meilleure idée que t'aies eue depuis... que je te connais. Je suis trop content pour toi !
— Doucement, tempéré-je. J'ai encore rien, genre, ni dossier ni portfolio. Je sais même pas par où commencer. Et parfois je me dis que c'est peut-être juste une lubie.
Un truc lancé comme ça, entre deux insomnies.
— Non, tranche-t-il. C'en est pas une.
— Ah ouais ? Et comment tu peux en être aussi sûr ?
— Parce que je t'ai vu. Tu m'as parlé de dessin avant même de me parler de ta vie. Tu t'en rends compte ?
— Peut-être... Mais reprendre les études, me remettre dans le système, devoir me comparer aux autres... ça me fout la trouille.
— Ouais, je comprends. Mais faut pas laisser l'angoisse décider à ta place.
— Facile à dire.
— Non, pas facile. Mais si tu attends que la peur disparaisse, tu bougeras jamais.
— Je dis pas que je vais pas le faire. Je dis que... j'ai peur de me planter, de pas être à la hauteur, de me rendre compte que j'ai rêvé pour rien.
— Et alors ? Tu crois que les autres se posent pas les mêmes questions ?
Il se tait un instant, me fixe droit dans les yeux.
— OK. Mais imagine l'inverse. Imagine que t'essaies pas. Et qu'un jour, tu réalises que t'es passé à côté de quelque chose. Tu veux vivre avec ce genre de regret ?
— ... Non.
Je détourne le regard, incapable de trouver quoi répondre de plus. Il tape dans ses mains, comme pour couper court.
— Bon. Deal.
— Quel deal ?
— Tu m'as aidé pour ma vidéo, non ?
— Et ?
— Et maintenant c'est mon tour. Je t'aide à monter ton dossier. Je suis ton assistant personnel : scanner, trier, organiser... Et si tu veux, je suis là pour te gueuler dessus gentiment quand tu bloques ou que t'as envie de tout lâcher.
— Tu te proposes comme coach en plus ?
— Exactement. Coach, assistant, souffre-douleur, ce que tu veux.
Je laisse échapper un rire, surpris par sa certitude.
— T'es sûr de vouloir t'impliquer là-dedans ?
— Plus que sûr. Et puis... j'ai envie d'être là pour toi !
Chapter 20: Nuit rouge
Chapter Text
J'ai lu quelque part, sûrement dans un fil de discussion Twitter ou Reddit, qu'il existe des villes, tout au nord, où l'été ne connaît pas la nuit. Le soleil y reste suspendu au-dessus de l'horizon vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
J'imagine leurs habitants flânant à minuit dans des rues inondées de lumière, tirant des feux d'artifice dans un ciel jamais tout à fait noir, dansant sur des places sans recoins sombres. Qu'est-ce qu'on fait, face à ces jours sans fin ? Est-ce qu'on s'habitue à vivre sans ombre, ou est-ce qu'on s'invente une obscurité de fortune, juste pour reposer les yeux, juste pour sentir que le monde peut se taire un instant ?
Peut-être qu'à force, on perd toute notion du temps. On vit sans repère jusqu'au jour où la nuit revient, froide, brutale, et rappelle qu'aucun cycle ne disparaît vraiment. Ni ceux des saisons ni ceux qu'on traîne en soi : les mauvaises habitudes, les retours de déprime, les vieux schémas qui finissent toujours par refaire surface.
Ma matinée blanche, à moi, s'est étirée jusqu'à midi. Je suis encore enfoui sous la couette, les draps enroulés autour de moi comme une carapace molle. Seul mon téléphone dépasse. Je suis en train de débattre (ou de me justifier, difficile à dire) avec Chan.
Moi : Je sais pas si je suis prêt.
Chan hyung : Il va bien falloir que tu lui dises. Tu vas pas t'inscrire dans son dos.
Moi : Je pourrais. Je suis adulte, vacciné, plus sous son toit.
Chan hyung : Hyun... sérieux.
Moi : Je sais que t'as raison. Mais ça me fait vraiment chier.
Chan hyung : Parle-lui, mec.
Moi : Et si elle recommence avec son « vrai métier » ?
Chan hyung : Comme t'as dit, t'es adulte. Si tu veux vraiment y aller, va falloir que tu te battes un minimum.
Je laisse le téléphone retomber sur mon torse et ferme les yeux.
Quelques secondes plus tard, je le reprends.
Instagram : déjà tout vu.
YouTube : trop de choix, pas envie de cliquer sur quoi que ce soit.
Dans la galerie : des croquis, des photos floues, mal cadrées, des captures d'écran absurdes. Puis une vidéo. Yongbok.
D'un coup, je me retrouve dans ce jour-là, où on a commencé à bosser ensemble. La pluie frappait le pavé, transformait les trottoirs en miroirs mouvants. Mais moi, je ne voyais que lui : ses mèches blondes plaquées sur le front, son rire qui éclatait plus fort que les gouttes.
L'affection, je m'en méfie toujours. Ça colle, ça réclame, et tôt ou tard, ça déborde. Ce que je veux, ce n'est pas vraiment la tendresse : c'est être choisi. Désiré. Envié. Devenir ce qu'on garde précieusement, qu'on ne prête pas.
Et j'aimerais que ce soit lui. J'aimerais que ce soit Yongbok qui me regarde comme ça. Qu'il me veuille comme il tient à sa montre. Qu'il me laisse traîner entre les coussins et les tasses assorties de son appart. Qu'il m'intègre à ses habitudes, à ses gestes. Est-ce que c'est juste une obsession de plus ? Un vieux schéma qui revient malgré moi, comme ceux que Sooah repère dans mes dessins ?
Mon téléphone vibre.
Chan hyung : Fais-le aujourd'hui.
J'ouvre mes contacts et fais défiler jusqu'à son nom. Maman.
Mon doigt reste une seconde suspendu au-dessus. Puis j'appuie sur Appeler.
Une sonnerie.
Deux.
Trois.
Une part de moi espère qu'elle ne répondra pas.
— Hyunnie ? Tout va bien ?
— Oui... ça va. Je voulais juste... te parler.
— Tu m'as fait peur. Tu sais bien que tu n'appelles jamais. J'ai cru qu'il s'était passé quelque chose.
— Non, c'est rien de grave. Je te promets. J'ai juste... quelque chose à dire.
Petit silence, comme si elle prenait le temps d'ajuster sa voix.
— Je t'écoute.
— Je vais... retourner à l'école.
À l'autre bout, une inspiration minuscule.
— À l'université ? Tu veux dire... reprendre des études ?
— Oui. Enfin... quelque chose comme ça.
— Oh, Hyunjin... c'est formidable. Vraiment. Tu sais pas à quel point je suis soulagée. On en avait parlé, tu te souviens ? Je savais que tu finirais par y revenir. Tu t'inscris de nouveau à Namsan ?
— Pas exactement.
— Ah bon ? Mais c'est bien une université ? Un diplôme à la clé ?
— C'est une école. L'Institut des Arts Créatifs de Séoul. L'IACE.
— L'IACE... oui, je crois que je vois. Ils ont un bon programme en arts visuels, c'est bien ça ?
— C'est ça. Je voudrais tenter un dossier. Me faire un portfolio.
— Oh ! Tu sais qu'ils ont aussi un département d'architecture excellent ? Le fils de Madame Cho a étudié là-bas. Tu te rappelles ? Celui qui jouait du piano quand vous étiez petits ? Maintenant il est dans un grand cabinet. C'est stable, ça paie bien. Surtout avec ton sens du détail...
Je ferme les yeux. Elle parle vite, en train de me fabriquer un avenir qui ressemble plus à ses certitudes qu'à mes envies.
— Tu as toujours été minutieux, organisé. Tu serais brillant dans tout ce qui touche à la conception, au design...
Ce que je veux, moi, c'est créer.
Mais sa voix continue, enthousiaste, portée par cet espoir qu'elle s'interdit rarement.
— Tu t'es déjà renseigné pour les dates ? Tu sais que ça prend du temps, il faudra sûrement préparer des papiers, une lettre de recommandation... Tu pourrais demander à ton cousin, il a des contacts.
— J'ai des amis qui vont m'aider.
— Ah, parfait. Ça me rassure de savoir que tu es bien entouré. J'ai toujours eu peur que tu restes dans ton coin, que tu te coupes du monde... Mais là, on dirait que tu reprends le dessus.
Elle entend ce qu'elle veut entendre, recolle les morceaux que je lui tends pour que ça rentre dans son image de moi. Et moi, je n'ai pas l'énergie de corriger.
— On en reparle ce week-end ? Je dois filer, je suis déjà en retard. Mais vraiment... je suis tellement fière de toi, Hyunjin.
Je sors du convenience store, capuche tirée jusqu'aux sourcils.
Même enseigne que celle où je bosse. Même lumière blafarde qui donne aux peaux un air malade. Même odeur de café réchauffé qui flotte entre les rayons. Certains jours, je me dis que je pourrais disparaître de ce boulot et que personne ne s'en rendrait compte. Ici, comme ailleurs, je suis remplaçable. Comme tous les autres. Un petit organe non vital dans la créature qu'est cette ville.
Cette pensée ne me surprend même plus ; elle glisse sur moi comme une évidence, presque rassurante.
Peut-être que c'est ça, devenir adulte : s'habituer à ces idées-là. Empiler les journées comme on empile les boîtes de conserve, jusqu'à ce que toutes finissent par se ressembler. Faire semblant que tout va bien, sourire par réflexe. Gratter la lassitude comme on gratte un vieux vernis, espérant trouver dessous une couleur plus vive... et découvrir qu'il n'y a rien.
Un courant d'air me pousse à accélérer. Mes doigts se crispent autour du sac. J'ai besoin de voir Yongbok.
Dix minutes plus tard, et après une dizaine d'étages, il m'ouvre. Son sourire habituel éclaire l'entrée, mais se fige tandis que je dépose un pack de 6 bières sur la table basse.
— On n'était pas censés bosser sur ton portfolio ?
Je me laisse tomber sur le canapé.
— J'ai besoin d'un verre avant.
— À cette heure ?
Je hoche la tête en décapsulant une canette.
— J'ai parlé à ma mère, aujourd'hui, dis-je comme seule explication.
Il s'installe à côté de moi, un sourcil levé.
— Ça s'est mal passé ?
— J'ai dit que je voulais reprendre les études... Elle est partie sur l'architecture, a parlé du fils de sa grande copine Madame Cho, de cabinets d'urbanisme, de plans de carrière. Elle a pas capté que je parlais de beaux-arts et elle était tellement heureuse que j'ai pas osé la contredire.
Yongbok fait tourner sa canette entre ses mains, le regard perdu. Puis il tend le bras et presse ses doigts contre ma jambe, comme pour dire je te comprends.
— Les attentes des autres, c'est un poison. Surtout quand ça vient de ceux qu'on aimerait rendre fiers.
— J'ai eu l'impression d'être transparent, comme si ce que je voulais comptait pas. Comme si... comme si j'étais jamais assez, ni pour elle ni pour personne.
— T'as pas besoin de sa validation, tu sais.
— Je sais... mais j'aimerais quand même l'avoir. Au moins une fois, tu vois ? Qu'elle me voie, qu'elle m'écoute, qu'elle dise « je suis fière de toi »... sans conditions derrière.
Il me fixe quelques secondes, puis se lève.
— Attends. J'ai quelque chose pour toi.
— Ah ouais ?
— Ça te remontera le moral... j'espère.
Je l'entends fouiller dans la pièce d'à côté. Quand il revient, il me tend une boîte d'aquarelles et un lot de stylos emballés.
— Je sais que t'aimes travailler avec ça et je sais que t'as du mal à bosser chez toi. Alors viens ici quand tu veux, t'auras du matériel pour bosser.
— Merci... C'est... parfait.
Il se contente de sourire. Je détourne les yeux, de peur qu'il voie le trouble qui monte, ce feu qui se rallume dans ma poitrine.
Je sors mon ordinateur du sac.
— Euh... Tu veux toujours voir ce sur quoi je bosse ?
— Évidemment, Hyun !
Il s'installe tout près. Sur l'écran, mes travaux défilent. Des visages disloqués, avalés par des vagues de pigments. Des regards flottent, vides. Des éclats de couleur vive jaillissent, tentent d'exister, puis disparaissent sous des couches d'ombres épaisses et de noirs huileux.
— Sooah m'a dit de pas juste rester dans l'esthétique de Cadavre Macabre, mais aussi de creuser, de montrer ce que je ressens vraiment. Alors...
Je clique sur une toile plus récente. Les couleurs s'y affrontent. Le rouge cogne contre le noir, lacère le bleu, ronge les marges. Des torses fragmentés, des morceaux de peau semblent suspendus dans la matière, comme arrachés.
— On dirait que t'as mis toute ta rage là-dedans.
— C'est ça, ouais. Souvent, j'ai... genre, la sensation que j'étouffe. Comme si je tournais en rond dans une pièce sans issue. J'essaie de pousser contre les murs, de trouver une sortie... mais rien ne bouge. Alors je hurle et je hurle, et je veux qu'on me sorte de cette merde.
— On le sent. Rien qu'en le regardant, j'ai envie de me gratter... comme si j'étais coincé moi aussi, enfermé sous ma propre peau.
On enchaîne sur le portfolio : ce qu'il faudrait y mettre, ce que j'ai envie d'y mettre.
Je lui parle de mes hésitations : rester dans le figuratif ou me lancer dans quelque chose de plus brut et instinctif. Je parle matières, textures, formats, d'idées notées à la va-vite sur des serviettes de café. De médiums qui m'attirent sans que je sache pourquoi. Il m'écoute comme si rien d'autre n'existait, glisse des questions pour m'aider à trouver une direction ou un thème.
Et pourtant, mes idées s'éparpillent comme des feuilles de papier dans un courant d'air. J'ai l'impression de frôler quelque chose d'important, mais les mots se dérobent.
Parce qu'au fond, ce portfolio, c'est pas qu'une compilation de travaux. C'est une façon de dire : voilà qui je suis.
Et si l'art ne suffisait pas à prouver mon identité ?
Si ces formes, ces couleurs, ces compositions violentes n'arrivaient jamais à dire ce que je ressens vraiment ? Si tout restait à la surface, incapable de fissurer ce mur invisible entre moi et le reste du monde ?
— Sooah a raison, dis-je.
— À propos de quoi ?
— J'ai besoin de changement.
— Dans ton art... ou ailleurs ?
— Dans tout.
Il manque de renverser sa bière en se redressant.
— Viens, j'ai une idée !
Sa main se referme sur mon poignet, il m'embarque jusqu'à la salle de bain, fouille dans un placard et en sort un tube de décoloration, plus plusieurs pots de teinture aux étiquettes délavées : bleu cobalt, violet électrique, rouge cramoisi.
— J'ai acheté tout ça en arrivant ici, sur un coup de tête. J'ai jamais osé m'en servir. Mais toi... pourquoi pas ?
— Tant que tu me laisses pas blond fluo pour le reste de ma vie.
— Promis.
Je m'assois sur le bord de la baignoire. Le carrelage froid contre mes cuisses me fait frissonner. Yongbok ouvre la boîte, sort les gants, les sachets, le pinceau. Il mélange la poudre et l'oxydant dans un bol en plastique, écrase les grumeaux. Quand il commence à appliquer, ses doigts effleurent ma nuque, précis... doux, en réalité. Il prend son temps, comme si ce moment comptait plus que le résultat.
— Je comprends ce que tu disais, tout à l'heure... ce besoin de recommencer. C'est pour ça que je suis venu ici, moi aussi.
— Ouais ?
— Je voulais voir ce que je valais loin des gens qui croyaient savoir qui j'étais.
— Pourtant, t'avais une bonne relation avec ta famille.
— C'était pas le problème. J'avais juste... besoin de silence. D'un endroit où je pouvais me retrouver.
Puis, comme à chaque fois qu'on se met à parler de lui, il bifurque. Se met à parler de son personnage préféré dans son RPG sur téléphone, puis de sa prof d'histoire de la danse qui l'a forcé à refaire un exposé entier pour une seule phrase mal tournée. Je l'écoute à moitié, bercé par sa voix et le frottement régulier du pinceau contre mes cheveux.
Quand vient le moment de rincer, je me penche au-dessus de la baignoire. L'eau chaude glisse sur mon crâne, emporte la crème, la couleur naturelle... et, pour une seconde, j'ai l'impression qu'elle emporte aussi une couche invisible de moi-même.
Yongbok éclate de rire devant mon blond criard.
— T'as une tête de personnage d'anime fauché. J'adore.
— T'es un monstre...
Il rit encore, attrape un pinceau et des gants propres.
— Prêt pour l'étape deux ?
Je hoche la tête. Il trempe le pinceau dans le rouge, et mon regard s'attarde : le pli qui se creuse entre ses sourcils lorsqu'il se penche trop près, sa langue qui effleure sa lèvre inférieure, le souffle tiède qui traverse l'espace jusqu'à ma joue. Peu à peu, j'ai l'impression de devenir matière sous ses doigts. Le rouge crépuscule glisse dans mes mèches, les imbibe, les transforme. Je ne sais plus si c'est ma couleur qui change... ou moi.
— Hyun ? Tu m'écoutes ?
— Ah euh... Ouais ?
Je reprends pied dans la pièce ; il s'est écarté et retire ses gants dans un claquement mou.
— Lève-toi, on rince une dernière fois.
Yongbok descend le premier du taxi. Son pantalon en vinyle doré accroche chaque rayon des néons comme si la ville entière s'était mise à briller pour lui. Il fend la foule avec cette aisance insolente qui lui colle à la peau, comme si Séoul était son terrain de jeu. Son rire éclate, clair, débordant, désordonné par l'ivresse.
Des images de la salle de bain me reviennent. Le rouge, partout. Éclaboussé sur les serviettes, le lavabo, les murs. Une scène abstraite, digne d'un Jackson Pollock. Cette liberté-là, rouge et incontrôlable, c'est elle qui nous a poussés à tout lâcher ce soir. À plonger dans la nuit sans réfléchir.
Le Backdoor nous avale dans un grondement sourd et une chaleur moite.
— Je m'occupe des boissons, d'accord ? lance Yongbok.
— Tu sais que j'ai ma méthode.
Il arque un sourcil.
— Regarde et apprends.
Je balaye la salle du regard. Un type, absorbé par la serveuse, a laissé son verre sur le comptoir. Abandonné, offert. Parfait. Je me glisse entre deux épaules, attrape le verre d'un geste fluide et reviens vers Yongbok avec un sourire de victoire.
— Voilà. Boisson gratuite.
Il secoue la tête, mi-amusé, mi-exaspéré.
— Un jour, tu vas te faire choper.
— Mais pas ce soir.
On partage le verre à même le gobelet en plastique, puis on se laisse avaler par la foule. Sous les stroboscopes, les couleurs et les ombres se percutent à chaque battement. On se met à danser, les épaules roulent de Yongbok, ses hanches ondulent. Son sourire apparaît, disparaît, revient, au gré de la musique et de la lumière. Parfois, il ferme les yeux, bascule la tête en arrière, laisse la basse traverser ses muscles comme une décharge lente. Je le regarde, happé. J'aimerais lui dire qu'il est beau comme ça, mais les mots restent coincés.
Le temps s'étire, se déforme. Je ne sais plus quel morceau passe, ni combien on en a déjà enchaîné.
Yongbok se rapproche, pose son front contre le mien.
— T'es sûr que tu tiens encore debout ?
— À peine. Mais je veux pas que ça s'arrête.
Il rit, reprend ma main, m'entraîne vers un coin plus sombre. On continue de bouger, mais plus lentement, comme si nos gestes s'étaient accordés à un autre rythme, plus intime. Mon regard suit la courbe de sa gorge, la ligne de sa clavicule, cette goutte de sueur qui glisse le long de sa peau et disparaît dans l'ouverture de sa chemise.
Je me demande ce que Lucas penserait en nous voyant. S'il reconnaîtrait cette façon qu'a Yongbok de s'abandonner entièrement à la musique. Est-ce qu'ils dansaient comme ça, lui et Lucas ? Est-ce que Lucas le regardait comme je le regarde maintenant, incapable de décrocher ?
Je me surprends à tisser leur histoire dans ma tête. Des disputes qui se concluaient par un éclat de rire ou dans un lit, les gestes devenus réflexes, les doigts qui se retrouvent sans chercher. Je veux croire que c'était moins fort que ce qu'on partage ce soir. Moins brûlant. Moins vrai. Mais cette conviction ressemble plus à une prière qu'à une certitude.
La musique change. Les percussions s'éteignent, remplacées par une tension sourde. Les basses vibrent comme un battement enfoui sous ma peau. Yongbok pose sa main sur ma nuque ; ses doigts glissent, frôlent ma gorge à l'endroit où la teinture rouge a laissé sa marque. Le reste du monde se dissout autour de ce contact.
— Tu sais que tu brilles ? murmuré-je.
Il entrouvre les lèvres.
— Quoi ?
— Tu brilles.
— J'ai entendu, mais t'es bourré.
— Trop pour mentir.
Ma main glisse jusqu'à sa joue.
— Tu ressembles à une putain d'œuvre d'art.
Et je me perds dans la courbe de sa bouche. Ses lèvres cèdent par à-coups, comme s'il s'abandonnait par fragments, avec prudence puis urgence. Parfois, il recule juste assez pour respirer, puis revient, plus près, plus profond.
— Hyun-ah...
Je glisse mes doigts dans ses cheveux, attire son visage contre le mien.
— Maintenant, tu comprends comment je te vois ?
Il m'embrasse encore. Mon dos heurte un mur ; la peinture écaillée râpe ma peau et déclenche un souvenir... le bâtiment abandonné, traversé par une lumière mourante, filtrée par les fissures.
Je dépose un baiser sur la nuque de Yongbok. Son souffle vacille. Quelques gouttes de sueur rougies s'échappent de mes cheveux, s'écrasent sur sa gorge. Je les efface d'un coup de langue. Le goût métallique de la teinture se mêle au sel de sa peau. Mes dents effleurent sa clavicule, y tracent une ligne rose.
Ce n'est plus une caresse.
C'est une transgression, comme entrer dans un musée en pleine nuit, tendre la main vers l'interdit. Briser la vitre, effleurer ce qu'on a toujours contemplé de loin. Sentir sous ses doigts la matière fragile d'un chef-d'œuvre, sa chaleur insoupçonnée, le frisson qu'elle exhale.
Ce soir, je ne suis plus l'observateur.
Je suis l'artiste.
Celui qui ose.
Celui qui sculpte à même la peau.
Et ma nuit blanche devient rouge.
Chapter 21: Les monstres
Chapter Text
J'aligne mes produits sur le rebord du lavabo, gestes mécaniques : le nettoyant qu'on voit placardé dans le métro, vantant une peau neuve ; une crème solaire SPF 50, même sous ce ciel gris et bas ; un peu de fond de teint, de correcteur, un voile de poudre pour sauver les apparences.
Je pince ma joue : la chair se tend, puis retombe, molle. J'aimerais pouvoir tout ôter d'un geste, abandonner ce visage comme on jette une peau morte.
Je jette un oeil à mon téléphone : j'ai un seul message de Yongbok à la place de ses rafales habituelles, sans ses émojis de partout. J'espère que t'es bien rentré. Je me demande s'il ne panique pas, maintenant que l'alcool est redescendu. Moi, je ne regrette rien. Mais lui... avec toute cette histoire de Lucas, j'espère que je n'ai pas été trop vite, même si, sur le moment, il était plus qu'enthousiaste dans ses baisers.
Les mots restent accrochés à moi pendant que j'attrape mon uniforme, mon sac, descends la rue, traverse le pont. Même en poussant la porte du convenience store, je n'ai que lui en tête. En tout cas, jusqu'à ce que les clients se mettent à me scruter sans retenue.
Derrière la caisse, Jeongin se fige.
— Hyung ? Euh... qu'est-ce qui t'est arrivé ?
— Rien.
— Tes cheveux... ils sont... colorés.
Je l'ai déjà couvert plus d'une fois, Jeongin. Défendu devant M. Kim quand il faisait des bourdes. Aujourd'hui, je n'ai pas la force d'être sympa. J'ai dormi quelques heures à peine après être rentré à six heures du matin du Backdoor, puis je me suis préparé direct pour enchaîner avec mon service de nuit. Je marmonne une réponse vague et me réfugie dans le vestiaire.
Quand j'en ressors, M. Kim m'attend, raide comme un soldat, une casquette défraîchie entre les mains.
— Mettez ça.
Ce bout de tissu concentre d'un coup toute ma colère, toute ma honte. J'ai envie de le jeter, de lui dire que je vaux mieux que cette place, que rien ici ne mérite qu'on se plie.
Pourtant, je l'enfile. Je m'incline.
Je prends la relève de Jeongin. Bordel, j'ai besoin de ce salaire. Les frais d'inscription à l'Institut ne se paieront pas seuls, et il est hors de question que mendie de l'aide à ma mère.
En quelques minutes, la nuit avale le magasin. L'air devient lourd, poisseux comme du goudron ; les lampadaires crachent une lumière jaune qui colle aux façades. Des étudiants hébétés traînent les pieds, des touristes perdus tournent en rond avant de disparaître. Le magasin se vide par à-coups, laissant derrière eux un silence étrange.
J'ouvre mon carnet. Le crayon gratte le papier, hésite, puis avance : quelques traits d'abord, puis des lignes plus sûres. Peu à peu, le visage de Yongbok se forme.
Je me demande pourquoi il s'éloigne comme ça. S'il le sent. S'il a peur. Ou s'il s'en fout.
Moi, je le sens : chaque fois qu'on se rapproche, il recule un peu plus.
Alors je continue de tracer, encore et encore. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour le garder avec moi.
J'ai posé mes affaires sous un érable du Japon, un peu à l'écart des allées. J'avais compté sur le calme des jardins de l'Institut pour m'apaiser, retrouver cette clarté qui m'échappe depuis plusieurs jours.
Ce matin, je me suis traîné jusqu'au cours de Sooah, persuadé que je pourrais lui montrer mes dernières pièces avec une certaine fierté. Elle a reconnu la solidité de ma technique, mais, selon elle, à force de vouloir mêler toutes les approches, je brouille la lecture de mes œuvres. Elle m'a conseillé... non, suggéré, de me concentrer sur un seul médium, pour que ma « maîtrise » saute plus clairement aux yeux.
Et me voilà, assis en tailleur sur la pelouse, le carnet ouvert sur les genoux. Mon crayon court, gratte, mais les traits se perdent dans le vide. Impossible de ne pas me braquer maintenant qu'elle cherche à me canaliser. Je laisse tomber le crayon et ramasse une feuille rouge tombée à mes pieds. Je la fais tourner entre mes doigts.
Rouge comme mes cheveux.
Rouge comme cette colère qui monte, sans que je sache à qui elle s'adresse vraiment... Sooah, l'Institut, ou ce besoin absurde de plaire, alors que je prétends savoir ce qui est le mieux pour mon art.
Je ne remarque Chan, Changbin et Jisung qu'au moment où ils arrivent à ma hauteur.
— Ouah, t'as vraiment opté pour le look de l'artiste tourmenté ! plaisante Jisung.
Je lève les yeux au ciel.
— Fais pas cette tête, reprend-il. C'est pas une critique.
— Franchement, ça te va bien, ajoute Changbin.
— T'en es où ? demande Chan, en désignant mon carnet ouvert.
Je leur tends quelques croquis, sans grande conviction.
— Tu bloques, hein ? remarque Changbin.
— Ouais, clairement. D'un coup, je doute de tout et je trouve plus trop sens à mes oeuvres...
Chan tourne les pages, les yeux posés sur mes toiles abstraites, mes superpositions de textures, mes déchirures recollées à la hâte.
— Parfois, le sens, il vient après. Tu commences sans savoir où tu vas, et au fur et à mesure, les choses s'alignent.
— Ouais, confirme Jisung. Moi, avec mes lyrics, j'écris un truc, et c'est qu'après que je pige que ça parle de moi, ou d'un truc que j'avais même pas capté sur le moment. C'est en relisant que je percute.
— C'est pas pareil pour le visuel, rétorqué-je. Dans un portfolio, chaque pièce doit être cohérente. En fait, Sooah aimerait que je me focalise sur un ou deux médiums pour mon portfolio, et du coup... bah, j'angoisse. Mon truc, je crois justement que c'est de tout mélanger. Sauf que, je fais quoi, si ça plaît pas à l'Institut ?
Changbin, jusque-là silencieux, prend la parole.
— T'as déjà un style à toi, tu le sais, non ? Tu devrais t'appuyer là-dessus.
— Peut-être... Mais en ce moment, je doute de tout. J'ai envie d'impressionner. Je veux réussir.
Chan relève les yeux.
— Et toi, Hyunjin, tu fais de l'art pour qui ? Pour toi ou pour les autres ?
— Pour moi.
— Pourtant, c'est pas ce qu'on ressent, dit-il en désignant un des portraits posés devant nous.
Il pousse quelques feuilles du bout des doigts et en extrait deux croquis faits ce matin : Seungmin et Minho, dessinés avec soin.
— C'est très bien fait, reprend-il. Mais quand je les regarde, je ressens... rien. C'est beau, mais ça sonne super creux. Enfin... c'est pas toi, quoi.
— Merci d'être honnête.
— C'est normal de vouloir impressionner, surtout pour un projet comme le portfolio. Mais faut pas oublier pourquoi t'as commencé à dessiner. C'était pas pour faire plaisir à Sooah.
Changbin acquiesce.
— Moi, ce que je préfère, c'est quand tu fais des trucs sombres, un peu bruts. Tes collages, tes trucs incompréhensibles... même quand je pige rien, ça me touche.
— Peut-être que t'as juste besoin de revenir à ça, propose Jisung. Si tu retrouves cette énergie-là, celle au début de Cadavre Macabre, elle se verra dans tes œuvres. Peu importe ce qu'en disent les autres.
À force de vouloir cocher toutes les cases, de répondre à des attentes qui ne sont pas les miennes, j'ai fini par me perdre. Je me suis poli de l'intérieur. J'ai adouci mes traits, gommé ce qui grince, mis des filtres partout ; dans mes croquis comme sur mon visage.
Je repense à l'autre soir. À ce baiser volé à l'ennui. À cette brûlure qui, l'espace d'un instant, m'a fait exister sans compromis. C'est de ça que j'ai besoin : d'un changement qui retourne mes matinées blanches en nuits rouges.
Alors non, je ne peux pas suivre les conseils de Sooah, même si je les respecte. Ce que je veux, c'est gratter, tailler, arracher toutes les couches de fond de teint. Balancer les mots polis, les gestes soigneusement mesurés. Montrer la peau nue, les arêtes, les cicatrices. La faille.
J'attrape mon sac et me lève d'un bond.
— Faut que je file !
— Tu vas où ? demande Chan.
— Peindre !
Le rouge avale les autres couleurs, mord les formes jusqu'à les tordre, comme s'il avait faim.
Je recule, les doigts tachés, la respiration courte. L'odeur métallique de la peinture me colle à la gorge. L'autoportrait me fixe autrement, avec cette lueur qu'ont parfois les gens quand ils comprennent trop tard. J'ai l'impression qu'il sait enfin ce que j'essaie de lui dire : je ne veux plus enjoliver, équilibrer, rendre acceptable. Laisser sortir les émotions telles qu'elles sont, brutes, inconfortables, imparfaites. Comme sur ce mur que Yongbok m'avait demandé de peindre, où chaque coup de bombe me paraissait presque une gifle.
Je veux dessiner des monstres.
Les miens d'abord, puis ceux des autres. Ceux qui grouillent sous la peau, derrière les gestes appris, les sourires de circonstance.
Je veux une galerie.
Une galerie de monstres pour mon portfolio.
Ceux qu'on ne regarde pas.
Les bouches fermées.
Les monstres.
Je note des titres sur une feuille, les efface, recommence. Mon téléphone vibre sur le bord de la table, mais je tarde à le prendre. J'ai peur que mon euphorie s'évapore si je détourne les yeux.
Chan hyung : T'arrives bientôt ?
J'avais oublié. L'heure. Le dehors.
Moi : J'arrive.
Je ne prends pas la peine de me maquiller. J'envoie mon t-shirt taché valser au sol, attrape une chemise noire froissée, enfile mes chaussures et claque la porte. La rue défile sans que je la voie vraiment. Quelques pas, le métro, la marche, et la façade familière se dresse devant moi.
Chan, assis à une banquette élimée, m'accueille en me désignant sa pinte.
— La même chose ?
— Mon Dieu, non. Un café bien noir.
Il esquisse un sourire, lève la main pour appeler le barman.
Je laisse mon regard glisser vers la vitre, où le ciel se déplie dans des nuances violacées, un dégradé qui ressemble à une ecchymose mal résorbée.
Je sens que Chan me fixe et ça ne me dit rien qui vaille.
— Quoi ?
— Dis-moi pourquoi Yongbok est arrivé à moitié mort au tutorat vendredi matin.
— Quoi ? répété-je, comme si le temps de la répétition allait suffire à trouver une excuse.
— Pourquoi Eli est bizarre et pourquoi t'as soudainement les cheveux rouges ?
— C'est... on a juste... passé la nuit ensemble, jeudi.
— Ensemble ? Ensemble-ensemble ?
— Pas comme tu crois !
Il prend une gorgée de bière sans me lâcher des yeux.
— Vas-y, développe.
— On était ivres. OK... Très ivres. Je me souviens à peine de la moitié de la nuit. J'étais à cran, il m'a proposé de sortir, et... on s'est un peu surexcités en route.
— « Surexcités ». C'est mignon, ça. Tu veux dire quoi, exactement ?
— Qu'on a dansé, qu'on s'est chauffés...
— « Chauffés » comment ? Je dois te tirer les vers du nez, ou tu comptes m'expliquer ?
— On s'est roulés des pelles, et tripotés, mais par-dessus les vêtements, et après, on est rentrés séparément.
— Donc techniquement, rien.
— Techniquement... rien.
Il penche la tête, sceptique.
— Et la morsure, alors ?
— La... ?
— Il a un énorme suçon sur le cou. J'ai cru qu'il s'était fait attaquer par un vampire névrosé. Et encore, je suis gentil.
Je laisse tomber ma tête contre la table.
— Merde... c'était pas volontaire. Je te jure. Je sais même pas comment c'est arrivé.
— Tu fais toujours ce genre de trucs ?
— Tu veux dire : foncer sans réfléchir ? Ou bouffer le cou des mecs ?
— Les deux.
Je me redresse, ose le regarder.
— Tu sais très bien que j'ai une règle : je mélange pas attirance et amitié.
— Et pourtant, tu bouffes le cou de ton pote. Qu'est-ce qui a changé ?
Il ne sourit plus. Ses doigts tournent lentement le pied de son verre.
— On devait bosser sur mon portfolio. Mais j'étais mal, vraiment mal. On a ouvert une canette, puis deux, puis d'autres. On est sortis. C'est allé vite. Alors oui, on s'est chauffés. Oui, on a dansé. Oui, j'ai été con... mais je ne voulais pas que ça dérape.
— Et lui, il a dit quelque chose après ?
— Pas vraiment. Il me répond à peine.
— Tu crois que c'est à cause de toi ?
— Peut-être. Peut-être que j'ai dépassé une limite. Genre, tu crois que ça le dérange... que je sois attiré par lui ?
— Hyunjin... c'est pas ça, la question. Vous avez accéléré la cadence d'un coup, peut-être qu'il est pas prêt pour ça vu qu'il a ses propres trucs à gérer.
— Il n'a rien dit.
— Et alors ? Toi non plus, tu causes jamais. Tu boudes et tu peins une toile.
Je me renfrogne. Je parle en images, Yongbok en mouvements. Je suis nul en chorégraphie.
— Tu crois qu'il m'en veut ?
— Honnêtement ? Si t'étais encore accroché à un ex, tu flipperais aussi à l'idée de tripoter un autre gars.
— Qu'est-ce que je fais, alors ? Je veux pas insister, je veux pas passer pour un chieur...
— Laisse-lui un peu de temps. Mais sois clair quand il aura envie de te parler. Et si t'as peur qu'il te rejette, demande-toi pourquoi.
Jeudi soir me revient d'un bloc : les basses étouffées, les lumières saccadées, l'odeur d'alcool et de sueur. Tout s'était resserré autour de nous, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que Yongbok, ses bras autour de moi, sa chaleur. J'avais eu la certitude qu'il ne me lâcherait pas, et en même temps la peur qu'il le fasse.
— Parce que je tiens à lui.
Chapter 22: L'avant, l'après
Chapter Text
Après une semaine grise de messages sporadiques de Yongbok, je ne m'attendais pas à ce ciel clair, encore moins à le voir descendre d'un bus bleu.
J'ai dû insister pour qu'il accepte de me voir aujourd'hui. Depuis la soirée au Backdoor, il me parle à peine. Il a même essayé de se cacher derrière ses révisions pour éviter de sortir. Jusqu'au dernier moment, je n'étais pas sûr qu'il viendrait.
Il avance tranquillement, les mains dans les poches de son sweat, le front légèrement plissé. Puis, comme s'il m'avait senti avant de me repérer, il lève les yeux.
— Ah, Hyun ! Je pensais pas que tu serais déjà là.
Ses cheveux sont attachés en un chignon tressé, quelques mèches s'en échappent et retombent autour de son visage. Ses lunettes à monture transparente lui donnent un air encore plus doux.
— Pour une fois, je suis à l'heure, plaisanté-je.
— T'es plein de surprises.
Il repousse ses mèches, elles reviennent aussitôt. J'hésite, puis les replace.
— Laisse tomber... elles font ce qu'elles veulent.
Il me détaille, les paupières légèrement plissées.
— J'avais presque oublié que t'avais encore les cheveux rouges.
— Moi aussi. Je sursaute encore le matin devant le miroir.
— Désolé.
— Pour mes cheveux ?
— J'ai l'impression de t'avoir un peu poussé à le faire.
— J'aime bien. Vraiment.
Il hoche la tête, sans qu'on sache si c'est pour me croire ou pour clore le sujet.
— Bon... on y va ?
On traverse quelques rues avant d'atteindre les abords du parc, où la Han s'étire paresseusement. Des familles installent des couvertures entre les cerisiers dénudés, des enfants filent en riant à travers les allées, des couples s'enfoncent dans l'herbe haute pour s'embrasser à l'abri des regards.
À mesure qu'on avance, les voix s'effacent, remplacées par le bruit étouffé du vent dans les branches. On finit par trouver un coin de pelouse sèche. Yongbok s'assoit en tailleur, sort ses livres, ajuste ses lunettes. Sans un mot, il se penche sur ses fiches, comme s'il avait oublié que j'étais là.
Je sors mon carnet, l'ouvre sur mes genoux. Depuis la conversation avec les gars, je travaille autrement. Sans tricher, sans polir. J'ai même fini par tout montrer à Sooah. J'étais arrivé avec un discours prêt, des justifications soigneusement préparées. Elle m'a écouté sans m'interrompre. Et quand j'ai eu fini, elle a juste dit que si j'étais sûr de moi, si j'étais prêt à défendre mes monstres devant un jury, elle m'aiderait. Après tout, qui était-elle pour décider que sincérité et originalité ne pouvaient pas payer ?
Je tourne les pages et m'arrête sur un dessin : une silhouette prise dans un enchevêtrement de branches mortes. La peau se fond dans l'écorce, les lianes s'enroulent autour d'elle, refusent de lâcher prise. On y sent la douleur, l'épuisement. Et malgré tout, je le trouve beau.
Je tends la main, frôle l'épaule de Yongbok. Il ne bouge pas, absorbé par ses fiches. J'insiste, appuie un peu plus fort, juste assez pour le tirer de sa bulle.
— Tu peux regarder un truc ?
Il cligne des paupières.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
— Dis-moi ce que t'en penses. Sincèrement.
Il prend le cahier.
— C'est toi qui as fait ça ? Enfin... évidemment. Je sais. Mais... putain.
Je le scrute, à l'affût du moindre signe dans ses yeux.
— Tu l'aimes, ou tu le trouves dégueu ?
— Je l'adore. Il est... différent. Fragile, mais pas au sens faible. Sa vulnérabilité est... violente à regarder.
Je retiens un sourire. C'est exactement l'effet que je cherchais.
Les lianes, c'est une métaphore de ma situation après les AVC de Mamie, quand les jours s'étaient mis à peser comme des pierres ; après les nuits qui n'en finissaient pas, à tourner en rond dans ma tête ; après toutes les fois où j'ai eu peur de ce que j'étais en train de devenir ; après ces matinées blanches passées à disséquer la mort, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle perde son mystère mais jamais son angoisse.
— J'ai pensé que je pourrais en faire une série pour le portfolio. J'en ai discuté avec Chan, il a trouvé que c'était une bonne idée.
— Il a souvent raison, approuve Yongbok, revenant à ses fiches.
Son pull glisse sur son épaule. Il a encore maigri, je crois. Depuis la nuit sur le rooftop à Gangnam. L'école, les répétitions... tout ça doit lui peser.
Je reprends mon crayon. Je redessine son regard, la courbe de ses cils, la ligne de ses lèvres, ses mains à moitié enfouies dans ses manches. D'un coup, Yongbok enlève ses lunettes et vient poser la tête sur mon genou. Comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.
Ses mèches blondes retombent sur mon carnet, son souffle effleure mon poignet. Je passe les doigts dans ses cheveux et découvre, derrière son oreille, une constellation de taches de rousseur si fines qu'on ne les voit qu'en se rapprochant vraiment.
J'ai envie de les suivre, de croire qu'elles dessinent un chemin.
Mais tout ce que je trouve, c'est lui, là, contre moi... et cette distance qui ne disparaît pas, malgré la proximité.
On est en mai, et tout le monde court dans tous les sens : les projets à finir, les évaluations qui s'accumulent, les cours qui s'accélèrent, les potes qu'on voit de moins en moins.
Et moi... moi qui commence enfin à m'ouvrir sincèrement à quelqu'un, je me sens bizarre. Pas mal, juste... en décalage.
— Ça va ? demandé-je. Je veux dire... entre nous ?
— Hein ? Oui... oui, ça va.
Il mordille sa lèvre. Je le regarde un instant, puis je soupire.
— OK. Mais si tu veux qu'on prenne de la distance, dis-le.
Il secoue la tête, les yeux toujours fermés.
— Je veux pas m'éloigner.
— Alors quoi ?
Il marque une pause et demande :
— T'as eu combien de partenaires, ces dernières années ?
— Tu veux dire... des copains, ou juste les mecs avec qui j'ai couché ?
— Tu vois très bien ce que je veux dire.
Je soupire, pose le pouce à la base de son cou. Il frissonne, se replie un peu sur lui-même.
— Ouais, j'ai couché avec pas mal de mecs. Et désolé si ça, ou l'autre soir, t'a mis mal à l'aise. Je sais que t'as du mal à le croire, mais j'ai avant tout envie d'être ton ami... J'ai peut-être tout gâché en passant une barrière physique avec toi, mais voilà.
— T'as rien gâché. C'est juste que... j'ai eu un seul partenaire. Et t'as compris que ça s'est mal fini.
— Je comprends.
— Je sais pas si tu comprends vraiment. J'ai peur depuis le merdier avec Lucas.
Il lève les yeux vers le ciel, trop clair pour une conversation difficile comme celle-là.
— J'ai l'habitude de saboter les choses, dis-je. De tout foutre en l'air avant qu'on me voie vraiment. J'ai peur aussi, même si c'est pas de la même chose.
— Moi, j'ai essayé d'être parfait. De coller à ce qu'il attendait. Et c'était jamais assez. Alors maintenant, l'idée même d'une relation... je peux pas.
— C'est pour ça que tu m'as évité, parce que tu veux pas d'une relation ?
— J'ai surtout eu peur que ça devienne compliqué. Que tu veuilles trop, trop vite. Ou juste... pas moi.
— On pourrait aussi arrêter de trop réfléchir, tu crois pas ?
— Tu veux dire... foncer, comme si de rien n'était ?
— Non. Je veux dire... laisser venir. Juste toi et moi. Parce qu'on est bien, ensemble, non ?
Il me regarde. Longtemps. Et dans ses yeux, la peur est encore là, tapie sous la surface... mais il y a aussi une ouverture, une lumière fragile.
— On n'est pas obligés de précipiter les choses, ajouté-je. On peut prendre notre temps. Je veux pas qu'on se bouscule, ni toi, ni moi.
Ses doigts viennent chercher les miens.
— Allez, soufflé-je, termine tes fiches. Quand t'as fini, je t'emmène dans un endroit où je vais quand tout devient trop bruyant.
Il serre ma main.
— OK. Je termine vite.
Je guide Yongbok à travers les couloirs du métro sans lui dire où on va. Il râle un peu, mais je sens qu'il me suit avec cette curiosité tranquille qui lui est propre. On remonte à l'air libre près d'un vieux pont désaffecté, enroulé autour du quartier de Sageun.
— Voilà. C'est ici, dis-je en m'adossant au muret. C'est là que je viens quand je me sens vraiment angoissé.
Il s'arrête à mes côtés. La Han, si proche tout à l'heure, n'est plus qu'une ligne paresseuse au loin.
— C'est... apaisant, commente-t-il.
Je fais courir mes doigts sur le béton rugueux.
— Je me disais que ça te ferait du bien. Chan m'a dit que t'étais à bout, avec les révisions.
Un sourire à peine là passe sur son visage. Il s'accroupit et sort de son sac quelques provisions : des chips et une petite bouteille de vin rouge. Je reste bloqué sur la bouteille.
— Ah, merde.
— Quoi ?
— J'ai rien pour l'ouvrir.
— T'es pas sérieux.
— T'inquiète.
Je retire ma basket, coince le fond de la bouteille dans le talon et tape contre le muret. Le bouchon remonte lentement ; je le finis à la main. Un jet de vin éclabousse mon sweat.
— Le rouge est définitivement ta couleur ! se moque-t-il.
Je lui lance un regard faussement blasé avant de boire une gorgée. Le vin est râpeux, mais il a ce goût agréable des choses improvisées.
La lumière des immeubles scintille autour de nous, dessine dans l'air des guirlandes. Yongbok par poser la tête contre mon épaule. Sa main effleure machinalement le paquet de chips sans l'ouvrir. Je me demande à quoi il pense. Ce n'est pas juste la fatigue des révisions qui le rend aussi introverti ; il en a vu d'autres. Peut-être les souvenirs de Lucas. Ou la peur qu'on aille trop vite. J'aimerais lui demander. Mais je sais que si je force, même doucement, il s'éloignera. Un millimètre. Puis un autre. Et ce moment se brisera.
Je fais tourner le vin dans la bouteille. Le liquide sombre accroche la lumière, trouble comme mes pensées. Je repense à ce que Chan m'a dit : être sincère. Alors je me lance.
— Tu sais, Yongbok... Quand je disais que j'avais peur, c'était pas une façon de parler. Tout ce truc d'être un sauvage... c'est surtout parce que j'ai peur de pas suffire aux autres.
Il me regarde, l'air intrigué.
— Suffire à qui exactement ?
— À mes amis. À ma famille. À l'Institut... et à ceux qui décideront si je mérite d'y être.
— Tu crois qu'il faut te transformer pour qu'ils t'acceptent ?
— Parfois, ouais. Là-bas, ils veulent pas juste des artistes. Ils veulent des gens brillants. Lisses. Solides. Et moi... j'ai plus envie de faire semblant.
— Peut-être que justement, c'est ça qu'ils cherchent. Quelqu'un de vrai.
— Tu penses vraiment qu'une galerie de monstres va les convaincre ?
Il hausse les épaules, sans hésiter.
— Moi oui. Mais la vraie question, c'est : toi, tu y crois ?
Ses mots me percutent plus fort que je veux bien l'admettre. Le vrai défi, c'est pas de convaincre l'Institut, ni mes amis, ni qui que ce soit d'autre. C'est de me convaincre, moi. Et ça, je n'y arrive pas tant que je sens ce poids sur mes épaules.
Ce poids, c'est le regard de ma mère.
Chaque figure tordue que je trace est retenue par lui, comme si je peignais sous surveillance.
— Faut vraiment que je lui parle.
— À qui ?
— Ma mère... elle va vriller.
— Elle serait pas fière ?
— Elle le serait... si je suivais le plan. Si je cochais ses cases. Si je la rassurais.
— Elle te l'a dit ?
— Non. Elle a pas besoin.
C'est dans le soupir qu'elle lâche quand je parle de mes projets, dans ses yeux, quand elle comprend que je vais pas rentrer dans le moule.
— Hyun... Peut-être qu'elle t'écoutera si tu lui montres ton travail et que tu lui expliques ce qu'il représente pour toi.
Un rire bref m'échappe. J'en sais assez sur Yongbok pour comprendre que lui, a grandi sans jamais se demander si l'amour se méritait. Lui, on l'a sans doute aimé comme il était. Et moi... je sais pas ce que c'est.
— T'as vraiment passé trop de temps avec Chan, râlé-je. Il va finir par te recruter pour ses grandes tirades existentielles.
— Ouais, mais j'ai pas tort ! Un jour, faudra te lancer et voir ce qu'il se passe. Soit tu continues à vivre pour elle... soit tu vis pour toi.
Je la connais, cette phrase. Je l'ai entendue mille fois, sous d'autres formes. Mais dans sa bouche, ce soir, au bord de Séoul, je l'entends vraiment.
J'aimerais croire que ce moment suffira à me transformer. Que cette bulle d'intimité, suspendue entre deux guirlandes de lumière, me donnera la force d'avancer. Mais je sais que ça ne viendra pas tout seul. Que rien ne changera tant que je n'aurai pas choisi, pour de bon, de m'imposer.
Ce vide qui me ronge depuis des années... il n'appartient qu'à moi de le combler.
Chapter 23: Inéluctable
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Quelque chose me happe à la frontière du sommeil.
Non... quelqu'un.
Une silhouette, à peine esquissée. Plus devinée que vue. Comme une aquarelle diluée, effacée avant d'avoir eu le temps de sécher. Un homme. Mon père, je crois. Il ne parle pas. Ne bouge pas.
Puis il disparaît.
Le réveil est lent, morcelé. La lumière s'étire dehors, douce et dorée, comme si elle ignorait la lourdeur qui colle à mon corps.
Pourquoi maintenant ?
Avoir un père... est-ce que c'est une complication de plus ? Une suite d'attentes qu'on déçoit et de disputes qui finissent par tout dire sans le vouloir ? Et après ? On hérite. Des absences, des défauts, du goût de l'alcool qui reste au fond de la gorge. Je l'ai vu chez les autres : les mêmes gestes, les mêmes fuites, répétés génération après génération.
Je tends la main vers mon téléphone. Les notifications s'affichent : Yongbok. Des vidéos.
Je fais glisser mon doigt. Un chaton maladroit roule sur le sol, tend ses pattes dans le vide. Je souris ; un petit rictus, qui disparaît aussi vite qu'il est venu. Une distraction, rien de plus. Et ça ne suffit pas.
L'algorithme enchaîne. Le chaton s'efface, remplacé par un tigre qui progresse dans les herbes hautes. Son corps est bas, tendu, chaque muscle prêt à bondir. Impossible de détourner les yeux.
Puis une gazelle surgit. Frêle, nerveuse, haletante. Elle court. Mais pas assez vite.
Je connais la fin : la sienne.
Inéluctable.
Un frisson me traverse. Un présage, peut-être. Parce que moi aussi, je sais déjà. Je peux temporiser, traîner, faire semblant. Mais je finirai par y aller. Par la voir.
Ma mère.
L'angoisse monte, s'installe, mais je la ravale. Le soleil grimpe, inonde la pièce sans se presser.
L'heure approche.
Inéluctable.
Je ramasse les assiettes. Derrière mes paupières lourdes, les images de la chasse continuent de tourner. Les griffes du tigre s'enfoncent, la gazelle s'affaisse, secouée par les derniers spasmes de la vie. Mon cœur bat au même rythme, pris dans cette même secousse, comme si le souffle me manquait à chaque mouvement de ses pattes.
Je cligne des yeux.
Ma mère s'active avec la précision mécanique d'une horloge bien huilée. Ses gestes sont nets, efficaces, comme réglés depuis toujours. Elle lève les yeux un instant vers mes cheveux roussâtres, puis les détourne aussitôt. Ignorer ce qu'elle ne comprend pas : sa spécialité.
Le déjeuner commence avec le small talk habituel.
— Le nouveau client est exigeant, dit-elle en découpant sa viande. Chaque fois qu'on pense avoir terminé, il revient avec des changements de planning.
J'acquiesce vaguement. Mes baguettes tournent dans le bibimbap, cassent le jaune de l'œuf qui se mêle au rouge vif du gochujang, enrobe le riz d'un éclat orangé. Le geste est machinal, comme inscrit dans mes doigts depuis l'enfance. L'odeur sucrée-épicée monte à mes narines, lourde et familière, et d'un coup je suis ailleurs.
Je revois cette table encombrée de plats, les voix entremêlées de mes grands-parents, le rire bref de mon père, les conversations qui se chevauchaient et se coupaient. Ça bousculait, ça débordait, mais ça vivait.
Aujourd'hui, la table est quasiment nue, il ne reste qu'elle. Et moi. Même Mamie n'est pas là. Partie « au cinéma », prétend ma mère.
— On a aussi un nouveau chef de département, raconte ma mère. Il a beaucoup d'idées... innovantes, mais tu sais, il faut s'adapter. Alors, j'ai pas mal de boulot en ce moment.
— Et tes collègues ? Ils t'aident un peu ? me forcé-je à faire la conversation.
— Oh, ils sont aussi débordés. On fait ce qu'on peut. Enfin... je monopolise la conversation. Et toi, des nouvelles ?
Les griffes reviennent, s'agrippent à mes côtes.
C'est maintenant... ou jamais.
— Justement... je voulais te parler de quelque chose. Tu sais, je...
Elle m'interrompt aussitôt :
— Tout va bien ? Tu n'as presque rien mangé...
Je serre mes baguettes. L'envie de mentir me traverse... puis s'effondre.
J'ouvre mon carnet. Le pose entre nous, sur la table.
Elle y découvre mes corps distordus, mes visages fendus, mes couleurs vives au bord du cri. Des formes qui se tordent, des lignes qui mordent, qui hurlent.
À mes yeux, c'est beau.
Mais pour que ça le soit vraiment, il faut qu'on les regarde.
Qu'elle les regarde.
Et surtout qu'elle voie, derrière, la violence qu'elle a laissée pousser en croyant m'élever dans la douceur.
— C'est... particulier.
Son regard effleure les dessins. Elle cherche une porte de sortie. Il n'y en a pas.
— Particulier ?
— Sombre. Euh... un peu macabre.
Elle pèse chaque mot. Comme si le moindre faux pas pouvait tout faire exploser.
— C'est ce que j'aime. C'est ce que je suis.
— Et j'imagine que ce n'est pas pour ton programme d'architecture.
— Non. Je veux entrer aux Beaux-Arts.
Son visage reste impassible, mais je la connais, elle doit déjà s'imaginer mille versions plus pathétiques les unes que les autres de mon futur.
— T'as rien à dire ? T'aimes pas ce que je fais ? instité-je.
— Ce n'est pas une question de goût.
— Alors c'est quoi ?
— C'est une question d'avenir. L'architecture te garantirait une stabilité... un cadre.
— Donc je devrais passer ma vie dans un métier que je déteste, juste parce qu'il est « sûr » ?
— Je veux que tu sois en sécurité. Que tu puisses t'appuyer sur quelque chose de stable. C'est si mal ?
— Tu parles de sécurité comme si c'était une fin en soi.
— C'en est une. Quand on n'a pas le luxe de rêver.
— Cette vie-là, c'est pas ce que je veux.
— Cette vie-là ?
Je désigne la pièce.
— Oui.
— Tu crois que c'est facile, de maintenir cette maison, de payer les factures, de veiller sur toi et ta grand-mère ? Tu crois que j'ai jamais rêvé de quelque chose de différent ?
— Alors pourquoi tu l'as jamais fait ? Pourquoi tu t'es enterrée là-dedans ?
— Parce qu'il fallait bien que quelqu'un soit adulte, Hyunjin.
Une pause, et :
— Et ça n'allait sûrement pas être ton père. Je n'ai pas eu le choix.
— Peut-être que t'as pas eu le choix. Mais moi, j'en ai un. Et je le prends.
— Tu ne sais pas ce que tu fais. Ni ce que tu veux.
— Non. Mais je sais ce que je veux plus.
On n'est plus qu'un champ de ruines, tous les deux, debout dans cette cuisine trop propre.
— Tant pis... soufflé-je. Je te demande plus ton avis. Je voulais juste que tu sois au courant.
— Comment tu comptes t'en sortir, seul ?
— Je vais me débrouiller.
— Tu as toujours eu besoin de moi.
C'est le coup de trop.
Je me lève d'un bond ; la chaise bascule derrière moi et heurte le carrelage dans un bruit sec.
Ma mère sursaute.
Je traverse la pièce, attrape mes chaussures, les enfile sans soin. À la porte, je m'arrête.
Je me retourne.
Son visage est impassible, mais ses mains la trahissent : crispées sur le bord de la table, les jointures blanchies.
Et là, je la vois vraiment. Pas la version qu'elle me sert depuis des années. Une femme fatiguée jusqu'à l'os, enfermée dans un rôle qu'elle n'a jamais choisi. Coincée dans un moule trop étroit. Pour elle. Pour moi. Pour nous.
On s'est piégés ensemble.
Elle, avec ses regrets.
Moi, avec ses attentes.
Et à force de rester dans la même pièce, à se jauger comme deux étrangers, on a figé le reste de nos vies. Même Mamie, quelque part, a fini par disparaître dans notre guerre.
Je claque la porte.
Dans le couloir, l'écho me rattrape.
Tout ça... c'était inéluctable, non ?
Chapter 24: Trop plein dans le rien
Chapter Text
La lumière s'étale sur la ville comme un projecteur impitoyable.
Rien n'y échappe : les sacs-poubelle éventrés, les rats qui disparaissent entre deux cartons humides, les façades lépreuses où la peinture se détache par plaques.
Tout est à nu.
Tout est laid.
Je marche sans but.
L'atelier de couture me traverse l'esprit, comme une idée douce, un refuge. Je pourrais m'y glisser, attendre Mamie, m'asseoir dans un coin. Elle me sourirait comme elle sait le faire, avec cette tendresse qu'elle ne réserve qu'à moi. Peut-être qu'elle me raconterait une de ses histoires, celles où, à la fin, les choses s'arrangent toujours.
Que la colère se propage comme un incendie incontrôlable, qu'elle ronge chaque recoin, qu'elle ne laisse derrière elle qu'un squelette noirci.
Reste à savoir contre qui elle se dresse vraiment.
Ma mère, avec ses soupirs plus lourds que ses mots, ses attentes qui m'étranglent sans qu'elle l'avoue ?
Ou contre moi-même ? Contre cette vie minuscule, étriquée, si loin des rêves que j'ai appris à enterrer avant même qu'ils respirent ?
Je le sais : ma vie n'est pas la pire. Mais le mirage revient toujours.
Un appartement baigné de lumière, des baies vitrées ouvertes sur un horizon clair. Je m'y vois, pieds nus sur du marbre froid. Libre.
J'accélère. Les pavés glissent sous mes semelles.
Je trébuche, lâche un juron.
Et peut-être que oui, cette rage est tournée contre moi.
Parce que je ne suis pas celui qu'on attend.
Je suis un garçon rafistolé, la peau tenue par des coutures fragiles.
Je ne suis qu'une pie voleuse.
Je m'arrête sur le pont où j'avais emmené Yongbok.
En dessous, la rivière avale les reflets des immeubles, digère la lumière et recrache une eau sombre, lourde, qui efface même les rêves.
Où est-elle, cette vie que je poursuis ?
Celle où ma mère poserait sur moi un regard teinté de fierté.
Où je serais cette foutue version de moi à la hauteur de mes propres espoirs.
Le métal jaune et noir de la barrière grince sous mes doigts.
La ville s'étire, vidée de son sang. Lessivée de ses propres mensonges.
Elle recrache ses restes dans le lit crevassé de l'autoroute, comme un corps trop plein qui ne sait plus quoi garder.
Les odeurs remontent jusqu'à moi : essence tiède, béton chauffé, regrets stagnants.
Le vent, lourd et moite, s'engouffre sous mon sweat, colle à ma peau.
Le vide sous mes pieds ne m'appelle pas.
Il ne me tente pas.
Il est juste là.
Présent. Persistant.
Comme un rappel discret mais constant : il existe. Il a toujours existé.
Ce vide.
Ce rien.
Ce rien que je suis devenu.
Rien.
Rien.
Rien.
Je bascule la tête en arrière, ferme les yeux.
Et ça sort.
Un cri, arraché du fond de la gorge.
Rugueux. Brut.
Un hurlement qui me déchire et qui, en sortant, ne laisse qu'un vide plus vaste encore.
La ville ne bronche pas.
Indifférente.
Insensible.
Et alors seulement viennent les larmes.
— Hyun !
Yongbok franchit la barrière, les joues rouges, le souffle court. Son chignon a éclaté, et ses mèches brillent comme du cuivre sous les dernières braises du soleil.
— Je suis venu dès que j'ai pu ! Qu'est-ce qui s'est passé avec ta mère ?
— Je lui ai montré mes croquis.
— Et... elle les a regardés au moins ?
— Elle les a regardés, oui. Mais elle n'a rien vu.
Il attrape mon bras, m'entraîne vers un muret. On s'assoit.
— Raconte.
— Elle a dit que c'était trop sombre. Elle m'a regardé comme si le problème, c'était pas le dessin. C'était moi.
— Je suis désolé. C'est moi qui t'ai poussé à lui montrer...
— Arrête. J'y ai cru aussi. Mais tout ce qu'elle veut, c'est que je sois plus facile à aimer. Que je sois... moins moi.
Ses doigts se resserrent sur ma manche.
— Peut-être qu'elle a juste peur.
— Peur de quoi ? De son propre fils ?
— De ce que le monde pourrait te faire. Elle pense te protéger.
Je lève les yeux vers les immeubles avalés par la lumière rouge. Même le ciel a renoncé à la beauté.
— C'est pas à elle de me protéger de ce que je suis. Ce n'est plus son rôle.
— Elle s'inquiète.
— Tu la défends ? Elle me contrôle.
— Non... Je dis juste qu'elle fait ce qu'elle peut avec ce qu'elle connait de ta vie.
— Ce qu'elle connaît, c'est la peur. Peur qu'on parle trop fort, qu'on sorte du cadre !
— Peut-être qu'elle a peur que le monde te blesse. Que ta joie de vivre s'éteigne pour de bon.
— Mais c'est elle qui m'éteint ! Elle m'efface un peu plus à chaque fois que je fais un pas de travers. Tu comprends pas ? Elle m'aime seulement quand je suis inoffensif.
Il fronce les sourcils, un pli qui coupe net la douceur de son visage. Je vois déjà le mécanisme s'enclencher : la voix plus basse, les phrases qui rassurent, les mains qui cherchent à recoller les morceaux. Je sais ce qui vient. La tentative de me tempérer, de lisser mes angles, de remettre mes failles en place comme si elles n'avaient jamais existé. Comme si j'étais une assiette fendue qu'on pouvait rafistoler avec un peu de colle et de patience. Mais je ne veux pas qu'on me répare.
Mes fissures, je les tiens encore, même si elles coupent. Et si on commence à les boucher, je finirai par m'étouffer dessous.
— Toi et moi, Yongbok, on est le soleil et la lune.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Toi, tu brilles partout. Tu parles, on t'écoute. Tu cries, on te prend dans les bras. Moi, je pourrais disparaître pendant des semaines, personne ne s'en rendrait compte.
— C'est pas vrai.
— Tes parents t'adorent. T'as toujours été aimé. Moi, j'ai grandi en ayant honte d'exister. En me demandant s'il valait pas mieux que je me taise.
Il ouvre la bouche, mais je continue :
— T'as pas besoin de te battre pour qu'on t'aime. Les gens viennent à toi tout seuls, comme des insectes vers la lumière. T'es solaire. T'as pas besoin de supplier pour exister.
— Tu crois que j'ai eu une vie facile parce que je souris ? Parce que deux mecs like une photo ?
— C'est pas une question de facilité. C'est une question de place... de légitimité.
— Et tu crois que parce que mes douleurs sont pas les mêmes que les tiennes, elles comptent moins ?
— Je crois que t'as le luxe d'être aimé malgré elles.
Il serre la mâchoire.
— Je suis là parce que je tiens à toi, Hyun. Parce que je crois que tu vaux la peine. Pas pour me prendre ta colère en pleine figure.
— C'est pas contre toi... C'est contre... je sais même pas...
— Si. Tu sais. Tu le sais très bien. Tu fais juste semblant de pas savoir, comme d'hab. Tu peux pas continuer à tendre la main et la retirer dès qu'on essaie de la prendre. J'ai essayé de comprendre, d'attendre, de pas te bousculer.
Je détourne les yeux.
— Je suis crevé, reprend-il. T'as pas vraiment envie qu'on t'aime. T'en veux juste assez pour flatter ton ego, mais pas trop... surtout pas trop, au cas où ça t'échapperait.
— Arrête...
— Non. Cette fois, j'arrête pas. Tu veux que je sois franc ? Tu parles de douleur, de vide, de rejet... mais tu regardes jamais plus loin que toi. Tu veux qu'on te comprenne, mais t'écoutes personne.
Les points de suture autour de mon rien lâchent un à un. J'attrape mon carnet. Mon foutu carnet.
— Hyun ? Qu'est-ce que tu fais ?
— Je dois me débarrasser de ça.
Je déchire une page.
— Non, arrête !
Une deuxième.
Une troisième.
Les feuilles s'arrachent comme de la peau morte et s'envolent, prises par le vent,
comme autant de cris portés par le vent.
Yongbok me saisit par les épaules.
— Regarde-moi. Stop ! T'as pas besoin de tout détruire pour prouver que t'existes !
Je le repousse d'un geste sec. Il recule, manque de basculer du muret. Sa montre glisse de sa poche, tombe sur l'asphalte dans un claquement métallique.
Alors, sans hausser le ton, sans colère dans la voix, il lâche :
— T'es si égoïste, Hyunjin...
Je pars.
Sans ramasser la montre.
Sans me retourner.
Je descends dans la ville sale, dans les odeurs d'essence et de friture, dans le vacarme des moteurs et des aboiements, au milieu des vies qui continuent comme si la mienne n'avait jamais compté.
Et tout le long, une seule question me martèle :
à quel moment, exactement,
je suis devenu l'égoïste.
Chapter 25: Le monstre des dessins
Chapter Text
Les jours s'allongent, se ramollissent, se dissolvent.
Je lutte pour garder les yeux ouverts. Une lueur rouge pulse sous mes rétines : l'empreinte persistante d'une lumière vive, imprimée jusque dans la chair.
Elle réveille un souvenir précis : le soir saturé de rouge, le soleil en chute derrière les immeubles, et cette brûlure intérieure que j'ai prise pour de la force, alors que ce n'était que de l'égoïsme.
Le sol de mon appartement est jonché de pinceaux figés dans leur dernier geste, tiges brisées qui ont trop peint. Sur l'écran de mon téléphone, les noms s'empilent : Chan, Jisung, Changbin. Je ne les ouvre pas. Je préfère me perdre dans des vidéos de réparation de montres : la chorégraphie minutieuse des pinces, les cliquetis nets des rouages qui s'emboîtent jusqu'à former un tout.
Je ne sors que pour aller travailler, comme ce soir. Je ne sais plus depuis quand je n'ai pas dormi. Mon corps se lève avant moi, enfile les premiers vêtements qui traînent. Les lunettes de soleil deviennent ma seule armure : contre l'éclat du jour, contre les regards.
Les néons du convenience store m'avalent et me recrachent dans un espace à température constante, un lieu où je peux tenir debout sans vraiment exister. Les clients se succèdent comme des vagues :
une dispute à propos de cigarettes,
un enfant en crise pour une glace,
un couple qui chuchote entre deux rayons.
Moi, j'aligne les bouteilles, je soulève des cartons, je balaie les miettes sous la caisse.
D'un coup, mes jambes se vident de leur force. Un haut-le-cœur me plie en deux. La boîte glisse de mes mains... et ne touche jamais le sol.
Je relève la tête, prêt à encaisser la remarque.
— Vous devriez vous asseoir un moment, dit M. Kim.
— Non. Ça va.
— Vous en êtes sûr ?
— Oui. Tout va bien.
Dans ses yeux, je me vois : joues creusées, cernes transparents, teint jauni comme du vieux papier. Peut-être que c'est devenu visible, enfin. Que je ressemble à mes croquis. Que le monstre a quitté le papier pour s'installer dans mon corps.
— Prenez une pause. Mangez quelque chose de sucré. Ça ira mieux.
Je me laisse tomber sur une chaise métallique dans l'arrière-boutique. Coudes sur les genoux, tête entre les mains. J'ouvre l'emballage, mastique sans faim.
Le goût sucré se dissout presque aussitôt.
Le vide reprend toute la place.
Je relance une vidéo de restauration de montres. Le tic-tac des aiguilles m'apaise, m'entraîne dans un monde mécanique où tout finit par fonctionner.
Un monde où ce qui est brisé peut encore être réparé. Comme ces bols qu'on recolle avec des veines d'or. Le kintsugi. L'idée que les fissures peuvent être mises en valeur plutôt que cachées. Pendant un temps, j'ai cru que Yongbok pouvait être cet or-là, celui qui me recollerait.
Mais j'ai brisé sa montre.
Et sa confiance.
Et aucune laque dorée ne peut combler ça.
Alors pourquoi je pense encore à lui, plus qu'à l'avenir que j'ai moi-même saboté ?
Je suis agenouillé au milieu des feuilles froissées et des idées mortes-nées, comme un croyant égaré devant un autel vide. J'essaie de donner une forme à ma douleur, mais chaque tentative s'effiloche, comme un tissu usé dans l'atelier de Mamie.
Je ne suis plus quelqu'un, je suis devenu ce rien.
J'aimerais pouvoir le dire, à Yongbok, à Mamie, leur dire que je regrette mon comportement.
J'aimerais te dire, Maman, que c'est moi que je déteste, pas toi. Mais j'ai peur que, si je le dis, tu finisses par me haïr aussi. Et ce jour-là, quand je t'ai crié que je n'avais pas besoin de toi... le monstre, c'était moi.
Moi, le fruit pourri de ton amour et de tes attentes.
Moi, l'égoïste, celui qui veut tout sans jamais rien sacrifier.
Moi, l'artiste derrière un rempart de créatures qu'il a dessinées pour se protéger... mais qui ne protège plus rien.
Et si je l'arrachais, ce rempart, il ne resterait plus rien à aimer. Parce que moi, moi, moi... je ne m'aime pas.
Ces mots tournent, cognent partout en moi. Alors je me penche et fouille parmi les croquis, les échappatoires. Mes doigts retrouvent mon premier monstre : couvert de plumes, regard vide, gueule ouverte.
Une bête qui prend, qui mord, qui n'offre rien.
Je saisis mon téléphone, le pose sur le bureau. J'ouvre Instagram, lance un live.
Mes mains tachées d'encre restent stables.
Le monstre renaît, trait après trait.
— Désolé pour mon absence, dis-je d'une voix rauque. J'avais besoin de temps off pour retrouver l'inspi.
Je repose les pinceaux, presse les tubes de peinture directement sur la feuille. Le noir s'enroule dans le rouge. Je tire, j'étale, j'appuie, jusqu'à ce que le papier se plie sous la pression et que le marron recouvre tout.
Le fil de messages s'agite : cœurs, emojis, questions.
Moi, je veux juste sentir la peinture.
Les traits hérités de ma mère s'effacent sous mes doigts.
Son nez devient une ombre creuse.
Ses grains de beauté, des cratères.
Mes yeux, deux fosses noires.
Ma bouche, une gueule affamée, pleine de dents.
Est-ce que c'est beau ?
Je m'en fous.
Ce qui compte,
c'est le geste.
C'est de sentir
que j'existe.
Puis
trois coups secs à la porte.
Je sursaute.
Mes mains sont rouges de peinture coagulée. On dirait du sang.
Je coupe la diffusion et me lève.
C'est Chan.
Son visage est fermé, sa colère contenue.
— Sérieusement ? Un live sur Instagram ? C'est comme ça que j'apprends que t'es encore en vie ?
— Désolé. J'avais besoin d'être seul.
— Tu te rends compte de ce que ça m'a fait ? Je savais pas ce qui t'arrivais !
Il balaye l'appartement du regard.
— Allez, laisse-moi entrer, Hyun...
Je repousse un tas de vêtements sur le lit et lui fais signe d'entrer. Il s'assoit, et je pars chercher deux tasses de café encore tiède.
— Je suis désolé... J'aurais dû te parler. Mais avec ma mère, ça a dérapé. Je lui ai montré mes dessins. Elle a rien compris. Et Yongbok... on s'est engueulés. J'ai fini par... déchirer mon portfolio.
— Tu l'as détruit ?
— Ouais.
— Mais pourquoi ?
— J'étais en colère.
— Contre quoi ?
— Contre tout, je crois. Contre le fait de pas être comme vous. Vous avancez tous... et moi, je tourne en rond.
— « Comme nous » ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Je sais pas. Vous avez tous un cap, un but, et vous réussissez. Moi, je me lève, je fais semblant... et je merde quand même.
Chan soupire.
— Tu nous vois vraiment comme ça ? Comme si on avait tout sous contrôle ?
— Je sais que c'est pas vrai. Mais à côté de vous... j'ai l'impression de pas exister dans votre monde !
— Tu crois que Changbin dort bien la nuit ? Il bosse jusqu'à pas d'heure et flippe dès qu'il a un projet à rendre. Jisung, il tient à peine. S'il se plante encore, ses parents le rappellent à Busan direct.
Je secoue la tête.
— Je sais pas...
— On tient le coup parce qu'on peut compter les uns sur les autres. Tu crois que j'ai envie de me lever tous les matins ? J'ai pas de plan magique, je survis ! Et je gère vos trois tronches au passage.
— Je suis désolé.
— Je m'en fous de tes excuses. C'est pas de pardon dont il est question. Je veux comprendre : pourquoi t'as saboté ton portfolio ? Pourquoi tu nous as ignorés ?
— Si c'est moi qui détruis ma vie, j'ai au moins l'impression de garder le contrôle dessus.
Il repose sa tasse.
— Tu crois que tu te protèges, mais tu te détruis. Tu le vois, ça ?
— Ouais... je crois.
— Non. Tu dois le savoir ici, là, pas croire, dit-il en appuyant sur mon torse. Tu préfères tout foutre en l'air plutôt que de risquer d'avoir mal. Mais à la fin, t'es seul. Et t'as plus que toi à blâmer.
C'est simple. C'est bête.
Cette blessure banale, humaine. Celle qu'on planque derrière les blagues, les fuites. La peur d'aimer, d'être aimé... et de tout détruire par anticipation.
Je sais que je ne suis pas le seul à avoir grandi dans le manque : un père absent, une grand-mère mourante, une mère obsédée par le contrôle. Mais ce manque, je n'ai jamais su quoi en faire.
— Je veux des relations saines, je te jure. Mais dès que ça devient réel, je panique, je m'éloigne, je fais tout foirer.
Chan esquisse un sourire triste.
— J'ai bien remarqué.
— Je suis con, hein ?
— Ouais. Mais t'es pas irrécupérable.
Un rire m'échappe, à moitié étranglé.
— J'aimerais réparer mes conneries... mais je sais même pas par où commencer. J'ai toujours cru que demander de l'aide, c'était admettre que j'avais échoué. Et là, merde... il me reste une semaine pour rendre ce portfolio. Et en plus, je vous ai tous blessés, alors je me vois pas vous emmerder avec ça.
Il ne répond pas ; il ouvre les bras.
Je me laisse aller contre son épaule. Il sent le baume de tigre, l'usure des journées... et ce courage qu'il me transmet par sa seule présence.
— T'es pas seul... murmure-t-il. Tu l'as jamais été. Laisse-nous t'aider, c'est tout.
Chapter 26: Fuir, revenir
Chapter Text
J'ai l'impression que le rêve de mon père, l'autre nuit, n'était pas un hasard. Plutôt un avertissement. Un écho de l'une de mes pires peurs : finir comme lui. Un cas désespéré.
Je marche, les mains enfoncées dans les poches. Le vieux pont se profile au loin. Le ciel s'épaissit, lourd. Yongbok est allongé sur le muret, un bras plié sous la tête, l'autre pendant dans le vide. Il lève la main pour se protéger du soleil, et un rayon accroche la veine pâle de son poignet nu. Je m'arrête à quelques pas. Il ne dit rien.
— J'ai merdé, lâché-je d'un coup. Je sais que je t'ai blessé. C'était pas... c'était pas ce que je voulais.
Il ne bouge pas. Sa voix tombe, sèche :
— Mais tu l'as fait quand même.
— C'était pas volontaire. Ni pour la montre ni pour le reste. J'ai paniqué. Je crois.
— Tu crois que c'est la montre, le problème ?
— Euh...
— Tu m'as gueulé dessus, puis t'as disparu !
— Je sais... Te hurler dessus, c'était nul.
— Tu m'as fait mal, Hyunjin. Vraiment.
— Je voulais pas...
— Mais tu l'as fait. J'essayais de te parler et toi, tu m'as envoyé chier comme si j'étais rien.
Il inspire profondément.
— Tu sais ce qui m'a le plus blessé ? J'ai cru en toi. Quand t'as ramené la montre, je me suis dit : « il est différent, lui ».
— Je le suis. Je te jure que...
— Tu me jures quoi ? Que tu m'aimes bien tant que je te contrarie pas ?
— Non, évidemment que non !
— Tu veux savoir ce que j'ai pensé ? Que t'étais surtout intéressé par mon corps et que tout le reste, c'était une mise en scène.
— Mais non !
— Tu peux comprendre que je sois perdu ? Tu m'as mis en confiance, et au moment où je me suis ouvert, t'as explosé.
— Je t'ai pas utilisé. J'ai juste... perdu pied.
— Tu crois que moi, je perds pas pied, parfois ?
Je passe une main sur mon visage, comme pour effacer ce que je viens de dire, ou peut-être pour me donner du temps.
— J'essaie de changer... Je sais que ça sonne creux, mais c'est vrai.
— Je peux pas être celui qui te répare.
— Je te le demande pas ça.
Je marque une pause, avale ma fierté.
— J'aimerais... une deuxième chance.
Ses yeux cherchent, sondent, comme s'il essayait de deviner si c'est encore une promesse que je tiendrai pas. Puis il se redresse et vient s'asseoir à côté de moi. Nos ombres se rejoignent sur le béton.
— Tu veux être là ?
— Oui.
— Alors sois là pour moi aussi. Genre, même quand je suis froid, que tu me piges pas, ou que je te saoule. Me fais pas regretter d'y croire encore. Même un peu.
Je prends sa main : chaude, moite. Il serre la mienne un instant, puis la retire. Son sac s'ouvre dans un froissement discret ; il en sort un paquet de feuilles retenues par un élastique.
— J'ai ramassé ce que j'ai pu de ton portfolio.
Je prends le paquet. Les pages sont cabossées, gondolées par l'humidité, certaines à moitié déchirées. Mes dessins respirent encore à travers les plis.
— Pourquoi t'as fait ça ?
— Parce que je crois encore que t'as quelque chose d'important à dire et que t'as pas le droit de laisser ça mourir.
— Merci...
— Me remercie pas. Il te reste cinq jours, non ?
Je hoche la tête.
— Alors montre-moi que j'ai pas ramassé ça pour rien.
Après le pont, je suis rentré, le cœur en vrac.
J'ai vidé mon sac au milieu du salon. Les dessins se sont répandus en éventail, comme des feuilles après un orage. J'avais l'impression de contempler les restes d'une bataille que j'avais moi-même déclenchée. Des morceaux de moi, éparpillés, irrécupérables.
Alors j'ai laissé tomber la colle, le scotch, tout ce qui aurait pu me donner l'idée de les recoller.
J'ai ouvert un carnet vierge, sorti les fournitures d'art que Yongbok m'avait offertes. Comme je ne savais pas par où commencer, j'ai laissé ma main décider. Peu à peu, des visages sont apparus : bouches entrouvertes, peaux fendillées, regards fixes.
Pendant trois jours, je n'ai fait que dessiner. Je ne m'arrêtais que pour aller bosser.
Chan est passé un soir, m'a forcé à boire un café glacé pendant qu'il râlait sur mes cernes.
Jisung et Changbin m'ont bombardé de memes et de photos de leurs plats, promettant qu'on les partagerait « quand tu seras pris à l'Institut ».
Et Yongbok... il m'envoie des vidéos de lui en train de danser, parfois dans son salon sombre, parfois au Studio 1, inondé de lumière. Je les regarde en boucle. Quand je sens qu'il est à l'aise, je lui dis qu'il est beau, que j'aime le voir comme ça, naturel et heureux. Il me répond par des émojis qui rougissent ou un « chut » suivi d'un cœur rose.
Cet après-midi, après une matinée blanche, j'ai glissé mon carnet dans mon sac, enfilé un sweat et pris le métro jusqu'à chez Mamie. J'avais besoin d'entendre le froissement régulier du tissu, le rythme sec des ciseaux qui mordent, et de respirer l'odeur de lavande qui s'attarde entre les bobines.
Assise à sa table de couture, Mamie me jette des regards en coin sans lever la tête.
— Tu comptes me faire la morale maintenant, ou t'attends encore un peu ? soupiré-je.
— Ta mère s'inquiète, Hyunnie.
— Évidemment. Elle s'inquiète toujours.
— Et elle me harcèle à ton sujet.
Elle le dit avec un sourire qui se veut léger, mais ses mains tremblent en repliant son tissu.
— Je suis désolé, Mamie. Mais je suis pas prêt à lui parler.
— Pourquoi ?
La créature que je dessine se crispe, un liquide verdâtre perlant de sa peau.
— Elle veut ton bien, dit Mamie, avec cette rengaine que je pourrais réciter à sa place.
— Je sais.
Ses doigts s'immobilisent.
— Tu te souviens de l'histoire des chaussures ?
Bien sûr que je m'en souviens.
Au collège, j'avais supplié ma mère pour des baskets à LEDs repérées dans un magazine. Elle avait résisté, persuadée que je ne les mettrais jamais. Puis, après des disputes interminables, elle avait cédé.
C'était aussi l'époque des premières insultes. Tapette, pédé. Larguées par d'autres garçons bien avant que je comprenne vraiment leur poids. Ils avaient craché sur mes chaussures, puis sur moi. Et moi, j'avais frotté les taches avec un mouchoir froissé, les mains moites, les yeux mouillés, et puis, évidemment, je ne les ai plus jamais portées.
— On parle pas de chaussures, on parle de mon avenir.
— Et pourtant... elle a toujours voulu ton bonheur. Même quand elle comprenait pas. Elle a fait des erreurs, oui. Mais en pensant te protéger.
Je regarde les mains de Mamie. Peau fine, jointures gonflées par les années. Ma mère aussi porte ces marques, invisibles mais profondes. Après le divorce, elle a enchaîné les petits boulots. Blanchisseuse, femme de ménage, réceptionniste, secrétaire. Chaque promotion, une victoire arrachée à la fatigue. Elle montrait peu l'usure. Mais je l'ai vue. Et je sais.
— Je comprends qu'elle veuille m'aider. C'est pas ça le problème. Mais j'ai besoin de vivre ma vie. Et elle refuse de le voir.
Mamie lisse un fil du bout de l'ongle.
— Il faudra lui parler, un jour.
— D'abord, je veux finir mon portfolio. Je veux lui prouver que je peux m'en sortir seul.
— Et il te reste combien de temps ?
— Deux jours.
— Et t'as tout recommencé ?
— Oui. J'ai pas le choix.
— Ah bon ?
— Mon portfolio est en morceaux.
— Alors recolle. Recouds ! Tu sais faire, non ?
— Mais...
— Mais quoi ? C'est pas parce que c'est abîmé que c'est foutu.
Peut-être que Mamie a raison. Peut-être qu'il reste encore quelque chose à sauver.
Peut-être que la clé, c'est ça : ne pas masquer les fissures. Les souligner. Les transformer en lignes de force. Comme dans le kintsugi, cette manière de réparer les céramiques brisées en les recousant d'or. Chaque éclat raconte une histoire : la chute, la colère, l'erreur.
À partir des morceaux sauvés par Yongbok, j'ai reconstruit un portfolio hybride : un grand format cousu à la main, où dix monstres se succèdent. Chacun explore une technique différente : gravure, feutre, pastel gras, broderie, collage numérique, aquarelle, encre... L'ensemble tient par un fil, au sens propre comme au figuré.
Mais il tient la route.
Et il parle de moi, de Cadavre Macabre, comme jamais avant.
Tout, de ce travail jusqu'à la demande de bourse que Chan a remplie avec moi, dépasse le simple dossier. C'est une mue nécessaire.
Tout doit être envoyé avant ce samedi 31 mai, à minuit pile. Chan, debout derrière moi, scrute mes moindres gestes pendant que je passe une dernière fois en revue les photos de mes œuvres, traquant la moindre imperfection. Jisung et Changbin, eux, trinquent, persuadés que c'est gagné.
Yongbok, recroquevillé dans un sweat large, jambes croisées sur mon lit, observe en silence.
23 h 58.
Mon doigt reste suspendu au-dessus de la touche « Envoyer ».
— Allez, mec, t'es prêt, m'encourage Chan.
23 h 59.
J'appuie.
— C'est fait ! s'écrie Jisung. On trinque !
Les verres s'entrechoquent. Changbin me tape dans le dos.
— T'inquiète, tu vas cartonner.
— Ils peuvent pas te refuser, renchérit Chan.
— Ouais, mais est-ce qu'il va supporter de nous voir tous les jours ? ricane Jisung.
— Fiche-lui la paix, râle Changbin. Le seul qu'on supporte pas ici, c'est toi !
Les piques fusent, les rires montent et retombent comme des vagues. On retrouve cette insouciance propre aux débuts d'été, quand les examens passés et que l'air paraît à la fois léger et chargé de promesses.
— Au fait... merci, les gars, lancé-je. Sans vous, j'aurais peut-être jamais trouvé le courage de l'envoyer.
Changbin lève son verre.
— À notre sauvage préféré. Même quand il grogne et disparaît sans prévenir.
— Et à ses crises d'angoisse à trois heures du mat', ajoute Jisung.
Je lève les yeux au ciel, mais un sourire me trahit.
— C'est vrai, renchérit Chan. T'as été insupportable ce mois-ci. Mais t'as géré.
— Pas encore, précise Jisung. Attends deux jours, quand t'auras un mail genre « il manque une pièce jointe ».
— Je vais t'en coller une, Jisung, menacé-je.
— T'imagines ? enchaîne Changbin. Tout ça pour que t'oublies de signer la dernière page.
— Vous êtes horribles.
— Et pourtant t'es encore là, s'amuse Chan. C'est bien la preuve qu'on te manque quand on te laisse tranquille.
Je secoue la tête, faussement exaspéré. Mais la vérité, c'est que je les aime, dans leurs piques et leur soutien qui ne dit pas son nom.
— Allez, fait Changbin en haussant un sourcil, soyons sérieux deux secondes.
Il se tourne vers moi.
— T'as fait un truc de dingue, Hyunjin. Peu importe la réponse.
Chan lève son verre.
— À toi. Et à ce que t'as dessiné.
— Et à ton amitié impossible avec Yongbok, glisse Jisung.
Yongbok s'est redressé, tire sur les manches de son sweat, me lance un signe de tête. Je repose mon verre, contourne le canapé et le rejoins près de la fenêtre. La rue s'étale en contrebas, noyée dans une lumière jaune-orange. Les phares glissent entre les immeubles comme des poissons dans une eau trouble.
— Bravo d'avoir tout bouclé, dit Yongbok.
— C'était pas simple, mais j'ai tout donné.
— Je me demandais si t'allais vraiment le faire.
— Je te l'avais promis.
— Je sais. Mais parfois, tu promets... et ça veut pas dire que tu tiens.
Je sais que j'ai merdé et qu'il m'en veut, même si moins qu'avant. Pourtant, ce portfolio envoyé, c'est plus qu'un dossier : c'est une preuve de mon engagement envers lui et les gars.
— Tu sais... ce qu'on a dessiné ensemble, soufflé-je, ça m'a inspiré.
— Mon gribouillis immonde ?
— Ouais. Enfin, objectivement, il était atroce. Mais c'est pas le dessin qui compte. C'est l'idée.
— Le cadavre exquis ?
— Oui. Créer sans tout contrôler. Faire confiance. J'ai bossé seul, mais vous étiez là. Les vidéos, vos remarques, vos conneries... Tout ça, c'est dans mon portfolio.
Il me fixe.
— On t'a inspiré ?
— Oui. Surtout toi.
Ses épaules se détendent.
— Dans ce cas... tu veux préparer ton entretien avec moi ?
— Quoi ?
— Mes parents ont une maison à Busan. J'y vais quelques jours, début juin.
— Genre, tu m'invites ?
— Tu pourrais poser un ou deux jours. Travailler là-bas. Prendre l'air.
— Y'aura les autres ? Parce que si Jisung ramène son micro et sa playlist karaoké...
— Non, que nous deux.
Ses doigts triturent le bord de sa manche.
— T'es sûr que tu veux que je t'accompagne ?
— J'aimerais bien, oui.
Je laisse mon regard se perdre dans la nuit. Les réverbères vacillent, comme des lucioles épuisées. L'odeur des égouts remonte, lourde, mêlée à celle du bitume encore tiède. Ici, face à cette petite fenêtre, je me suis souvent senti à l'étroit. Et même si j'apprends peu à peu à respirer, j'ai envie de m'échapper.
Partir avec lui... ce serait pas juste quelques jours au bord de la mer. Ce serait accepter ce qui commence entre nous.
Je me racle la gorge et je me lance :
— D'accord.
Chapter 27: Le courant nous porte
Chapter Text
— Comment je suis censé résumer ce que l'art représente pour moi ? C'est beaucoup trop vaste.
— Tu te prends trop la tête, je te dis ! Écris comme si tu te parlais à toi-même, pas comme si tu passais un entretien.
Facile à dire. Si ma candidature à l’Institut est retenue, je devrai ensuite réciter ma dissertation devant un jury, en défendre chaque phrase. Et si je n’arrive pas à sortir un texte, tout le temps passé sur le portfolio et les révisions pour les examens d’entrée n’aura servi à rien.
— Parler de moi... mauvaise idée ! Ils vont me prendre pour un fou.
— Sérieusement. Raconte-leur pourquoi tu dessines des monstres. Moi, j'ai toujours vu ça comme ta façon de te montrer... sans vraiment te montrer.
Partager ce qu'on crée, c'est laisser entrevoir ce qu'on cache. Chaque trait, chaque ombre, chaque détail finit par en dire plus qu'on ne voudrait. Yongbok, lui, pourrait démonter d'un coup d'œil tout ce que je m'efforce de maintenir en place... et le réassembler avec une lucidité que je n'oserais jamais affronter.
— Je vais jamais y arriver...
— Allez, ce week-end va te faire du bien.
— Un week-end avec toi va tout régler, c'est ça ? Me transformer en mec accompli ? On n'est pas dans une comédie romantique, Yongbok.
Sous la tablette, son genou effleure le mien. Son sourire, à peine esquissé, a quelque chose d'insaisissable ; un défi, ou peut-être une promesse.
— Pourquoi pas ? Tu dis bien que je t'inspire, alors peut-être que t'auras ton moment de cinéma, toi aussi !
Un sourire me vient malgré moi.
Être avec lui, c'est comme une plage à marée montante : parfois caressée par les vagues, parfois laissée nue, à découvert. Et j'avoue que chaque kilomètre vers Busan m'apaise.
Le train ralentit d'ailleurs bientôt. Les passagers s'étirent, rassemblent leurs affaires. Yongbok se lève d'un bond, attrape son sac et sa valise.
— Allez, bouge-toi, on est arrivés !
Il file vers la sortie.
Le ciel, d'un bleu franc, me rappelle les étoffes pliées dans l'atelier de Mamie, ces morceaux de soie qu'elle garde « pour une grande occasion ».
Dans le taxi, Yongbok parle sans s'arrêter. Il me décrit la plage de Gwangalli, le sable clair, la courbe du rivage, la vue sur le pont suspendu. Il accompagne chaque phrase de gestes, et je me surprends à aimer l'écouter plus que les paysages eux-mêmes.
À l'arrivée, il paie le chauffeur, m'attrape par le poignet et m'entraîne dans une ruelle étroite.
— Attends...
Le tintement de ses porte-clés résonne pendant qu'il déverrouille une porte jaune vif.
— ... Voilà !
Le jardin est impeccable, une piscine semi-couverte s'étire à l'ombre, un écran géant trône dans le salon, mais ce n'est pas ça qui me frappe.
C'est la profusion de textures et de couleurs.
Les meubles en bois sombre sont sculptés d'animaux et de formes entremêlées. Des tapis aux motifs complexes recouvrent le sol. Aux murs, des croquis et des toiles aux tons francs. Dans la cuisine, la vaisselle en céramique peinte s'aligne sur des étagères ouvertes.
— La maison est dans la famille depuis des générations, m'explique Yongbok. Tu dois t'en douter !
— Je peux prendre des photos ? Mamie adorerait cet endroit.
— Tu te fiches de moi ?
— Pas du tout ! Elle aime les objets avec une histoire. Le mélange des matières, les meubles sculptés, la vaisselle exposée... C'est tout ce qu'elle aime.
— Son atelier ressemble à ça ?
— C'est une petite pièce remplie de tissus qu'elle n'utilise jamais. Elle dit qu'elle attend une grande occasion... mais je crois qu'elle aime juste les garder près d'elle. Elle les classe par texture, par couleur, parfois par saison. Chaque chose a un nom, un souvenir, une raison d'être, tu vois le genre ? C'est un peu pareil ici, non ?
— Mes parents ont refait des trucs, mais ils ont gardé l'essentiel.
— On sent que la maison a du vécu.
— OK, j'ai compris. T'as un truc pour les maisons de grands-mères.
Je souris, gêné. Cette maison m'apaise, sans que je sache vraiment pourquoi.
Je prends en photo les arches aux courbes souriantes, les incrustations de nacre dans le bois. Yongbok pose son sac, puis se tourne vers moi avec son air décidé.
— On se change et on sort ?
— Je devrais pas réviser avant ?
— Hyun, on a trois jours. Tu peux faire une pause d'abord !
— Mais...
— T'as quand même passé deux heures dans le train à tourner autour de ton dossier sans écrire une ligne.
Il marque un point.
— Alors, qu'est-ce que t'as envie de faire ? questionne-t-il.
— Euh...
Chez moi, on m'a appris qu'on se repose seulement quand on l'a mérité. Et ce moment-là... n'arrive jamais.
— Bon, alors je choisis ! annonce Yongbok.
Une affiche criarde promet des fruits de mer frits. Juste à côté, un énorme requin gueule ouverte nous fixe depuis une photo XXL.
— Tu vas voir, tu vas adorer, dit Yongbok en me tendant un ticket.
— Tu sembles drôlement sûr de toi...
Dès qu'on franchit le seuil de l'aquarium, le bruit de la rue s'éteint, avalé par le silence feutré des profondeurs artificielles. L'ambiance diffère selon les salles : certaines sont sombres et intimes ; d'autres baignées d'une lumière éclatante, peuplées de coraux vifs.
Sur le visage de Yongbok, l'eau projette des reflets mouvants : rouge, comme ce soir-là où tout a basculé ; rose, comme ses lèvres fendillées ; vert, comme les collines traversées en venant ; et ce bleu dense et tranquille, celui du ciel après la pluie, avant que le jaune du soleil explose.
Je le perds de vue, puis le retrouve accroupi devant le bassin des loutres. Le nez collé à la vitre, les doigts glissés dans les petites ouvertures prévues pour interagir avec elles. L'une s'approche, hésite, puis pose sa patte contre sa main.
— Hyun ! Hyun, dépêche-toi ! Prends une photo !
Je m'exécute, heureux de figer l'instant.
On poursuit la visite et, sous ses encouragements, je me risque au bassin tactile. Les œufs de requin ont la rugosité du cuir durci ; les étoiles de mer, une drôle de texture plastique ; une raie frôle mes doigts avant de disparaître dans l'ombre.
Plus loin, une voûte d'eau s'étend au-dessus de nos têtes. Les requins tournent, leurs ombres glissent sur nous. Je tapote la vitre du bout des doigts et un banc de petits poissons détale, affolés, prisonniers de ce monde clos. L'image me serre la poitrine. Mais quand je croise le sourire de Yongbok, tout se relâche. Avec lui, le monde a l'air simple.
Plus de néons.
Plus de gris.
Plus de pluie.
— Tu venais souvent ici avec ta famille ? demandé-je en cognant mon épaule contre la sienne.
— À chaque vacances !
— Sérieux ?
— C'était notre rituel, avec mes parents.
Je l'imagine aussitôt, plus jeune : courant d'un bassin à l'autre, les cheveux en bataille, bombardant ses parents de questions. Il grimace devant les méduses, s'attarde devant les pieuvres, traîne un sac à dos entrouvert, une peluche de loutre serrée contre lui.
— Les loutres ont toujours été ma partie préférée. Mais mon père, lui, c'étaient les requins. Il disait qu'ils étaient incompris. Dangereux, oui... mais magnifiques. Parce qu'ils disparaissent petit à petit à cause de l'homme.
Le mien, de père, aurait sûrement vu dans les requins la métaphore parfaite de l'homme pressé : impitoyable, solitaire, inarrêtable.
Pour briser le silence, je désigne un poisson aux nageoires diaphanes, orange et violet, qui dérive paresseusement au gré du courant.
— Regarde celui-là. C'est le fauteur de troubles du bassin.
Yongbok hausse un sourcil.
— Le plus rapide de tous, je poursuis. Personne ne pouvait le rattraper. Même les requins ont abandonné. Mais un jour, un autre poisson l'a battu. Alors il l'a éliminé. Depuis, c'est le criminel le plus redouté de l'aquarium.
Yongbok en désigne un petit poisson rayé de bleu.
— Et lui ?
— Lui, c'est le détective. Sur l'affaire depuis des années. Il pense avoir tout compris, mais il arrive toujours une seconde trop tard.
Je montre deux poissons collés à la vitre, leurs petites bouches s'ouvrant et se refermant en rythme.
— Ceux-là font semblant d'aider le détective. En vrai, ce sont les complices. Ils attendent que tout le monde regarde ailleurs pour prendre le contrôle du bassin.
Le rire de Yongbok éclate, rebondit contre la vitre et se mêle au remous de l'eau.
Plus de dossiers.
Plus de pression.
Plus cette course permanente contre le temps.
Nos épaules se frôlent. Il se penche et une bouffée de son parfum citronné me parvient.
— Continue, Hyunn-ah...
Je laisse mon regard glisser d'un bassin à l'autre, en quête d'un nouveau suspect à pointer du doigt.
Après un dîner dans un restaurant chic où je passe plus de temps à jouer avec ma fourchette et à discuter qu'à manger, Yongbok propose qu'on marche. Il fredonne un air enfantin que je ne reconnais pas. Les rues restent animées, baignées par les lumières des bars et des hôtels.
À la plage, un vendeur ambulant nous interpelle, vantant ses fruits frais à grand renfort de sourires. Yongbok disparaît quelques secondes, revient avec deux tranches de pastèque, juteuses et dégoulinantes.
— Tiens !
— Merci.
On s'installe sur le sable tiède, face à l'océan. Les parasols plantés partout ressemblent à d'immenses pailles oubliées dans un cocktail d'été. L'alcool me chauffe les joues. Les vagues, encore frôlées par quelques enfants, poursuivent leur va-et-vient, et bercent mes pensées.
— Tu sais, au début... j'avais carrément eur de te parler, dit Yongbok entre deux bouchées.
Je tourne la tête vers lui, surpris par sa franchise.
— Pourquoi ?
— Ta façon d'inventer des histoires. De tout transformer en fiction. Je trouvais ça... difficile à suivre. J'avais l'impression que tu te cachais derrière.
— Je peux pas te contredire.
— À l'aquarium, j'ai vu autre chose. Tu racontais, oui, mais tu jouais. T'étais drôle. Et touchant. Et... j'ai aimé.
— Ouais ? Je m'en veux de t'avoir mis à distance.
— Disons... que ça m'empêchait de te voir vraiment. Comme si tu dressais des murs avec de jolis mots au lieu de simplement... être dans le moment.
Les lumières du pont Gwangandaegyo s'étirent à la surface, dansent comme des méduses de lumière. J'ai l'impression de prolonger la paranthèse hors du temps de l'aquarium.
— Bref, reprend-il, c'est que j'aime découvrir de nouveaux côtés de toi. Tout à l'heure, tu m'as raconté des histoires, mais j'ai pas eu l'impression que c'était pour te cacher.
— Je te promets que j'essaie. Et que c'est pas que pour quelques jours, histoire de gagner ton pardon.
— Merci. J'apprécie.
Il s'allonge avec un soupir, les mains croisées derrière la tête. Ses yeux suivent un instant les lumières du pont avant de se perdre vers l'horizon. Je reste immobile, la pastèque oubliée entre mes doigts. Le bruit de l'océan s'étire, mêlé aux éclats lointains des bars.
Je sens l'alcool redescendre, remplacé par une étrange lucidité. Chaque phrase qu'il a dite tourne encore en moi, comme si elle cherchait où se loger. Je prends une inspiration, et, avant de perdre ce courage ténu, demande :
— Et... ton ex ? Il mentait aussi ?
— Pas comme toi.
Je fronce les sourcils, inquiet de ce que ça sous-entend.
— Je veux dire... toi, t'as peur de la réaction des autres, mais c'est pas malveillant. Lucas, c'était différent. Il mentait... bah, pour manipuler, en fait. Il réécrivait les faits, me faisait douter de ce que je ressentais. Il me disait que j'exagérais, que j'étais trop sensible, que j'inventais des problèmes. Même quand il criait, même quand il claquait les portes, c'est moi qui finissais par m'excuser.
— C'était un connard, alors.
Il rit. Un souffle bref, à peine né, déjà étouffé.
— Peut-être. Mais tu sais ce qu'il y a de pire ? À force, j'ai fini par le croire. J'ai pensé que j'étais de trop. Et quand il est parti, je me suis dit que c'était pour le mieux, parce que les gens comme moi, qui s'attachent fort et qui vivent les émotions à fond, sont faits pour rester seuls. Comme ça, on bousille personne.
— Pourtant, t'es si lumineux. Tu t'ouvres aux autres, tu fais confiance. Tu vois le bon chez les autres, même quand ils font tout pour le cacher.
— J'ai... tellement envie d'être aimé, alors je suis prêt à tout.
Yongbok... Toujours en mouvement, toujours solaire. Mais ce n'est qu'un leurre, une lumière qu'il projette pour cacher ce qui tremble derrière.
Et moi... je ne veux pas seulement voir le Yongbok qui attire les regards, mais aussi celui qui se demande s'il est suffisant, qui se protège, qui vacille et tombe à genoux.
— Tu sais pas... à quel point t'es doux, Yongbok. Vraiment. C'est ça, je crois, qui m'a tout de suite attiré chez toi. Autour de toi, on respire mieux.
Il ne dit rien, mais son épaule frôle la mienne. Alors je continue, plus bas :
— Je sais que ça te stresse que j'ai envie d'une relation physique avec toi, mais j'ai pas seulement envie de t'embrasser ou de te toucher, mais aussi de passer du temps avec toi. Genre... c'est niais, mais j'ai envie de t'enlacer les jours où t'as plus la force de sourire.
Le vent se lève, fait frémir Yongbok.
— Tu comprends tout, tu vois tout, Hyun... mais t'oses difficilement montrer ta sensibilité aux gens. Et moi, j'avais besoin que tu me dises tout ça. Genre... j'avais vraiment besoin de ce premier pas pour entamer une relation avec toi après le fiasco de Lucas.
Ses doigts, couverts de sable, remontent jusqu'à ma gorge, là où mon cœur cogne.
Je ferme les yeux. À leur ouverture, il est là, si près que je pourrais compter ses cils. Son regard oscille entre ma bouche et mes yeux. Il attend. Je ne bouge pas.
Ses lèvres effleurent les miennes : un goût d'océan, de fruits mûrs. Un frisson de sel, de sucre, d'envie.
Il s'écarte, et je reste tout près. Les mots me manquent. Il vient de m'offrir quelque chose de rare, de fragile. Il a prononcé le prénom de son ex, Lucas, sans détour. Et il m'a laissé entrer là où, jusque-là, son cœur restait verrouillé.
— Tu ne portes plus ta montre, remarqué-je en frôlant son poignet.
Il baisse les yeux, un sourire fatigué aux lèvres.
— Je l'ai balancée du pont.
— Quoi ?
— Après notre dispute. J'ai eu un moment de rage. Je sais, c'est idiot... mais j'avais besoin d'une coupure nette pour passer à autre chose.
Rien à ajouter. Plus rien à cacher. Plus de rôle à jouer.
Juste lui, là, dans la moiteur salée d'une nuit sans lune. Sur sa peau, la lumière jaune des bars se reflète par éclats, comme les reflets d'un coucher de soleil piégés dans l'eau.
Et moi. Revenu à sa rive, encore une fois.
Chapter 28: Sel, souffle, peau
Chapter Text
Je m’installe près de Yongbok sur le canapé et ouvre mon ordinateur sur la table basse.
Je suis encore en pyjama, les cheveux en bataille, sans rien pour me protéger ou me cacher. Pourtant je me sens bien.
La nuit a été paisible. On n’était pas dans la même chambre, ni dans le même lit, mais il était là, quelque part dans la maison. J’entendais son rire étouffé par les murs, venu de l’autre bout du couloir. Sa voix passait par fragments, entre deux vidéos que je regardais sur mon téléphone. Sa présence diffuse m’apaisait : savoir qu’on dormait sous le même toit, qu’on partageait le même espace.
Au matin, en quittant la chambre d’amis, j’ai traversé le couloir encore engourdi de sommeil. Dans la petite cuisine, tout s’est mis en place sans effort : nos gestes, la lumière suspendue dans la vapeur du café, les objets qui semblaient attendre d’être utilisés. Comme si une routine existait déjà, avant même qu’on la crée.
— Cette partie est vraiment forte, dit-il en me ramenant à la réalité.
Il montre un passage de mon texte, celui sur mes monstres. J’explique qu’ils représentent mes désirs, mes peurs, mes contradictions.
— Tu trouves pas que c’est… trop ?
— Pas du tout. C’est sincère, donc ça touche.
J’écris encore quelques lignes, puis je me laisse tomber contre le dossier du canapé avec un soupir.
— Si je dois encore écrire sur ma « vision de l’art » ou mes « objectifs professionnels », je vais exploser.
— Heureusement pour toi, j’ai un plan B, dit-il avec un sourire en coin.
— J’ai peur de demander.
— Histoire de l’art.
— Sérieusement ? Rien que le mot « histoire » me donne envie de dormir.
— Peut-être, mais si tu veux que ton dossier tienne la route, va falloir t’accrocher.
Il sort son téléphone et fait défiler ses fiches.
— Première question : différences entre Renaissance et baroque ?
— La Renaissance, c’est l’équilibre, l’harmonie, la symétrie. Tout est réfléchi, maîtrisé. Le baroque, c’est l’excès, le mouvement, les contrastes. Ils jouaient sur la lumière, les émotions. Le Caravage, typiquement.
— Parfait. Et le sfumato ?
— C’est une technique de dégradé, douce, sans contours nets. Comme dans la Joconde.
Yongbok hoche la tête, concentré.
— OK. Maintenant… Jackson Pollock. Expressionnisme abstrait. Dis-moi ce que tu sais.
Je n’ai même pas besoin de réfléchir.
— Là, c’est l’émotion brute. Pas de sujet, juste l’impulsion. Il peignait au sol, tournait autour de la toile, projetait la peinture. Il faisait corps avec ce qu’il créait.
— C’est ça qui te parle chez lui ? Cette liberté instinctive ?
— Ouais. Il filtrait rien. Chaque geste était une réponse immédiate.
— Tu sais, ce que tu fais avec tes monstres… ce n’est pas si différent. Je t’ai vu peindre. Parfois tu lâches tout, tu peins avec les mains. C’est ton corps qui parle.
Il vient de mettre en mots quelque chose que je n’avais jamais formulé moi-même.
— Je devrais peut-être parler de Pollock dans ma lettre, alors.
— Évidemment. Tu vois bien que mon aide est précieuse !
Le profil de Yongbok, ses cheveux blonds, se découpent sur l’horizon bleu, et je repense à ce jour où je l’avais suivi pour filmer sous une pluie fine. Sa veste jaune tranchait sur le ciel gris, son rire éclaboussait les trottoirs. J’avais eu l’impression de saisir une version de lui préservée de l’usure du monde. Une image intacte, lumineuse. Peut-être que c’est ça, être avec lui : une suite de fragments trop brillants pour être conservés. Des éclats de lumière qui restent collés aux doigts.
Nos pas s’enfoncent dans le sable, ralentis par le déjeuner. J’ai l’impression de marcher sur une toile encore fraîche.
— Alors, on fait quoi ? demandé-je.
— J’ai une surprise.
— Quel genre ?
— Un endroit. Tu vas aimer, promis.
Je le fixe, partagé entre curiosité et méfiance.
— Fais-moi confiance. C’est tout près.
Son « tout près » s’allonge en bus, escaliers, ruelles étroites bordées d’échoppes, pavés couverts d’algues séchées. Le port, les montées, les virages. À chaque pause, il se retourne avec ce sourire taquin :
— T’inquiète, ça vaut le détour !
Et soudain, au sommet, Busan se déploie sous un autre jour. Des maisons pastel accrochées à flanc de falaise, comme des écailles sur le dos d’un géant. Chaque ruelle ouvre sur une fresque : baleines, oiseaux en vol, visages démultipliés.
Je m’accroupis, ramasse une feuille roussie, un galet rond, un bout de bois lisse. J’achète quelques souvenirs pour Mamie. Yongbok, à mes côtés, rayonne. Il raconte comment le quartier a été restauré, comment les maisons vides sont devenues des ateliers ouverts.
On grimpe encore, jusqu’à une plateforme vitrée suspendue au-dessus du vide. J’avance, le souffle court. Sous nos pieds, l’océan. Les vagues s’écrasent, puissantes, tout en bas.
— Alors ? Tu te sens inspiré ? demande Yongbok.
Je pose les mains sur la rambarde. Le vide ne m’effraie pas. Je me suis souvent surpris à l’imaginer : tomber dans le métro, basculer d’un pont, franchir le bord d’un balcon. Ce n’était pas une envie de sauter, plutôt une curiosité trouble. Ce qui m’obsédait, c’était l’instant de bascule. Et après ? Qu’est-ce qu’il reste d’un être humain après sa vie ?
Ici, le vertige a une autre allure. En bas, ce n’est ni le béton ni le métal : c’est l’eau. Elle engloutit en transformant, absorbe sans effacer. Chaque vague en remplace une autre, et pourtant aucune ne disparaît vraiment.
— J’aime bien cet endroit… et les fresques, dis-je. J’ai toujours eu cette envie de laisser ma marque dans le monde.
Yongbok tourne la tête, un sourcil levé.
— Une marque ? Comme une signature ?
Je désigne les peintures un peu plus loin.
— Plutôt un signe de passage. Que quelqu’un tombe dessus un jour et se dise : j'adore, je me demande qui a fait ça !
— Donc tu veux exister pour les autres.
— Un peu, mais pas seulement. J’aimerais que ce que je fais compte, que ça touche quelqu’un. Même une seule personne, tu vois ?
— D’accord. Mais tu sais… rien ne dure. Même ces fresques finiront par disparaître. Le vent, le sel… tout s’use. Et c’est peut-être ça, justement, qui rend les choses précieuses.
Je secoue la tête.
— Toi tu trouves ça beau. Moi, ça me fout la trouille.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on vit des choses énormes, qui changent tout, et puis… les années passent, plus personne n’en parle. Ça s’efface, comme si ça n’avait jamais existé.
Yongbok me regarde longtemps.
— Tu crois pas qu’il en reste quand même quelque chose ? Même minime ?
Je baisse les yeux.
— Pas toujours. Enfin… je crois que je pense à ma grand-mère.
— Ta grand-mère ? répète Yongbok, intrigué. Qu’est-ce qu’elle a ?
— Elle fatigue de plus en plus… et je sens que bientôt, elle va commencer à oublier des choses.
Il fronce les sourcils.
— Oublier comment ? Des trucs du quotidien ?
— Ouais. Les dates, les prénoms, peut-être même des visages.
Je soupire.
— Et moi je fais comme si ça me touchait pas. Comme si c’était normal, juste l’âge. Mais en vrai… ça me fait peur.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est elle qui m’a élevé. C’est elle qui m’a appris à dessiner, à observer les détails. Alors l’idée qu’un jour, il reste plus rien d’elle… ça me tord le ventre.
Yongbok secoue la tête.
— T’exagères. Elle est déjà en toi. Dans ce que tu fais.
— Tu crois vraiment ?
— J’en suis sûr. Même si elle oublie, toi tu continues à la porter des tes créations. Tes dessins, tes toiles… y a des morceaux d’elle partout.
— J’aimerais que tu dises vrai…
— C’est vrai ! Tu la laissera jamais être oubliée. Je le vois quand tu parles d’elle. T’as tellement de tendresse dans la voix, même dans ta peur. D'ailleurs, je sais que crois que c’est ta faiblesse, mais moi je trouve que c’est ta force.
Je cherche une réponse, mais rien ne sort.
Le vent s’engouffre entre nous, les vagues cognent en bas. Yongbok farfouille dans sa poche et sort un petit cadenas.
— J’allais attendre… mais c’est peut-être le moment de te donner ça…
Il me le tend.
— On peut pas peindre ici, m’explique-t-il. Par contre, accrocher un cadenas à la rambarde, c’est autorisé. C’est une trace de ton passage, non ?
Je fais tourner le cadenas entre mes doigts. Comment fait-il pour me lire comme ça ? Pour toujours trouver les mots justes, au moment exact ? J’attrape un feutre dans ma poche, griffonne mes initiales et referme le cadenas d’un clic sec.
Mon téléphone vibre au même moment.
Je baisse les yeux vers l’écran.
— C’est eux… soufflé-je.
Yongbok se redresse d’un bond.
— L’Institut ?
J’acquiesce.
— Qu’est-ce que t’attends ? Réponds !
Je prends une grande inspiration et décroche.
— Allô ?
— Monsieur Hwang ? Bonjour. Nous vous appelons pour vous informer que vous êtes sélectionné pour les examens d’entrée. Félicitations.
— Je… vous êtes sûr ?
— Vous recevrez tous les détails par e-mail. Les épreuves auront lieu le mois prochain. Préparez-vous bien.
— Oui… d’accord. Merci. Merci beaucoup.
Je raccroche, les doigts tremblants. Un poids immense se décroche de mes épaules : je n’ai pas passé des jours à préparer les examens et la lettre pour rien. Mais il y a plus que du soulagement. Cette présélection basée sur le portfolio, c’est aussi un pas de plus vers l’univers où je peux vraiment respirer, où je peux exister.
Yongbok me fixe, les yeux brillants.
— Alors ?
— J’ai été sélectionné pour passer les examens !
Il explose de joie, m’attrape par les épaules et me secoue comme un gamin.
— Je le savais ! Je te l’avais dit !
Le brasero crépite, rythme nos mots.
Autour de nous, les fiches de révision traînent, emportées par la brise, souvenirs épars d’une journée passée entre la mer, les ruelles, les couleurs, les rires. Dans l’air flotte une légèreté fragile, portée par le vin volé à ses parents… et par ce coup de fil, plus tôt, qui a tout bouleversé.
— J’ai l’impression que tout est plus simple ici, dit Yongbok en s’étirant. Rien de spectaculaire… mais ça fait du bien.
— J’avais oublié ce que ça faisait, de respirer l’air marin, avoué-je.
Le feu projette des ombres sur ses clavicules, éclaire ses épaules, adoucit ses traits. Il paraît plus apaisé que je ne l’ai jamais vu.
— Ça me fait plaisir d’entendre ça, repris-je. Parce que, franchement… ces dernières semaines, t’étais plus vraiment là. Physiquement oui, mais… on aurait dit que tu tenais à peine.
Je baisse un peu la voix.
— J’ai même fini par en parler à Chan hyung . J’étais perdu. Je savais plus comment t’approcher.
Yongbok pince les lèvres, regarde les flammes.
— Je pensais pas que ça se voyait autant.
— C’était évident. Tu fais bien semblant, mais on te connaît. Et là… ce soir, je te retrouve.
— Désolé de vous avoir inquiétés.
— T’as pas à l’être. C’est moi qui aurais dû insister, quand j’ai vu que t’allais mal.
— Tu sais bien que c’est pas mon truc, de demander de l’aide. J’ai grandi comme ça, en vrai. Faut pas déranger, faut pas se plaindre. Tu vois le délire ?
— Je comprends… Moi aussi je connais ce truc. Cette… je sais pas, déprime ? Parfois c’est diffus, juste une lourdeur au fond. Et parfois, ça tombe d’un coup, comme une chape de plomb.
Yongbok me regarde, attentif.
— Et tu fais quoi quand ça arrive ?
— J’essaie d’occuper mon cerveau. Je scrolle, je regarde des vidéos, je refais mon monde dans ma tête au lieu de bouger. Et quand je suis trop bas, je me replie sur moi-même. J’attends que ça passe. Ça sonne pathétique dit comme ça, mais… voilà.
— C’est pas pathétique. Et franchement, j’admire que t’arrives à le dire. T’as jamais pensé à en parler à quelqu’un, d’ailleurs ? Un psy, je veux dire.
— Non. Chez moi, on fait pas ça. On garde pour soi. On se dit que c’est juste un passage, que ça ira mieux demain.
— Et ?
— Et ça va jamais vraiment mieux. Pas sur le fond.
— Toi, t’as déjà essayé ?
Il gratte une brindille entre ses doigts.
— Une fois. Deux séances. Mais je parlais pas. Je répondais par oui ou non. J’avais l’impression de perdre mon temps, alors j’ai arrêté. Peut-être que j’étais pas prêt.
— Tu regrettes ?
— Un peu. Mais je crois que c’était trop tôt.
Je souffle par le nez.
— C’est ça le pire, non ? On sait que ça va pas, mais on trouve même pas les mots.
— Exactement. Et t’as beau savoir que t’es pas seul… tu te sens quand même isolé.
Le feu éclate d’une étincelle, la braise illumine son profil. Il se rapproche, son genou effleure le mien. Un sourire traverse son visage.
— Viens, dit-il soudain. On arrête de déprimer. On va se baigner.
Je cligne des yeux.
— Maintenant ? T’es sérieux ? Il est super tard. Et j’ai pas de maillot.
Un sourire lui passe sur le visage.
— Moi non plus.
Il attrape le bas de son t-shirt et l’enlève d’un geste rapide.
Mon cerveau accuse à peine le coup. Le temps de voir la lumière danser sur sa peau, la ligne nette de son dos, la courbe de ses fesses dans son caleçon… et déjà, il disparaît dans un grand « splash ! »
— Elle est parfaite ! Allez, traîne pas !
Je déboutonne ma chemise, retire mon pantalon, et plonge à mon tour.
L’eau m’engloutit d’un coup. Je l’éclabousse en remontant.
— Hé !
Il réagit aussitôt, fend l’eau, m’envoie une vague en pleine figure.
Le chlore me pique les yeux. J’essuie l’eau de mes cils, hilare.
— T’as pas été assez rapide, ricane-t-il avant de disparaître sous la surface.
Je le perds un instant, puis je sens ses mains glisser autour de ma taille pour m’entraîner sous l’eau. Un sursaut, une gorgée d’air volée, un éclat de surprise. Le jeu reprend. Éclaboussures, rires, l’eau qui claque contre les bords, nos voix qui ricochent dans la nuit. Et puis tout se calme. L’agitation retombe, la tension revient.
Je nage vers le bord et attrape la bouteille restée là. Elle a un peu chauffé. J’en bois une gorgée, puis la tends à Yongbok. Il boit à son tour, les yeux fermés. Je le regarde, vraiment. La façon dont sa gorge bouge quand il avale. Ses cheveux plaqués sur son front. Une goutte qui dévale sa clavicule avant de disparaître dans l’eau.
Je sors mon téléphone et prends une photo, volée dans le reflet orangé du feu.
— Tu me laisses poster celle-là ?
Il jette un œil à l’écran. On distingue à peine son visage : juste une mèche trempée, un coin de sourire.
— Ouais. Vas-y.
— T’es photogénique, tu sais.
Il ricane.
— On voit même pas ma tête.
— Et alors ? Je te trouve beau quand même.
Il rougit, et je sens mon cœur cogner plus fort. Ce rythme-là, je croyais l’avoir étouffé, mais il avait déjà refait surface hier, dans le train, et maintenant, dans l’eau, il pulse dans tout mon corps. Une chaleur me traverse, l’envie de réduire la distance, de voir ce qui se passe si je m’avance vers lui.
J’attrape la bouteille qu’il tient encore. Il rit, proteste, essaie de la retenir. Nos mains s’accrochent, se frôlent, jusqu’à ce qu’elle nous échappe. Le vin se répand dans l’eau en des fines veines gorgées de sang.
Les lèvres de Yongbok se posent sur les miennes, lentes, mais décidées. J’ai passé des semaines à étouffer mon désir, persuadé qu’il n’était qu’à sens unique. Et là, dans ses bras, je comprends qu’il le partageait depuis le début.
Ma bouche glisse le long de sa mâchoire, remonte à son oreille. Son souffle s’accélère, se mêle au mien. Je redescends vers son épaule, là où demain le soleil laissera son empreinte. Ce soir, c’est ma bouche qui marque la première trace.
Ses bras s’enroulent autour de mon cou, ses jambes se nouent à mes hanches. Nos souffles s’accordent, et l’eau vibre autour de nous, entraînée par notre rythme.
— Je te jure… c’était pas pour ça que je suis venu, articulé-je avec difficulté. Si tu veux qu’on s’arrête…
— T’as peur que je regrette ?
— Un peu, ouais.
— Mais peut-être que j’ai pas envie qu’on s’arrête.
— Tu veux dire que… tu y pensais, toi aussi ?
Il laisse échapper un rire timide.
— Évidemment que j’y pensais. Tu crois que j’ai proposé ce week-end juste pour les révisions ? Je savais pas comment le dire, alors j’ai bricolé une excuse.
— Alors, embrasse-moi encore.
Chaque frôlement se change en vibration, comme des étincelles suspendues entre nous. Son dos se plaque contre les carreaux bleus, mes doigts glissent dans ses cheveux trempés.
Je l’aide à enlever son caleçon. Il remonte s’asseoir sur les marches, les mains posées sur ses genoux comme pour dresser une limite. Mais il ne bouge pas, ne détourne pas les yeux.
— T’as toujours envie ? demandé-je.
— Oui.
— Tu voudrais mes lèvres ?
— Oui…
Je m’approche. Mes paumes glissent sur ses genoux mouillés.
— Alors laisse-moi te voir. Entier. Je peux ?
Il hoche la tête, puis se dévoile.
Je prends mon temps, à genoux sur une marche. Ma bouche frôle son mollet, remonte, suit les reliefs de sa peau salée. Sous mes lèvres, je découvre des vergetures dorées, fines, comme des filaments de lumière à l’intérieur de ses cuisses.
Dans le velours de ses poils, je retrouve cette chaleur, cette odeur de peau qui m’obsède.
Yongbok s’abandonne à l’anneau de mes lèvres. Son souffle s’accroche, monte par vagues. Ses doigts serrent le rebord, ses cuisses tremblent. Il est là, offert, fragile et lumineux à la fois.
Je m’interromps parfois pour déposer un baiser là où la peau s’affine, là où le battement affleure. Là où je sais qu’il frissonne.
— Hyunn-ah…
Ses doigts effleurent mes joues, m’invitent à lever les yeux.
— Viens là, Hyun…
— Ça te plait pas ?
— Si… mais j’ai envie que toi aussi, tu prennes du plaisir.
Je le ramène contre moi. Ses bras entourent mes épaules, ses doigts suivent la ligne de mes omoplates, encore et encore, comme pour me sculpter.
— Crois-moi, j’en prends beaucoup à te faire ça.
— Non, je… j’ai envie de te toucher aussi. De t’enlever ton caleçon. De sentir ta peau.
J’essaie de lui rendre chaque frisson, chaque battement qu’il m’offre. L’eau ondule autour de nous, discrète, comme si elle suivait nos mouvements.
Je me perds dans les détails de Yongbok : le fin duvet au bord de sa lèvre, le grain irrégulier de sa peau sous ma bouche, ces reliefs minuscules qu’on devine plus qu’on ne voit. Il n’est ni lisse ni parfait. Et c’est justement ça qui me chavire.
Le plaisir monte, une vague rouge qui m’emporte, me retourne, me brise avant de me recoller autrement. Et quand il gémit mon prénom, Hyun… Hyun… , une faille cède en moi.
Et la lumière y entre.
Chapter 29: Je t'avais dit
Chapter Text
Un éclair déchire le ciel, comme un poing lancé contre une toile tendue.
La pluie tambourine aux vitres embuées, effaçant tout au-dehors. Yongbok est allongé sur moi, son torse collé au mien, odeur de sucre fondu, sel discret au creux du cou, tissu trempé contre la peau tiède.
J’effleure sa clavicule du bout des lèvres, cherche la marque laissée par mes dents la veille.
— T’étais pas censé réviser ? me taquine-t-il.
— Géricault est déjà mort. Il peut attendre dix minutes de plus… le temps qu’on remette ça.
Il rit dans mon cou.
— Dix minutes… t’es optimiste.
— Tu crois pas qu’on a explosé les compteurs cette nuit ?
— Explosé, je sais pas… Avec tous nos rounds, sans doute que oui.
— Alors Géricault patientera encore un peu.
Il rit.
J’aimerais l’attraper, ce rire, le garder en bocal sur une étagère, entre deux curiosités empaillées. Mais il m’échappe toujours.
Je souffle sur les petits poils clairs de son menton, ceux qu’il oublie de raser. Mes mains redessinent son dos, glissent jusqu’aux poches arrière de son jean. On se connaît mieux maintenant. Mieux qu’hier. Mieux qu’à la première fois.
Il embrasse sous mon oreille. Je réponds en mordant sa lèvre. Je sais qu’il aime ça. Cette nuit m’a appris à reconnaître ses frissons, ses soupirs retenus. On s’est apprivoisés à tâtons : la piscine, le tapis près de la cheminée, le canapé, et enfin son lit. Une fois. Deux. Peut-être trois.
— Attends…
Il s’écarte juste assez pour que l’air frais s’infiltre entre nous. Tendant le bras, il attrape son chargeur, le branche.
— J’avais oublié hier soir.
Ses mains reviennent aussitôt, pressées contre mes hanches. Je saisis son poignet, passe ma langue sur la bande blanche laissée par sa montre jetée. J’ai envie de savoir jusqu’où on peut aller. Combien de marques je peux laisser. Combien de temps on peut se perdre avant que la réalité nous rattrape.
Mais son téléphone vibre. Une fois. Deux.
Puis encore.
— Merde… ça s’arrête pas !
Il jette un œil à l’écran, le déverrouille. Son visage se crispe.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Mes parents. Ils trouvent ça bizarre que j’aie pas répondu depuis hier. Huit messages. Deux mails.
Je lève un sourcil.
— Ils ont planqué des caméras dans la haie ou quoi ? Ils essaient de savoir pourquoi leur piscine est devenue rose saumon ?
— Arrête… Ils s’inquiètent. Enfin, c’est ce qu’ils disent à chaque fois. « On s’inquiète. »
— T’es obligé de répondre maintenant ?
— Non… mais si je le fais pas, ça va être pire. Ils vont croire que j’ai été kidnappé.
— Je peux leur écrire, si tu veux. « Bonjour, ici l’agent de Yongbok. Il est actuellement en pleine exploration chorégraphique. Merci de rappeler plus tard. »
Il passe une main dans mes cheveux, les repousse en arrière.
— Écoute, je vais me poser un peu dans la salle de bain. Ça me laissera le temps de réfléchir à ce que je leur dis.
— Tu veux que je vienne ?
— Non. Si tu viens, je vais pas réfléchir.
Il se lève, sa chaleur disparaît.
— Et toi, tu pourrais peut-être réviser, ajoute-t-il.
— Tu me quittes vraiment pour Géricault ?
— Je te quitte pour mes parents. C’est pire.
— Je note.
Il dépose un baiser rapide sur ma tempe.
— Promis, je reviens.
— Avec ou sans vêtements ?
— Surprise.
Je reste allongé un moment, le regard perdu dans l’espace qu’il a laissé derrière lui. Puis j’hésite : attraper le manuel d’histoire de l’art… ou glisser la main dans mon pantalon ?
Je choisis la passion la plus honnête des deux.
Yongbok fixe un point que lui seul voit, quelque part entre les nuages bas et la mer effacée derrière nous. Je glisse une main sous la table, effleure sa cuisse. Aucune réaction. J’insiste, dessine de petits cercles avec le pouce. Rien.
Le retour à Séoul lui pèse, c’est évident : les cours d’été, la pression de ses parents, de ses profs. Peut-être nous aussi, maintenant que notre relation est passée à la vitesse supérieure.
Je finis par retirer ma main.
— Ça va ? Je fais pas ce qu’il faut ?
Il secoue la tête.
— C’est pas ça.
— Alors c’est quoi ? Tes parents ?
— Non.
— Moi ?
Il met du temps à répondre, puis soupire.
— Je sais pas. Ça m’a fait du bien de prendre l’air, mais là, c’est retour à la réalité.
Je mordille ma lèvre, hésite.
— Tu veux que je te raconte une histoire débile ? Ça t’empêchera de cogiter.
— C’est ta méthode secrète, ça ?
— C’est ce que je fais quand je sais pas comment t’aider et que j’ai peur de dire une connerie.
Il ne répond pas, mais se rapproche sur la banquette.
— Tu te souviens du détective poisson ?
— Celui qui est nul ?
— Ouais. Il a une nouvelle affaire : un poisson-clown a disparu. Grosse panique.
Je prends une voix grave :
— Personne l’a vu partir. La raie manta pleure, la méduse s’emmêle, c’est le chaos. Le détective interroge tout le monde : le requin flemmard, le crabe sarcastique, même le poisson-lune qui finit jamais ses phrases.
Yongbok arque un sourcil.
— Et alors ? C’est qui le coupable ?
— Un poisson-globe suspect. Il gonfle sans arrêt. Louche.
— Il a tué le poisson-clown ?
— Non. Il préparait une fête surprise pour l’anniversaire du dauphin. Mais il sait pas mentir, alors il a toujours l’air suspect. Le poisson-clown s’était juste perdu dans les coraux.
Yongbok secoue la tête, un sourire dans la voix.
— T’es con.
— Peut-être. Mais t’as arrêté de réfléchir pendant une minute.
Il s’adosse contre mon épaule. Son corps finit par se relâcher, ses doigts gardent les miens comme une ancre, sa respiration trouve un rythme plus calme. Ses paupières papillonnent, puis se ferment pour de bon.
Je crois saisir un morceau de lui, une logique qui m’échappe d’habitude. Pourquoi il peut être si présent une seconde et ailleurs la suivante. Pourquoi il m’écrit à une heure du matin pour disparaître au réveil. Pourquoi ses gestes se lancent avec une évidence brûlante… avant de se rétracter aussitôt.
Je comprends un peu, oui. Mais pas assez pour combler le vide. Et c’est peut-être ça, le plus dur : rester à moitié dans le noir.
Le signal du dernier arrêt retentit, strident. Il entrouvre les yeux, encore lourds de sommeil. On se lève. Sur le quai, il s’arrête, téléphone déjà en main. Son regard accroche les néons fatigués, traîne un instant dessus, puis revient vers moi. Ses lèvres bougent, s’ouvrent, se referment, comme si les mots restaient coincés quelque part entre sa gorge et son ventre.
Je sens ce petit écart s’étirer entre nous. Ce rien qui peut devenir tout, si on le laisse grandir. Alors je me penche, sans réfléchir plus, et je l’embrasse sur le front et lui promet de revenir le voir dès la fin de mon service.
Travailler dans un convenience store , c’est assister à des éclats de vie jetés en vrac sur le tapis de la caisse.
Des jeunes femmes posent des pilules minceur et des canettes de café glacé sans un mot. Des hommes glissent un paquet de cigarettes et des chewing-gums, comme pour effacer maladroitement l’odeur avant de rentrer chez eux. Des lycéens gênés feuillettent des magazines au hasard, un paquet de préservatifs coincé dans la paume.
D’habitude, j’observe ça de loin, amusé.
Mais ce soir, ma tête s’évade ailleurs. Dans une lumière trouble, des silhouettes se dessinent : Vénus effacées, corps à peine esquissés, suspendus dans l’attente d’un pinceau ou d’une main. J’aimerais être là-bas, parmi elles, plutôt qu’ici à scanner du saumon sous plastique.
— Mais c’est le petit Hyunjin !
Une grand-mère du quartier. Petite, les cheveux noués avec soin, toujours vêtue des mêmes cardigans délavés.
— Je te vois souvent à cette heure, non ? demande-t-elle.
— Je fais souvent le soir, ouais.
— Un jeune homme comme toi… qu’est-ce que tu fais là ?
Travailler ici, c’est aussi ça : s’exposer. Être lu, rangé avec les articles.
— C’est temporaire. J’économise un peu.
— Temporaire, hein ? T’es étudiant ?
— Plus ou moins. J’étudie l’art.
— L’art ? C’est pour ça, les cheveux roses ? C’est la mode, chez vous ?
Je souris, juste assez pour clore sans froisser.
— Quelque chose comme ça.
— Fais attention, mon garçon. On croit que c’est temporaire. Et puis les années passent. Et on est encore là.
Je scanne les derniers articles en silence et lui tends son sac. Elle me remercie, s’éloigne.
Je la regarde disparaître sous la pluie, son parapluie avalé par le gris du trottoir. Mes yeux suivent les traces sombres qu’elle laisse derrière elle, aussitôt brouillées par d’autres pas.
Ici, je ne suis rien de plus qu’un uniforme, un bip de scanner, un visage interchangeable qu’on oublie dès la porte franchie.
Le néon bourdonne, obstiné. J’attends qu’un autre client arrive, mais le temps se suspend, lourd, inutile. Je décroche mon badge et m’éclipse derrière le bâtiment. En face, les fenêtres découpent la nuit en carrés lumineux. Un micro-ondes éclaire un comptoir encombré. Plus haut, une silhouette danse seule sous des LED rouges. Une lueur bleue clignote sur un mur décrépi. Des éclats de vies dispersées, chacune enfermée dans sa bulle.
Je m’adosse au conteneur à ordures. L’énergie que la mer avait laissée en moi s’est dissipée comme si elle n’avait jamais existé. À sa place revient ce vide collant qui pèse sur mes épaules. Je secoue la tête. Si je m’y laisse glisser maintenant, je reste coincé ici : à scanner des codes-barres, à sourire par réflexe, à regarder les autres avancer sans moi.
Bientôt, il y aura l’Institut. J’essaie de m’y accrocher comme à une bouée. C’est ça qui compte. Créer, mais prouver que j’existe. Laisser une trace qui résiste plus longtemps que ces empreintes aussitôt avalées par la pluie.
Je sors mon téléphone. Pour nourrir mes rêveries, j’ouvre le profil privé de Yongbok. Aucune photo de lui, aucun groupe surexposé dans un bar. Seulement des dates, des lieux : Yeongdo, août 2022. Bukhansan, juillet 2023. Busan, juin 2024. Des couchers de soleil noyés dans la brume, des plages désertes, des forêts si denses qu’on n’en distingue jamais la fin.
Je descends plus bas. Les commentaires accrochent le regard.
Oubliés les cœurs rouges, les plaisanteries complices. Ici, les phrases sont sèches, glaciales derrière leur politesse.
Je relis. Je scrolle.
— C’est quoi ces merdes… des trolls ?
Je reste figé, l’écran brillant dans ma paume. Ces messages n’ont rien de moqueries jetées au hasard.
Je t’avais dit de ne pas me remplacer , dit l’un des messages
Ce n’est pas un reproche.
C’est un rappel à l’ordre.
Un frisson me remonte la nuque. Qui écrit ça ? Depuis quand ?
Je relis encore. Et soudain, tout s’aligne.
Ce matin.
Yongbok sur mes genoux.
Le téléphone dans sa main.
Son soupir.
Merde… ça s’arrête pas.
Mes parents s’inquiètent. Tu comprends.
Huit messages. Deux mails.
Alors c’était ça.
Yongbok m’a menti.
Pendant qu’il glissait ses mains sous ma chemise.
Pendant qu’il m’embrassait.
Chapter 30: Un monstre à la fois
Chapter Text
Je réessaie l’interphone. Le grésillement est couvert par l’orage.
J’ai envie d’insister, d’appuyer encore, mais à quoi bon ?
Un voisin sort de l’immeuble, m’adresse un regard en coin. Son œil s’attarde sur mon uniforme trempé, glisse sur mes cheveux collés au front, puis il finit par pousser la porte. Je souffle un merci. L’ascenseur met trop de temps ; je prends les escaliers, deux marches par deux.
Arrivé devant son palier, je frappe. Une fois. Deux. Trois.
Fais chier… qu'est-ce qu'il fiche ?
— C’est moi, Yongbokie… ouvre-moi.
Mes coups se perdent dans le vacarme de la pluie. Chaque goutte qui s’écrase sur les vitres sonne comme une note unique, répétée à l’infini par un pianiste invisible.
— Yongbok, bordel… ouvre, s’il te plaît !
Un mince trait de lumière finit par se glisser sous la porte. La serrure grince. La porte s’entrouvre. Yongbok apparaît. Lunettes de travers, cernes creusés, épaules tombantes.
— Les messages… souffle-t-il.
— Oui ? J’ai vu les messages… Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Ils s’arrêtent pas. Je sais plus quoi faire.
Je pose ma main sur son poignet, et quand je tire doucement, il ne résiste pas. Il se laisse entraîner jusqu’au canapé, où il s’écroule contre moi, la tête sur mon polo détrempé.
— Tu veux un truc ? Un verre d’eau ?
Il secoue la tête. Je passe lentement mes doigts dans ses cheveux.
— Tu peux me dire ce qu’il se passe ?
Il tend le bras vers la table, attrape son téléphone. Ses mains tremblent. Ses doigts sont blancs.
L’écran s’allume.
Une avalanche de messages.
C’est qui ce type ?
Tu croyais que je verrais pas ?
Réponds, bordel.
J’ai vu son compte. Je sais que t’es avec le gars des peintures de merde !
On devait se parler. Je croyais qu’on comptait l’un pour l’autre.
Tu pensais que j’allais disparaître ?
Je t’avais dit de pas me remplacer.
Je sens la chaleur me grimper au ventre, brûlante, insoutenable. J’attends presque l’éclair, qu’il tombe du ciel ou en moi, qu’il déchire ce silence et mette l’appartement en pièces.
— C’est Lucas… lâche Yongbok d’une voix basse.
— Depuis quand il t’emmerde à nouveau ?
— Hier. Enfin… officiellement hier.
— Et tu m’as rien dit ?
Il détourne les yeux, honteux.
— J’y arrivais pas. J’avais pas envie de gâcher… ce qu’on avait, ces jours-là.
Je le regarde, et une image revient. La toute première fois que je l’ai croisé ailleurs que sur un écran. J’avais eu l’impression qu’il était fait de miel et de verre : une douceur collante qui attirait malgré soi, une fragilité transparente qu’on aurait peur de heurter. C’est à ça que je me suis accroché, dès le début. Cette idée qu’en le touchant trop fort, il risquait de se briser. Et aujourd’hui, devant moi, je retrouve ce même éclat fissuré : il suffirait d’un rien pour qu’il se fende en deux.
— Explique-moi… Qu’est-ce qu’il se passe exactement ?
— Il m’écrivait plus. J’ai cru que c’était terminé, qu’il avait enfin lâché prise. Et puis t’as posté cette photo…
— Laquelle ? Celle à Busan ?
Il hoche la tête.
— Ouais. Celle où je rigole, avec notre bouteille de vin.
— Et il a reconnu ça ?
— Bien sûr. Tu m’as tagué dessus, et j’avais aussi mis une story sur Busan. Il fait tout recouper. C’est ce qu’il fait en permanence, il passe son temps à fouiller, à comparer, à deviner. Il a l’œil, tu comprends ?
Je revois les mèches blondes, le reflet du vin sur ses lèvres, Busan 2024. Ses regards fuyants à chaque notification.
C’est moi qui ai déclenché ça.
La colère monte, brute, aveuglante. Comme une flamme rouge qui me dévore de l’intérieur.
Rouge, rouge, rouge.
— Yongbok… dis-moi la vérité. Il t’avait déjà fait ça avant ?
— Pas comme ça.
Je fronce les sourcils.
— Donc ça dure pas seulement depuis hier ?
— Je sais plus. Il s’était calmé un moment. Deux, trois mois peut-être. J’ai cru que c’était fini. J’ai reposté, et…
Il secoue la tête, un sourire amer.
— Évidemment, il surveillait encore. Ce que je like, ce que je commente, même les vidéos que je regarde.
— T’as essayé de le bloquer au moins ?
— Cent fois. Il recrée des comptes, passe par des amis, des inconnus, des faux profils…
— Mais pourquoi il fait ça ?
— Parce que j’ai dit stop et que j’ai essayé d’exister sans lui.
Je croise son regard.
— Et parce qu’il croit encore que tu lui appartiens.
— Exactement. Il pense que ce qu’on a vécu ensemble lui donne des droits.
— Quels droits ?
Son sourire se tord.
— Le droit d’être le seul à me regarder.
— C’est pas un droit, Yongbok. C’est du harcèlement !
— Longtemps, j’ai cru que c’était de l’amour. Sa manière de me suivre, de contrôler… j’appelais ça de l’attention. Mais depuis que je suis parti, je sais bien que non. Sauf que c’est trop tard, il connaît mon adresse, mes proches… il connaît toit de moi et il pourrait s’en servir.
— Mais il est loin, non ? Qu’est-ce qu’il peut vraiment faire ?
— Il viendra pas frapper à ma porte, c’est pas son style. Lui, ce qu’il veut, c’est pas juste me faire peur… C’est que toi, tu partes, par exemple. Que tu finisses par te dire que je vaux pas la peine, avec tout ce merdier.
— Tu crois vraiment qu’il va me faire fuir ?
— C’est ce qu’il a toujours fait. Il détruit ce qui reste autour de moi.
— Ça n’arrivera pas.
Il se replie contre moi, s’accroche à mon torse.
— Yongbok… T’as voulu croire en celui que t’aimais. C’est pas ta faute, tout ça, tu sais.
— J’en sais rien… peut-être que c’est moi, le problème.
— Arrête. Ce qu’il fait est illégal. Tu devrais en parler !
— Je peux pas. Je veux pas qu’on en parle à qui que ce soit !
— Mais si tu dis rien, on fait quoi ?
— On attend.
— Attendre quoi , au juste ?
— Qu’il se lasse… il finit toujours par s’épuiser, tu vois.
— Et moi ? Je fais quoi pendant ce temps-là ?
Il serre ma main plus fort, désespéré.
— Toi… tu restes. C’est tout ce que je te demande.
J’ai à peine griffonné les cubes, sphères et cylindres que Sooah a posés devant nous.
Moi, j’ai envie de rouge. De crânes, d’os, de chair.
J’ai l’impression que Yongbok a été ouvert, éventré, exposé. Comme les poissons que j’avais peints pour ma scène de marché : entrailles luisantes, écailles éclatées, yeux morts fixant le vide ; aujourd’hui, c’est lui le poisson, livré au regard de l’autre, incapable de se défendre.
Ces cinq derniers jours, j’ai dormi chez lui. Je ne suis sorti que pour bosser, récupérer deux trois fringues, acheter à manger. Le reste du temps, j’ai rempli nos vides comme je pouvais : des histoires absurdes, un poisson-clown reconverti en détective, des anecdotes grotesques sur les clients du convenience store .
Tout ce qui pouvait lui arracher un sourire.
Tout ce qui pouvait tenir l’ombre du requin à distance.
— Hyunjin ?
C’est Minho. Il a cessé de discuter avec Seungmin et me scrute.
— Tu dessines pas, Hyun ?
— Si, si…
Je trace une ligne au hasard.
— T’as l’air ailleurs.
— Juste fatigué.
— T’es toujours fatigué, ricane Seungmin. C’est ton état par défaut, non ?
— J’ai pas envie d’en parler, les gars.
Ils échangent un regard. J’ai parlé avec eux ces derniers temps, oui, mais toujours à la surface. Je garde une barrière invisible, une sorte de mur que je garde dressé entre moi et eux. Et plus ils essaient de percer ce mur avec leur inquiétude, plus j’ai peur que tout dégringole si je montre une seule fissure.
— C’est normal, les jours creux, dit Seungmin.
— Ça fait plusieurs jours qu’on te voit te traîner au tutorat, ajoute Minho. Et je dis pas ça pour te faire chier… On s’inquiète, c’est tout !
Je lâche le crayon.
— J’ai pas besoin qu’on s’inquiète.
— OK, OK, souffle Minho. Mais si jamais tu veux en parler… je te file mon numéro.
— Et moi j’ai des bières. Moins efficaces qu’une psy, mais plus fraîches, ajoute Seungmin.
Je prends leurs numéros par politesse, puis je me force à gribouiller quelques traits. À la fin du cours, je les laisse filer devant. Dehors, je retrouve Chan, Changbin et Jisung assis dans l’herbe, devant l’atelier. L’air sent le métal et la pluie. L’orage est passé. Le soleil descend, accroche les vitres, éclabousse les flaques. Un calme étrange, après la fureur.
Mais moi, je traîne toujours Lucas comme une ombre. Comme s’il s’était glissé sous ma peau, à travers Yongbok, et qu’il me rongeait déjà de l’intérieur. Hier, j’ai demandé à Yongbok s’il voulait que j’en parle aux gars, si ça l’aiderait. Il n’avait rien répondu, juste haussé les épaules, le regard perdu. Alors j’ai pris sur moi. J’ai écrit. J’ai encaissé leurs réactions, leurs questions, leur incompréhension. Pendant ce temps, Yongbok restait là, apathique, la tête sur son bras, comme si tout ça ne le concernait plus. Ça m’a fendu le cœur.
Et maintenant, leurs regards se braquent sur moi. Chan ne tourne pas autour du pot :
— On peut pas rester là à rien faire.
— Faut le signaler, dit Changbin aussitôt. Faire sauter ses comptes, trouver un moyen de le bannir d’Insta.
Jisung, silencieux jusque-là, hoche la tête, les yeux rivés à l’écran de son téléphone. Ses mâchoires se crispent.
— Avant ça, faut tout garder, dit-il. Captures d’écrans, photos, histoire d'avoir des preuves.
Je pince les lèvres.
— Et si, entre-temps, il continue ? On fait quoi, on attend qu’il se calme ?
— Justement, faut pas attendre, insiste Changbin. Mais la vraie question, c’est : est-ce que Yongbok accepterait d’en parler, si on arrive à avoir un dossier en béton ?
Je souffle, las.
— À qui ? Je lui ai déjà proposé. Il s’est fermé direct. Et si tu parles de la police… tu crois vraiment qu’ils vont se bouger pour un mec homo qui a envoyé des nudes de son plein gré ? Je sais que c’est pas censé compter, mais eux, ça leur suffira pour balayer l’affaire.
Chan se gratte la nuque, réfléchit.
— Ses parents, peut-être. Ils doivent avoir des contacts, un avocat au moins.
Je grimace. Ses parents sont ouverts, oui, mais face à ça ? Est-ce qu’ils comprendraient vraiment ce qu’il traverse ? Leur aide serait-elle un appui solide… ou juste une pression de plus sur ses épaules ?
— Peut-être, dis-je sans conviction. Mais je le vois pas aller leur dire de lui-même.
Chan se penche vers moi.
— Alors fais-le pour lui. Au moins, mets-leur la puce à l’oreille. Ou propose-lui d’essayer à sa place. C’est pas grand-chose, mais c’est déjà mieux que de rester les bras croisés.
À côté de nous, Jisung s’est figé.
— Putain… souffle-t-il. C’est vraiment une merde.
— Quoi ? fais-je, inquiet. Montre.
Il hésite, comme s’il voulait me protéger, puis tourne enfin l’écran vers moi. Les mots me frappent :
Yongbokie, j’arrive pas à croire que tu te tapes ce merdeux. On sait tous comment ça va finir : tu vas voir qu’il ne vaut rien.
— Bordel, lâche Chan, incrédule. Mais qu’est-ce qu’il cherche, ce con ?
— C’est du venin, rien d’autre, marmonné-je.
— Non mais sérieux, comment on peut écrire ça ? reprend Jisung, sec. On dirait qu’il veut vous briser, tous les deux.
— C’est exactement ça, dis-je en rendant le téléphone. Mais s’il en est à m’insulter, moi, c’est qu’il sent déjà qu’il perd du terrain.
Chan secoue la tête, hors de lui.
— Ça, c’est pas juste de la jalousie. C’est maladif.
— Et dangereux, ajoute Jisung. T’as vu la manière dont il s’exprime ? C’est obsessionnel, mec.
Je hoche la tête, la gorge serrée.
— Ouais. Et le pire, c’est que Yongbok encaisse tout ça en silence.
Je me remets à signaler les comptes de Lucas, un à un. Toujours la même réponse automatique : « Votre signalement a bien été pris en compte. » Une formule glaciale, qui se répète à l’infini sans rien changer.
Quand on a tout envisagé, débattu, rayé ou repoussé, j’ouvre mon sac et sors les fiches préparées par Yongbok. Des feuilles glissées dans des pochettes plastiques, classées avec un soin presque maniaque : titres en majuscules, sous-titres soulignés, flèches tracées au feutre noir. Une organisation méticuleuse, mais qui me semble tendre, intime. Comme si chaque détail me soufflait : je crois en toi.
Je lis, répète à voix basse :
— Géricault. 1819. Le Radeau de la Méduse .
Mais les mots se brouillent, se mélangent aux images de Yongbok. Ses cernes, sa bouche crispée à chaque notification, ses mains qui tremblaient. Je ferme les yeux. Respire. Revient à la fiche.
— Le Radeau de la Méduse… 1819.
Géricault. Naufragés. Cadavres. Désespoir.
J’abandonne, la tête entre mes genoux.
— C’est quand ton exam ? demande Jisung.
— Mardi. Neuf heures.
— Tu te sens prêt ?
— Franchement… aucune idée.
Il me donne une tape à l’épaule.
— Duchamp a exposé un urinoir et on appelle ça de l’art. Si lui s’en est sorti, toi et ton gros cerveau, vous allez survivre.
— Merci pour la comparaison flatteuse.
— J’ai jamais dit qu’elle l’était.
Un rire m’échappe malgré moi. Ça me rassure : Jisung garde son ton léger, son humour un peu idiot.
Le ciel se charge de violet et d’orange. Les lampadaires s’allument un à un, comme si la ville tirait doucement le rideau. J’imagine déjà les ombres grimper sur les murs de l’appartement de Yongbok.
— J’arrive pas à bosser ici, dis-je. Je vais rentrer chez Yongbokie, ça vous va ?
Chan se redresse aussitôt.
— Je t’accompagne jusqu’au métro, Hyun..
Les autres nous saluent d’un geste et disparaissent dans les ruelles. Dès qu’on quitte le campus, Séoul reprend son souffle, lavée par la pluie. Les bâches en plastique frémissent sous les voix, les verres s’entrechoquent, les rires éclatent.
— Alors, tu tiens le coup ? demande Chan.
— Je gère.
— C'était une question rhétorique, Hyun. Tu dors pas, tu manges à peine, t’as des cernes jusqu’aux genoux.
— T’observes tout, toi.
— C’est mon boulot, non ? Je suis ton pote.
Je souffle du nez.
— Je suis… attaché à Yongbok, finis-je par dire. Plus que je l’aurais cru, alors… toute cette merde, ça me fait mal aussi.
— Attaché ? Genre amoureux ?
— Je sais pas. Peut-être. J’arrête pas de penser à lui. Même quand je devrais faire autre chose, il est là. Et plus j’y pense, plus je m’emmêle.
— Tu t’emmêles comment ?
— Comme si j’avais plus aucune maîtrise. J’ai envie de lui, d'être avec lui, mais j’ai peur et… honte de penser comme ça.
— Honte de quoi ?
— D’être… lourd, peut-être. D’en attendre plus qu’il peut donner. Alors qu’il a déjà tout ce bordel à gérer.
Chan fronce les sourcils, secoue la tête.
— T’es pas lourd. Et ce que tu ressens, c’est normal.
— Normal ? J’ai l’impression de marcher sur un fil. Un pas de travers et… je le laisse tomber.
— Tu crois vraiment que tu pourrais le laisser tomber, toi ? Avec toutes les précautions que tu prends ?
Il pose une main sur mon épaule.
— Tu peux pas tout contrôler, Hyun. T’as pas à le sauver. Tu peux être là, c’est déjà énorme.
— Ouais… mais parfois j’ai l’impression que ça suffit pas.
— C’est peut-être toi qui crois ça. Pas lui.
On marche encore un moment. Les enseignes brillent sur les flaques, des scooters passent en vrombissant.
— Merci, Channie hyung .
— Toujours là pour toi.
On s’arrête devant le métro. Il me jauge des pieds à la tête.
— Et je te préviens : faudra me laisser être là, moi aussi. Pas question que tu te débrouilles tout seul.
— D’accord. Promis.
Il m’attire contre lui. Je ferme les yeux, contre son pull rêche, sa respiration tranquille. Puis il me relâche.
— Allez. File. Va le retrouver.
Je descends les escaliers mécaniques, encore sonné.
Des années à m’enfoncer dans ce rien, ce vide qui s’est accumulé sur moi comme des couches de poussière. J’avais fini par croire que c’était devenu ma seule matière.
Et puis il y a Yongbok.
Lui, il fissure tout ça. Il approche mes monstres sans reculer, il les regarde en face.
D'une certaine façon, je délivre, découvre également les siens.
À travers tout ça, je découvre que je ressens encore. Que je peux aimer, même si ça fait peur.
Mon téléphone vibre dans ma poche. Je l’attrape machinalement.
Yongbokie : Tu arrives bientôt ?
Un train entre en gare, souffle chaud qui balaye le quai. Les portes s’ouvrent, les corps s’entrecroisent, se pressent. La ville ne s’arrêtera jamais pour nous.
Je monte, me laisse avaler par le wagon, par le rythme des néons et du métal. Et au milieu de ce tumulte, une certitude se dépose en moi, claire, solide : Chan a raison. Je dois tout simplement être là pour Yongbok. Pour qu’on fasse face aux monstres à deux.
Je tape ma réponse.
Moi : Je suis en route. Attends-moi.
Chapter 31: Théorie des couleurs
Chapter Text
Je repense à ce prof exécrable que j’avais eu à la fac. Costume ajusté, regard acéré derrière ses lunettes rectangulaires. Son cours s’appelait Théorie des couleurs , mais c’était moins un amphi qu’un laboratoire clandestin où il nous transformait en cobayes.
Sa lubie ? Aiguiser notre œil au point de reconnaître, sans jamais se tromper, la nuance exacte d’un pigment, le mélange précis d’une teinte à partir des couleurs primaires.
Pour ça, il nous avait obligés à acheter de la gouache hors de prix et des magazines glacés. L’exercice était toujours le même : choisir dix couleurs et les recréer à partir des trois primaires. En théorie, ça semblait enfantin. En pratique, c’était infernal.
J’ai passé des nuits entières à mon bureau, les doigts tachés de rouge et de bleu, à frotter la peinture avec une vieille carte cadeau Olive Young , parce que, selon lui, il fallait savoir se débrouiller avec « n’importe quoi ». Et chaque fois, la couleur m’échappait.
Regarder Yongbok me fait le même effet.
Je croyais l’avoir saisi. Je l’avais classé, trop vite : jaune. Jaune éclatant, débordant de joie.
Mais ce matin, allongé dans la pâleur de l’aube, il est bleu. Un bleu qui n’a rien de la mer à Busan ni du ciel d’été. C’est une teinte éteinte, infiltrée dans les plis du t-shirt Radiohead qu’il m’a piqué, dans les cernes qui creusent son visage. Un bleu d’orage, instable, prêt à se rompre.
Je me glisse contre lui. Une touche de vert affleure. Un vert fragile, comme les premières pousses au printemps qui se recroquevillent au moindre coup de froid.
Puis son téléphone vibre, et le rouge surgit. Rouge colère, contenu sous sa peau.
Alors je le serre comme chaque matin après le boulot. Ma joue contre sa nuque, les yeux clos, je respire son odeur. Elle me ramène à ce souvenir précis : la première fois où j’ai osé me rapprocher, dans les lumières rouges du Backstage . Ce soir-là, la colère, c’était moi.
Le téléphone vibre encore.
— Tu veux que je l’éteigne ? demandé-je.
— Ça changerait rien.
Sa voix est plate, mais la fatigue transperce.
— Tu pourrais changer de numéro et de compte Instagram. T’as pas à subir ça.
— Et tu crois que ça suffira
— Ça coûte rien d’essayer.
Je le serre contre moi, plus fort. Mais j’ai l’impression que sa souffrance déborde de son corps... Peu importe la pression de mes bras, quelque chose, elle s’échappe.
— Tu sais… on pourrait en parler à tes parents, dis-je.
— Non.
— Yongbok, pourquoi ?
— Parce que j’ai envoyé des trucs et que je veux pas que les parents sachent, voilà.
— Quels trucs ?
— Des photos.
— Quoi ? Attends… des photos, genre des photos ?
— J’ai honte. J’ai été con. Il a de quoi me ruiner en un clic.
— Tu veux dire… il t’a menacé ?
Il secoue la tête, puis hoche doucement, incapable de choisir.
— Pas vraiment… pas avec ces mots. Mais j’aurais jamais dû lui envoyer des nudes.
— Alors quoi ? Tu crois que ça t’enlève le droit d’être défendu ?
— Bah… je les ai envoyées de moi-même. Il disait que c’était pour lui, pour garder un souvenir. Il savait parler, tu vois ?
— Et après ?
— Après, j’ai continué. Pour lui plaire. Pas de vidéos, pas de trucs trash, tu vois ?
Ma gorge se serre.
— Il te fait chanter, Yongbokie…
— Il appelle pas ça comme ça. Il dit juste que si je continue à « me montrer » avec toi, il pourrait faire « une erreur ». Envoyer un dossier à mes parents ou à la fac.
— Mais c’est exactement ça, du chantage. Et c’est grave !
— Si je parle, je devrai tout raconter. Et je peux pas… C’est mon corps, Hyun. Des photos de mon corps. Tu comprends ?
— Et tu penses qu’ils t’en voudraient ?
Il secoue la tête, un sourire amer aux lèvres.
— Tu sais, mes parents… ils sont croyants, ouais. Mais pas du genre à me renier parce que j’aime un garçon. Mais les photos… ça, c’est différent. Ils croient en la dignité, au respect de soi. Pour eux, le corps, c’est sacré. Si je leur dis que j’ai envoyé des nudes, ils me verront plus jamais pareil.
— Et tu préfères laisser ce connard garder ce pouvoir sur toi ? Encore et encore ?
— Je veux juste qu’il me lâche, pas que tout le monde sache.
— Alors t’as peur du regard des autres, plus de Lucas.
— Bien sûr que j’ai peur. Tu crois que c’est facile d’admettre « ouais, j’ai envoyé des nudes à un mec qui se sert de moi » ? Même toi, je vois bien, ton regard a changé.
Je secoue la tête aussitôt.
— Je te regarde pas autrement.
— Si.
— Yongbok…
— Je veux pas être vu comme une victime. Je veux pas qu’on me regarde avec pitié. Je veux juste que ce soit derrière moi.
— Mais c’est pas derrière toi. Il est encore là ! Laisse-moi t’aider à en parler à tes parents. Au moins… réfléchis-y, c’est tout ce que je te demande.
Je pose ma main sur son torse. Son cœur cogne, désordonné. Il la saisit, la retire, puis se retourne brusquement vers moi. Ses yeux brillent, fiévreux.
— J’en peux plus, Hyun.
Et soudain, ses lèvres sèches cherchent les miennes, sa main glisse sur mon bras tandis que l’autre s’agrippe au drap. Sa langue se heurte, impatiente, et je frémis malgré moi. La fatigue, l’angoisse, la peur : tout s’efface dans la chaleur de son corps qui se presse au mien. Mais ses gestes sont fébriles, rapides.
— Yongbokie ? Qu’est-ce que tu fais ?
— Je veux que tu saches que je suis bien avec toi.
— Je le sais.
Il s’arrête, me fixe, comme s’il cherchait un doute dans mon regard.
— Tout va mal. J’ai besoin que ça aille bien… au moins entre nous.
Son pouce dessine un cercle dans le creux de ma hanche. Et rien que ça, ce contact fragile, déclenche une chaleur sourde. Rouge désir, rouge manque, rouge brûlure.
— Tu veux pas de moi ? souffle-t-il. Tu veux pas… me faire l’amour ?
— Si. Mais pas comme ça. Pas si c’est pour oublier Lucas.
— J’ai jamais dit ça…
— Je suis sérieux. Là, j’ai l’impression que t’es pas vraiment là.
Il se redresse sur un coude, ses cheveux effleurent mon front.
— Regarde : je suis là, maintenant .
Son baiser revient. Plus assuré, moins suppliant. Mes doigts s’enfoncent dans ses cheveux, sa main descend entre mes jambes. Le rouge pulse au creux de sa paume. Il pourrait l’attiser, me consumer. Mais je retiens son poignet.
— Pas aujourd’hui…
— Mais je veux pas que tu partes, gémit-il… Je veux pas que tu sois dégoûté.
Je prends ses mains dans les miennes.
— Je vais nulle part.
— Tu me le promets ?
Mes pouces caressent ses phalanges.
Je le vois, alors. Ce vide. Le mien est glacé, m’enferme, m’efface. Le sien brûle, appelle, aspire, cherche à combler l’absence par n’importe quel contact.
— Tu te souviens du jour où tu m’as vu peindre en live ? Celui où je t’ai remarqué ? demandé-je.
— Ouais… je m’en souviens.
— Tu m’as dit que je rendais l’angoisse belle.
Il hoche la tête, un peu gêné.
— Tu sais pas à quel point ça m’a marqué, expliqué-je. Parce que… moi aussi je vis avec ça, cette peur que tout le monde finisse par partir.
— Hyun…
— À Busan, je t’en ai parlé vite fait, mais… c’est toujours là. Je me dis que si que je baisse la garde, que je montre mes faiblesses, les gens vont se barrer et arrêter de m’aimer.
Il lâche ma main. Ses doigts glissent sur son visage, comme pour se cacher.
— Et moi… si les gens cessent de m’aimer, qu’est-ce qu’il reste ? souffle-t-il. Je sais même pas qui je suis sans ça.
— C’est pour ça que tu scrutes chaque commentaire, chaque mot ? Si le regard des gens change, t’as l’impression que toi aussi tu changes ?
Il hoche la tête, mord l’intérieur de sa joue.
— C’est tellement idiot.
— Non. On est tous foutus de la même façon : on veut être aimés.
Il détourne les yeux, les cils baissés.
— Toi aussi ?
— Bien sûr. Tu crois que j’ai jamais eu peur qu’on m’oublie ? Que tu m’oublies ?
Il relève les yeux vers moi, surpris.
— Toi ? Sérieux ?
— Ouais. Moi aussi je me demande si je vaux la peine. Si je mérite qu’on reste.
Ses lèvres tremblent, comme s’il allait répondre, puis il se tait.
Je prends une inspiration, et reprend :
— Mais y’a un truc que tu peux encore choisir. Peu importe si les photos ressortent, si certains jugent, si d’autres se taisent. Ceux qui t’aiment vraiment… eux, ils restent. Moi. La bande. On est là.
Je serre un peu plus fort sa main.
— Et toi, tu peux choisir de nous faire confiance.
Je laisse tomber le réassort et me glisse derrière la caisse. Le néon au-dessus bourdonne faiblement, rythme de veille qui colle aux nuits à la supérette. Mon téléphone est coincé entre deux piles de papiers, toujours à portée. À chaque accalmie, je le dégage, rafraîchis la page du compte de Yongbok. Les messages privés se sont arrêtés, mais les commentaires, eux, continuent, plus acides à mesure que la nuit tombe. J’efface, encore et encore, jusqu’à ce que la clochette tinte.
Un client entre, traîne les pieds sur le carrelage que j’ai lustré. Sa chemise est froissée, sa cravate desserrée, il a l’air crevé. Il attrape quelques boîtes de chocolats, reste longtemps figé devant le présentoir de fleurs. Ses yeux hésitent, glissent, reculent. Finalement, il saisit un bouquet un peu défraîchi et s’avance vers moi.
— Pour ma femme, dit-il. J’ai bossé tard toute la semaine. J’espère que ça arrangera un peu les choses.
Je scanne. Il tapote le bord du comptoir, comme s’il s’entraînait déjà mentalement à convaincre.
— Ça peut pas faire de mal, soufflé-je. Chocolats et fleurs, c’est un bon début.
Il me tend un billet. Je rends la monnaie.
— Bonne chance, ajouté-je.
Il acquiesce sans répondre et disparaît dans la nuit.
Je l’imagine poursuivre sa course, peut-être faire un détour par une autre supérette, s’attarder devant les bouteilles de vin. Répéter ses excuses en boucle, chercher la bonne intonation, celle qui fera lever les yeux fatigués de sa femme. Peut-être qu’elle l’attend encore, d’ailleurs, lampe allumée. Peut-être que tout est éteint, qu’elle a choisi le silence plutôt qu’un pardon sans effet. Elle l’aime sûrement. Assez pour rester. Mais à force de retards, d’excuses qui se ressemblent, la distance s’installe. Invisible au début. Puis impossible à ignorer.
J’ai grandi avec une image faussée de l’amour : éclats de voix, portes claquées. Le divorce de mes parents, mes propres relations avortées… rien ne m’a jamais appris les bons gestes ou les bons mots. Alors je m’interroge, entre deux clients, deux tickets de caisse : comment on fait, concrètement, pour montrer à quelqu’un qu’on tient à lui ?
Cet après-midi, j’ai réussi à sortir Yongbok du lit vers dix-huit heures. Il s’est laissé tomber sur une chaise, pendant que je bricolais un petit-déj transformé en dîner. À l’écran de mon ordinateur, une télé-réalité saturée de rires enregistrés. Lui la regardait sans la voir, comme on s’enfonce sous l’eau pour étouffer les bruits du monde. J’ai reconnu ce regard, ce repli sur soi. J’ai fait pareil, souvent, quand penser faisait trop mal.
Et pourtant… malgré les nuits écourtées, malgré les jours suspendus, dans ce quotidien à deux, je commence à comprendre ce que pourrait être une vraie relation. Non seulement partager un lit ou un toit, mais aussi habiter les creux.
J’aime cuisiner les recettes que Changbin m’envoie, sentir les épices envahir la pièce pendant que Yongbok râle sur la sauce, hésite entre deux vidéos. J’aime même étendre le linge, moi qui fuyais la laverie, traîné par Chan comme un gosse récalcitrant. Moi qui me pensais voué à rester en retrait, à garder mes distances…
Mon téléphone vibre, me tire de mes pensées.
Je tends la main, pensant à Chan. J’imagine déjà une blague, un mème idiot pour me changer les idées, ou un « courage » avant les exams. Peut-être même une proposition de passer m’aider à réviser entre deux cafés.
Je déverrouille l’écran. Et je comprends aussitôt.
Le nom. La gifle.
Les menaces.
Tu mérites pas la moindre renommée.
Je vais détruire tout ce que tu as créé.
Tu sauras plus jamais toucher un pinceau.
Cette fois, il ne s’attaque plus seulement à Yongbok. C’est moi qu’il vise, mon travail. Mes mains. Ma voix. Peindre, pour moi, c’est respirer. Exister. Et Lucas tente de m’en priver. Il veut m’étouffer à la racine.
Je sens la rage monter. Rouge, elle cogne dans mes tempes, descend dans mes bras, fait trembler mes doigts. Elle se mêle à une peur plus ancienne. Ce n’est pas l’oubli qui me hante, mais la honte. Le regard déformé qu’il cherche à coller sur moi. Le doute qu’il insinue dans chaque geste, chaque couleur, comme s’il voulait contaminer mes toiles et les repeindre de son poison.
Je prends une capture d’écran. Je bloque son compte. Son nom disparaît. Soupir. Une seconde d’air. Mais ça ne suffit pas. La fièvre rouge reste, et elle a un visage. Ni monstre griffonné dans les marges, ni cauchemar inventé. Un visage banal. Celui d’un homme persuadé qu’il doit détruire pour exister.
Je jette un œil à l’heure. Tard. Dans quelques heures, les examens commencent. Je devrais être plongé dans mes fiches, réciter des dates, des styles, des noms. Géricault. 1819. Le Radeau de la Méduse. Des corps échoués sur une planche à la dérive.
Mais l’écran s’allume de nouveau. Nouvelle notification. Nouveau compte. Même poison.
Tu vas regretter de l’avoir rencontré.
Je ferme les yeux, relâche mes épaules. Non, il n’aura pas le dernier mot. Je sais ce qu’il est : un homme vidé, rongé par sa propre colère.
Je me force à replonger dans mes fiches. Les écoles, les techniques, les couleurs. Je me répète que Lucas ne peut rien contre ce que mes mains savent créer. Et surtout, que je l’empêcherai de blesser Yongbok davantage.
Certains monstres avancent malgré l’amour. Ils s’accrochent, se nourrissent du silence. Il faut les nommer, les mettre à nu, leur opposer la lumière. Alors j’en reparlerai avec Yongbok. Non pour l’obliger. Non pour choisir à sa place. Mais pour qu’il sache qu’il a une voix. Qu’il peut dire non. Qu’il mérite de se défendre.
Chapter 32: L'orage s'en va
Chapter Text
Mes angoisses remontent en frissons tièdes le long de ma colonne, comme si la chaleur décollait une à une les couches d’épreuves accumulées : le suneung , l’examen d’entrée à l’université qui m’avait broyé, l’année en archi où j’avais survécu plus que vécu.
Je fais tourner entre mes doigts les fiches de révision que Yongbok a préparées pour moi. Heureusement que M. Kim n’était pas de service cette nuit… il m’aurait étranglé s’il m’avait surpris à réviser entre deux rayons, les yeux bouffis, la tête déjà ailleurs.
— Tu vas t’en sortir, j’en suis sûr.
La voix de Minho me tire de ma torpeur. Il est apparu sans bruit, demi-sourire en coin, les yeux pleins de cette assurance tranquille que je n’arrive pas à absorber. À côté de lui, Seungmin balance un signe de la main, comme si tout ça n’était qu’une formalité.
— T’as la gueule du mec qui va tomber dans les pommes avant même l’intro, balance-t-il.
Je grogne un « je vais bien » qui sonne faux. Le froncement de sourcils de Minho ne me lâche pas.
— Tu veux un cachet ? T’es pâle à mort !
— C’est rien. Une migraine. Ça va passer.
Je passe une main sur mon front. La moiteur me surprend, collante. Minho sort une bouteille d’eau de son sac et me la tend.
— Bois.
Je prends quelques gorgées, la gorge sèche.
— Merci.
— T’inquiète. Après l’exam, on s’écroule quelque part avec un plat bien gras. Rien de mieux pour faire redescendre la pression.
— J’ai pas la tête à ça.
— Tu l’auras quand ce sera fini.
Seungmin me colle une tape dans le dos.
— Allez, courage. Si Minho survit, t’as aucune excuse.
Je vérifie l’heure. J’ai assez de temps pour un café. Le distributeur ronronne, la vapeur embue le plastique du gobelet. Mes doigts cherchent machinalement la lanière râpée de ma sacoche, celle de mon père. Le seul sac un peu formel que je possède. Entre ce cuir usé et mes cheveux rose pastel, je détonne forcément. Autour de moi, sacs lisses, chemises repassées, postures droites. Même leur stress paraît calibré.
Je serre la lanière. Mon père avait décroché la SNU avec ce sac, la Seoul National University, la plus prestigieuse du pays. Il s’était imposé sans demander sa place. Je peux faire pareil.
Je vide le café d’un trait, jette le gobelet, avance vers l’amphi.
— Ça va être long, soupire Seungmin, affalé quelques rangs plus loin.
— Ça dépend pour qui, réplique Minho. Pour toi ou pour les profs qui vont devoir corriger tes copies ?
Je souris malgré moi, furtivement. Le surveillant entre. Le signal tombe. Les feuilles bruissent comme une vague. Je saisis mon stylo.
Les idées s’entrechoquent, se brouillent. J’écris, je rature. Mon écriture est plus hachée que d’habitude, mais une logique finit par émerger. Le clair-obscur de la Renaissance. L’énergie brute de Pollock. L’irrévérence de Duchamp.
Une question me stoppe : comparer la perception du réel chez les surréalistes et les cubistes. Breton. Dalí. Picasso. Les noms sont là, les concepts aussi, mais les repères glissent. L’encre bave sur le papier, mes pensées s’éparpillent.
Je ferme les yeux. Le frisson ramené de Busan est toujours tapi dans ma nuque, prêt à exploser.
Non. Pas aujourd’hui. Je ne suis pas venu pour céder.
Qu’importe les raccourcis, les pistons, les titres. Je suis ici pour prouver que j’ai ma place.
Je respire, tire sur les tiroirs de ma mémoire. Les pages surlignées. Les explications patientes de Yongbok. Les discussions avec la bande. L’automatisme surréaliste. L’éclatement cubiste. Leur façon de regarder le monde autrement.
— Plus que quinze minutes ! annonce le surveillant.
Je rouvre les yeux. J’empoigne mon stylo. Et j’écris.
Je me laisse tomber sur un banc à l’écart, dans ce coin d’ombre où Chan et moi venons souvent respirer entre deux cours. J’ai une demi-heure avant le prochain examen.
Une question m’a échappé en histoire de l’art, oui, mais ce n’était pas un naufrage.
Au-dessus, le ciel s’épaissit, saturé de nuages couleur de papier détrempé. L’orage ne tombe pas, mais il pèse déjà. L’air vibre. Je ferme les yeux. Aussitôt, l’appartement de Yongbok s’impose. Les grandes vitres qui ploient sous la pression du vent, prêtes à céder. Lui, recroquevillé devant la lumière blafarde de son écran. Un éclair déchire le ciel, et les ombres se jettent sur lui.
Mon téléphone vibre.
Je rouvre les yeux. Un message de Chan : un encouragement bref, sincère.
Juste en dessous, d’autres notifications. Toujours lui. Peu importe combien de fois je le bloque, il revient.
Grotesque.
Répugnant.
Honteux.
J’aimerais en parler à Yongbok. Lui dire que maintenant, c’est moi que Lucas vise. Mais je n’y arrive pas. Pas quand lui lutte déjà pour garder la tête hors de l’eau.
Et pourtant, dans ce moment-là, j’aurais eu besoin de lui. D’un mot. D’un signe.
Ce matin, il ne m’a pas écrit.
Je sais que ça ne veut rien dire. Qu’il est ailleurs, aspiré par une tempête plus vaste que moi. Que chaque message lui coûte comme un effort physique. Qu’il n’a plus l’énergie pour ça.
Mais malgré tout, je l’attendais. Ce tu vas gérer . Ce je pense à toi .
Je reste là, téléphone en main, à me demander si c’est normal de lui en vouloir.
Au fond, j’attendais qu’il me regarde comme on regarde un bijou rare. Qu’il me voie, qu’il se dise : voilà, lui, il est à moi, il compte plus que tout . J’ai toujours eu ce besoin qu’on m’expose, qu’on me garde près de soi comme une preuve de valeur. Être essentiel. Être désiré.
Et c’est là que je comprends : j’ai été égoïste. Je ne cherchais pas à lui faire du mal, ni à l’écraser. J’étais simplement trop vide. Je voulais qu’il me remplisse. J’avais besoin d’être aimé pour croire que je pouvais l’être.
Alors j’ai projeté mes manques sur lui, comme s’il pouvait les réparer. J’ai attendu de lui ce que je ne savais pas encore me donner. Toute cette année, je lui ai demandé sans toujours le dire.
Aujourd’hui, c’est son tour d’être égoïste.
Le crépuscule dépose son or liquide sur l’appartement de Yongbok.
Les polaroïds où il sourit avec ses sœurs prennent une teinte chaude, comme si le jour hésitait à les effacer. L’icône de la Vierge, héritée de sa grand-mère, vacille dans l’ombre, suspendue entre foi et renoncement.
Mais dans sa chambre, la lumière s’arrête net.
— Hé… bonsoir, Yongbokie…
Il ne bouge pas, réduit à une silhouette sous la couverture.
J’écarte un pan de tissu et je m’allonge près de lui. Nos corps se frôlent à peine. Je glisse une main dans ses cheveux. Vu d’en haut, on ressemblerait peut-être à un dessin de Picasso : disloqués, incomplets, mais inséparables. Peu à peu, ses épaules se desserrent, sa respiration s’allonge. Il ne trouve le sommeil que quand je suis là.
Je coupe le fond sonore, une autre téléréalité où des influenceurs miment des sentiments qu’ils n’ont pas, et je me replonge dans ma dissertation.
Ce texte n’a plus rien d’un devoir. C’est un cri.
Mon art est peut-être la seule chose que je m’autorise à garder égoïstement. Il est brut, irrégulier, parfois dérangeant. Mais vivant. Je m’y accroche comme à une preuve de respiration. J’y verse mes colères, mes manques, mes angoisses. Chaque phrase, chaque image est une tentative de dire ce qui m’échappe quand j’ouvre la bouche.
Le regard de ma mère, lourd de reproches muets, où je reconnais malgré moi l’ombre de mon père.
Les gestes difficiles de Mamie, ses mains tremblantes qui persistent à répéter des routines malgré la douleur.
Et cette jalousie, sourde, acide, chaque fois que je me sens trop près de quelqu’un. Comme si mon cœur me rappelait qu’il n’a pas été fait pour recevoir, seulement pour envier.
J’ai peur de ce que j’écris, peur de ce que ça dit de moi. Mais j’écris quand même, parce que si je m’arrête, il n’y a plus rien. À côté de moi, Yongbok remue.
— Comment tu te sens ? murmuré-je en glissant une main dans ses cheveux.
Il se replie, enfoui plus profondément encore sous la couverture.
— Mmm… t’écrivais quoi ?
— Mon texte pour l’entretien.
— T’en es où ?
— Je tourne en rond. J’évoque ma famille, mais dès que je pense à Mamie, je bloque. J’imagine son regard et je me sens minable.
— Pourquoi ? Tu l’adores, non ?
— C’est pas elle, c’est moi. Parce que je suis… bizarre. J’ai créé une galerie de monstres.
— Tu crois qu’elle ferait pas la différence entre ce que tu peins et ce que tu es ?
— Je sais pas. J’ai peur qu’elle pense que je cherche ça… genre, que j’aime aller mal.
En février, c’était vrai. Aujourd’hui, non. Je le sais : la douleur n’a rien d’attirant. Elle isole, elle épuise. Et pourtant, je continue d’avoir peur du bonheur. Parce que si un jour j’y arrive… et que je m’y reconnais pas ?
— Tu dis que tes œuvres viennent de ta douleur. Mais moi, j’y vois pas ça. J’y vois ta façon de voir le monde, les détails que tu captes, la manière dont tu les transformes. Et ça… c’est beau.
— Peut-être pas. Mais ta grand-mère, je crois qu’elle comprendrait. Et si elle voyait tout ce que t’as traversé pour en arriver là… elle serait fière.
— T’en es sûr ?
— Personne peut l’être. Mais je le pense.
Je hoche la tête, sans vraiment y croire.
— Parfois, je me dis que je m’en sors pas si mal. Aujourd’hui par exemple… j’ai paniqué à l’exam. Mais j’ai réussi à me calmer et à m’y remettre, et je pense avoir réussi.
— Attends… tes examens, c’était aujourd’hui ?
— Ouais.
— Putain… j’avais complètement zappé.
— C’est pas grave.
— Si, Hyunjin. Ça l’est.
Il remonte la couverture jusqu’au nez.
— J’oublie, je rate tout. Je suis juste… nul.
— C’est pas ta faute.
— Je suis une loque, putain. Une loque…
— C’est pas ta faute, répété-je. Tu m’entends ?
Je tends la main, effleure sa joue.
— Yongbokie… tu peux pas continuer comme ça. Il faut que tu dises quelque chose à tes parents.
Son corps se tend d’un coup.
— Non.
— Pourquoi pas ?
— Parce que je leur ai jamais parlé de lui. Jamais. Et je vais pas débarquer pour tout balancer d’un coup.
— Personne te demande de tout dire. Tu pourrais… commencer par un bout.
— Non. Je veux pas voir leur expression de déception. Je veux pas qu’ils sachent à quel point j’ai été con.
— C’est pas être con.
— Tu piges pas.
— Alors explique-moi.
— Ils me voient comme un pilier. Le grand frère, tu vois. Si je leur dis ça… ils verront juste un faible. Un type qui sait pas dire non.
— Tu veux dire… une victime ?
Ses yeux se ferment aussitôt. Le mot paraît le brûler.
— Je veux pas qu’ils me voient comme ça, je te dis.
— Tu crois qu’un mot peut effacer tout ce que t’as été pour eux ?
— T’en sais rien.
— Toi non plus.
J’effleure la croix autour de son cou.
— C’est ça… le vrai problème ?
— Je veux pas qu’ils me voient sali.
— Sali ?
— Ouais. Comme si ce que j’ai fait avait laissé une trace sur eux aussi. Comme si j’avais traîné la famille dans la boue.
— Tu crois vraiment qu’ils penseraient ça ?
— Tu connais pas ma famille étendue. Avec eux, tout est question de réputation. Et ça, ça suivrait mes parents.
— Je crois que je comprends. Ma famille est très croyante aussi. Surtout du côté de ma mère. J’ai mis des années avant d’oser lui parler. Je pensais qu’elle allait exploser. Mais tu sais quoi ? Elle s’en foutait et elle en a jamais parlé sans mon accord.
Il relève les yeux, surpris.
— Sérieux ?
— Ouais. Elle m’a vu embrasser un gars sur le canapé. Elle a rien dit. Et ma grand-mère, quand je lui ai avoué, m’a juste servi du thé, comme si je venais de lui annoncer que j’avais changé de coupe de cheveux.
— Ce serait bien si c’était pareil…
— Des fois, on s’invente des films. Et on est surpris.
— Non. Ici, on dit rien. Mais ça reste. Et tôt ou tard, ça te retombe dessus.
— Alors au moins tu sauras et t’auras plus à jouer la comédie.
Ses mains serrent le tissu de son sweat.
— Et s’ils m’aiment moins ?
— Alors aime-toi assez pour leur dire quand même.
— Tu crois vraiment qu’ils pourraient encore… me regarder pareil ?
— J’en sais rien. Mais je crois qu’ils peuvent t’aimer même en voyant tes failles. Peut-être même plus, parce qu’ils sauront que t’as tenu malgré tout ça.
— J’ai peur.
— Normal. Moi aussi j’aurais peur. Mais cacher qui t’es, ça finit par te ronger.
— Je veux pas être leur déception. Je veux pas que ma mère me regarde et qu’elle voie… juste ça.
— Elle verra son fils. Et si elle est déçue, ça sera pas de toi. Ça sera de pas avoir su te protéger.
Il rouvre les yeux. Son regard cherche le mien.
— Et tu sais, si tu le fais, Yongbokie… si t’arrives à leur en parler, moi aussi je ferai un truc que je repousse depuis trop longtemps.
— Quoi ?
— Je montrerai mon portfolio à ma mère et à ma grand-mère.
— Tu leur as jamais montré ?
— Non. Jamais. J’ai toujours eu peur. Mais si toi tu le fais… j’aurai plus d’excuse.
Il souffle un rire bref, secoue la tête.
— Tu sais négocier, toi.
— Alors ? Marché conclu ?
Il ferme les yeux à nouveau. Longtemps. Quand il les rouvre, son regard a changé. Un brun profond, mêlé de toutes ses nuances. À lui seul. À sa douleur. À sa douceur.
— Je leur dirai…
Chapter 33: Une faille offerte
Chapter Text
Les rares week-ends passés avec mes parents, avant le divorce, nous menaient à Gapyeong.
On visitait l’île de Nami, ses rangées de pins droits comme des pinceaux, ou on traînait dans les ruelles de la Petite France, les doigts collants de sucre, le nez collé aux vitrines. Je devrais m’en souvenir avec précision : le goût des gaufres brûlantes, le vent qui faisait frissonner les branches, les voix de mes parents quand ils s’aimaient encore.
Mais tout s’est brouillé.
Tout, sauf le chien viverrin que mon père a percuté un vendredi soir.
Je revois la scène comme si elle était gravée dans mon cerveau. Lui qui sort, contourne l’avant de la voiture, s’arrête devant l’animal. Puis il est remonté, a redémarré, comme si de rien n’était. Deux jours plus tard, le corps avait disparu. Mais le sang, lui, était resté. Séché. Incrusté dans l’asphalte.
C’est cette trace qui me revient aujourd’hui, au moment où je m’assois pour l’examen pratique.
Consigne : transformer une tache d’encre en œuvre. Médium libre. Deux heures.
J’étale mes outils. Je saisis mon crayon. La tension revient aussitôt : poignet verrouillé, mâchoire serrée. La tache devient route. Le blanc s’assombrit. Et le souvenir s’impose : le choc, la silhouette, la pluie contre le capot. Et toujours la même question, obsédante : comment on reste aussi impassible ? Comment on redémarre ? Comment on roule dans du sang sans rien dire ?
Je ne réfléchis plus. Je gratte, j’appuie, j’efface, je recommence. Ce n’est plus du dessin. C’est un déversement. Ma rage rouge remonte, traverse mes bras, s’écrase sur le papier. Le trait déborde, l’encre saigne. Je charge, je creuse, je tords les lignes.
Et peu à peu, quelque chose surgit. Une bête. Cornes tordues, mâchoire fracturée, corps plié.
Le souffle court, je prends du recul. Ce n’est plus le chien viverrin. Ça ne l’est plus depuis longtemps. Ce que j’ai fait surgir est autre chose. Plus difforme. Plus humain. Une masse hybride, blessée, prête à mordre. Un monstre. Un des miens.
La gueule déformée, les yeux vides mais insistants, comme s’il exigeait d’exister en dehors du papier. Il y a quelque chose de dérangeant dans cette rencontre. Comme si je m’étais peint moi-même, mais renversé, réduit à ce qu’il y a de plus cru. Je me dégoûte. Je me reconnais. Les deux à la fois.
Et peut-être que c’est ça, l’art.
Donner une forme aux monstres en nous.
Les regarder en face.
Les toucher du doigt.
Et, peut-être un jour, les comprendre.
Je sors mon uniforme du casier, enfile la chemise, ajuste la casquette devant le miroir terni. Coup d’œil rapide aux plis, sourire réflexe, et je traverse l’arrière-boutique. Quelques clients errent entre les rayons. Je hoche la tête, entre dans mon rôle.
À peine installé à la caisse, Jeongin débarque, polo vert sur l’épaule, canette d’un côté, chips de l’autre, prêt pour sa soirée de liberté.
— T’as l’air presque content d’être là pour le service de nuit, glisse-t-il en posant ses articles sur le comptoir.
— Franchement, ouais. Ça va. Plutôt bien, même !
— Tes examens ?
— J’ai pas encore les résultats, mais je pense que c’est bon.
— Sérieux ? C’est cool ça. Tu dois respirer un peu, non ?
— Un peu, ouais. Pour l’histoire de l’art moderne et l’histoire générale, c’est tombé pile sur ce que j’avais le mieux révisé.
— T’as eu du bol. Et la pratique, alors ?
— Ce matin. Deux heures. Y’avait une tache d’encre au milieu de la feuille, fallait composer autour. Au début j’ai bloqué, et puis… je sais pas. Je me suis laissé embarquer. J’ai pas vu le temps passer. Quand j’ai levé la tête, j’étais lessivé.
— C’est bon signe, ça. Et du coup, il te reste quoi ?
— L’oral. Dans trois jours. Lecture de ma lettre de motivation.
— Et tu racontes quoi, dedans ?
Je hausse les épaules, un sourire gêné aux lèvres.
— En gros, que l’art m’a sauvé, que c’est pas un hobby. J’ai conscience que ça sonne cliché… mais c’est la vérité.
— Je me souviens quand tu dessinais pendant les pauses, sur des bouts de carton. Honnêtement, t’avais l’air ailleurs. Pas bien du tout, même !
— Tu t’en rappelles ?
— Bien sûr. Je me disais que tu tenais qu’à ça. Que si on t’arrachait ton crayon, tu t’écroulais.
Je reste un instant sans rien dire. Ces nuits à griffonner sur le revers des tickets de caisse, à me dire que j’étais seul au monde dans mon malheur… et lui, il m’avait remarqué.
— Peut-être que t’as pas tort. Mais au final… c’est ce qui va me sortir de là.
— Ouais. Et ça se voit que t’as changé ! T’as l’air bien plus épanoui.
— Merci. Ça me touche.
— Tu me montreras ce que tu fais, quand t’auras ton école ?
— Promis.
— Merci, Hyunjin hyung .
Une brise passe par la porte entrouverte, chargée d’odeurs de bitume chaud, de fleurs fanées et d’herbes écrasées. Je quitte la caisse, poursuis le réassort : mes mains s’activent toutes seules, mais ma tête est ailleurs. Avec Yongbok. Avec ce qu’il a confié hier soir à ses parents.
Je l’avais attendu dans le salon, immobile, le cœur suspendu. Quand la porte s’était enfin ouverte, il était resté figé dans l’encadrement, éclairé par la lumière jaune de l’applique. Puis il s’était lancé. Tout d’un bloc, comme s’il craignait qu’on l’interrompe ou que les mots se dérobent. Dans sa voix, on entendait tout ce qu’il redoutait : le silence, le rejet, la honte.
Sa mère a proposé un psy. Yongbok a dit qu’il y penserait, sans conviction. Son père, lui, a parlé d’un avocat. Il ne s’agissait ni de traîner Lucas en justice ni de déclencher une guerre. Il voulait surtout tracer une limite claire, mettre noir sur blanc que ce qu’il avait fait aurait des conséquences.
Ensuite, Yongbok s’était apaisé, comme si le poids sur sa poitrine avait cédé d’un cran. Il avait mangé aussi, vraiment. Un repas entier, pris assis à table, le regard moins fuyant, les gestes plus sûrs.
Une fissure s’est ouverte dans sa peine. Minuscule, mais suffisante pour laisser passer un rayon de soleil.
— Monsieur Hwang, vous avez une minute ?
Je sursaute, me retourne, m’incline devant M. Kim. Il me fait signe de le suivre dans le couloir et referme la porte derrière nous dans un claquement étouffé.
Le bureau est petit. Une pile de dossiers menace de s’écrouler d’une étagère tordue. Je m’assois en face de mon responsable, dos droit, mains posées à plat sur mes genoux.
— Il faut qu’on parle, dit-il, sans lever les yeux des feuilles devant lui.
— Oui, monsieur.
— J’ai reçu plusieurs signalements ces dernières semaines.
— Des plaintes ?
— Oui.
— Contre moi ?
— Plusieurs, oui. Les mots changent, mais ça va tous dans la même direction… vers vous.
Je remonte les derniers jours dans ma tête. Les visages qui défilent derrière le comptoir, les tickets froissés, les « merci » marmonnés, les sacs tendus sans y penser. Des gestes automatiques, appris par cœur. Les pièces rendues trop vite ? Un ton trop sec ? Une impatience mal contenue ? Qu’est-ce que j’ai bien pu laisser paraître ? J’essaie de repasser chaque échange, chaque sourire forcé, comme si j’avais une caméra dans la tête. Mais rien ne ressort, rien qui puisse valoir une plainte. Et plus je cherche, plus je sens la sueur perler dans mon dos.
— Quoi que j’aie fait, je vous jure que c’était pas volontaire…
- Kim lève enfin les yeux vers moi. Ses doigts tapotent doucement sur le bord du bureau, le temps qu’il choisisse ses mots.
— Je peux plus faire comme si de rien n’était. J’ai besoin que vous soyez honnête avec moi, Hyunjin. Totalement.
Il tourne les feuilles vers moi.
1 étoile. Le personnel est odieux
1 étoile. J’aimerais mettre -11111111111
1 étoile. Produits offerts sans facture, comportement douteux
1 étoile. Le type à la caisse est à fuir !
Lucas.
Qui d’autre ?
Je l’imagine, téléphone en main, scotché à l’écran. Il a forcément fouillé mon compte d’art, passé en revue chaque publication. Peut-être qu’il a reconnu les affiches de la supérette, celles que j’avais photographiées sans y penser, avec mon dessin de cerisier en arrière-plan. Ou alors c’était pendant un live : j’avais oublié de retirer mon uniforme, et mon badge a dû apparaître une seconde. Ça peut être n’importe quoi. J’ai été tellement à côté de moi ces dernières semaines que je n’en sais rien.
À partir de là, il n’avait plus qu’à inventer. Un compte, puis un autre. Des avis qui se répètent, des accusations qui s’empilent. Il suffit de planter un doute, de le marteler jusqu’à ce qu’il prenne racine.
Et moi, je suis là, cloué sur ma chaise, ces feuilles devant moi. Sans rien pour me défendre.
— Je crois que je sais d’où ça vient, finis-je par dire, la gorge sèche.
— J’écoute.
— Il y a quelqu’un… qui me harcèle depuis plusieurs semaines. Il fouille mes réseaux, a contacté mes proches. Je pense qu’il a découvert où je travaille. C’est sûrement lui qui est derrière tout ça.
— Vous parlez de harcèlement ?
— Oui.
- Kim se pince l’arête du nez.
— Ce que vous décrivez est grave, dit-il enfin. Je ne dis pas que je ne vous crois pas. Mais ici, je suis responsable. Ce qui se passe dehors, je ne peux pas l’utiliser comme justification. Moi, je dois me baser sur ce que je constate.
— Je comprends. Je vous demande pas de fermer les yeux. Je veux juste que vous sachiez que j’ai jamais voulu nuire à qui que ce soit.
Il me regarde longuement. Ses traits tirés, ses paupières lourdes.
— Je vous crois. Mais il n’y a pas que ça.
— J’ai repéré des écarts dans les stocks. Des boissons, des barres de céréales, des chips. Ça peut sembler des oublis, mais mis bout à bout, ça finit par faire beaucoup. Avec les signalements qui s’accumulent, le doute s’installe. Et moi aussi, je dois rendre des comptes à mes supérieurs.
Ses yeux se fixent aux miens.
— J’ai essayé de vous protéger, vous savez, poursuit-il. Je vous voyais arriver fatigué, ailleurs. J’ai fermé les yeux. Je me suis dit que ça passerait. Mais aujourd’hui… je peux plus rien faire pour vous.
Tu pourrais avoir de vrais problèmes, m’avait dit Yongbok.
Je n’ai pas voulu l’écouter. J’avais haussé les épaules, comme si c’était exagéré. Une boisson, un paquet de chips, qu’est-ce que ça changeait ? Je m’étais persuadé que personne ne le verrait, que ça passerait inaperçu. J’appelais ça des oublis, des broutilles, une manière de grappiller un peu d’air dans une journée étouffante.
Et là, je le comprends une nouvelle chose : ce n’est pas Lucas qui me fait tomber. C’est ce bout de moi qui croyait pouvoir s’en sortir comme ça. Qui se croyait plus malin, intouchable, assez discret pour que ça ne laisse pas de traces.
Lucas n’a fait que pointer dans la bonne direction. Ses mensonges trouvent prise parce que mes conneries leur ouvrent la porte. Et maintenant, même en sachant qu’il invente, je n’ai rien à opposer.
— Je suis sincèrement désolé, monsieur Kim. J’ai jamais pensé à vous causer des ennuis…
— Je vous crois, répond-il après un silence. Je pense que vous êtes quelqu’un de bien. Mais vous comprenez… je dois aussi penser à l’équipe, à la confiance des clients.
Il pousse les feuilles de côté, passe une main sur son visage avant de s’enfoncer dans son fauteuil.
— Je ne vous mets pas à la porte tout de suite. Terminez le mois. Faites votre travail correctement, sans écarts, sans histoires. Et ensuite… on s’arrêtera là.
Ma gorge se serre, mes tempes bourdonnent. Je sens la chaleur me monter aux joues, mais je reste droit. Je m’accroche au peu de calme qui me reste et je prends mes responsabilités.
— D’accord… je comprends. Merci de me laisser finir. Et encore une fois… je suis désolé pour tout ça. Je vous promets que je ferai attention jusqu’au bout.
— Alors, ton examen ? demande Yongbok depuis le canapé.
Il sait déjà, évidemment. Mais il veut que je le dise. Que ça prenne corps à voix haute. Que ce soit nous, peut-être, dans la même école l’an prochain.
— Je pense que je m’en suis bien sorti, dis-je en m’asseyant à côté de lui. La pratique m’a fait un bien fou. J’avais oublié ce que ça faisait, d’avoir les mains vraiment sales pour une bonne raison !
Son visage se détend, et dans son sourire je retrouve cette lumière jaune qui fend mes jours gris.
— Et toi ? Ça va ?
Il hoche la tête, mais son soupir le trahit.
— J’ai passé la journée à parler avec mes parents. Ils prennent ça au sérieux.
— Ouais ?
— Ouais. Ils ont contacté un avocat. Quelqu’un qui connaît les marges, les recours. Rien n’est gagné, mais ils veulent le faire flipper un peu.
— Et toi ? Tu leur fais confiance ?
— J’ai encore du mal à réaliser qu’ils me croient, qu’ils bougent vraiment. Qu’ils risquent de mettre la main sur des photos de moi à poil pour me défendre. Mais… ouais.
Il cale son épaule contre la mienne.
— On devrait fêter ça. Tes exams. Mon… coming-out judiciaire.
— Tu veux dire un resto avec de vraies assiettes ? Pas des boîtes en plastique ?
— Ou même un boui-boui. Tant qu’on mange chaud et qu’on peut regarder les passants.
— Donc… un rencard.
— Exactement.
— J’aimerais bien. Mais là, je suis pas sûr…
— T’es crevé ?
— Ouais.
— Alors on reste ici. On commande.
Je fixe le plafond, d’un blanc parfaitement peint. Yongbok est là, son épaule calée contre la mienne, tranquille. Une part de moi voudrait en rester là, savourer ce moment, l’étirer encore un peu, comme si rien d’autre n’existait. Mais c’est exactement ça, le piège. J’ai trop souvent choisi de me taire, d’arrondir les angles, d’omettre ce qui dérangeait pour garder une illusion de paix. Ça m’a toujours rattrapé.
Si je veux que ça marche avec lui, et avec moi-même, je dois arrêter de fuir. Lui dire la vérité, même si elle gâche l’instant. Surtout parce qu’elle gâche l’instant.
— Si je suis pas d’humeur à sortir, c’est pas juste la fatigue. Je me suis fait virer.
Yongbok se redresse d’un coup.
— Attends… quoi ?
— Le manager m’a convoqué à cause de signalements. Des trucs absurdes. Mais je suis sûr que c’est Lucas derrière.
— C’est du délire. Tu lui as expliqué ?
— J’ai essayé.
Yongbok passe une main dans ses cheveux, souffle bruyamment.
— Putain… C’est à cause de moi.
— C’est Lucas, le taré.
Il se fige, ses yeux papillonnent, puis il secoue la tête.
— Si, Hyun… c’est moi. J’ai laissé une brèche. Il m’écrivait encore quand je suis arrivé ici. Et moi… je répondais. Pas beaucoup. Mais je répondais quand même. J’arrivais pas à couper les ponts, tu vois ? Et parfois je lâchais des détails. Rien de précis, je croyais. Mais un jour… j’ai dit que je bossais sur un projet avec un gars qui travaillait vers Dongdaemun.
Je le fixe un moment, puis je souffle un rire amer.
— T’es pas le seul à avoir merdé.
Dans le métro, j’ai remonté mon Instagram, fouillé chaque post. La photo de Yongbok avec la bouteille de vin n’était pas la première trace de ma relation avec lui. Il y avait le dessin du cadavre exquis. Celui qu’on avait fait ensemble. J’étais fier. J’avais posté sans attendre. Trop vite. Et…
— ...j’ai vu que la géoloc avait affiché ton quartier sur ma publication de notre cadavre exquis. Il a juste eu à assembler.
Yongbok se frotte le visage à deux mains.
— Putain… Je suis désolé. J’ai pas pensé. J’imaginais pas qu’il irait jusque-là.
— Moi non plus. Mais de toute façon… je lui ai prémâché le travail. Tu me l’avais dit, d’ailleurs. Que mes petits vols finiraient par me retomber dessus. Et t’avais raison. J’ai laissé assez de traces. Il lui manquait juste un prétexte. Je lui ai offert le plus crédible.
— Mais personne peut prouver quoi que ce soit…
— Tu crois ? Mon boss sait que j’ai piqué des trucs.
Il frotte ses mains sur son jean.
— Si j’avais su… j’aurais jamais dû raconter tout ça à Lucas !
— T’y peux rien.
— T’as pas mérité ça.
— Peut-être pas. Mais bizarrement, je suis calme. Fatigué, ouais. Mais soulagé aussi. C’était qu’une question de temps avant que ça explose, là-bas.
Yongbok joue avec une couture de son jean, songeur. Ses doigts tapotent, j’ai l’impression que les pensées s’agitent également dans sa tête. Puis il relève les yeux vers moi.
— T’as encore du monde qui te suis sur Cadavre Macabre , non ?
— Quelques-uns. Ça stagne.
— Tu pourrais relancer un truc. Raconter ton histoire. Ta voix, elle touche.
— J’sais pas… ça fait longtemps que j’ai rien posté de solide. Les gens m’ont sûrement oublié.
— Tu crois ? Moi je pense pas. Ceux qui restent, c’est qu’ils attendent !
Il se redresse, ses mots s’enchaînent.
— Ma mère connaît une galeriste à Mapo. Je peux lui parler de toi, lui montrer ton Insta, ton dossier. On pourrait réfléchir à un thème, faire une collection, une série limitée, tirages signés…
Il parle vite, les mots se bousculent, son regard s’anime. C’est beau à voir, ce feu-là, même si ça m’épuise un peu. J’étends la main, la pose sur son genou.
— Doucement, Yongbok. Un pas à la fois. Avant de penser à galeries ou à collections… faut que je mette les choses au clair avec ma mère.
— Tu veux lui dire ?
— Ouais. Je pense pas seulement à la fac au portfolio, mais… tout. Le boulot, le merdier avec Lucas, vraiment, tout.
— Tu crois qu’elle est prête à l’entendre, cette fois ?
— J’en sais rien. Peut-être qu’elle m’en voudra. Mais si je veux construire quoi que ce soit, avec toi, avec moi-même… je peux pas continuer à lui cacher la moitié de ma vie.
Il me tire contre lui, ses bras se referment autour de moi. Je reste immobile quelques secondes, le front posé contre son épaule, à écouter sa respiration. Puis je me penche, effleure sa peau du bout des lèvres, juste sous son oreille, là où une de mes morsures a laissé sa trace. Il frissonne imperceptiblement.
Quand je relève la tête, la lumière accroche ses cils et glisse jusque dans son regard. Un éclat jaune qui me traverse, chaud, presque insoutenable. Alors je l’embrasse.
Un baiser d’abord hésitant, qui cherche, qui tâtonne. Puis plus sûr, comme s’il essayait de recoller les morceaux éparpillés entre nous. Un baiser qui explore nos failles et tente de les rassembler. Et tout autour s’adoucit : les coins sombres de la pièce, le rouge passé de son t-shirt. Comme si, l’espace d’un instant, il ne restait que ça : notre souffle mêlé, notre lumière partagée.
Chapter 34: Suivre la lumière
Chapter Text
Ma paume moite glisse dans celle de Yongbok. Ce n’est pas lui, ni la lourdeur du soir, qui me fait transpirer. C’est l’idée de tout expliquer à ma mère, moment que j’ai retourné dans tous les sens dans ma tête sans jamais trouver comment l’affronter.
— Tu es sûr que tu veux y aller seul ? demande Yongbok en ralentissant à l’approche de la station.
Je secoue la tête.
— C’est mieux comme ça.
Même si tout, dans ma posture, dit l’inverse : la mâchoire serrée, les épaules verrouillées, le souffle court. Yongbok se hisse sur la pointe des pieds, dépose un baiser sur mon front.
Je baisse les yeux vers nos doigts emmêlés, puis vers son poignet. La trace claire de sa montre découpe un rectangle net dans son bronzage. Là où j’aime mordre. La peau retrouve peu à peu sa teinte.
Et je comprends pourquoi je refuse qu’il m’accompagne. Cette montre, je la lui avais offerte pour dire « je tiens à toi ». En vérité, c’était un pansement, un cache-misère. Je réparais un objet au lieu de regarder les fissures réelles.
S’il venait, ce serait pareil : une béquille. Une raison de plus de reculer. Et après tout ce que je nous ai promis, à lui comme à moi, je ne veux plus me planquer.
— Ça va aller, dis-je en le regardant bien en face. D’accord ?
— D’accord.
Je pars avant que le stress ne m’agrippe les chevilles et m’empêche de monter dans le bus.
Chaque arrêt me secoue, vibrations qui remontent ma colonne et désalignent mes pensées. Les immeubles se chevauchent derrière la vitre, se fondent dans un bleu sale. J’essaie de fixer un point : une lampe allumée, un balcon vide, n’importe quoi pour me distraire.
Puis la voix mécanique annonce l’arrêt. Celui de mon… son quartier.
Quand j’entre, dix minutes plus tard, l’appartement est plongé dans une pénombre douce, habitée. Une casserole refroidit sur la plaque. L’air sent le thé noir infusé, un reste de menthe, et quelque chose de chaud, qui me serre le ventre de nostalgie.
Ma mère est assise dans la cuisine. Même tasse, même posture que d’habitude. Dos droit, mains enroulées autour du mug. L’autre tasse m’attend, posée devant la chaise libre.
Rien n’a changé depuis nos dernières conversations. Ou alors, si. Les rides autour de ses yeux se sont creusées. Ses cheveux ont blanchi plus vite que je ne l’aurais cru. Et ses mains… je ne les avais jamais regardées de si près. Les jointures gonflées, la peau sèche, fendillée par endroits, striée de minuscules cicatrices. Des marques qui racontent une vie entière sans qu’elle ait besoin de parler.
Je m’assois, prends une gorgée. Elle m’observe par-dessus son mug, puis vient le moment des banalités.
— Il faisait lourd aujourd’hui, dit-elle. Je suis sortie trop tard, j’ai cru que mes chaussures allaient fondre sur le trottoir.
— T’aurais dû rester au frais.
— Je n’aime pas rester enfermée. Et puis j’avais besoin de marcher, alors je suis passée au marché. Y avait encore ces abricots dont tu raffoles. J’en ai pris, si jamais tu restes manger.
Je bois une autre gorgée.
— Bref… qu’est-ce qui t’amène ? finit-elle par demander.
Je me redresse.
— J’ai passé les examens. Pour l’école d’art.
— Tu es allé jusqu’au bout ?
— Oui. Tu pensais que j’abandonnerais ?
— Pas vraiment… Mais tu sais, j’avais l’impression que c’était… un passe-temps. Pas un projet.
— C’en est un. Je t’en ai pas parlé parce que j’avais peur. Suivre tes choix, l’architecture, c’était comme… comme regarder quelqu’un d’autre dans le miroir. À force, je ne me reconnaissais plus.
— Je pensais t’aider. Je voulais t’éviter ce que j’ai traversé. Rien d’autre.
— Je sais.
Je pose ma main sur la sienne.
— Tu te souviens des baskets LED que je voulais absolument ? demandé-je.
Son sourire se dessine.
— Bien sûr. Tu les mettais partout, même à l’école.
— Je me suis toujours demandé comment tu les avais payées.
— J’ai bossé de nuit, pendant une semaine. J’ai failli m’endormir au volant, deux fois.
— Pourquoi tu m’as jamais rien dit ?
— Parce que ce n’était pas ton problème. Tu étais un gamin, tu n’avais pas à porter ça.
Elle se tait, puis ajoute plus bas :
— J’avais des rêves aussi, tu sais. Des vrais. À ton âge. Puis la vie en a décidé autrement.
— C’était dur, de quitter papa ?
— Ton père… il était charmant. Il savait faire rire. Toujours une blague, une attention, des projets grandioses. Il promettait beaucoup. Et j’avais envie d’y croire. On a envie d’y croire, quand on a vingt ans. Mais derrière les sourires, il y avait aussi les absences. Les nuits où il rentrait trop tard, l’odeur de tabac et d’alcool qui s’accrochait à ses vêtements. Au début, je me disais que c’était passager. Que ça allait se calmer quand tu serais né. Mais non. C’est devenu pire. Les dettes. Les crises de colère, quand quelque chose ne tournait pas comme il voulait… et je pouvais pas te laisser grandir dans ça.
— Tu regrettes ?
Elle secoue la tête.
— Jamais de t’avoir eu. Mais de m’être autant effacée, peut-être.
— Il a jamais essayé de revenir pour nous ?
— Une fois… il a essayé. Quelques mois après le divorce. Il est venu frapper, tard, en pleine nuit. Toi tu dormais déjà. J’ai ouvert, et il tenait un bouquet, des roses, je crois. Il disait qu’il avait changé, qu’il avait compris. Mais ses yeux… ses yeux racontaient autre chose. La fatigue, l’alcool, je sais pas. Alors je lui ai claqué la porte au nez.
— Tu crois qu’il m’a vraiment voulu ?
— À sa façon, oui. Il t’aimait, mais pas assez pour changer. Ta grand-mère, tu sais, elle m’en a voulu à moi. Pour elle, je t’ai privé de ton père. On s’est disputées des mois, des années. Jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien à se dire. Il a fallu qu’elle revienne s’installer ici pour qu’on recommence à se parler.
Je fronce les sourcils.
— J’étais pas au courant…
— C’était voulu.
— Tu pouvais me le dire. J’aurais compris.
— Non, Hyun. Pas à ce moment-là. Tu lui racontais tout. Elle venait te chercher à l’école, elle te faisait tes gâteaux, tes histoires du soir. Si tu avais su qu’on ne se parlait plus… que ça hurlait dès que tu tournais le dos… tu l’aurais mal vécu.
— Peut-être pas.
— Si, Hyun. T’avais déjà encaissé le départ de ton père. Tu faisais semblant que tout allait bien pour me ménager. Si t’avais eu à gérer une guerre froide entre ta mère et ta grand-mère, tu te serais effondré. Je pouvais pas te faire ça.
Je repense aux mercredis chez elle. À ses doigts dans mes cheveux, à son rire grave, à cette phrase qu’elle répétait souvent : « T’es solide, comme ton grand-père ». J’avais besoin d’elle. De ce repère.
— Tu pensais que je l’aurais rejetée ?
— Non. Mais tu avais déjà perdu ton père, je voulais pas que tu perdes un deuxième pilier.
Sa voix est calme, mais sa mâchoire contractée la trahit.
— Je suis content que vous ayez fini par vous reparler, dis-je.
— Moi aussi. Et je suis contente que tu sois là, que tu me parles pour de vrai.
Je l’observe à nouveau. Ses cheveux filent vers le blanc, sa main tremble autour de la tasse. Ma gorge se serre. Je sens la phrase tourner, cogner contre mes dents.
J’ai connu ça déjà, avec Yongbok : attendre un moment parfait qui n’existe pas. Alors je me lance.
— J’ai été viré, Maman. J’ai déconné. J’en veux à personne, juste… à moi. Et pas seulement pour ça. Pour tout ce que j’ai été ces derniers mois.
— Je ne suis pas heureuse de l’apprendre, tu t’en doutes, dit-elle enfin. Mais… merci de me le dire. Je suis là pour toi, Hyunjin. Même quand tu fais n’importe quoi.
— Je voulais être honnête et me reprendre en main.
Elle serre ma main plus fort.
— Mais je veux pas que tu me sauves la mise, continué-je. C’est ma merde. C’est à moi de la nettoyer. Je trouverai une solution. Je paierai l’école, je ferai ce qu’il faut. Même si je dois enchaîner trois boulots.
— Tu sais que tu n’es pas obligé, murmure-t-elle.
— Je sais. Mais j’en ai besoin.
Un bruit résonne dans le couloir. Claquement irrégulier d’une canne, frottement de pantoufles. Ma grand-mère apparaît, cheveux en bataille, pyjama à fleurs. Elle s’installe sur une chaise à côté de moi.
— Hyunnie… T’es pas sans savoir que j’ai passé pas mal de temps à l’hôpital cette année, dit-elle sans détour.
— Tu vas bien, hein ? demandé-je, l’estomac déjà noué.
Elle tapote nos mains, un sourire rassurant.
— Les médecins disent que j’ai de la chance, mais que mes genoux sont fatigués. Je vais bientôt devoir me résoudre au fauteuil roulant.
Ces jambes-là m’ont suivi partout. Dans le jardin, à la boulangerie, sur la piste de danse à mon anniversaire. Je ne peux pas les imaginer figées.
— Ils parlent d’ostéoporose sévère, ajoute ma mère. Et d’une fonte musculaire qui s’aggrave vite.
— Mais avant que je sois trop lente pour te courir après et te gronder, reprend Mamie avec un clin d’œil, je veux m’assurer que tu as ce qu’il te faut.
— Tu devrais te reposer, protesté-je. Pas penser à ça maintenant !
— C’est trop tard. J’y pense. Et j’ai déjà tout prévu, me coupe-t-elle. Toi, tu dois penser à tes études. Pas à mes vieilles douleurs.
— Pourquoi tu minimises tout…
— Laisse-moi finir, Hyunnie, dit-elle, plus sèche. J’ai mis de l’argent de côté. Pas une fortune. Mais assez pour te dépanner si un mois devient trop compliqué. Tu l’utiliseras, point final.
— T’as continué à travailler… pour moi ?
— Pour toi, oui. Mais aussi pour moi. Ça me donne une raison de me lever. Même si c’est pour trier des boutons ou ajuster un ourlet. C’est pas grand-chose, mais je me sens utile. Et les gens me parlent de leur vie, restent discuter avec moi, ça me fait du bien.
— C’est pour ça que tu passais tes journées à l’atelier au lieu de te reposer ? demande ma mère.
Mamie lui jette un regard malicieux.
— Je m’ennuie quand je reste à rien faire. Et puis, je voulais pas que tu t’en mêles. Tu m’en aurais empêchée.
— C’est vrai, admet ma mère.
Je souffle, la gorge serrée :
— Mais moi, je vous ai demandé tellement, sans même m’en rendre compte…
— Tu n’as jamais pris plus que ce qu’on voulait t’offrir, répond Mamie en posant sa main sur ma joue. Et aujourd’hui, je veux t’offrir ça : une tranquillité pour que tu ailles au bout de ce qui t’anime.
Je souris. J’hésite une seconde, puis me lance :
— Alors… je peux vous montrer mon portfolio pour l’école d’art ?
Yongbok chasse les rayons du soleil comme un chat. Tantôt sur le canapé, tantôt dans la chambre, parfois roulé en boule dans un coin du salon, un livre coincé sur son torse, ouvert à la même page depuis des lustres.
À mon retour, il a repris possession du canapé, étalé de travers, les genoux percés de son jean taché de mes éclaboussures de peinture.
— Alors, ta journée ? demande-t-il, la tête renversée contre l’accoudoir.
Je secoue le sachet plastique dans ma main, un sourire en coin.
— Je te raconte pendant que tu t’occupes de mes cheveux ?
Il se redresse aussitôt, laisse tomber son bouquin sans marquer la page. Tout est déjà prêt dans la salle de bain : serviettes, bol, peigne, tube de coloration. Je m’assois sur le tabouret, il enfile les gants, attrape mes mèches avec précaution.
— Alors ? Vas-y.
— Ça s’est mieux passé que prévu. Pas de drame, pas de cris. Elle m’a écouté. Et elle a parlé, elle aussi.
— Tu lui as tout dit ?
— Pas tout. Mais l’essentiel. Que j’étais paumé, que je voulais pas suivre le chemin tout tracé. Que cette école, je la voulais vraiment.
Il s’arrête un instant, les mains suspendues.
— Elle a vu ton portfolio ?
— Ouais. Je lui ai tout montré.
— Et alors ?
— Elle a commencé à feuilleter en silence, puis elle m’a regardé et m’a balancé : « C’est pas ce que j’imaginais… »
— « Pas ce qu’elle imaginait », genre… dans le mauvais sens ?
— Je pense qu’elle s’attendait à des choses jolies. Des images symboliques, poétiques. Mais là… elle a dit que ça lui filait presque la chair de poule. Et puis elle a ajouté qu’elle comprenait pourquoi j’avais besoin de sortir tout ça, et que c’était bien.
— Et ta grand-mère ?
Je souris.
— Elle a sorti ses lunettes, tu vois le genre ? Posées bas sur le nez, le regard ultra concentré. Elle a inspecté chaque page comme si elle corrigeait un devoir. Et à la fin, elle a désigné un dessin, celui avec les coutures rouges sur le torse.
— Je vois très bien lequel.
— Elle m’a dit : « Celui-là, c’est le pire. Donc sûrement le plus sincère. »
— Elle a visé juste.
Il reprend, étale la crème colorante.
— Ma grand-mère veut m’aider, d’ailleurs. Elle avait mis de l’argent de côté. Depuis longtemps.
— Elle t’a sorti ça comme ça ?
— Ouais. Cash. Tout était prévu. Et moi, j’ai rien vu venir.
— Et tu vas accepter ?
— Je sais pas encore. J’ai envie d’y arriver seul. Peut-être bosser, économiser. Rester un temps chez ma mère, pour souffler, trouver un rythme.
Il s’essuie les mains, règle le minuteur. Quand l’alarme vibre, il m’aide à retirer mon t-shirt sans trop le salir, me fait passer la tête sous l’eau tiède. Les pigments s’écoulent, tracent des filets sombres jusqu’au fond de la baignoire.
— Peut-être comme ça, dit-il en remontant mes cheveux. Ou alors version « coiffé décoiffé » ? Ça te va bien, tu sais.
— Je ressemble à un rat noyé.
— T’es magnifique.
— Tu mens mal.
Il se penche vers le miroir, m’observe comme s’il essayait de deviner ce que je vois, moi.
— C’est drôle de te revoir avec ta couleur naturelle, commente-t-il.
— Et tu préfères ça ?
— Ouais. C’est plus doux. Plus toi.
Je tente de remettre mes mèches en place. Il s’immobilise, joue distraitement avec un gant roulé.
— Au fait… Lucas m’a renvoyé un message ce matin.
— Hein ? Il a dit quoi ?
— Qu’il avait supprimé les photos. « Pour clore proprement », selon ses mots.
— Tu le crois ?
— Pas vraiment.
— Tu lui as répondu ?
— Non, rien que prononcer son prénom, ça me retourne l’estomac. Mais mes parents veulent porter plainte. Officiellement. Mon père a déjà contacté une avocate. Ils veulent rassembler les preuves, tout raconter. Dans le détail.
— T’es pas obligé.
— Si. Je veux le faire. Pas pour lui. Pour moi. Je veux que ça s’arrête. Je veux qu’il disparaisse de ma tête. Que je puisse te toucher sans me demander s’il est encore là, à tout lire, à tout salir.
Je vois son poing se serrer sur le gant roulé.
— Tu veux que je sois là ? Pour la déposition, ou autre chose ?
— Peut-être. On a le temps. Avant que ça se lance, il va se passer des mois, tu sais.
Je l’attire contre moi.
— Hyun…
— Oui ?
— Tu me laisses encore te recoiffer ?
— Bien sûr.
Il remet une mèche sur mon front, l’air appliqué.
— Tu m’aimes bien quand même, alors ? taquiné-je. T-shirt mouillé, tête de zombie ?
Un sourire glisse sur ses lèvres.
— Surtout comme ça.
Je le fixe, plus sérieux..
— Dis… tu voulais que ça arrive ?
— Quoi ?
— Nous.
— Oui.
— Depuis quand ?
— Depuis le début.
Il se penche. Sa bouche effleure ma tempe, puis ma joue.
— Depuis le parvis, souffle-t-il. Même avant, en regardant ton travail. C’est moi qui ai demandé à Chan de venir te parler.
— Je suis content que t’aies osé…. même si j’étais pas le plus accueillant !
Je l’embrasse. Mes cheveux ruissellent sur sa clavicule, la teinture noire glisse sur sa peau avant de pâlir dans l’eau.
Depuis ce jour de mars où il a débarqué dans la supérette, le temps a passé. Les saisons l’ont marqué. Sa nuque a pris le soleil, ses épaules se sont dorées. Il porte cette lumière qu’on ne fabrique pas, celle qui reste même quand les rideaux sont tirés.
Ma noirceur, à moi, s’est incrustée si longtemps que j’ai fini par croire qu’elle faisait partie de mon corps. Mais dans cette salle de bain saturée de buée, entre un shampoing au citron et deux brosses à dents appuyées l’une contre l’autre, ses mots grignotent ce vernis sombre.
— T’as toujours les mains froides, chuchote-t-il contre ma tempe.
— C’est faux. C’est toi qui surchauffes.
Il rit, son souffle soulève mes mèches humides. Je glisse les mains sous son t-shirt, il se laisse faire. Je le retire, il m’aide. Plus loin, c’est lui qui défait mon jean. Derrière nous, les vêtements s’empilent, pièce par pièce.
— Comment tu préfères qu’on le fasse ? demandé-je, au bord du lit, son souffle contre ma gorge.
Ses doigts frôlent ma hanche, s’y posent, hésitants.
— J’y ai jamais trop pensé.
— Non ? C’est le moment ou jamais, alors.
Il se mord la lèvre.
— Avec mon ex… c’était toujours de la même façon. Je crois que j’ai fini par plus me poser la question.
Je caresse son bras, doucement.
— Ici, t’as le droit. Tu peux choisir.
Il inspire, relève enfin son regard.
— Je crois que j’aimerais… être au-dessus.
— Alors viens. Si t’en as envie, viens sur moi.
Je m’allonge, il se place au-dessus de moi. Ses gestes sont lents, presque prudents, comme s’il entrait dans une eau fraîche dont il ne connaît pas la profondeur. On tâtonne, on ajuste, et peu à peu nos corps trouvent leur rythme.
On se cherche, on se heurte, et, quelque part dans cette houle, on s’accorde.
— Ça va ? demande-t-il, les mains calées de chaque côté de mes côtes.
— Mieux que ça.
Je mordille mon avant-bras, puis son poignet.
— Je veux pas te faire mal… souffle-t-il, haletant.
— Tu me fera jamais mal…
Je le laisse faire. J’arrête de me contracter, je me donne tel que je suis. Et dans ce mouvement, je sais qu’on reviendra toujours l’un vers l’autre, comme la mer au soir de Busan, quand il m’a embrassé pour la première fois.
Chapter 35: Autour du jaune
Notes:
(See the end of the chapter for notes.)
Chapter Text
Depuis ce « je veux pas te faire mal », soufflé contre ma peau, quelque chose a changé entre Yongbok et moi.
J’ai arrêté de mentir. À lui. À moi. Je ne trace plus notre histoire à la craie, prête à s’effacer au moindre souffle. Je ne le regarde plus comme une apparition lumineuse dans un quotidien trop terne. Je veux le connaître vraiment, dans sa matière brute, ses plis, ses angles tranchants, ses angoisses. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à deviner.
Je repense souvent à cet instant-là. Celui où, malgré la gêne, j’ai avancé la main. Là, entre nous, dans cet interstice étroit où nos corps se sont rejoints. Deux lignes disloquées qu’on a tenté de recoudre à l’aveugle. Et cette évidence, brève mais éclatante : l’espace d’un souffle, on formait une créature unique.
Depuis, nos après-midis s’étirent. Une autre intimité s’est installée, plus simple, plus nue. J’ai compris qu’il a du mal à soutenir les regards, qu’il les fuit presque tous. Sauf le mien. Le mien, il le cherche, il s’y accroche. Il aime que je le touche avec mes yeux, avec le pinceau, avec ma bouche, que je le redessine à ma manière.
Aujourd’hui, allongés sur son lit, on devient des formes esquissées à quatre mains. Un bras abandonné, une jambe repliée, un coude calé dans le creux d’une hanche. Jamais mes matins blancs, jamais mes nuits pleines de rien, jamais mes carnets raturés n’auraient pu imaginer ça. Ce moment où il devient une œuvre vivante entre mes paumes, entre mes lèvres.
Et pourtant, c’est lui qui me donne forme, quand il gémit mon prénom.
Moi, le visage enfoui entre ses cuisses, genoux plantés dans le matelas, je me fous de tout. Des mails de sponsors restés sans réponse. Du rendez-vous avec l’Institut. Des échéances qui dévorent mes marges.
— Arrête… Hyun, arrête…
Je me redresse, essuie ma bouche du revers de la main. Il me fixe, les yeux grands ouverts. Une biche figée dans les phares d’un souvenir.
Je cherche sa main sur le drap.
— Je sais que mes profs disent que je suis nul à l’oral, mais je pensais me débrouiller mieux là…
— Non, c’est pas ça… c’était bien. Vraiment. C’est juste…
— Tu veux qu’on arrête ? Je peux te tenir, si tu veux.
Il hoche la tête… puis la secoue. Son regard hésite, entre peur et envie.
— Non. J’ai envie de plus. J’ai envie que tu sois dessus.
— Juste au-dessus ? Ou… vraiment dedans ?
Il déglutit.
— Les deux.
— Si c’est trop, on arrête. Je te le promets. Rien sans que tu sois sûr.
— Je le suis. Ça me fait peur, mais je veux que ce soit toi. C’est différent avec toi.
Je n’ai pas le temps de répondre. Son baiser balaie tout. Mes mains redécouvrent son torse, le rythme pressé de sa respiration. Je ralentis quand je la sens s’accélérer.
— Ça fait longtemps, non ? Tu veux que je sois prudent ?
Il détourne les yeux, rougit.
— Les soirs où t’étais au taf… j’en avais trop envie. Alors j’ai essayé. Tout seul. Juste pour voir si j’avais peur. J’ai mis les doigts. J’étais tendu, au début. Et puis j’ai pensé à toi. Et… j’ai aimé.
L’image me frappe en plein ventre. Lui, cambré, haletant, les paupières mi-closes.
— Tu veux recommencer seul ?
— Non. Je veux vraiment que ce soit toi.
Alors je descends sur lui. Mon souffle suit la ligne de ses épaules, glisse sur sa poitrine, effleure ses hanches. Je le touche plus bas. Il est doux, tendu pour moi. Je réchauffe le lubrifiant entre mes doigts, puis j’explore. Chaque frisson qu’il laisse filer m’en apprend un peu plus. Je ne presse pas. J’écoute : le battement de sa gorge, la tension de ses cuisses, la façon dont son souffle se brise. Peu à peu, il se détend. Il s’ouvre. Comme une fleur qui attend la lumière juste.
— Regarde-moi. C’est juste moi.
Il agrippe les draps. Il ne me touche pas, mais il me regarde sans ciller.
J’embrasse l’intérieur de sa cuisse, là où la peau est fine et translucide. Ses jambes s’écartent. Il s’offre par degrés.
— Hyunnie…
Son bassin se soulève, cherche plus. Cherche moi. Il a toujours su donner. Jamais oser recevoir. Mais aujourd’hui, je veux qu’il prenne. Qu’il sache qu’il en a le droit. Qu’il mérite.
— Dis-moi ce que tu veux.
— Toi. Toi, Hyunjin.
Mes mains tremblent un peu en déroulant le préservatif. Je glisse mes paumes sous ses cuisses, les soulève.
— Entre dedans…
Alors j’entre. Et j’adore cette idée : être en lui, devenir lui.
On glisse hors de nous. On devient autre chose. Une entité bâtie de nerfs et de lumière, de soupirs mêlés. Une créature née du lit défait, des draps tièdes.
— Plus vite… s’il te plaît…
Je l’écoute. J’obéis.
Et soudain, il le fait. Ce geste. Le même que moi, ce soir-là. Il se touche. Il nous touche. Il veut sentir, tout prendre, tout accueillir.
Je ne sais pas combien de temps on reste comme ça. Juste le roulis de nos corps, le choc amorti de nos respirations, le martèlement sourd de nos cœurs. Jusqu’à ce que tout ralentisse.
On reste là, collés, moites, vidés. Et quand je ferme les yeux, je ne vois plus que du jaune. Derrière mes cils. Sous ma langue. Dans mes mains. Comme si le soleil avait choisi ce lit pour s’y loger et ne plus jamais fuir.
Ici, au convenience store près de l’atelier de Mamie ou chez M. Kim à l’autre bout de la ville, c’est la même ritournelle. Le bourdonnement des néons me traverse, se mêle au fil de mes pensées. Les visages passent, s’effacent, avalés par la lumière crue qui découpe mes journées en clair-obscur.
Moi, je n’ai pas tant changé. J’arrive souvent en courant, imprégné de la chaleur de l’après-midi. Et pourtant, j’ai l’impression de traîner avec moi un autre corps, une autre peau. Allongé à côté de Yongbok, j’ai perdu la notion du temps, fondu dans les plis des draps, calé contre ses battements de cœur. Même ici, sous les néons, il est partout en moi.
Je scanne un paquet de nouilles, et je revois ses doigts qui dessinaient des cercles sur mon bras. J’encaisse un billet, et c’est sa voix qui revient, son murmure à mon oreille, mon prénom mâché comme un beignet sucré.
Quand le quart de nuit prend fin, je file au vestiaire. Le claquement du casier, le froissement du plastique, le déclic de la serrure rythment mes gestes mécaniques. J’ouvre le frigo du personnel, attrape une canette de café glacé.
Derrière moi, un raclement de gorge, moqueur.
Seungmin est adossé au mur, bras croisés. C’est lui qui m’a trouvé ce job. Après un cours avec Sooah, j’avais lâché un « je galère en ce moment » entre deux phrases et deux bouchées de nouilles grasses, comme on jette une bouteille à la mer. Il l’a rattrapée.
— Je connais un endroit qui cherche, il avait dit, l’air de rien.
Il galère aussi, je l’ai rapidement compris. Même fatigue incrustée dans les épaules. Même jonglage entre les cours et les boulots qui épuisent sans rien construire.
— Toujours fidèle au café glacé ? ironise-t-il.
— Faut bien survivre, je réponds en levant la canette comme un toast avant de filer.
Je sors. La ville s’étire sous l’aube. Les rues bâillent, prennent forme. Le ciel s’éclaircit d’un bleu pâle, les premiers bus roulent déjà. Je remonte vers l’immeuble de l’atelier.
Comme d’habitude, Maman est déjà partie. Mamie, elle, est dans la cuisine, penchée sur un vieux magazine de recettes. Je m’arrête au seuil. L’odeur du thé noir flotte dans l’air, entêtante. Le parquet grince sous mes pieds. Elle est là, assise à sa place, le dos droit malgré les douleurs, sa théière posée devant elle, la vapeur montant en volutes lentes vers la lumière du matin.
Combien de matins comme celui-là me restent-ils ?
— Qu’est-ce que tu fais planté là comme un chaton perdu ? grogne Mamie sans même lever les yeux. Allez, viens t’asseoir.
Je souris, le cœur compressé, et je prends place face à elle, ma canette à côté de sa tasse.
— Alors, ta première semaine ? Tu t’en sors sans trop de dégâts ?
— Plutôt, ouais. Plus calme que je pensais. Les trajets sont longs, mais ça me fait du bien. Je commence à m’y faire. Et j’ai l’entretien pour l’école tout à l’heure. Si ça se passe bien, je pourrais intégrer le cursus dès ce semestre. Ce serait un vrai coup de pouce, un genre de… raccourci. Mais j’ai la trouille, Mamie.
— C’est bon signe, je te l’ai dit. Tu serais pas nerveux si tu t’en foutais.
— Et si je me plante ? Si je perds mes mots ou que je tremble comme une feuille ? Les autres doivent être plus sûrs d’eux, plus… légitimes.
— Tu te vois toujours en version brouillon, toi. Eux aussi doutent. Tu les vois pas de l’intérieur, tu sais pas ce qu’ils vivent.
J’avale ma salive.
— Est-ce que… tu voudrais l’entendre ? Euh… mon texte, celui que je vais leur dire.
Elle repose sa tasse, l’air soudain très sérieux, et plante son regard dans le mien.
— Je t’écoute.
Je sors l’ordinateur de mon sac, mes doigts tremblent de nervosité en ouvrant le document. Je prends une grande inspiration, puis je lis.
« Bonjour,
Je m’appelle Hyunjin. Si je suis ici aujourd’hui, c’est parce que j’ai passé une bonne partie de ma vie à dessiner des monstres.
Des monstres qui ne viennent ni des contes ni des légendes, mais de moi. Nés dans mes traumas, accrochés à mes épaules, ou déposés là par d’autres sans que je m’en aperçoive. J’ai grandi entouré de non-dits, de regards détournés, d’attentes trop lourdes. Tout ce qui ne s’écrit pas sur un CV, mais qui marque un corps, une voix, un geste. Alors j’ai dessiné. J’ai inventé des figures étranges : certaines difformes, d’autres presque humaines. Je les ai fait exister pour apprivoiser ce que je n’arrivais pas à dire. Chaque bête garde un souvenir, une cicatrice, un lien avec moi.
En préparant ce dossier, j’ai compris une chose : pour moi, dessiner, c’est trouver une façon d’habiter le monde sans travestir ce que je ressens.
Je ne cherche ni l’ornement ni l’agrément. Ce qui m’importe, c’est l’honnêteté. Poser sur la page ce qui brûle, lui donner une forme qui me permette de respirer.
Mon rêve ne tient pas dans un titre ni dans une reconnaissance officielle. Ce que je désire, c’est un espace où continuer à transformer mes blessures en matière. Un lieu où mes monstres puissent exister hors de moi. Et où, peut-être, quelqu’un d’autre verra un reflet de lui-même dans une de mes créatures.
Mais ces créatures ne sont pas que les miennes. Elles existent aussi en vous.
Alors imaginez votre propre galerie.
Oubliez les salles glacées des musées, aux murs trop lisses pour retenir une empreinte.
Oubliez aussi les beaux livres d’art qu’on feuillette distraitement à la recherche d’images parfaites.
Imaginez plutôt une salle nue. Éclairée de néons, ceux qui ne cachent rien.
Et au centre, alignés ou dispersés, vos monstres.
Imaginez une salle blanche. Nue. Éclairée par une lumière trop crue.
Et au centre, alignés ou dispersés, vos monstres.
Peut-être :
- celui qui souffle sans cesse que vous êtes en retard sur les autres,
- celui qui rejoue, nuit après nuit, une erreur ancienne,
- celui qui parle avec la voix d’un parent, d’un professeur, d’un ex,
- celui du vide, qui reste muet même quand tout devrait aller,
- ou celui hérité d’une génération précédente, collé à vous comme une ombre.
Ces monstres réclament d’être regardés en face.
Qu’on les trace, qu’on les dessine, qu’on les expose.
Non pour les élever au rang d’idoles.
Mais pour les reconnaître. Leur dire : je sais que tu existes.
Et maintenant, c’est moi qui reprends la main.
Merci. »
Quand j’arrive au dernier mot, je relève les yeux.
Mamie reste silencieuse quelques secondes, puis un sourire fend son visage.
— Je m’en doutais.
— De quoi ?
— Que tu finirais par suivre ce chemin-là. Je t’ai vu, tu sais. Tout petit, le nez dans tes feuilles, à gribouiller sans lever la tête, comme si le monde risquait de s’effacer si tu lâchais ton crayon. Des créatures étranges, déchirées, mais pleines d’âme.
— Tu te souviens de tout ça ?
— Évidemment. Et toi, tu te souviens des ailes en papier journal que tu collais à tes monstres ? On en retrouvait partout, jusque dans les pots de fleurs.
Je ris, la gorge serrée.
— Tu râlais tout le temps
— Peut-être. Mais je les ai gardées, pour la plupart. Dans une boîte, au grenier. Tes premières bêtes. Les plus moches aussi.
La boule dans ma gorge grossit.
— T’es fière… de ce que j’ai créé ?
Elle me donne une tape légère derrière la tête, ses yeux brillants.
— Imbécile. Bien sûr que je suis fière !
Dans l’armoire, mes vêtements attendent pour tout à l’heure. Entre mes doigts, les lunettes de soleil volées oscillent. Un vestige de mes erreurs. Un reflet déformé qu’il serait peut-être temps de jeter.
La porte s’ouvre dans mon dos.
— Qu’est-ce que tu fais ? demande Yongbok.
— Je pensais les balancer.
— Pourquoi ?
— Pour marquer le coup.
— Tu te compliques la vie, souffle-t-il en s’approchant. Viens. Repose-toi avant de te rendre dingue !
Il m’entraîne vers le salon, où il désigne mon carnet de croquis, abandonné sur la table.
— Tu veux dessiner ?
— Je peux te dessiner ? demandé-je en attrapant un crayon. Ça me viderait la tête.
Il s’installe sans protester. Je l’observe. La lumière accroche sa joue, souligne la courbe de sa bouche, glisse sur cette mèche blonde qui retombe toujours sur son front.
— Tu sais, tu fais partie des rares personnes avec qui je me sens vraiment moi-même, dis-je en fixant ma feuille.
— C’est vrai, ce mensonge ?
— Tu l’avais remarqué. Avec toi, j’ai plus besoin d’inventer des histoires.
Je ne raconte plus que pour lui. Des fables de poissons égarés dans les courants, que je murmure quand il n’arrive pas à dormir. Des histoires de profondeurs et de retrouvailles.
Son pouce s’accroche à l’ourlet de sa chemise. Un geste minuscule, mais je sais ce qu’il cache. Ses pensées partent ailleurs : l’enquête qui s’éternise, les commentaires anonymes, les photos qu’on dit effacées mais qui laissent toujours une trace. Je ne peux pas effacer ça pour lui. Mais je peux rester. Le regarder en face.
— Je n’ai jamais été aussi inspiré que depuis que tu es dans ma vie, glissé-je.
Un peu de couleur monte à ses oreilles, que je capture de mon crayon gris.
— Tu sais dire des trucs qui me rendent bizarrement heureux… mais aussi super gêné.
— Tant que c’est plus heureux que gêné, ça me va.
Je pourrais le dessiner pendant des heures. Le cerner trait après trait, comme on souligne un mot qu’on refuse d’oublier. Je comprends mieux, maintenant, ces artistes dont parlent les livres, ceux qui ont peint inlassablement le même visage. Une vie entière ne suffit pas à épuiser les contours de l’être aimé.
Il les a sûrement croisés dans mes bouquins d’histoire de l’art : des profils baignés de lumière, des regards posés ailleurs mais toujours chargés de tendresse. Ce qu’il ne devine pas, c’est qu’il est devenu ça pour moi.
Mon point d’ancrage. Mon axe. Ma ligne d’horizon.
— Personne ne m’avait jamais porté autant d’attention, dit-il.
— C’est parce qu’ils ne voyaient pas ce que je vois.
— Et toi… tu vois quoi exactement ?
Je lui tends le carnet. Il hésite, puis le prend et le feuillette lentement. À chaque page, ses sourcils se froncent, comme si chaque trait lui révélait une facette inconnue de lui-même.
— J’espère que ça te plaît…
Il referme le carnet avec précaution, le garde contre lui.
— C’est… vraiment comme ça que tu me vois ?
— Ouais.
Du bout du pouce, il lisse la couverture, comme pour garder le contact un instant, avant de relever la tête.
— Je sais pas comment le dire sans avoir l’air stupide, mais… personne ne m’a jamais regardé comme ça. Même moi, je crois que je me suis jamais vu comme ça.
— Tu peux t’y habituer. Je compte pas arrêter.
Il se penche. Ses lèvres trouvent les miennes.
— Hyun…
— Si tu es sur le point de me proposer une séance de pose nue, je doute qu’on ait le temps.
— Non, sérieux, écoute…
— Oui ?
Il lâche d’un bloc :
— Je sais que c’est précipité, et pas forcément ce que t’avais en tête, mais… est-ce que t’as déjà pensé à emménager avec moi ?
— Quoi ?
— Je sais que tu pensais retourner chez ta mère pour économiser… mais le canapé jusqu’à mars, c’est pas l’idéal. Et ton boulot est loin. Mais après les cours, on pourrait rentrer chez nous. Enfin, ouais, c’est une idée, quoi…
C’est impulsif. Presque insensé. Pourtant ce n’est pas la peur qui me retient, mais ce vertige singulier, celui qu’on ressent avant de sauter… quand, l’espace d’un instant, on croit vraiment qu’on pourrait voler.
— Moi qui hésitais à te proposer qu’on sorte officiellement ensemble… et toi, tu me balances ça.
— J’aime viser grand, dit-il, sans ciller. Je sais que c’est rapide. Fou, peut-être. Mais si on sait qu’on veut être ensemble… alors pourquoi attendre ?
Alors ma tête s’emballe. Je l’imagine partout dans ma vie : partager les joies et les agacements, l’entendre râler pour des chaussettes laissées au sol, le voir traîner en t-shirt large, l’attendre quand il revient de chez ses parents. Se disputer, sûrement. Se manquer, parfois. Mais surtout le voir chaque jour, et ne jamais m’en lasser.
— Tu veux emménager avec moi, répète-je.
— Tu veux un PowerPoint ? Avec des graphiques et des puces ? Spoiler : je fais mieux le ménage, mais t’es bien meilleur en cuisine.
Il me touche, son enthousiasme. Sa façon de croire, de projeter.
— Merde…, souffle-t-il. On doit partir dans cinq minutes. J’aurais peut-être dû attendre avant de te balancer ça.
— Yongbokie…
— Oui ?
Je l’embrasse assez longtemps pour qu’il comprenne que je ne suis pas fâché.
— C’était le bon moment pour m’en parler.
— T’es sûr ?
— Ouais. Parce que quoi qu’il se passe là-bas, quoi qu’on décide… tant que t’es là, je rentrerai à la maison.
Il sourit, pose son front contre le mien. Puis recule avec un rictus au coin des lèvres.
— Allez, faut qu’on y aille avant que Chan pense que t’as fui le pays.
Je m’habille en vitesse, le cœur trop pressé pour des gestes qui traînent.
Dehors, le ciel s’est lavé de ses couleurs, d’un pâle suspendu où tout semble possible.
À la sortie du métro, l’Institut se dresse. Massif, figé, ses lignes droites rongées par les ombres du matin. Chaque fenêtre paraît m’observer.
Sur la droite, un mouvement. Une silhouette se détache d’une colonne.
— Hyunnie ! hurle Chan.
Il m’attrape, m’écrase contre lui.
— Tu vas tout déchirer, Hyun, tu le sais, non ?
— J’espère, ouais…
Changbin m’enlace à son tour.
— N’oublie pas de respirer, mec. Ça a l’air bête, mais ça marche.
— Je vais essayer, merci.
Jisung surgit, son sac cliquette d’un bruit de canettes. Il me tape dans le dos.
— On fête ça à la sortie, OK ? Quoi qu’il arrive.
Je me tourne vers l’entrée, prêt à avancer. Mais mes jambes refusent d’obéir. Le regard de Yongbok m’attrape : fier, fragile, traversé de cette hésitation que je connais trop bien.
Mes mots sortent tout seuls :
— Je vais emménager avec toi, Yongbokie.
Son sourire éclot, vaste, et il dit tout.
Je respire. Je me tourne vers l’entrée. Cette fois, je peux avancer. Enfin.
Derrière la porte, il y aura peut-être la réussite. Peut-être l’échec.
Peu importe désormais.
Je lève les yeux vers le ciel.
Je ne saurais dire quand c’est arrivé, quand le gris a commencé à se dissiper.
Mais aujourd’hui, c’est net : les couleurs ont repris place.
En moi, il y a ce jaune. Celui qui surgit chaque fois que je ferme les yeux. Une lumière incrustée sous la peau, jusque dans la pulpe des doigts, jusque dans ma manière d’appréhender le monde.
Sous ce jaune, subsiste le vide. Creusé trop tôt, trop profond. Il ne disparaîtra pas. Mais je n’ai plus besoin de l’affronter. Il peut cohabiter avec la lumière. Parfois même, il la rend plus vive.
Peut-être est-ce lui qui m’a conduit jusqu’ici. Vers lui. Vers eux. Vers moi.
Notes:
Nous y voilà... J'ai du mal à me dire que cette histoire est terminée !
J'espère que cette histoire aura su toucher quelque chose en vous, et qu'elle vous aura fait passer un bon moment chaque semaine.
Pour ceux qui n'en ont pas encore marre de moi, vous pouvez vous abonner pour suivre mes nouveautés ; je vais poster le premier chapitre de mon prochain Hyunlix dès demain.
À bientôt,
Alexandre.Edit du 05/04 : Je ne comprends pas pourquoi, je viens de remarquer que le chapitre 16 était dépublié. Désolé pour ceux qui l'ont loupé à la lecture... J'imagine que vous pouvez le rattraper très en retard :/
Purpl_ink on Chapter 20 Wed 19 Feb 2025 10:48PM UTC
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BleutifullyFlawed on Chapter 35 Mon 22 Sep 2025 02:40AM UTC
Last Edited Mon 22 Sep 2025 02:41AM UTC
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