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Ne pas regarder en bas

Summary:

Après l'accident, Cross doit réapprendre à vivre malgré la perte de sa jambe. Il tente de fuir son passé, mais tombe nez-à-nez avec Killer, son ancien amant.

Petit cadeau pour l'incroyable @Lazyfire <3

Notes:

Work Text:

Ne pas regarder en bas.

 

Cette chambre semblait trop blanche, trop lumineuse, au point qu’elle lui perçait la rétine de sa lumière froide. Dans un geste maladroit, Cross leva sa main gauche, tentant d’atténuer ne serait-ce qu’un tout petit peu, son inconfort grandissant. Les infirmières s’agitaient autour de son lit médicalisé, discutant à voix basse de concepts trop pointus pour son esprit embrumé. Leur voix raisonnaient à l’intérieur de son cerveau, dans un écho fantomatique et indéchiffrable. De temps en temps, une d’entre elles se penchait au-dessus de lui, le sourire tordu par un mélange d’empathie et d’épuisement, pour lui poser quelques questions simples « Tout va bien monsieur ? Avez-vous envie de vomir ? Quel est votre niveau de douleur ? » avant de s’éloigner de nouveau. Des mains habiles frôlaient son corps abîmé, tâtant ses veines radiales et cubitales, ajustant la position du cathéter, l’aidant à relever ses hanches pour placer l’urinal. Cross ne leur prêtait aucune attention, fixant, las, le plafond à la pâleur immaculée. Ses cheveux avaient eu le temps de pousser de quelques centimètres, lui chatouillant sournoisement le haut des oreilles, comme pour lui rappeler l’absence totale de contrôle qu’il avait sur son corps. Son père serait hors de lui s’il avait vent que son crâne, autrefois parfaitement rasé, ne l’était plus après ces quelques semaines. Et, d’une manière ou d’une autre, il trouverait le moyen de blâmer Cross pour sa soi-disant incompétence : « Comment oses-tu oublier de te tondre les cheveux alors que tu es dans le coma ? Quel fils indigne ! ».

 

Il ignora la douleur lancinante dans sa jambe, accentuée par la prise ferme de phalanges s’enfonçant dans les muscles de sa cuisse et le frottement du pansement compressif. Alors, enfin, les opioïdes firent leur effet, lui permettant de se rendormir dans un sommeil sans rêve.

 

 

 

Ne pas regarder en bas.

 

Se tenant aux barres de marche, comme sa vie en dépendait, Cross fit un premier pas vers l’avant. Ces séances de kinésithérapie quotidiennes l’épuisait, au point qu’il commençait à regretter son vieux programme d’entraînement militaire. Bien que ce dernier soit objectivement plus violent pour le corps et l’esprit, il avait le mérite de lui procurer, une fois la journée terminée, une sensation de puissance inégalable. A l’inverse, l’entraînement à la marche ne faisait que le renvoyer à sa propre faiblesse, lui rappelant sans cesse son échec humiliant. Il en venait à insulter mentalement le docteur en chef et ses prescriptions idiotes. Durant l’entièreté du rendez-vous, le jour de son arrivée au centre, ce crétin avait loué l’état de son moignon, lui déblatérant des propos incompréhensibles sur les muscles, leur raccourcissement potentiel et les membres artificiels. Détournant son attention du flot de louanges incessantes sur les microprocesseurs apparemment à la pointe de la technologie, le jeune soldat avait préféré se mordiller les ongles, attendant d’être libéré.

 

Il l’avait ignoré, tout comme il ignorait son rééducateur avec ses conseils à la noix, et ses satanées jambes trop molles, trop tremblantes, trop inutiles. Son regard restait fixé sur le mur face à lui, lui permettant d’en admirer chaque détail : les gouttes de peinture crème séchées qui formaient de petites excroissances, aux affiches tenant miraculeusement grâce à de minuscules morceaux de scotch, en passant par la tâche d’un orange moite qui semblait être là depuis la nuit des temps. Ainsi, il fit un deuxième pas.

 

 

 

Ne pas regarder en bas.

 

Coincé entre la vitre, couverte par des traces de doigts infantiles, et un inconnu à l’odeur suspecte, Cross ne pouvait qu’observer le paysage défiler. La campagne dévoilait sa beauté printanière, telle une longue couverture florale ravissant les prairies autrefois ternies par les gelées de l’hiver : les fleurs dévoilaient de fragiles bourgeons rosâtres, contrastant avec le vert jade qu’arborait le reste du pâturage ; quelques oiseaux osaient sautiller sur les branches chancelantes, remuant leurs petits corps comme pour se réveiller après un long sommeil ; et Cross aurait juré avoir aperçu un renard se faufiler dans les hautes herbes, profitant de la chaleur enfin revenue. A cette pensée, le jeune homme hésita à ôter son épais manteau, mais la peur de se retrouver sans uniforme l’en empêcha : il ne pouvait pas se permettre de ressembler à un civil. Après tout, ce n’était pas parce qu’il était devenu techniquement inapte à servir son pays qu’il devait se laisser aller à une tenue aussi décontractée. Sans compter que Gaster l’aurait tué s’il l’avait surpris s’adonnant à de telles rêveries puériles. Poussant un soupire fatigué, il passa son majeur derrière son oreille, y calant quelques mèches rebelles. Ses pensées divaguèrent tandis qu’il observait sa pâle image reflétée par la fenêtre. Il avait passé ces derniers mois à repousser la tonte de ses cheveux, se découvrant malgré lui une affection honteuse pour une coupe plus longue. « Plus féminine » murmura sa conscience, affublée de la voix de son père.

 

Il ignora les regards, à peine masqués, des autres passagers quand il se leva en boitant, portant difficilement sa valise contre son épaule, et descendit du train. Puis, il leva les yeux vers le ciel, inspirant tout l’air frais que ses poumons pouvaient contenir, pour être accueilli en retour par une goutte lui tombant sur le front.

 

 

 

Ne pas regarder en bas.

 

Cross ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Tout ce qu’il avait à faire pour éviter cette foutue tempête aurait été de vérifier la météo. Mais non, la seule solution qui lui était venue en tête pour éviter d’être retrouvé par sa famille avait été de jeter son téléphone innocent au plus profond d’un fleuve, juste avant de se rendre à la gare. Ainsi, quand il arriva enfin à destination, il dû se réfugier sous son manteau tandis que les autres passagers, bien plus informés, sortaient leurs parapluies en parfaite harmonie. Il avait choisi son ticket au hasard, demandant simplement à aller « Le plus loin possible, et vite », ce qui lui avait valu un regard étrange de la part de l’employée sous-payée qui imprimait son billet derrière la vitre en verre. Tout cela le menait à sa situation actuelle : perdu dans une ville inconnue, trempé jusqu’aux os, une valise commençant à peser bien trop lourd pendant à son bras et aucun plan sur le long terme. S’il ne voulait pas dormir sous un pont, au risque de se mettre en danger, il allait devoir se trouver un abri sec pour la nuit.

 

Ignorant la sensation viscérale qui lui serrait l’estomac, ainsi que la nausée qui l’accompagnait inévitablement, il se dirigea vers la seule lueur éclairant la rue trempée par l’averse. Et, malgré la bourrasque qui le jeta presque contre le sol, il franchit le pas de la porte, accueillit à la mélodie joyeuse de la sonnette. Dans sa situation, une petite boutique de musique ouverte jusqu’à tard semblait être ce qu’il y a de plus accueillant.

 

 

 

Devant Killer, il baissa les yeux.

 

« Cross, regarde-moi. » Pour la première fois depuis des mois, le jeune soldat fixait le sol, incapable de soutenir le regard de son ancien ami. Ses chaussures semblaient soudainement être ce qu’il y avait de plus intéressant dans la pièce, bien plus que son béguin de lycée qui se tenait, les bras croisés, à deux mètres maximum de lui. « Ne te fous pas de ma gueule, je sais que tu m’as reconnu. » Peut-être qu’il avait encore le temps de fuir. S’il courrait assez vite il pourrait retourner à la gare, acheter un billet direction n’importe quel pays limitrophe, et ainsi ne pas avoir à discuter avec Killer. « Tu sais quoi ? T’es un lâche ! Putain, c’est trop dur pour toi de juste me parler ? » Killer, qu’il avait honteusement abandonné une poignée d’années auparavant, sans message ni explication, tout ça pour faire son service militaire, comme son père lui avait ordonné. « T’as toujours été comme ça ! Un pauvre crétin sans cervelle ! » Maintenant le voilà, estropié, fugitif et trempé, sans avenir ni maison.

 

« Je suis désolé, tu avais raison. » Cross murmura.

 

Un souffle rauque s’échappa de ses poumons, tandis qu’il relevait juste assez son regard pour croiser les yeux de son ami, rougeoyants et gonflés de larmes.

 

Sa valise tomba sur le parquet, provoquée par une violente vague de fatigue traversant tout son corps.

 

Cross tenait à peine debout.

 

Killer ne pouvait que l’observer en retour, la gorge nouée.

 

« Je sais. »